1L’espace des pratiques musicales professionnelles a connu, au cours des dernières décennies, des changements structuraux importants liés aux transformations des industries culturelles (Guibert & Sagot-Duvauroux, 2013) d’une part, et des politiques culturelles d’autre part (Dubois et al., 2012), notamment caractérisées par « la montée en puissance des intérêts économiques » (Lizé & Naudier, 2015). Ces transformations structurelles ont nécessité de la part des artistes ordinaires (Perrenoud, 2008) un certain nombre d’ajustements, observables aussi bien au niveau de leurs pratiques que dans leur façon de penser leur métier.
2La thèse défendue ici n’est pas celle de l’apparition de la figure de « l’artiste entrepreneur » ou de « l’artiste-entreprise » (Greffe, 2012), dont on sait qu’elle est ancienne : elle se développe avec la structuration d’un champ artistique autonome tout au long du xixe s. (De Nora, 1998 ; Bourdieu, 2001) et prend ses racines au début du xviiie s. (Weber, 2004). Il s’agit d’interroger plus spécifiquement les formes de résistance et/ou d’appropriation que suscite le développement des contraintes gestionnaires qui s’imposent aux artistes, notamment à partir des années 1980 et s’accélérant dans les décennies suivantes : « course aux cachets » pour l’accès et le maintien des droits à l’assurance chômage au titre de l’intermittence, généralisation du financement par projet de la création et de la diffusion artistiques, incitation croissante au financement croisé (nécessité de trouver plusieurs « partenaires ») qui induit un surtravail administratif, etc.
- 1 L’article repose sur une enquête nationale par questionnaires (N = 293 musicien-nes) sur les tempor (...)
3En partant d’une objectivation de l’organisation concrète du travail des musiciens1, mettant en évidence la forte concurrence des temps qui composent leur faisceau de tâches et le sentiment d’urgence qui en résulte (1), cet article défend la thèse d’un clivage générationnel portant sur les stratégies mises en œuvre par les musiciens pour résister à la pression temporelle. Ces générations, entendues comme des groupes caractérisés par « une tendance à un mode de comportement, une façon de sentir et de penser déterminés » (Mannheim, 2011), n’établissent pas un bornage net. Elles rendent compte de la transformation progressive des structures du champ et des habitus des artistes. La focalisation de l’analyse sur la manière de gérer les contraintes temporelles découlant de ces transformations permet cependant d’identifier deux conceptions radicalement différentes du métier. La première génération, héritière proclamée de la figure de l’artiste bohème, est principalement composée d’artistes entrés en carrière avant l’avènement de l’ère du projet ; elle se caractérise par un rejet des contraintes et le souci d’un rapport libre au temps, pensé comme une condition nécessaire à la création artistique (2). La seconde génération, composée principalement d’artistes nés à partir des années 1970-1980, se caractérise au contraire par un rapport au temps beaucoup plus contrôlé et rationalisé, rappelant parfois l’organisation scientifique du travail taylorienne et s’inspirant des techniques néo-managériales (3). D’une génération à l’autre, socialisées dans des états différents du champ artistique, on peut ainsi observer la diffusion des savoirs et des pratiques néo-managériales, passant notamment par l’intériorisation des contraintes structurelles et la structuration d’un marché de la formation, et la conversion progressive d’une partie des musiciens à ces nouvelles croyances.
4Le régime temporel du travail des musiciens se caractérise par un temps de travail important mais irrégulier, ainsi que par une multitude de tâches en concurrence générant un sentiment d’urgence relativement partagé. Cette concurrence des temps résulte pour partie du poids grandissant des contraintes administratives et gestionnaires que subissent les artistes.
- 2 39 heures et 10 minutes pour l’ensemble de la population active ; 43 heures pour les cadres et prof (...)
- 3 Le travail entre 20h et minuit est habituel est habituel pour 66 % des ACI et 76 % des interprètes (...)
5Les musiciens interrogés ont déclaré travailler 44 heures par semaine2. Parmi eux, les auteurs compositeurs interprètes (ACI) déclarent des temps de travail plus importants (45 heures en moyenne) à celui des interprètes (40 heures en moyenne). Le temps de travail des ACI est également plus irrégulier, à l’échelle des journées, des semaines ou de l’année, que celui des seuls interprètes. L’agenda des musiciens est globalement caractérisé par une grande « disponibilité temporelle au travail » (Devetter, 2006), expression qui désigne le temps pendant lequel on est ou se rend disponible pour ses activités professionnelles. Cela se manifeste principalement par une grande amplitude horaire, avec des journées qui finissent souvent tard, un travail en soirée voire de nuit fréquent3, en raison des contraintes liées à l’activité (un déplacement pour un concert) ou par stratégie professionnelle pour échapper aux sollicitations extérieures en se coupant du rythme social collectif (travailler la nuit sur un mixage ou sur des dossiers de candidature pour une résidence de création par exemple).
6Le régime temporel des musiciens se caractérise également par un faisceau de tâche relativement complexe, comprenant des volumes variables d’activités entrant plus ou moins directement en concurrence avec ce qu’ils décrivent comme leur « cœur de métier ». En complément des « activités cardinales » (Becker, 1988) de création et de diffusion d’œuvres musicales, on distingue trois ensembles de tâches. Les activités administratives occupent en moyenne un tiers du temps de travail global des musiciens : cela concerne principalement les salariés intermittents du spectacle, qu’ils soient ACI (rédaction de dossiers pour des aides à la création ou des résidences, recherche de partenaires, communication autour des « projets ») ou seulement interprètes (« course aux cachets », recherche d’engagements, relations avec les commanditaires des prestations). Parmi les diverses formes de démultiplication de l’activité (Bureau, Perrenoud & Shapiro, 2009), l’enseignement et l’animation d’ateliers de pratique artistique concernent la quasi-totalité des musiciens interrogés, de manière encore plus nette pour les interprètes que pour les ACI. Il peut s’agir, en fonction de leur degré d’intégration et de leur niveau de reconnaissance professionnelles, d’un complément symbolique à une activité procurant l’essentiel des revenus et occupant une majeure partie du temps de travail.
7En combinant ces indicateurs, on a pu identifier trois configurations temporelles, qui rendent compte d’inégalités de conditions dans les professions musicales. La première regroupe les musiciens qui parviennent à consacrer la plus grande part de leur temps aux activités cardinales : elle concerne 57 % des ACI et 66 % des interprètes, qui figurent parmi les plus intégrés professionnellement ou, au contraire, qui occupent des positions relativement marginales dans l’espace professionnel et vivent de peu en se consacrant uniquement à leur art. La deuxième est celle où les activités cardinales sont le plus fortement concurrencées par le travail administratif : elle réunit 29 % des ACI interrogés et 9 % des interprètes, jouant avec plus ou moins de succès le jeu de l’intégration professionnelle (course aux subventions, aux cachets…). Enfin, la troisième regroupe les musiciens, plus fragiles, dont la part principale du temps de travail est occupée par les activités annexes, et notamment l’enseignement, soit 12 % des ACI et 21 % des interprètes, essentiellement intermittents du spectacle.
8Le sentiment de vivre son rapport au temps dans une forme d’urgence est une thématique récurrente dans les entretiens. Derrière ce qui est parfois analysé comme une maladie universelle de notre temps (Rosa, 2010), l’étude des fondements objectifs de l’expérience subjective du temps fait apparaitre des variations qui traduisent, là encore, des inégalités de conditions entre les musiciens.
9Les artistes déclarent de manière très majoritaire faire l’expérience de l’urgence : plus des trois quarts d’entre eux estiment n’avoir jamais de « temps libre », ce qu’ils regrettent d’autant plus qu’ils en font une condition essentielle de la création artistique (avoir « le temps de penser », « laisser les idées vagabonder », etc.). Pour les musiciens intermittents, ACI ou interprètes, le sentiment d’urgence est fréquent (37 % au quotidien) et découle principalement du travail nécessaire à l’entretien des droits à l’indemnisation du chômage.
- 4 On retrouve un résultat similaire dans la configuration dominée par les activités annexes (37 % se (...)
10Le type et le degré d’intégration professionnelle contribuent largement à déterminer le rapport au temps : la dispersion de l’activité augmente le sentiment d’urgence, fondé sur une multiplication objective des tâches et des espaces de travail. Cette analyse est confirmée par l’observation de la répartition des rapports au temps selon les configurations temporelles. Si la grande majorité des artistes expriment un fort sentiment d’urgence, des différences assez nettes apparaissent en fonction de l’équilibre (ou du déséquilibre) entre les différentes dimensions du métier : les artistes se sentent moins pressés au quotidien (25 %) dans la configuration où dominent les activités de création, que dans celle où la concurrence du travail administratif est la plus forte (36 %4). L’expérience du temps pressé est également à mettre en lien avec la situation familiale et le sexe. Les artistes en couple, surtout avec enfants, ressentent plus fortement cette concurrence des temps. Dans la mesure où leur régime temporel est davantage structuré par le rythme familial, ils peuvent moins que les autres déplacer, réduire ou supprimer des temps comme ceux des repas ou des activités familiales diverses. Les femmes se déclarent cependant plus fréquemment pressées par le temps que les hommes (quotidiennement pour 34 % d’entre elles, contre 25 % des hommes), ce qu’explique en partie le constat répété de l’inégale répartition du travail domestique et familial des ménages.
La question qui se pose alors est de savoir comment les artistes gèrent « l’angoisse » liée à ce rapport au temps pressé (Aubert, 2003) ? Quelles sont les stratégies mises en œuvre pour essayer de consacrer une part plus importante de leur temps aux activités cardinales, celles qui ont suscité le désir d’entrer en carrière (Sinigaglia, 2017) ?
11Un premier type de rapport aux contraintes temporelles caractérise un ensemble de musiciens constituant ce que l’on peut appeler le pôle bohème de l’espace des pratiques artistiques professionnelles. Ces derniers ont pour point commun de concevoir le temps libre pour la création artistique comme une denrée qu’il faut absolument préserver et entretenir. Ils forment une première génération, composée principalement de quadragénaires et plus, qui ont été socialisés professionnellement dans une période où le champ artistique n’était pas encore complètement empreint des logiques économiques et managériales.
12Ce premier pôle est qualifié de bohème en raison d’un ensemble de stratégies professionnelles qui rappelle la critique artiste du capitalisme (Boltanski & Chiapello, 1999) et la figure mythique de l’artiste dont elle s’inspire (Seigel, 1991). Pour ces musiciens, une carrière artistique n’a de sens que si elle permet d’être autonome et de s’épanouir personnellement. Dans un esprit « un peu hippie, un peu soixante-huitard » comme le disait l’un des artistes interrogés, ce rapport au temps et plus largement au métier passe par le refus revendiqué de se soumettre aux contraintes matérielles, de manière à laisser libre cours à l’imagination. Toute quête de productivité, tout contrôle du temps, se trouvent ainsi rejetés. La plupart d’entre eux ne planifient pas leurs activités, n’utilisent pas d’agenda papier et encore moins électronique. Ce rapport particulier au travail se traduit principalement par deux choses.
13Premièrement, un refus des activités annexes à la production artistique, en particulier de toute activité secondaire extérieure au champ artistique. Cela est justifié d’une part par la dispersion qu’occasionne une telle activité, entrant en concurrence directe avec le temps nécessaire à la création et à la diffusion des œuvres ; d’autre part par le risque de dilution de l’identité artistique que la multiactivité représente. C’est ainsi que Philippe, 56 ans, musicien de jazz (intermittent du spectacle) explique sa volonté de ne se consacrer qu’à son activité musicale :
« Ah non, moi, que dalle, je refuse et j’ai toujours refusé ! Au-delà du fait que tout ça m’emmerde… je suis musicien, point. Enfin tu vois bien, si tu sers des verres dans un bar la semaine et que t’y fais un concert le samedi, ou si tu croises des gars qui t’ont vu en concert la veille quand t’es en train de ranger des rayons à Auchan, c’est quand même compliqué d’être pris au sérieux en tant qu’artiste ! » (Philippe, 56 ans, musicien, intermittent du spectacle, droits ouverts)
14Il estime en revanche que la « transmission » peut faire partie du métier d’un artiste. Comme d’autres musiciens que l’on retrouve à ce premier pôle, il donne occasionnellement des cours de pratique instrumentale, admettant que cela constitue un complément de rémunération appréciable, mais il exclut d’en faire une activité régulière :
« Oui, si, je donne des ateliers, de temps en temps, un peu comme des master class, pour des gens qui ont déjà un bon niveau… je pourrais m’en passer mais j’aime ça, et pis ça met un peu de beurre dans les épinards… Mais j’ai jamais voulu faire comme certains potes, prendre un poste dans une école, y aller X fois par semaines, à heures fixes, toute l’année, pour apprendre à des gamins à sortir un son à peu près correct d’un saxo… non, je crève si je fais ça ! Moi je suis artiste, mon boulot c’est de composer, de jouer, c’est pas d’enseigner ! Si je peux transmettre un peu, parce que j’ai de l’expérience depuis le temps, je le fais, mais mon métier c’est pas enseignant. »
15Deuxièmement, un rapport distant aux administrations culturelles, telles que les Directions régionales des affaires culturelles (DRAC), les services culturels des collectivités territoriales ou les sociétés d’auteurs (comme l’ADAMI, organisme de gestion collective des droits des artistes-interprètes). Si la plupart des artistes de cette génération reconnaissent que ces administrations offrent des moyens utiles et des conditions propices à la création artistique, ils se montrent très fréquemment hostiles au rythme de travail qu’elles imposent. Deux éléments sont particulièrement critiqués : d’une part, le volume de travail nécessaire à l’élaboration de projets pour les dossiers de candidature ; d’autre part, la temporalité propre aux institutions, marquée par la périodicité des appels à projets, considérée comme incompatible avec celle, plus imprévisible, de la création artistique.
16La compréhension de ces stratégies professionnelles ne peut cependant se limiter à la restitution des justifications émises par les agents. En prenant ici stratégie au sens utilisé dans la théorie de la pratique de Pierre Bourdieu, on peut en effet considérer que ces agents que sont les musiciens ne font, finalement, que ce qu’ils sont en mesure de faire, sans « intention stratégique », autrement dit que ce qui est conforme à leurs dispositions et de manière plus ou moins ajustée aux structures de l’espace dans lequel ils se trouvent (Bourdieu, 1980). Leurs stratégies, entendues comme des prises de position, nous informent donc sur leur position dans l’espace professionnel, et plus largement dans l’espace social.
17Reprenons l’exemple de Philippe. Né d’un père cadre dans l’industrie et d’une mère institutrice, formé au conservatoire régional, il perçoit ses premiers cachets en tant que musicien en 1979 dans un groupe de reprises de standards de jazz. Quelques années plus tard, il monte son propre groupe de composition et d’improvisation et poursuit en parallèle son activité dans plusieurs formations jazz. Il est intermittent depuis le début des années 1980 et n’a perdu qu’une seule fois ses droits à l’indemnisation, en raison d’un problème de santé. Il se produit régulièrement dans les restaurants, bars et petites salles de la région, et ponctuellement à l’extérieur de sa région, principalement dans des festivals. Il ne bénéficie pas d’une grande renommée mais il est bien intégré professionnellement et dispose d’un capital social important, au moins au niveau régional. Il se présente comme quelqu’un d’engagé à gauche ; il a été actif lors des mobilisations d’intermittents, se rend occasionnellement aux manifestations contre les « grandes causes » (antiracisme, écologie) et a participé à un collectif de soutien aux sans-papiers. Il est divorcé, a une fille adulte et est propriétaire de son appartement. Il estime gagner « correctement » sa vie (entre 1 500 et 2 000 euros par mois), surtout depuis qu’il n’a plus de prêt bancaire à rembourser. Il se trouve donc dans une situation suffisamment confortable pour pouvoir assumer ses choix de carrière.
18La plupart des musiciens de cette génération, qui revendiquent ce type de rapport au temps, bénéficient également de conditions leur épargnant la course aux cachets ou aux subventions et/ou la démultiplication de l’activité : l’un dispose d’une rente locative après avoir hérité d’un appartement appartenant à ses grands-parents, un autre occupe une maison gracieusement mise à disposition par ses parents, un autre encore est en couple avec une conjointe ayant une « bonne situation » et qui prend en charge l’essentiel du travail domestique et familial. Autant de configurations qui rendent possible la posture « artiste bohème » qu’ils incarnent, et dans lesquelles il est possible de prendre le risque ou d’assumer une forme d’hystérésis de l’habitus, c’est-à-dire d’un certain désajustement entre dispositions et état actuel du champ.
19Un second type de rapport aux contraintes temporelles caractérise ce que l’on peut nommer le pôle manager de l’espace des pratiques artistiques professionnelles. Il regroupe des artistes majoritairement âgés de moins de 40 ans, constituant une deuxième génération, entrés en carrière et donc socialisés professionnellement dans un état du champ artistique au sein duquel les intérêts économiques et les logiques gestionnaires sont désormais bien ancrés. Leurs modes d’organisation du travail sont très marqués par les pratiques néo-managériales. Contrairement aux artistes du pôle bohème, leur stratégie consiste non pas à éviter les contraintes temporelles mais à mettre en œuvre différentes stratégies de rationalisation du temps.
20Ce second pôle est qualifié de manager en raison des méthodes d’organisation quasi scientifique du travail mises en œuvre par les musiciens, mobilisant parfois des outils très sophistiqués, importés directement de méthodes managériales utilisées dans le monde de l’entreprise afin d’optimiser le temps disponible pour les activités cardinales de création artistique.
Le cas de Fabien, 35 ans, auteur-compositeur et interprète (musique et chant), est celui qui illustre le mieux l’hyper-rationalisation de l’organisation temporelle de l’activité artistique. Il est le leader d’un groupe de chanson française, composé d’un noyau dur de trois musiciens, tous devenus intermittents en 2007 après quelques années de pratique en amateur. Depuis quelques années, le groupe prend de l’ampleur, étend son réseau bien au-delà de la région et accède à un niveau supérieur en termes de diffusion en étant programmé sur des scènes nationales. Mais plus l’activité du groupe se développe, plus Fabien croule sous le poids du travail administratif qu’il prend en charge seul en quasi-totalité. En 2012, afin de rendre visible cette mauvaise répartition des tâches, il propose aux membres du groupe de noter le temps que chacun consacre chaque semaine à ses activités : comptabilité, liens avec les institutions, production, pédagogie, concerts, etc.
21Ce travail d’objectivation révèle que Fabien consacre presque un tiers de son temps de travail aux tâches administratives, dépassant celui qu’il peut consacrer aux activités artistiques (composition, répétitions et concerts). Sur cette base, faisant clairement apparaître l’inégale distribution des tâches au sein du collectif, un nouveau partage des tâches, plus équitable, a été instauré. Afin de permettre à chaque membre du groupe de réaliser efficacement ses nouvelles attributions, Fabien a même établi des « fiches méthodologiques » sur certains aspects techniques du travail administratif.
« Donc on a redécoupé nos temps de travail et on a fait une répartition des tâches, c’était une manière de vérifier s’il y avait bien un système de vases communicants entre mon temps de travail et celui des autres… Et en fait ça a bien fonctionné, on a fait un bilan cet été et on a réattaqué sur les mêmes répartitions. Donc moi personnellement je ne note plus mon temps de travail, parce que c’est maîtrisable, j’ai vachement cadré mon emploi du temps et on a clairement écrit toutes les répartitions de tâches au sein du projet. On a fait un règlement intérieur en fait, pour chaque tâche et chaque rôle, carrément on a été jusqu’à écrire le mode, la procédure, par exemple faire les fiches de paie, comment on fait, on a listé les tâches, évalué le temps de travail pour le faire et on l’a réparti dans un organigramme. Et en fait, ça s’est bien réglé, y’a pas eu de conflits entre nous là-dessus, alors qu’à un certain moment y’a eu des conflits au sein du groupe, des trucs difficiles à gérer, mais parce qu’on n’avait pas les outils pour gérer ces situations-là. On n’avait pas forcément les méthodes pour s’auto-manager et se répartir le boulot. »
22Dans le prolongement de cet effort de rationalisation impulsé par son leader, le groupe définit également un planning de semaines types, dans lequel sont prévus des temps fixes de travail administratif, mais aussi des temps de travail artistique collectif. Le groupe aspire à poursuivre son développement et tente de s’insérer durablement dans le réseau primaire de diffusion (SMAC, scènes nationales, grands festivals). Selon Fabien, l’avantage de ce réseau est qu’il fonctionne sur un temps beaucoup plus long que les lieux de diffusion plus modestes. Les engagements sont pris d’un à deux ans à l’avance, tout l’enjeu est de planifier au mieux les différentes étapes qui vont de la création et la production du projet jusqu’à sa présentation sur scène. De manière à ne pas se retrouver pris dans l’urgence, le groupe a mis en place des calendriers prévisionnels types qui correspondent aux différents réseaux de diffusion.
23Pour Fabien, l’intérêt de cette planification était également d’instaurer une coupure nette entre le temps de travail et le temps consacré à sa famille, en particulier à ses enfants. Pour aller plus loin encore dans la maîtrise du temps, il s’applique à lui-même les méthodes mises en œuvre pour son groupe. Il organise ses journées sur la base de trois semaines types dans lesquelles tout ou presque est planifié et clairement délimité, tant ses activités artistiques, administratives que familiales. Son planning prévoit même quelques plages de repos, qui peuvent éventuellement être utilisées pour finir du travail en retard ou pour parer à une urgence de dernière minute – ce qui n’arrive presque plus, selon lui, du fait du système de coopération mis en place au niveau du collectif.
24Ce très haut degré de rationalisation du temps n’est certes pas représentatif de ce que pratiquent l’ensemble des artistes aujourd’hui, y compris au sein de cette génération. Mais les questions posées et la quête de réponses dans une organisation temporelle permettant d’épargner du temps pour les activités de création sont largement partagées. L’imposition de la logique du projet et de son organisation rationalisée du temps se rencontre aussi, bien que moins fréquemment, chez des artistes plus âgés qui y ont trouvé un moyen de contrôler les angoisses liées à l’urgence. Ils y sont tout autant confrontés que les artistes plus jeunes, mais y sont moins préparés car cette logique, devenue nécessité, était beaucoup moins forte lorsqu’ils ont commencé leur carrière.
25Plusieurs artistes rencontrés, entrés en carrière dans les années 2000, mettent en œuvre des méthodes de « management des projets » inspirées de ce qui se pratique dans les secteurs marchands de l’économie : stratégies de développement à court, moyen et long terme, division rationnelle du travail, allant parfois jusqu’à une gestion minutée des temps de travail. Cette chasse aux « temps perdus », cet effort de planification et d’organisation, à visée productiviste, n’est pas sans rappeler la chasse au « temps morts » de l’organisation scientifique du travail taylorienne. Pour se structurer ainsi, le groupe de Fabien a bénéficié des conseils d’un ami, comptable bénévole de l’association qui porte les activités du groupe, exerçant à titre professionnel dans le secteur privé. C’est lui qui leur a transmis les savoirs et les outils méthodologiques de management et de gestion. Mais il existe aujourd’hui un véritable marché de la diffusion des normes néo-managériales auprès des artistes, notamment centrées sur le « management de projet » et l’organisation temporelle des activités artistiques.
26Un certain nombre d’entre elles sont financées par l’AFDAS (Assurance formation des activités du spectacle), « opérateur de compétences (OPCO5) des secteurs de la culture », dont l’une des missions principales est de « développer l’accès à la formation pour les publics spécifiques (intermittents du spectacle, artistes-auteurs6) ». Parmi ces formations, une quinzaine sont consacrées à la problématique de la gestion du temps.
Tableau 1 : Liste des formations AFDAS dédiées à la « gestion du temps » (2016-2019)
ENTREPRISE
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Type
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Intitulé de la formation / du stage
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ACTIFORCES / ORCOM
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Cabinet de conseil en GRH
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Optimiser la gestion de son temps
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AFLIM
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Cabinet de conseil en formation
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Gestion du temps et des priorités
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ALL POSITIVE
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Coaching
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Développer la qualité de son temps
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ATLAS FORMATION
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Organisme de formation management, RH…
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Gestion du temps et des priorités
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BL CONSULTANTS
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Cabinet de conseil et de formation en Management des changements
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Maîtriser son temps et ses priorités
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M2I TECH PARIS
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Centres de formations spécialisés en management…
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Optimiser son temps et ses priorités
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CROSSKNOWLEDGE
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Cabinet de consultants en Digital Learning
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Retrouver la maîtrise de mon temps et mes priorités
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DEVOP
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Centre de formation professionnelle et coaching
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Mieux gérer son temps et ses priorités
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DEVOP
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Centre de formation professionnelle et coaching
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Mieux gérer son temps et ses priorités (Junior)
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DEVOP
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Centre de formation professionnelle et coaching
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Mieux gérer son temps et ses priorités (confirmé)
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EFE CURSUS (Abilways)
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Organisme de formation
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Mieux gérer son temps pour gagner en efficacité
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NAXIS FORMATION
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Centre de formation professionnelle
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Optimisation et gestion du temps
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SESAME FORMATION
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Centre de formation professionnelle
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Gestion du temps
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STAFF & LINE MANAGEMENT
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Cabinet de consultants en management et organisme de formation
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Optimiser la gestion de son temps et de ses priorités
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ZIGGOURAT FORMATION
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Centre de formation professionnelle
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Gestion du temps et des priorités
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27Ces stages, d’une durée moyenne de 14 heures, sont organisés par des centres de formation professionnelle et des cabinets de consultants. Fondés et/ou dirigés pour deux tiers d’entre eux par des diplômés d’écoles supérieures en économie et/ou management (principalement HEC et ESSEC), ces entreprises promettent aux artistes, comme l’indiquent les fiches de présentation, de leur fournir les outils pour mieux comprendre leur « relation au temps », identifier les problèmes (« les 3 obstacles : interruptions, perfectionnisme et procrastination », « les 4 maladies de la gestion du temps », les « croque temps », les « bouffes temps », les « voleurs de temps », etc.) et bien sûr mettre en place les solutions adéquates (« les 5 règles d’or du management du temps », « maîtriser son temps », « acquérir des outils et méthodes de gestion du temps », « optimiser le temps de travail », etc.).
28Les cabinets de consultants de cette liste, pour partie spécialisés dans les métiers de l’administration de la culture, ont été créés pour deux tiers d’entre eux entre le milieu des années 1990 et les années 2000, soit tardivement par rapport à la vague générale de développement du « consulting » (Henry, 1992) mais accompagnant l’accélération du tournant économique des politiques culturelles. Comme on le voit dans les termes utilisés pour décrire les formations, tout en se présentant comme de simples acteurs de « l’accompagnement » à la professionnalisation des artistes, ces organismes et cabinets agissent comme de véritables intermédiaires de la diffusion des normes néo-managériales d’organisation du travail, comme ils l’ont fait tout au long de la période d’imposition du New Public Management en France (Bezes, 2012). De plus, on constate que ces formations proposent une approche individualisée du rapport au temps (certains formateurs revendiquant une formation et une approche de type « psycho » ou « neuro ») : « Prendre conscience de l’influence de notre personnalité sur notre gestion du temps », « Améliorer la gestion de son temps et de ses priorités est avant toute chose une démarche personnelle », « Établir un plan d’action personnalisé », etc. Niant par le fait le caractère structurel et institutionnel des contraintes temporelles, elles contribuent donc non seulement, de façon normative, à la diffusion des valeurs et des pratiques managériales mais elles favorisent du même coup une forme d’intériorisation de ces croyances en prétendant répondre individuellement à des problèmes qui concernent en réalité tous les agents du champ.
- 7 Comme l’a montré Eve Chiapello en 1998, dans un ouvrage tiré d’une thèse soutenue en 1994.
29La mise en évidence de ces deux générations, correspondant à deux groupes ni parfaitement homogènes ni complètement stabilisés, témoigne de l’hétéronomisation du champ artistique, se manifestant ici par l’interpénétration croissante des valeurs artistiques et managériales. La figure romantique et bohème de l’artiste, qui a dominé symboliquement les représentations jusque dans les années 1980, tend à être remplacée par celle de l’artiste manager, qui gère sa carrière et son temps de travail avec les outils du néo-management. L’opposition entre artistes et managers, incarnée par deux groupes sociaux entretenant une relation méfiante et conflictuelle7, semble devenir pour les plus récentes générations d’artistes une tension interne, à la fois artistes et managers.
30Cette réflexion permet plus généralement de penser la manière dont la transformation des structures d’un champ engendre une modification non seulement des pratiques mais aussi et surtout des dispositions des agents, à l’échelle d’une ou deux générations. Dans un premier temps, les nouvelles règles produisent des contraintes que les agents socialisés avant leur entrée en vigueur peuvent certes refuser, au risque de l’exclusion ou du rejet aux marges (sauf s’ils possèdent les ressources nécessaires, comme on l’a montré), mais auxquelles certains se plient plus ou moins complètement, pour se maintenir dans le champ, sans nécessairement adhérer aux croyances sur lesquelles elles reposent. Leurs pratiques évoluent (ils remplissent des dossiers de demandes de subventions, organisent rationnellement leur activité, etc.) mais cela ne modifie pas nécessairement en profondeur leur conception du métier. En revanche, les artistes qui entrent en carrière dans un champ dont les structures sont déjà affectées par les logiques gestionnaires, qui voient la plupart de leurs collègues plus âgés les mettre en œuvre (même s’ils prétendent les contester), construisent leur façon de penser et de faire leur travail en incorporant ces logiques. Celles-ci sont parfois diffusées de manière active, comme on l’a vu avec l’exemple des formations à la « gestion du temps », mais elles le sont aussi simplement par la pratique, qui produit les dispositions ajustées au nouvel ordre social. En l’espace de quelques générations, il ne reste guère plus d’agents porteurs de dispositions devenues hérétiques, ni d’espaces dans lesquels ces dispositions ne répondant pas aux normes dominantes trouvent à s’exprimer.