1L’expertise en musique ne se concentre pas uniquement dans les écoles, départements et facultés dont la mission porte sur l’enseignement et la recherche en musique. Aux côtés des professeurs d’instruments, des musicologues, des ethnomusicologues et bien d’autres spécialistes de la musique, des professionnels provenant de disciplines aussi variées que la sociologie, les études littéraires, les études en communications, la psychologie, etc., ont aussi développé une expertise sur la musique à partir des outils conceptuels propres à leur discipline. Les colloques scientifiques consacrés à la musique en font la démonstration et bien qu’il ne soit pas toujours aisé de croiser les différentes disciplines en ce que chacun est parfois convié à une situation où il travaille en silo, les connaissances que chaque spécialiste présente à partir de son appartenance disciplinaire nourrissent le dialogue souhaité dans l’étude de la musique. Les popular music studies constituent un exemple révélateur à cet égard, des disciplines comme la musicologie et l’ethnomusicologie se confrontant aux savoirs provenant des sciences sociales, des sciences humaines, de la presse écrite, de l’industrie musicale, etc. Le congrès annuel de l’IASPM-Canada, auquel j’ai participé à quelques reprises, en fournit un exemple probant de par la réunion d’universitaires (chercheuses et chercheurs, professeures et professeurs, doctorantes et doctorants, parfois étudiantes et étudiants de master, etc.) évoluant dans des domaines différents : si les musicologues et les ethnomusicologues sont nombreux, les collègues évoluant en sciences sociales et en communications y occupent aussi une place de choix.
- 1 À l’image de toute catégorie accompagnée d’un processus de qualification, les musiques actuelles co (...)
2Cette distribution de l’expertise entre différentes disciplines est d’autant plus vraie lorsque le savoir porte sur l’actualité musicale et les musiques actuelles, à quoi s’ajoute la contribution des journalistes à travers la sphère médiatique1. La question est évidemment de savoir où s’arrête ce « présent » de façon à choisir les propositions artistiques qui retiennent l’attention au regard de l’actualité musicale : un album paru il y a cinq ans est-il toujours considéré comme faisant partie de l’actualité musicale ? La réponse peut varier selon l’angle choisi : l’incidence que cet album a sur l’actualité musicale à long terme peut faire pencher la balance vers une réponse positive (par exemple un album ayant été influent bien des années après sa parution comme To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar de 2015 à aujourd’hui), tandis que la prise en considération de la faible circulation en streaming ou en achat physique peut faire pencher la balance vers une réponse négative (par exemple un album d’une scène locale ayant obtenu moins d’attention ou de reconnaissance). Tomber dans une vision aussi microscopique ferait perdre de vue la façon dont les années qui sont derrière nous s’agglutinent les unes sur les autres au moment présent ; il en résulte une situation où il est difficile de séparer clairement le présent du passé immédiat, bref d’en arriver à des démarcations temporelles qui font l’unanimité dans ce qui appartient ou non aux musiques actuelles. Ce démarquage compte pourtant lorsqu’on s’intéresse à ces musiques.
3Bien souvent empêtré dans une conception de la recherche où domine le savoir historique, le musicologue doit donc changer sa vision des choses ou à tout le moins se mettre dans un autre état d’esprit lorsqu’il porte son regard sur les musiques actuelles. En outre, l’expertise n’est plus tant une chasse gardée qu’un domaine en construction du moment où l’on s’arrête au présent musical non seulement pour en offrir une interprétation mais aussi pour en comprendre les rouages. J’en ai fait l’expérience à quelques reprises au cours des dernières années et les prochaines lignes se fondent sur cette dernière afin de théoriser quelques pistes de réflexion en lien avec la notion d’expertise musicale. Le binôme entre experts et non-experts est entre autres approfondi à partir d’un cours de baccalauréat que j’ai donné pour la première fois à l’automne 2018 dans le contexte de ma tâche d’enseignement au Département de musique de l’Université du Québec à Montréal. Intitulé « Musiques actuelles et scènes pop », ce cours m’a placé dans une situation où je n’étais pas le seul dépositaire de l’expertise face à la classe à laquelle j’étais confronté toutes les semaines de septembre à décembre : les étudiantes et étudiants avaient des expériences et possédaient des connaissances que j’ai dû mettre à profit en situation de classe, la résultante étant de requestionner mon statut dans la transmission de la matière à l’étude.
4Les prochaines lignes résument le contexte particulier dans lequel le cours a pris place et la façon dont j’en ai tiré une conception nouvelle de l’expertise musicale en matière d’étude des musiques actuelles. Or si j’en suis arrivé à donner ce cours, c’est aussi parce que j’ai développé une expertise médiatique à titre de musicologue, par des interventions fréquentes dans des médias de masse comme la radio d’État (par exemple Ici Radio-Canada Première) et la presse écrite (par exemple le journal Le Devoir). Ces interventions m’ont projeté dans le feu de l’actualité musicale, soit une situation où la parole du musicologue est sollicitée pour son expertise. Quelques réflexions sur cette expérience dans l’espace public me permettront ensuite d’en arriver au pourquoi et au comment du cours sur les musiques actuelles.
5Au milieu de la décennie 2000, les Presses de l’Université de Montréal (PUM) ont mis sur pied une nouvelle collection sous la direction des professeurs Benoît Melançon et Florence Noyer. Intitulée « Profession », la collection avait pour objectif de publier de petits ouvrages d’une soixantaine de pages, chacun étant rattaché à une discipline : ainsi en a-t-il été du métier d’astronome, de celui de géographe, de celui d’historien, etc. Chaque champ disciplinaire était confié à un scientifique reconnu dans ladite discipline, la plupart des spécialistes retenus provenant de l’Université de Montréal de par l’attache institutionnelle de la maison d’édition.
6Dans cette optique, personne ne sera surpris d’apprendre que le Profession musicologue a été confié à Jean-Jacques Nattiez (professeur titulaire à l’Université de Montréal au moment de la publication en 2007 et devenu professeur émérite depuis). Son chapitre d’ouverture porte le sous-titre « le ou les musicologues ? » (2007 : 9-10), ce questionnement découlant de la démultiplication des champs d’intérêts en autant de genres musicaux, des spécialistes des musiques dites savantes aux spécialistes des musiques dites populaires, dites jazz ou dites traditionnelles. Le propos de Nattiez est éclairant en ce qu’il dresse un panorama de l’expertise musicale associée généralement à la musicologie : le champ musical est d’abord considéré dans sa vastitude, suite à quoi il est question de l’étude des structures et des styles musicaux ; la réflexion s’attarde aussi sur le fait que l’histoire de la musique constitue la principale occupation de la musicologie, cependant que la sociologie et l’anthropologie ont accaparé de plus en plus la profession quant à l’importance conférée au contexte. Insistant sur les stratégies ou conduites (compositionnelles, perspectives et autres) comme objet d’étude et sur l’approche de la musique comme « fait musical total » (2007 : 22 ; référence au « fait social total » de Marcel Mauss), Nattiez en revient au constat de départ quant à la « pluralité du métier de musicologue » (2007 : 22), ce qui le conduit à des considérations épistémologiques sur la science et l’esthétique, bref sur le positionnement du musicologue à titre de scientifique. Le tableau ne serait pas complet sans aborder l’un des objectifs de la collection « Profession », lequel est mentionné en quatrième de couverture de tous les ouvrages : « Quel est le rôle, dans la Cité, des chercheurs, des intellectuels, des professeurs, des universitaires en général ? » Et en effet, peut-on se demander, quel est le rôle du musicologue dans la Cité ?
7La réponse de Nattiez à ces questions est très fidèle à la façon dont la musicologie est pensée et enseignée, soit dans l’ordre : la recherche fondamentale en lien avec le statut d’universitaire ; la discipline appliquée en lien avec la pratique instrumentale ; la vulgarisation en lien avec la transmission des connaissances ; enfin la présence des musicologues dans les organismes culturels en lien avec des postes de médiateur ou d’administrateur. Cette place du musicologue dans la Cité est traitée en moins de trois pages alors que dans certains des livres de la collection elle a droit à un chapitre entier. En cela, Nattiez s’en remet à la façon dont la musicologie se perçoit et se conçoit : comme une science consacrée à l’étude du fait musical et aux connaissances qu’on en tire de façon circulaire au sein de la discipline. Par exemple, sa conception de la vulgarisation se rapporte à une forme d’exégèse, à savoir l’éclairage que peut apporter le musicologue par rapport à l’histoire de la musique, à la connaissance d’un style, aux œuvres d’un compositeur, etc., tout autant que sur les enjeux qui touchent la musique au moment présent.
- 2 Un exemple d’enjeu éthique souvent débattu dans la sphère médiatique est celui lié à l’emploi d’un (...)
8Un autre exemple issu de la même collection peut être mis à profit à des fins de comparaison. Le philosophe Daniel D. Weinstock s’est vu confier le livre portant sur l’éthique. Dans Profession éthicien, il fait de la Cité une dimension fondamentale pour le travail de ce professionnel. C’est que l’éthicien a la capacité de mettre en relief les enjeux éthiques derrière tout débat où se profilent une controverse et une action ou une décision pouvant affecter la vie des citoyens : « Le défi de l’éthicien dans la Cité est de profiter de l’énergie et de la volonté dont témoigne cet engouement pour faire cheminer les nombreux “demandeurs d’éthique” vers une conception plus plausible de ce qu’est l’éthique et de ce que devrait être le rôle social de l’éthicien. » (2006 : 42) Noble et difficile tâche s’il en est, mais essentielle, en ce qu’elle permet d’aborder des sujets d’actualité placés sous le signe de la controverse. Il va de soi que c’est là l’une des facettes du métier de l’éthicien, son travail devant trouver un écho concret au sein de la sphère publique. On se doute bien qu’une discipline comme la musicologie est un peu moins concernée par le débat public et les enjeux d’actualité que peuvent l’être l’éthique, la sociologie, l’économie et bien d’autres disciplines. Quoique là encore, il faut nuancer, les questions éthiques liées à la musique pouvant aussi s’imposer dans le travail du musicologue par l’intermédiaire d’enjeux qui concernent leur réception et leur circulation, par exemple en matière de rétribution monétaire, de représentation sexuelle, de mise en scène de la violence, etc.2. Qui plus est, le musicologue reste tout de même placé dans une situation différente de ses collègues éthiciens ou sociologues tant son travail est d’abord gouverné par la façon dont la musique se transforme en connaissances : formation des musiciennes et musiciens, recherche fondamentale, connaissances stylistiques des musiques jouées, étudiées, etc. On en déduit donc à la lecture de Nattiez que le musicologue est certes un expert, mais un expert pour autant que sa parole reste ancrée dans les limites des desseins que poursuivent nos institutions universitaires.
9Pourtant le musicologue n’a-t-il pas aussi une expertise à faire valoir au sein de l’espace public, ne serait-ce que pour déployer les outils conceptuels et les connaissances qui sont au fondement de son travail ? Mon expérience des dernières années me pousse à répondre positivement à cette question. La musique fait aussi l’objet de vifs débats au sein de la sphère publique, et si l’expertise des collègues en matière de sociologie, communications et autres disciplines peut contribuer à la réflexion sur des sujets brûlants de l’actualité musicale, il n’y a pas de raison pour laquelle le musicologue ne puisse en faire autant. L’expertise qu’il s’agit de mettre à profit constitue un enjeu quant à la capacité du musicologue à intervenir de façon efficace au sein du débat public. Autrement dit, le musicologue n’a pas été formé pour étudier et apporter un éclairage sur le présent musical, ou du moins si peu le sont : la plupart d’entre nous avons opté pour des sujets d’étude ou des problématiques de recherche orientés vers le passé, ou pour le dire autrement, vers des faits, événements ou enjeux musicaux provenant de l’histoire de la musique et dont certains paradigmes scientifiques (par exemple l’importance accordée au terrain ou à la recherche empirique depuis la seconde moitié du xxe siècle) ou certains courants de pensée (par exemple les gender studies ou les études postcoloniales) ont fini par légitimer l’intérêt. Dans un domaine comme la sociologie, il suffit de regarder l’offre de cours dans les différentes universités pour constater la place importante qui est conférée au développement des sociétés contemporaines et aux enjeux sociaux des dernières années. À l’inverse, rares sont les programmes de musicologie à offrir des cours centrés sur les dernières décennies musicales, à deux exceptions près si je prends pour exemple l’offre de cours proposée au Québec : les musiques contemporaines et les musiques populaires des dernières décennies – et encore là, ce ne sont pas toutes les universités qui s’aventurent dans ces zones. Comme le montre le propos de Nattiez cité plus haut, l’« histoire » reste l’ultime caution scientifique des musicologues en ce qu’elle représente un territoire sûr pour délimiter ce qui mérite attention et ce qui n’en mérite guère. D’où les cours d’histoire de la musique qui sont nombreux dans nos cursus universitaires.
10La mise à distance du musicologue face au moment présent provient aussi d’un positionnement propre à la discipline puisque historiquement l’actualité musicale était prise en charge par la critique. En fait, les espaces mitoyens n’ont cessé d’exister depuis l’éclosion de la musicologie comme discipline autonome : des musicologues comme Henry Prunières, Boris de Schloezer, Armand Machabey et bien d’autres ont été aussi critiques musicaux dans des revues françaises de l’entre-deux-guerres (Duchesneau, 2018), ce qui s’observe aussi chez un philosophe comme Theodor W. Adorno dans la Vienne des années 1920 (Dautrey, 2004) ; plus près de nous, des revues comme Diapason en langue française ou Early Music en langue anglaise ont aussi accordé une place de choix aux musicologues à travers leurs recensions de disques ou leur dossier thématique. Les popular music studies en offrent aussi des exemples saillants alors que des universitaires comme Simon Frith en Angleterre (Laing, 2014) ou Gérôme Guibert en France ont revêtu le chapeau de critique musical ; ou à l’inverse, des critiques musicaux comme Simon Reynolds ont participé à l’étude de la musique par la publication d’essais, par exemple Rétromania. Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur (2012) sur lequel je reviendrai dans la prochaine partie.
- 3 Suite à une journée d’étude consacrée à l’œuvre de Taruskin à l’Université de Montréal en 2011, j’a (...)
11La musicologie américaine offre aussi des exemples où les frontières ont été poreuses, non seulement entre métier de musicologue et métier de critique, mais aussi entre histoire de la musique et actualité musicale. Par exemple lorsqu’elle publie Feminine Endings : Music, Gender, and Sexuality en 1991 (2015 pour la version traduite en français), Susan McClary s’intéresse autant au madrigal italien, à l’histoire de l’opéra et à la Neuvième de Beethoven qu’aux musiques populaires des années 1980, donc à l’actualité musicale concomitante à l’écriture de son brûlot féministe. Elle termine justement ce livre par des considérations herméneutiques portant sur l’œuvre de Madonna (2015 : 283-313), l’enjeu étant de savoir si des chansons comme « Like A Prayer » contribuent au machisme ambiant ou à l’épanouissement de la condition féminine. Autrement dit, McClary prend position au sein de l’actualité musicale puisque la réception de Madonna est soumise à de vives controverses dans la seconde moitié des années 1980 quant à la manière dont elle exhibe son corps et déstabilise les normes sociales et politiques, ce que la musicologue salue comme une ouverture à l’Autre et une remise en question de la conception d’une sexualité gouvernée par le regard masculin (2015 : 308-312). De même, son collègue Richard Taruskin combine à la même époque statut d’universitaire à Berkeley et statut de critique musical au New York Times et d’autres journaux, ce qui allait conduire à la publication en 2009 de l’essai The Dangers of music and Other Anti-Utopian Essays – l’ouvrage réunit une sélection d’articles qu’il a fait paraître dans la presse à grand tirage des années 1980 aux années 20003. Donc pour peu qu’on s’y arrête, il existe des exemples de musicologues qui ont porté un regard scientifique sur le présent et ont abordé des enjeux allant au-delà des zones de confort associées traditionnellement à la musicologie, par exemple tout ce qui relève du passé musical !
- 4 Fondé en 1910 et faisant partie des grands quotidiens publiés au Québec, Le Devoir se définit comme (...)
12Je termine cette partie avec ma modeste expérience. Il ne s’agit pas tant de rappeler ma trajectoire de musicologue que de mettre à profit ce que je peux en tirer comme réflexions quant à la façon dont l’expertise musicale est convoquée et comprise par les médias, et par ricochet par la sphère publique. Dans mon cas, Le Devoir a été le premier média au sein duquel j’ai fait paraître des textes à l’époque où j’étais doctorant à l’Université de Montréal en cotutelle avec l’EHESS de Paris4. Il n’est pas anodin de noter que ces textes ne sont pas des commandes mais bien des soumissions que l’équipe de rédaction du journal se réserve le droit de publier ou non, tout en apportant les changements qu’elle souhaite. Il n’est pas non plus anodin de noter que parmi tous les textes que j’ai soumis, les seuls à avoir été publiés portent ou bien sur des enjeux liés aux musiques québécoises, ou bien sur l’actualité des musiques populaires – les rares textes que j’ai soumis sur les musiques classiques et contemporaines n’ont jamais été retenus pour publication. L’expérience que je tire de ces publications me permet d’affirmer que l’expertise convoquée doit s’arrimer à ce qui retient l’attention au niveau médiatique, à savoir les sujets chauds de l’actualité musicale.
13Deux textes que j’ai écrits dans les dernières années convergent en ce sens : en avril 2018, au moment où le Pulitzer musical était accordé à Kendrick Lamar plutôt qu’à une compositrice ou un compositeur de musiques contemporaines comme le veut la coutume (sauf de rares exceptions comme Wynton Marsalis en 1997 ou Ornette Coleman en 2007), j’ai senti le besoin d’apporter un éclairage quant à la singularité de cette nomination et la manière dont elle s’accordait aux valeurs promulguées par l’institution (Trottier, 2018) ; puis en août 2019, j’ai offert une perspective critique par rapport aux commémorations entourant le 50e anniversaire du festival de Woodstock, tant il me semblait important de proposer une vision renouvelée de la valeur que peut prendre l’événement aujourd’hui plutôt que de la canonisation aveugle dans laquelle plusieurs médias se sont engagé (Trottier, 2019).
- 5 Animée par Catherine Perrin et occupant la case horaire en semaine de 9h00 à 11h30, l’émission Médi (...)
14J’ajoute deux autres cas de figure par lesquels mon nom est apparu régulièrement dans la sphère publique. Je suis invité à la radio d’état à titre de musicologue, soit Ici Radio-Canada Première : j’ai par exemple formé un duo à l’émission Médium Large en compagnie de Mike Gauthier5 – ce dernier est un animateur vedette au sein de l’industrie musicale du Québec. L’équipe de l’émission a fait appel à nous de façon sporadique pour traiter de thèmes aussi variés que la reprise musicale, le featuring, la machine à hits (en lien avec le livre de John Seabrook [2016] sur lequel je reviens plus bas), etc. L’équipe appréciait notre réunion car nos savoirs étaient complémentaires ; les connaissances de Gauthier étant le fruit d’une longue expérience au sein de l’industrie et les miennes s’appuyant sur l’histoire et la sociologie de la musique. Enfin, le dernier exemple est celui des demandes journalistiques que je reçois (à une fréquence d’au moins une par mois depuis que ce duo a pris place) pour réagir sous forme d’entrevue à des questions touchant l’actualité musicale, parfois des entrevues journalistiques où mes propos sont cités et mon nom identifié, parfois des entrevues radiophoniques où mes propos sont rapportés en ondes. Là encore, les sujets pour lesquels les journalistes m’interpellent sont variés mais ceux découlant des conditions de production, de circulation puis de consommation des musiques actuelles sont les plus fréquents, notamment tout ce qui touche aux vicissitudes de l’industrie de la musique à l’ère numérique.
15Que conclure de mon expérience relative au déploiement de l’expertise du musicologue au-delà des murs de l’université ? D’une part, la présente réflexion a peut-être trop souvent confondu sphère publique et participation médiatique : l’espace public ne se réduit pas aux médias, bien que ceux-ci l’alimentent de façon importante ; les façons de contribuer à la sphère publique à titre de musicologue sont donc nombreuses et des participations dans les médias radiophoniques et écrits constituent des options parmi tant d’autres – on peut penser par exemple à un site d’hébergement comme YouTube ou à un format comme le podcast pour communiquer avec le public. D’autre part, le titre conditionne bien souvent l’expertise au sein des médias traditionnels. Qu’est-ce à dire ? Le fait d’être professeur d’université en musique ou en musicologie fait de vous un spécialiste de la musique, peu importe le sujet traité. Autrement dit, les sujets et les domaines de spécialisation cèdent le pas à une conception globale de la musique : le musicologue devient ainsi un expert de la musique ! D’où les sujets aussi variés pour lesquels on m’approche et d’où mon réflexe à décliner plusieurs demandes lorsqu’elles me rendent inconfortables. Cela dit, à chaque fois que j’accepte une participation à titre d’expert dans les médias, je suis confronté à deux réalités au regard de ma formation d’universitaire : faire des concessions puisque sur les vingt voire trente minutes d’entretien dans le cadre d’un texte journalistique, ma parole dite d’expert sera réduite à deux ou trois citations voire à un segment de quelques mots ; vivre avec certaines frustrations puisque la somme de travail préparée pour alimenter un débat radiophonique peut se réduire à quelques interventions rapides.
16De tout cela, j’en arrive à deux conclusions quant à la façon dont l’expertise musicale est conçue par les médias auxquels j’ai participé : les journalistes s’attendent à ce qu’à titre d’expert vous ayez réponse à tout, ce qui vous oblige parfois à vous commettre dans le feu de l’action ; l’expertise qu’on met à profit, bien qu’elle repose sur notre domaine d’étude, finit par être une expertise médiatique, c’est-à-dire qui convient au format. Malgré ces quelques réserves, le jeu en vaut la chandelle car c’est la profession qui gagne de la visibilité dans la sphère publique. De plus, le musicologue peut apporter un éclairage différent à partir des outils conceptuels qu’il a acquis dans l’étude de la musique.
- 6 Mon travail sur les formes de crossover entre classique et populaire a fait l’objet d’un essai paru (...)
- 7 Dans les universités québécoises comme nord-américaines, les étudiantes et étudiants évaluent de fa (...)
- 8 Propos cité de mémoire.
17Ces différentes interventions dans les médias ont stimulé mon intérêt pour les musiques actuelles. Non pas que je n’avais aucun intérêt pour ces musiques : depuis mon adolescence je me nourris de musiques actuelles, mais sans en avoir fait un objet d’étude spécifique avant mon implication dans le débat public. Mon champ de spécialisation en popular music studies va plutôt du côté de la chanson québécoise et des crossover entre musiques classiques et populaires au xxe siècle – ce pour quoi je me considère avant tout comme un spécialiste des musiques des xxe et xxie siècles6. Par ailleurs, les enseignements qui ont été placés sous ma responsabilité dans ma trajectoire universitaire ont principalement eu pour sujet l’histoire de la musique : histoire de la chanson québécoise ou francophone, histoire des musiques populaires anglophones, histoire des musiques du xxe siècle, etc. Une des critiques formulées par les étudiantes et étudiants au moment d’évaluer ces cours ou les programmes de musique dans lesquels elles et ils étaient inscrits portait sur l’absence des musiques actuelles7. Comme me l’a déjà exprimé un étudiant : « Les Beatles et les Stones c’est bien, mais savoir pourquoi Kendrick Lamar fait un tabac en ce moment serait encore mieux8 ! » Comme les étudiantes et étudiants m’ont entendu dans les médias, ils en sont venus à me demander pourquoi les enjeux d’actualités n’étaient pas au menu des cours que je donnais. C’est dans cette optique que, pour l’année universitaire 2018-2019, la possibilité de mettre sur pied un nouveau cours s’est présentée : « Musiques actuelles et scènes pop » a ainsi été placé sous ma responsabilité pour la session d’automne 2018.
18Le cours allait s’avérer riche d’enseignement quant à la façon dont l’expertise se déploie en lien avec les connaissances que l’on peut mettre à contribution sur les musiques actuelles. Le descriptif du cours se lit comme suit :
« Le cours propose un portrait général de la situation musicale des deux dernières décennies pour en montrer les zones d’attraction ainsi que les figures artistiques les plus influentes. L’approche privilégiée consiste à questionner la nature artistique, le contenu musical, le développement culturel ainsi que la portée médiatique des musiques à l’étude, tout en accordant une large place à l’écoute des œuvres. Les scènes pop sont placées au centre de la matière à l’étude pour les transformations stylistiques et les formes d’expression qu’elles ont permises. Quant aux foyers de musiques jazz et contemporaines, ils sont traités à la lumière de leur contribution aux musiques populaires. À cet égard, le cours s’intéresse à des genres musicaux nouveaux ou anciens, que ce soit le hip-hop, l’indie, l’électronique, le folk rock, la pop planétaire, etc. De même, une place importante est accordée aux contextes dans lesquels ces musiques ont pris forme (Brooklyn, Montréal, Berlin, Los Angeles, etc.) tout en s’arrêtant à l’influence des technologies numériques et des formats musicaux. »
19Vaste programme au menu ! Il faut dire qu’un nouveau cours se peaufine à mesure que la matière s’enseigne une première fois et que les angles d’approche se précisent. L’important ici est la matière choisie : les musiques actuelles approchées à travers un démarquage temporel induit par le changement de millénaire. Or la réalité est que j’ai dû rappeler plusieurs faits musicaux des années 1990 pour bien aiguiller les étudiantes et étudiants quant aux transformations ayant pris place dans le paysage musical des années 2000 : le gangsta rap, le grunge, le rock alternatif, la pop planétaire, le nu metal, l’arrivée de l’Internet 2.0, la popularité de Napster, etc., sont autant de sujets qui se sont imposés au menu du cours. Qu’à cela ne tienne, les années 2000 et les années 2010 ont occupé respectivement 40 % de la matière – donc les années 1990 ont pris une part de 20 %. Ce qui m’a frappé dès les premières séances de cours, donc au mois de septembre 2018, c’est l’énergie contagieuse des étudiantes et étudiants à vouloir discuter, autant à des fins heuristiques que réflexives, des musiques de leur époque : le courant qui passait dans la classe étant parfois électrisant, tant et si bien que j’avais de la difficulté à transmettre l’ensemble de la matière que j’avais préparée alors que les séances de trois heures passaient à une vitesse folle.
20C’est ainsi que le cours a fini par répondre aux attentes des étudiantes et étudiants, ce que tendent à prouver deux faits : le haut taux de participation en classe, autant dans la présence étudiante (les inscriptions se sont chiffrées à soixante-quatre) que dans les échanges verbaux sous forme d’interventions ; les commentaires qui ont suivi l’évaluation de l’enseignement étaient, à ma plus grande satisfaction, positifs. Le cours a aussi bénéficié d’une couverture médiatique au sein de l’université (Caza, 2018), ce qui a contribué à son rayonnement. À la lumière de l’expérience à la fois pédagogique et scientifique que j’ai tirée de ce cours, et à la lumière du binôme entre experts et non-experts, cinq enjeux me semblent importants d’être relevés ; ils font la démonstration que les frontières de l’expertise musicale sont variables voire floues dans l’étude des musiques actuelles.
- 9 Pour ne nommer qu’un exemple, les Cahiers de recherche sociologique ont fait paraître un numéro sur (...)
21Le premier porte sur le choix de la matière, notamment en ce qui concerne les deux principales décennies à l’étude. Sur quoi s’arrêter exactement, tant le contenu traité peut s’avérer infini ? Le regard doit-il porter sur les transformations de l’industrie de la musique, sur les nouveaux modes de diffusion de la musique à l’ère numérique, sur les genres musicaux ayant émergé depuis les années 2000 ou uniquement sur les artistes ? D’une certaine façon, ce type de questionnement est inhérent à toute époque musicale qu’il s’agit de systématiser en une matière cohérente. L’important pour moi était d’en arriver à maintenir trois équilibres : entre musique commentée et concepts transmis de façon à ce que le cours ne devienne pas un survol de ce qui s’est fait en musique depuis les années 2000 ; entre scène locale et scène planétaire de façon à traiter aussi de musiques francophones, jazz et autres qui ont pris forme au Québec ou ailleurs ; entre mainstream et underground de façon à faire découvrir des phénomènes moins connus ou qui se situent dans les marges de l’industrie de la musique. C’est la raison pour laquelle le titre du cours a inclus le concept de scènes : ce dernier était la garantie d’une mise en perspective de l’évolution des musiques populaires à travers les lieux qui l’ont animée et innervée, d’où le retour que j’ai proposé du côté de Seattle pour le grunge, pour ensuite aller vers Berlin pour la synthcore, Brooklyn pour l’indietronica, Montréal pour le rock indie, Los Angeles pour les crossover stylistiques, etc. Or la réalité est que si le concept de scène se déploie à travers un arsenal théorique solide depuis les travaux de Will Straw (1991) ainsi que toutes les publications consacrées à ce concept9, les différentes scènes ne jouissent pas toutes d’une investigation scientifique poussée : plus le genre est connu plus la documentation est fournie, par exemple le grunge pour Seattle, alors qu’elle se fait plus rare à mesure qu’on remonte le temps. Montréal et Los Angeles étaient au menu du jour pour autant que je m’en remettais à mon expérience, à mes lectures dans les journaux et à des conférences entendues dans des colloques, les articles et livres étant plus rares de ce côté. Par ailleurs, toujours par rapport à l’enjeu de savoir où tracer les frontières pour la matière à aborder, une discussion a pris place lors de la première séance et cette dernière m’a permis de jauger leurs intérêts musicaux tout autant que leur motivation par rapport au cours. À la lumière de cette discussion, j’ai fini par opter pour quatre vecteurs dans la façon de décliner la matière à l’étude : 1) apparitions des scènes musicales ; 2) développements des genres musicaux ; 3) transformations de l’industrie de la musique à l’ère numérique ; et 4) musiciennes et musiciens représentant les différentes réalités traitées – par exemple Arcade Fire, Half Moon Run et Milk & Bone pour ne citer que trois exemples associés à la scène montréalaise.
- 10 Wikipédia à titre d’encyclopédie en ligne a été une source d’information inestimable, autant pour m (...)
22Le deuxième enjeu, comme corollaire du premier, porte sur les sources d’information qui peuvent alimenter la matière d’un tel cours : où, quand et comment trouver l’information pertinente pour obtenir une perspective cohérente quant à l’évolution des musiques actuelles, que ce soit en matière de genres musicaux, de scènes musicales, de musiciennes et musiciens, etc. ? Est-il même pensable de pouvoir en arriver à une perspective cohérente ? Certaines sources d’information ont dû être privilégiées et celles-ci n’étaient pas toujours connues des étudiantes et étudiants : si Pitchfork est la plateforme qui jouit d’une réputation incontestable dans l’indie rock, les musiques électroniques et le hip-hop, des journaux très connus au Québec comme Le Devoir et La Presse n’étaient pas des sources d’information très connues des étudiantes et étudiants10. Pourtant les deux derniers exemples ont été importants pour moi au cours des vingt dernières années : les journalistes attitrés à la musique ont souvent alimenté mes connaissances et ma réflexion sur les musiques actuelles. L’enjeu pourrait paraître anodin mais il ne l’est pas car les étudiantes et étudiants, qui sont tous au début de la vingtaine, puisent leur information presque exclusivement sur la toile. Par exemple, les fameuses listes de fin d’année établies par les critiques musicaux leur sont connues mais pour autant qu’elles proviennent de sites comme Pitchfork et non des médias traditionnels. Comme ces listes génèrent des valeurs au sein de l’industrie en consacrant ce qui mérite attention ou non, le risque est de présenter une matière qui jouit déjà d’une valeur établie par les nouveaux intermédiaires de l’industrie ; le rayonnement sur la toile passe alors avant le contenu musical, comme l’a formulé Joseph Ghosn (2013 : 125-126) dans sa critique de l’industrie à l’ère numérique. Cela ne va pas sans difficulté pour l’équilibre à maintenir entre musiques dites mainstream et musiques dites underground. Il y a pourtant chez les journalistes une expertise musicale importante et cela me conduit au troisième enjeu.
23Quelle place accorder aux ouvrages provenant de la sphère journalistique, comme celui de Ghosn sur les musiques numériques ? Les auteurs de ces ouvrages arpentent bien souvent des territoires heuristiques relevant des musiques actuelles. À cet effet, trois ouvrages ont nourri une partie de la matière abordée en classe : Simon Reynolds avec Rétromania (l’édition choisie est celle de 2012 traduite en français), John Seabrook avec Hits ! Enquête sur la fabrique des tubes planétaires (l’édition choisie est celle de 2016 traduite en français) et enfin Alain Brunet avec La misère des niches : musique et numérique, alerte sur les enjeux d’une mutation (ouvrage de 2018 publié en français). Ces trois choix se justifient ainsi : ces auteurs éclairent de façon importante des dimensions incontournables de notre relation actuelle à la musique et des développements qu’ont connus les musiques actuelles depuis le passage au nouveau millénaire ; la rétromania est un vecteur important pour comprendre comment des éléments stylistiques du passé refont surface ou servent d’inspiration dans les genres actuels, et comment le passé musical cohabite avec le présent musical sur la toile ; la notion de tube planétaire permet de focaliser l’attention sur la convergence des studios de Stockholm et Los Angeles à travers le travail de Max Martin en lien avec la fabrication de tubes planétaires chez les Britney Spears, Rihanna et autres Taylor Swift. Enfin, l’essai de Brunet approfondit les observations critiques de Ghosn quant aux difficultés de développer des talents locaux et de voir les artistes être équitablement rémunérés au sein de l’industrie alors que les revenus provenant du streaming sont faméliques. Si ces auteurs ne sont pas musicologues et que leurs ouvrages ne s’appuient pas sur un appareil critique propre à la science, leur expertise n’en est pas moins importante : ils sont des observateurs clés du développement des musiques populaires depuis les années 2000. Toutefois, je n’ai pu m’empêcher d’aborder ces ouvrages avec une certaine distance puisque les auteurs ne font pas toujours preuve d’objectivité et mélangent bien souvent essai journalistique et quête heuristique.
24La façon dont leurs concepts ont trouvé écho chez les étudiantes et étudiants m’a donné raison, entre autres pour la rétromania et la machine à hits : ces deux notions se sont rapidement imposées à travers un effet Midas tant elles sont devenues des garanties d’explication pour tout phénomène qu’abordaient les étudiantes et étudiants. La raison qui explique cette réaction est fort simple : en s’y arrêtant de façon générale et en mélangeant tout de la pop anglo-américaine des 20 dernières années, on finit comme Reynolds et Seabrook à voir de la rétromania et de la machine à hits partout, au prix toutefois de ne plus approfondir avec circonspection et nuances les phénomènes discutés.
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25Le quatrième enjeu, en complément aux deux derniers, débouche sur un questionnement par rapport aux connaissances que génère la musicologie sur les musiques actuelles. Encore fortement imprégnée de l’étude historique des musiques comme il a été souligné plus haut, ce qui est aussi vrai en popular music studies, la musicologie produit très peu d’études sur les musiques actuelles11. Au moment de bâtir le cours j’ai été stupéfait par le peu de publications, autant de langue anglaise que de langue française, portant sur les musiques des 10 dernières années alors que la décennie tirait pourtant à sa fin. Un cas significatif est celui de la K-pop. Comment un cours portant sur les musiques actuelles pourrait-il éviter un phénomène aussi majeur au niveau planétaire que celui de la K-pop ? Or, dans les études publiées ces dernières années sur la K-pop, la forte présence des collègues en communications et en sciences sociales est frappante, notamment face à la présence plus timide des musicologues et ethnomusicologues 12. Ce constat vient renforcer celui discuté en introduction quant à la forte représentation de plusieurs disciplines dans les popular music studies. J’en déduis d’un cas comme celui de la K-pop mais aussi plus largement de pratiques comme le featuring, d’enjeux stylistiques comme l’auto-tune ou de scènes comme celle de Los Angeles avec le croisement entre pop, hip-hop, funk et jazz, le renoncement des musicologues à se lancer dans l’étude de la pop actuelle13, laissant alors cette expertise dans les mains des collègues provenant des autres disciplines, notamment les sciences sociales, et dans les mains des journalistes réalisant des essais sous forme d’enquête comme Ghosn, Reynolds, Seabrook et Brunet. Je m’inclus moi-même dans cette mise à distance des musiques du « présent » puisqu’en construisant le cours j’ai opté pour deux zones confortables dans l’organisation de la matière : je suis revenu régulièrement aux années 1990 de façon à adopter une perspective chronologique ; je m’en suis remis au concept de scène pour mieux m’outiller théoriquement, ce qui me permettait par la même occasion de déplacer mon regard d’un lieu à l’autre en convoquant à nouveau une perspective chronologique. Il faut donc en conclure que l’expertise portant sur les musiques actuelles est partagée entre différentes disciplines et n’est pas accaparée par les musicologues, ce dont j’avais conscience dès la mise en place du cours et ce qui m’a obligé non seulement à faire preuve de modestie mais aussi à faire appel à l’expertise des étudiantes et étudiants, d’où mon dernier enjeu.
26Il est apparu dès les premières séances que certaines étudiantes et certains étudiants étaient bien outillés. Je ne voudrais pas toutefois présenter la situation comme si la cohorte qui suivait le cours formait un bloc monolithique : plusieurs d’entre elles et eux avaient très peu de connaissances en musique et étaient inscrits au cours par curiosité ou par intérêt pour les musiques de leur époque. Mais un petit nombre d’étudiantes et étudiants avaient des connaissances assez poussées et celles-ci n’étaient pas tant d’ordre conceptuel (après tout ce sont des étudiantes et étudiants de baccalauréat) que d’ordre musical quant aux faits et événements rattachés aux genres ou aux artistes discutés : nom des formations (par exemple pour les scènes), titre d’albums (la discographie de tel ou tel musicien), équipe de production (le réalisateur, le producteur, etc.), rencontres artistiques (le featuring), circulation numérique (les lancements de In Rainbows de Radiohead ou Lemonade de Beyoncé). Aussi, à titre d’amatrices et amateurs de certains genres musicaux, certaines étudiantes et certains étudiants pouvaient posséder plus de connaissances que moi, ce qui fut le cas, par exemple, pour le symphonic metal et le dubstep. Donc les connaissances qu’elles et ils pouvaient mettre à profit au sein du cours découlaient d’une position de fan, cependant que lesdites connaissances revêtaient la forme d’une certaine expertise. Le professeur ne pouvant pas tout connaître et étant plus vulnérable la première fois qu’il donne un cours, il va de soi qu’une telle expertise peut être mise à contribution en faisant appel à leur collaboration. Donc, comme il a été mentionné plus haut quant à la façon de décliner la matière abordée en classe, les étudiantes et étudiants ont influencé le cours autant en amont (tracer les frontières de la matière à l’étude) qu’en aval (discussions ayant pris place en classe, faits et événements entourant la carrière des artistes ou de leurs productions, etc.). C’est pourquoi j’ai invité ces dernières et derniers, dès la première séance, à poser des questions et à apporter des compléments d’information. Le journaliste qui a couvert la deuxième séance (Caza, 2018) a d’ailleurs constaté la forte participation aux discussions. Si bien sûr les connaissances musicales que chacun possédait se déployaient dans de multiples zones solidaires en cela de la pluralité musicale qui se vit au quotidien, il n’en reste pas moins que les différentes musiques ont été abordées et discutées dans un esprit d’ouverture que chacun semble avoir apprécié, donc par-delà les cloisonnements musicaux.
27À la lumière de ces faits, il faut en conclure que certaines étudiantes et certains étudiants inscrits au cours ont participé à la mobilisation des connaissances, de telle sorte que l’expertise n’a pas été la chasse gardée du professeur, en l’occurrence moi à titre de musicologue. Certes mon expertise était majeure et justifiait la mise en place du cours, mais celle des étudiantes et étudiants s’est avérée un précieux atout dans la réussite (j’ose l’affirmer !) qui allait s’en suivre. Or une telle approche n’a rien de nouveau dans le domaine de l’éducation, notamment au niveau universitaire : il s’agit d’une approche privilégiant une co-construction du savoir au lieu d’un apprentissage frontal (Nardon, 2015). L’interaction entre moi à titre de professeur et la classe au regard de la matière à l’étude a permis d’aller plus en profondeur dans les sujets traités et de combler certains vides que je n’étais pas en mesure de maîtriser ou de bien préparer. Je me rappelle très bien à cet effet la discussion portant sur Lana Del Rey. Elle venait alors de lancer le vidéoclip « Venice Bitch » comme façon d’appâter son public pour la sortie de son nouvel album, qui est finalement arrivé un an plus tard (Norman Fucking Rockwell !). À titre d’artiste prolifique et très influente, entre autres pour son travail vocal (voix grave, opposition du grave et de l’aigu avec sauts de registre, maniérisme dans le phrasé, etc.) et son travail référentiel sous forme de nostalgie (années 1950 et 1960, passé de l’Amérique, etc.), elle en était à cinq albums au moment de l’évoquer en classe et plusieurs étudiantes et étudiants connaissaient très bien sa carrière. Comme il m’était difficile de me retrouver dans ses albums avec la date précise de leur parution, certains d’entre eux ont apporté un complément de ce côté tout en faisant ressortir des considérations importantes quant à sa persona musicale. On a ici un exemple parfait d’une situation où les étudiantes et étudiants ont influencé le contenu du cours puisque plusieurs avaient souligné dès le début de la session leur passion pour Rey. Parler de son nouveau vidéoclip en septembre 2018 s’est donc présenté comme un passage obligé pour stimuler la discussion sur le travail vocal dans la pop actuelle mais aussi l’image, la rétromania, la durée des chansons, bref autant d’enjeux que son vidéoclip mettait en scène à ce moment-là.
28Si Alain Bashung se plaisait à chanter le vertige, le musicologue travaillant sur les musiques actuelles pourrait chanter le vertige que l’étude du présent peut entraîner. Ce dernier est non seulement causé par les paramètres dans lesquels la discipline se meut avec l’importance accordée à l’histoire, mais aussi par une timidité à se lancer dans le feu de l’actualité musicale. Alors que la musicologie, l’ethnomusicologie et les autres disciplines des écoles, départements et facultés de musique sont aux premières loges de l’étude scientifique de la musique, cela est vrai pour autant que l’on exclut le présent. L’expertise musicale de ce côté est plutôt partagée au sein de plusieurs sphères, des disciplines scientifiques comme la sociologie, aux actrices et acteurs de l’industrie de la musique en passant par les journalistes et les fans. En sorte que les musicologues semblent manifester une certaine insécurité lorsque vient le temps d’appréhender les musiques actuelles. Pourtant, à l’image de ce qui se fait en sociologie, en communications et dans bien d’autres domaines, il n’y a aucune raison pour que la musicologie n’aborde pas de front ces musiques en y développant ses propres concepts et connaissances. Il faut oser s’aventurer dans les zones plus troubles de l’actualité musicale, quitte parfois à se tromper !
29C’est ainsi que le binôme entre experts et non-experts à la base de notre milieu universitaire dans la transmission des connaissances tient beaucoup moins la route dès lors que la matière à l’étude porte sur l’actualité musicale. À la lumière de mon expérience, je n’hésite pas une seconde à parler d’une richesse et d’une pertinence du savoir que peuvent mettre à profit les profanes, comme l’ont souligné Michel Callon, Pierre Lescoumes et Yannick Barthe (2001) dans leur étude portant sur la démocratie représentative. Les profanes dont il est question ici, soit les étudiantes et étudiants ayant suivi mon cours, sont aussi des citoyennes et citoyens engagés – à des degrés variables selon plusieurs facteurs dont leur champ d’étude et leurs intérêts musicaux – dans une démarche réflexive quant à la connaissance de leur époque en matière de musique. Si cette connaissance est extrêmement variable, elles et ils ont été néanmoins capables de la mettre à profit en classe sous forme de discussions et de compléments d’information. Si bien que l’expertise musicale dans l’étude des musiques populaires devrait être appréhendée et pensée par-delà le binôme entre experts et non-experts. Car encore une fois, une pareille dualité nous prive d’une vue d’ensemble dans laquelle le savoir est partagé entre différentes sphères, disciplines et groupes d’individus et puise à même l’expérience acquise par chaque individu dans sa relation au monde. Le rapport réflexif que chacun peut entretenir avec la musique de son temps en est un exemple convaincant.