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Dossier
Introduction

Prendre Canterbury au sérieux

Taking Canterbury Seriously
Elsa Grassy
p. 7-9

Texte intégral

Robert WyattAfficher l’image
Crédits : Alessandro Achilli

Please do not take it seriously really, what a joke!
The only thing that matters is to share it
Hatfield and the North, “Share It”, The Rotters’ Club (1975)

  • 1 Voir dans ce volume la note de lecture de Costa sur Draganova, Blackman et Bennett.
  • 2 Si dans cet article de 2004 Bennett utilise le terme « mythologized », dans l’ouvrage qu’il co-d (...)
  • 3 Il faut noter cependant, malgré ce qu’en écrit Bennett, qu’il y a bien sur la même période des o (...)
  • 4 J’ai développé le concept de géomusicalité pour rendre compte de la dimension imaginaire des lie (...)

1Une ville du Kent, au sud-est de l’Angleterre. Une époque (les années 1960 et 1970), où des musiciens se croisent, collaborent, et bientôt s’organisent – ou plutôt s’égaillent – en un réseau souple et mouvant, donnant naissance ici à un groupe, là à un projet solo. Sur eux, un regard, celui des journalistes et des fans qui y décèlent un « son », une esthétique, peut-être même un esprit. Canterbury est un objet musical difficile à identifier, un au-delà du lieu qui, sitôt qu’on pense pouvoir le cerner, remet en cause la définition même de la catégorie dans laquelle on l’avait logé. En 2004, dans un ouvrage dirigé par Bennett et Peterson qui fera date, c’est la notion même de « scène » que Canterbury met à l’épreuve, à deux titres. Pour Bennett, dans l’article qu’il lui consacre en fin de volume (Bennett, 2004 : 205-220), qualifier Canterbury de « scène », ce serait exagérer l’activité locale des musiciens et des fans : Canterbury n’est pas tant le cadre géographique d’une pratique qu’un point commun, une intersection entre des « parcours humains1 » de musiciens et de groupes dont l’activité se déplace rapidement à Londres. Mais surtout, c’est un point de repère discursif construit collectivement par des fans dont la grande majorité ne s’est jamais déplacée dans le Kent. Et c’est là le deuxième pied de nez à la géographie qui fait de Canterbury, pour Bennett, le premier exemple d’une « scène virtuelle ». Car Canterbury est l’inverse d’un chronotope : son existence dans le discours tient précisément à son débordement de l’espace et du temps. En témoigne le retard dont fait l’objet sa diffusion chez les disquaires (comme Halbscheffel l’explique dans son ouvrage recensé par Pierre Michel), mais surtout sa résurgence sur Internet et dans les conversations dans les années 1990, où s’élabore autour de lui, selon Bennett toujours, toute une mythologie2 désormais véhiculée par l’expression « Canterbury Sound », terme qui n’avait été utilisé par la presse musicale que très brièvement, à la fin des années 19603. La virtualisation de Canterbury repose alors principalement sur le site Internet qui met fin à cette période de latence : Calyx, créé par Aymeric Leroy, à l’origine d’une deuxième génération de fans. Comme l’auteur l’explique dans les pages de ce volume, Canterbury, c’est désormais ce dont on parle : à la faveur de ce « glissement sémantique » du lieu au point de ralliement, Canterbury s’est forgé une seconde vie, nourrie par l’exploration collective des « affinités musicales » que partagent les musiciens de son réseau. Ce n'est pas tant une activité localisée ou même son souvenir mais un écheveau de représentations, nourri de l’imagination géomusicale4 collective, dont « Canterbury » procède. En cela, le présent numéro poursuit la création polyphonique de l’objet qu’il convoque.

2Pour les auteurs de ce volume, le débat n’est plus de savoir si Canterbury est un « lieu commun » stylistique, une création journalistique sans substance, à l’image des scènes américaines commerciales de la fin des années 1960, répliques d’un San Francisco psychédélique sur lequel les maisons de disques s’étaient jetées, espérant capitaliser sur la « Liverpool de l’Ouest » (Goldstein, 1989 : 53), en référence à sa cousine transatlantique du Mersey Beat. Canterbury, en 1973, n’a ainsi rien du « Bosstown » de 1968, opération commerciale de MGM/Verve (Hull, 1981) sans postérité, destinée à revitaliser le rock mainstream par un affluent pseudo-individualisé, en termes adorniens. Si la métonymie géographique de Canterbury a survécu, c’est que le terme tire sa légitimité de l’identification d’éléments stylistiques et esthétiques suscitant un consensus – en outre, personne n’est devenu riche en exploitant le filon Canterbury.

  • 5 Premier titre du second album studio de Hatfield and the North, The Rotters’ Club.

3Il serait tentant d’appeler le réseau de musiciens à l’origine du « son Canterbury » (Canterbury Sound) les « comtes de Canterbury », par référence à l’ouvrage de Chaucer, premier à avoir rendu la ville célèbre. Leurs collaborations font écho à l’esprit du recueil, polyphonique, les contes n’ayant pour seul lien narratif que les interactions entre pèlerins, qui conversent moins qu’ils ne se disputent. À partir de la formation en 1964 des Wilde Flowers, dont l’orthographe toute médiévale constitue elle aussi un écho chaucérien, se forme un premier noyau de musiciens : Kevin Ayers, Brian et Hugh Hopper, Richard Sinclair et Robert Wyatt. Au fil des collaborations et des ruptures, ils essaimeront, d’abord dans Soft Machine et Caravan, puis Hatfield and the North, Gilgamesh, Soft Heap, Matching Mole et bien d’autres encore. La curiosité musicale qui caractérise ces musiciens les pousse à expérimenter et à habiter un « entre-deux » où, selon l’expression d’Aymeric Leroy, ils combinent ce qui, ailleurs, constitue les termes d’une « opposition supposément contradictoire ». Ainsi, ils recherchent leurs propres langages, puisant dans le psychédélisme, le rock progressif et le jazz-rock, à la croisée d’esthétiques et de postures apparemment opposées (voir le premier article de Vincenzo Caporaletti dans notre sommaire). Car au-delà des traits stylistiques proprement dits (ténus), des relations personnelles (sociales, puis professionnelles, foisonnantes), c’est l’attitude des groupes et des musiciens de Canterbury qui les distingue du reste de la production musicale de la période : une sobriété qu’on pourrait définir comme « typiquement » britannique, qui les éloigne à la fois des postures flamboyantes des vedettes du rock, mais aussi de l’intellectualisme souvent affiché dans le contexte des musiques savantes « contemporaines » et du jazz. Le ton, fantasque (l’adjectif whimsical revient inlassablement dans les articles qui tentent de les cerner), leur a valu d’être appelés les « Monty Python du rock ». Aussi, s’il semble que le terme d’« école de Canterbury » soit plus adapté que celui de « son » (pour éviter l’aspect monolithique de la notion), il n’y a rien de scolaire dans Canterbury : les musiciens ont certes « fait école » (voir l’article d’Aymeric Leroy), mais de façon buissonnière, sans se prendre au sérieux, comme les paroles de Richard Sinclair nous y invitent dans « Share It5 ».

4« Partager » Canterbury, c’était bien l’objectif du congrès dont est issu ce volume, « Soft Machine, Robert Wyatt et la scène de Canterbury », organisé par le GREAM en novembre 2020. Destiné à se dérouler à l’université de Strasbourg, il dut migrer en ligne sous la contrainte de la pandémie. En cela, nous avons été rattrapés (de façon assez logique, en fin de compte) par la virtualité de Canterbury. Les textes réunis ici offrent un nouvel éclairage sur les invariants des Canterbury Studies : la question de la définition de cet objet (Leroy ; Marzà et Palazzetti), ses dimensions esthétiques (Caporaletti) et stylistiques (Al Zouhir ; Michel, Costa et Lalitte), mais aussi la centralité de sa réception, en paroles (Costa) et en actes musicaux (Marzà et Palazzetti). À la faveur des tropismes de leurs auteurs, ces contributions témoignent de l’écho en France et en Italie du phénomène Canterbury, entre autres pays, mais, plus largement, elles reflètent l’attrait pluridisciplinaire de leur objet : dans leurs approches comme dans leurs sources, elles présentent les points de vue de musicologues, musiciens et journalistes. Ce faisant, elles mettent en lumière la diversité des trajectoires parcourues par les personnes, les sons et les idées constitutifs de cet équilibre complexe qu’est Canterbury.

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Bibliographie

Bennett Andy (2004), « New Tales From Canterbury : The Making of a Virtual Scene », in Bennett Andy & Peterson Richard A. (eds.), Music Scenes : Local, Transglobal, Virtual, Nashville, Vanderbilt University Press.

Goldstein Richard (1967), « San Francisco Bray », in Goldstein Richard (1989), Reporting the Counterculture, Boston, Unwin Hyman.

Hull Robert A. (1981), « The Sound and Vision of Psychedelia », Creem, janvier.

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Notes

1 Voir dans ce volume la note de lecture de Costa sur Draganova, Blackman et Bennett.

2 Si dans cet article de 2004 Bennett utilise le terme « mythologized », dans l’ouvrage qu’il co-dirige avec Draganova et Blackman en 2021, il décrit Canterbury comme « mythscape », qu’on pourrait traduire par « paysage mythologique », ce qui confirme et la persistance d’un adossement géographique au phénomène, et sa résonance sur le plan de l’imagination collective.

3 Il faut noter cependant, malgré ce qu’en écrit Bennett, qu’il y a bien sur la même période des occurrences de « Canterbury Scene » dans la presse musicale (voir la note de lecture de Costa sur Draganova, Blackman et Bennett).

4 J’ai développé le concept de géomusicalité pour rendre compte de la dimension imaginaire des lieux musicaux dans ma thèse soutenue en 2010, disponible en ligne.

5 Premier titre du second album studio de Hatfield and the North, The Rotters’ Club.

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Pour citer cet article

Référence papier

Elsa Grassy, « Prendre Canterbury au sérieux »Volume !, 19 : 1 | 2022, 7-9.

Référence électronique

Elsa Grassy, « Prendre Canterbury au sérieux »Volume ! [En ligne], 19 : 1 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/9919 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/volume.9919

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Auteur

Elsa Grassy

Elsa Grassy est maîtresse de conférences en études américaines à l'université de Strasbourg. Sa thèse, soutenue en 2010, portait sur l’imaginaire géographique des musiques populaires américaines (rock, jazz, blues, rap, soul et country) et ses liens avec la construction d’une authenticité culturelle ainsi qu’avec les logiques de valorisation du territoire. Dans ce cadre, elle a étudié le vocabulaire de la presse musicale, les discours idéologiques qui y ont cours et les politiques culturelles locales et fédérales ayant trait à la reconnaissance, à la conservation et à la promotion des musiques américaines. Aujourd’hui, ses travaux portent sur la définition et la construction d'une musique "américaine" aux États-Unis et sur l'expression de la citoyenneté afro-américaine dans les musiques populaires aux USA. Elle s'intéresse plus largement aux rapports entre musique, politique, nationalisme et citoyenneté.

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