1La définition a minima de la « reprise musicale » englobe deux éléments : la dimension temporelle et le changement d’interprète. Autrement dit, il s’agit de l’exécution d’une chanson écrite et interprétée par autrui dans le passé (Cusic, 2005) ou de « toute nouvelle version d’un morceau obtenue à partir d’un original » (Kihm, 2010 : 21). La pratique de la « reprise » est courante dans tous les genres musicaux actuels, sous différentes formes : réinterprétations, standards, sampling, voire parodie. Des reprises voient le jour régulièrement, enregistrées ou jouées en public par des vedettes ou plus souvent des musiciens ordinaires (Perrenoud, 2007) qui se produisent dans de petits lieux pas exclusivement destinés à la diffusion musicale (bars, fêtes) et interprètent au cours de la soirée les hits de différentes époques, différents artistes et styles musicaux.
2Depuis une vingtaine d’années, un nouveau type de formation musicale se développe et connaît un important engouement : les tribute bands (littéralement « groupes-hommages »). Ici, le concert entier consiste en l’interprétation des titres d’un seul artiste ou groupe, généralement intégrant aussi une dimension visuelle comme la reprise des costumes. Les musiciens rendent ainsi un hommage exclusif à l’artiste original, contrairement aux « groupes de reprises » qui se caractérisent par la diversité de leur répertoire. Des hommages sont rendus dans tous les genres musicaux et dans d’autres arts, mais le terme « tribute band » s’applique presque uniquement à la musique dite pop-rock.
Après une première partie de cadrage contextuel, méthodologique et théorique, cet article présentera les quatre grands types de carrières et de rapports à l’activité qui se dégagent de l’analyse.
- 1 « Le simulacre n'est jamais ce qui cache la vérité – c'est la vérité qui cache qu'il n'y en a pas. (...)
3La littérature scientifique sur les tribute bands est encore très rare. À ce jour, seuls deux ouvrages traitent cet objet : le livre collectif pionnier Access All Eras. Tribute Bands and Global Pop Culture, dirigé par Shane Homan (2006), et la monographie Send in the Clones. A Cultural Study of the Tribute Band, par Georgina Gregory (2012). Dans cette littérature, on trouve le plus souvent une argumentation d’inspiration postmoderne : le tribute illustrerait au mieux le concept de « simulacre » élaboré par Jean Baudrillard1 (1981) car non seulement le répertoire de l’artiste originel est simulé par le tribute sur scène, mais ce « simulacre » tente de remplacer temporairement l’original. Ce point de vue implique de considérer la position assignée au rock dans son contexte artistique, social et historique. Dès les années 1960, la figure de l’auteur-compositeur-interprète s’est imposée et, depuis, les critiques et les publics ont tendance à valoriser plus les artistes qui (co)écrivent leurs chansons, que les interprètes qui perçoivent d’ailleurs des droits et revenus plus limités que les auteurs (Cusic, 2005 ; Negus, 2011). La reprise à l’identique occupe dès lors une place subalterne, pouvant même se voir déclassée à côté de pratiques amateur comme le karaoké, et les musiciens de tribute bands associés à des figures de l’entertainment peu valorisées, notamment les « sosies ». Ces textes laissent penser que les publics sont presque dupes, eux qui croiraient en une illusion, une histoire fictive et trompeuse. Or, dans une telle perspective, tout art devrait être considéré comme « simulacre », car créant des illusions ou des « simulations » de la réalité. Ces argumentations s’arrêtent souvent au niveau des métaphores – le tribute comme « trompe-l’œil » (Bennett, 2006) ou un « laisser-passer » pour accéder au passé (Plasketes, 2005), parmi d’autres – et n’aboutissent pas à des explications scientifiques satisfaisantes du phénomène des tribute bands, ni du travail musical ou des carrières des musiciens.
4Qu’est-ce qui motive les musiciens à s’engager dans une carrière de tribute band alors que la notion même de reprise à l’identique – au cœur de ce phénomène – s’accorde difficilement avec les normes et les valeurs des musiques actuelles, et notamment celles du rock où prévaut la création propre ?
5Tiré d’une enquête sociologique dans le cadre d’une thèse de doctorat consacrée à ce phénomène, cet article présente les motifs et les intérêts que peuvent avoir les musiciens à jouer dans un tribute band ainsi que les types de carrières qui peuvent mener au « tribute ». La recherche empirique a été menée en Suisse – un terrain fructueux car le phénomène y est très récent. Le nombre de tribute bands augmente vite dans ce pays, mais les scènes et les publics sont encore limités. Le processus d’implantation des tribute bands sur le marché musical helvétique est en cours, et les règles du jeu sont en train de se préciser et de s’instaurer. L’objet a été abordé de manière qualitative. Pour une meilleure compréhension des concerts in situ, une cinquantaine d’observations directes ont été effectuées lors de divers événements (concerts, festivals et soirées de bars). Nous avons également mené une soixantaine d’entretiens semi-directifs avec des musiciens de vingt-sept tribute bands, quatorze intermédiaires (programmateurs dans des bars ou des festivals principalement) et, de manière plus périphérique, sept membres du nombreux public rencontré au cours de ces dernières années, en plus des échanges informels lors des soirées.
6Dans une approche interactionniste telle qu’elle ressort des travaux d’Howard Becker (1988), nous analysons les tribute bands comme un « monde de l’art », un phénomène musical singulier, avec des carrières et des réseaux de coopération qui reposent sur des conventions distinctes de celles qui prévalent dans d’autres mondes sociaux, y compris dans le domaine musical.
7Selon Becker (2002), la sociologie devrait « transformer les individus en activités ». C’est ainsi qu’il a étudié il y a plus de soixante ans les « carrières déviantes » des fumeurs de marijuana – une déviance résultant de l’étiquetage par autrui et qui relève plus d’une activité sociale que de traits individuels. On apprend à fumer et à devenir fumeur de marijuana, la carrière du fumeur étant marquée par des étapes-clé consécutives. À chaque étape, l’individu décide de continuer ou non et s’engager davantage dans cette carrière. Everett Hughes (1960 ; 1997) et Howard Becker (1952 ; 1985) ont maintes fois insisté sur l’utilité de penser les parcours des individus comme une « série d’ajustements » mis en œuvre par l’individu dans ses aspirations d’avancement dans tel ou tel domaine de la vie. Ces ajustements combinent des aspects aussi bien objectifs que subjectifs. Les parcours peuvent être vus comme des progrès ou, à l’inverse, comme des pertes conduisant à une mobilité descendante dans une hiérarchie, formelle ou informelle, qui fixe le statut de l’individu en fonction de critères comme le revenu, le pouvoir et le prestige lié à son rôle ou à son occupation (Becker, 1952).
8Le fait de jouer dans un tribute band s’inscrit donc dans une carrière musicale, quel que soit son degré de professionnalisation. On ne devient pas tout à coup musicien de tribute band, mais bien suite à un avancement pas à pas dans la carrière. Une combinaison de circonstances amène les musiciens à prendre des décisions à chaque étape quant à l’engagement et à l’avancement dans la carrière. Accepter ou refuser de jouer dans un tel groupe, quitter un tribute band au profit d’un autre ou d’autres obligations personnelles ou professionnelles, selon les moments de son parcours de vie, ou encore décider d’en faire un travail à plein temps plus qu’un loisir – autant de questions qui marquent le passage d’une étape à l’autre dans cette carrière.
9Ces décisions ne suivent pas toujours une logique de coûts et bénéfices. La position sociale de l’individu, sa situation professionnelle ou familiale influencent la décision finale, laquelle peut être le résultat de contraintes socio-économiques induites par divers changements sociaux, comme le suggère Hughes (1960). La carrière se construit, d’une part, en fonction des aspirations professionnelles, des attentes et des intérêts de l’individu, et de l’autre, en fonction des difficultés et des contraintes qui ressortent des conditions socio-économiques et des incertitudes du marché de l’emploi artistique.
10Une typologie de carrières-types basée sur des ensembles de comportements, et non des traits individuels et inhérents, permet d’expliquer les intérêts individuels qui président à la décision de jouer dans un tribute band et, du même coup, les divers parcours artistiques observés. Pour une bonne part de ces musiciens, le tribute est une réponse, fut-elle partielle, aux difficultés rencontrées sur le marché de l’emploi musical. Notre typologie est construite au croisement de deux axes. Le premier est le but principal du tribute : un but en soi ou un moyen pour avancer ses propres créations. De fait, pour certains musiciens rencontrés le fait de jouer dans un tribute constitue une fin en soi, le plaisir et/ou le succès associés à cette activité se suffisant à eux-mêmes, alors que pour d’autres le tribute serait un véhicule pour atteindre la notoriété, un cheval de Troie pour faire découvrir ses compositions originales. Le deuxième axe tient compte de l’importance économique de l’activité dans un tribute, comme revenu d’appoint ou principal. En effet, la démultiplication de l’activité artistique, et parfois extra-artistique, est une nécessité pour la plupart des artistes (Bureau et al., 2009), l’activité artistique pouvant représenter un investissement conséquent en temps, en énergie et en moyens sans pour autant que le retour sur investissement soit garanti.
Le croisement de ces axes fait apparaître quatre types de rapport au travail chez les musiciens de tribute band : 1. amateur, 2. spécialisé, 3. opportuniste et 4. exécutant.
Tableau 1
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Le tribute band comme but en soi
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Le tribute band comme moyen
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Revenu d’appoint
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1. Amateur : un passionné qui ne vit pas du tribute ; c’est un loisir
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3. Opportuniste : le tribute sert à promouvoir ses titres
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Revenu principal
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2. Spécialisé : un passionné qui vit du tribute, ancien amateur
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4. Exécutant : c’est « juste » un travail, on en vit sans être passionné
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11Chaque type dispose de moins de marges de manœuvre que le précédent quant aux choix concernant le répertoire, le style d’interprétation musicale ainsi que la reproduction ou non d’éléments visuels. Chaque type entretient une relation différente avec ce monde de l’art et présente des attentes distinctes quant à ce que représente ou devrait représenter un tribute band. Il se peut que des musiciens de différents types jouent côte à côte dans un même groupe, mais l’enquête a montré que les discordances entre les attentes tendent à entraîner des changements et, au fil du temps, une homogénéisation de la configuration du groupe.
12Par ailleurs, bien que ces types soient construits par nous sur la base de l’enquête, les propos des acteurs de ce monde de l’art sont remplis de références à des systèmes de classification similaires. Ces classifications servent surtout à affirmer sa position ou à se détacher d’une autre : les « amateurs passionnés » contre les « professionnels stratèges », les groupes « sincères » contre les « commerciaux », ceux qui gardent une distance « saine » du rôle joué sur scène contre ceux qui « sont allés trop loin » dans l’imitation, et bien d’autres oppositions qui, parcourues de contradictions, fonctionnent comme des modèles d’attraction ou de répulsion pour les musiciens que les acteurs de ce monde de l’art contribuent à construire et propulser.
13Le type amateur incarne la figure de l’individu passionné par la musique qu’il joue, celui pour qui le tribute band n’est qu’un loisir et non une source importante de revenu. La motivation principale de ces musiciens est la passion pour l’artiste originel. Il s’agit là d’une pratique caractérisant la figure du fan : le mélomane qui aime la musique et devient « grand auditeur » et « récepteur actif » (Perrenoud, 2007) avant de « passer à l’acte » de la (re)production musicale. Notre usage du terme « amateur » renvoie à la passion et au plaisir de l’activité, là où l’intérêt financier ne prime pas. Bien qu’une connotation négative soit parfois véhiculée par ce terme, il n’est évidemment pas question pour nous d’évaluer la qualité du travail ou de la production de ces musiciens, voire de disqualifier cette activité comme étant de moindre qualité comparée à celle des « professionnels ».
14Le point de départ d’un parcours de ce type naît souvent de l’imprévu : une session de musique entre amis, « pour rigoler », ou encore un concert unique pour un événement local. La plupart de ces musiciens ont déjà tenté, par le passé, de se faire connaître avec des compositions originales, mais ils ont depuis renoncé à la création pour ne plus faire que des reprises. Certains continuent à jouer dans les deux configurations, avec un tribute et un groupe de compositions en parallèle. Quand le chemin vers la réussite en tant qu’auteur-compositeur-interprète paraît hors d’accès, quand l’on attend cette « consécration qui ne vient pas » alors qu’on croit toujours en la « vocation » musicale (Sinigaglia, 2017), l’alternative est alors de se tourner vers les reprises.
15La voie du tribute paraît moins ardue, car elle nécessite un travail et une posture artistiques différents de ce que l’on trouverait dans un groupe de création mais aussi dans un simple cover band (groupe de reprises). Le « jeu » (Goffman, 1961) que l’on joue avec la complicité du public n’est pas le même, ni les codes nécessaires à l’interprétation de la production sur scène qui sous-tendent la « coopération », le partage de « conventions » entre artistes et public (Becker, 1988). Faire des reprises suppose de jouer des chansons de référence, car pour que la reprise fonctionne en tant que telle, il faut que le public reconnaisse la version originale. Jouer ses propres titres, moins connus du public, ne demande pas de reproduire un tel jeu « au deuxième degré », mais d’exposer sa singularité artistique et de dévoiler son « univers intérieur ». Pour des amateurs qui ne vivent pas de la musique mais qui jouent pour le plaisir, le tribute étanche la soif de se produire en public sans devoir passer par la voie plus lourde et incertaine de la création. Avec un tribute, la présence d’un public est quasi assurée, les dates, relativement faciles à trouver, et le plaisir en tant que musicien et comme fan, garanti.
16Jouer pour le plaisir n’oblige pas à composer, mais la création demeure, malgré tout, un idéal artistique. Pour ceux ayant déjà composé par le passé, aussi à titre amateur, le passage des compositions aux reprises est souvent évoqué en termes d’échec. Certains expriment des regrets : ils aimeraient « redevenir créatif », car la composition leur « manque ». En se comparant sans cesse aux groupes de compositions qu’ils qualifient de « normaux », ces musiciens n’écartent pas, en principe, l’option de se relancer dans la création, mais leurs obligations professionnelles ou familiales les limitent.
17Ces musiciens tirent leurs revenus d’autres sources, et la plupart exercent un métier principal loin de la musique. Les métiers, les salaires et les taux d’occupation varient énormément, allant du chauffeur de poids lourd au pharmacien docteur ès sciences. Un musicien explique ainsi que son « fonds de commerce » est l’enseignement tandis que la production sur scène relève, elle, du plaisir personnel : « Je n’ai pas besoin de faire des concerts pour vivre. Euh… c’est-à-dire vivre financièrement, mais pour vivre tout court, j’en ai besoin ! » (François, 41 ans, pianiste, tribute à Led Zeppelin).
18En n’étant pas dépendants financièrement de l’activité musicale, les amateurs subissent peu de contraintes et jouissent de la plus grande marge de manœuvre parmi les tributes. L’artiste originel sera choisi en fonction des goûts et de la passion partagée par les membres du groupe. Le choix du répertoire sera moins dicté par les goûts ou les exigences du public et des programmateurs : on jouera ce qu’on aime et ce qu’on aimerait jouer. De même, le rythme de travail d’un groupe amateur est moins intense et plus flexible que pour ceux qui vivent de la scène. « On ne se met pas la pression », explique François dont le groupe donne une quarantaine de concerts par an. Ces musiciens peuvent donc facilement refuser un concert si les conditions ne les satisfont pas, par exemple si l’équipe artistique responsable du lieu exige que des éléments visuels du groupe original soient repris alors qu’ils ont choisi de ne pas le faire (pour ne pas passer pour des « sosies »). Ils préfèrent refuser des dates ou se limiter à quelques lieux afin de préserver une certaine autonomie, même si cela implique de se produire moins. Non seulement le critère du plaisir prime sur les gains financiers, mais il s’avère même déterminant. Les amateurs ne jouent généralement pas au détriment de leur plaisir et de leur liberté artistique, peu importe la rentabilité financière du concert. Certains acceptent même de jouer sans rémunération pour des raisons qui relèvent plus de l’ordre symbolique : si le lieu est prestigieux, s’il s’agit d’une date à l’étranger, si l’on est sollicité sur recommandation, si on joue pour des amis – bref, si on se fait plaisir en jouant.
19Ces musiciens ne rêvent pourtant pas moins que les autres de grandes scènes ou de lieux renommés. Seulement, ces lieux sont presque hors d’accès pour des amateurs qui, de plus, n’ont pas le soutien d’une agence de promotion. En outre, se produire dans de tels lieux impliquerait une certaine perte d’autonomie, les contraintes imposées étant plus strictes et la logique de la rentabilité financière, plus forte, si bien que jouer pour son plaisir seul deviendrait plus difficile.
20Les musiciens qui s’inscrivent dans une carrière du type spécialisé ont débuté leur activité dans un tribute band en tant qu’amateurs, mais l’ont ensuite transformée en une source importante, voire unique de revenu. Le tribute est ici un but en soi ; ces musiciens se spécialisant dans cette niche du marché musical même si le plaisir du fan passionné demeure une dimension centrale de l’activité. Comme les amateurs, certains jouent au départ dans différents types de groupes, gagnent leur vie dans des emplois hors musique, et ont déjà expérimenté avec la composition propre. À un moment de leur parcours musical et professionnel hors musique, le succès du tribute band, conjugué aux échecs ou à l’insatisfaction ressentis dans leur vie professionnelle, conduisent ces musiciens à décider de quitter leur métier principal pour se concentrer sur le tribute qui devient alors leur occupation et leur source de revenu principales. Dès lors, ils « tournent pro » selon l’expression consacrée. Ce changement de statut relève en partie des conditions du marché de l’emploi : du soutien financier, technique et artistique dont ces musiciens bénéficient (venant d’une agence ou d’un producteur) et du réseau professionnel dans lequel ils ont réussi à s’insérer. Le discours de ces musiciens s’appuie fortement sur la notion de « chance » : on est chanceux de pouvoir gagner sa vie en jouant sa musique préférée, le succès rencontré et le fait d’avoir pu « tourner pro » sont principalement attribués à la chance au cours des entretiens.
21Toutefois, le revers de la médaille révèle plus de contraintes pour ces musiciens que pour le type amateur. La dépendance financière à l’activité musicale limite aussitôt leurs marges de manœuvre. Pour gagner suffisamment, il faut jouer fréquemment, dans des lieux dispersés, plus grands et plus prestigieux que des bars. Ce contexte « professionnalisé » implique de fortes contraintes et une grande rigueur dans le show du tribute band. Les interprétations reprennent l’original « à la note près » et la dimension visuelle du concert est très importante : les costumes, les perruques, le maquillage, les modèles d’instruments et d’autres détails encore font forcément partie du spectacle, les amateurs étant beaucoup moins contraints. En outre, le public des salles de concert se montre plus exigeant que celui des bars : il a payé son entrée, il est dans un dispositif spectaculaire avec une scène, des light shows, etc. Les demandes du public de jouer certains morceaux ne peuvent plus être refusées par les musiciens, qui doivent répondre aux exigences d’un public « total » et attentif, et non « partiel » et distrait comme dans les bars (Perrenoud, 2007). Ne pas répondre aux exigences du public entraînerait donc des effets négatifs sur la réputation du groupe et limiterait les chances d’être programmé dans le futur. De même, on ne pourra se permettre de refuser de jouer dans un lieu ou à une date spécifique pour des motifs personnels, contrairement aux amateurs.
22Dans nombre de cas, la réputation vient d’une certaine reconnaissance du travail du tribute par l’artiste original lui-même, ce qui est souvent aussi interprété comme une « chance », un signe favorable du destin : les mots d’encouragement de Brian May vis-à-vis d’un tribute à Queen, ou ceux de Robert Plant à l’égard d’un tribute à Led Zeppelin ont évidemment agi comme un « coup de pouce » à la carrière du tribute band, comme par exemple le fait d’avoir été parmi les finalistes d’un concours de tribute bands organisé par KISS, pour n’évoquer que des cas rencontrés sur le terrain. Ces « triomphes », constituant une véritable consécration pour un tribute, sont systématiquement utilisés à des fins promotionnelles, sur des affiches ou des pages web.
23Le plaisir reste un critère important, certes, et le succès témoigne d’un sort favorable. Toutefois, nous ne pouvons que nous interroger sur le rapport entre, d’une part, ce plaisir et cette « chance » de tirer un revenu du tribute et, d’autre part, la valeur artistique de cette activité, y compris pour ceux qui la pratiquent. En effet, jouer dans un tribute relève d’une activité déclassée au regard de la figure de l’auteur-compositeur-interprète, et les musiciens spécialisés rencontrés ont pour la plupart renoncé à la création, même à titre amateur, en raison d’un succès insuffisant pour vivre aujourd’hui de l’interprétation de reprises avec leur tribute. Ainsi, gagner sa vie avec un tribute band peut-il constituer un stigmate (Goffman, 1975) dans l’espace des musiques actuelles et les musiciens spécialisés peuvent-ils connaître un sentiment de déclassement. Il peut en aller de même pour le type de carrière et le profil de musicien suivant.
24Le troisième type de carrière et de rapport à l’activité musicale qui se dégage de notre enquête incarne la figure de l’auteur-compositeur-interprète peinant à se faire un nom en tant qu’artiste et utilisant le tribute de manière stratégique, d’abord pour accumuler des revenus et des contacts professionnels, et éventuellement pour mettre en avant ses compositions et forger son identité artistique propre. Le tribute constitue une source de financement (parfois parmi d’autres) pour le travail de création. Le tribute peut aussi servir de véhicule pour promouvoir ses titres, lancer ou avancer dans sa carrière artistique. Il faudra alors s’insérer dans des réseaux professionnels, se faire connaître auprès du public et placer certaines de ses compositions parmi les reprises de l’artiste original auquel on rend hommage, ce qui est toujours délicat. Pour les « opportunistes » il s’agit de profiter de la popularité du tribute band pour en tirer des bénéfices financiers et symboliques qui sont censés servir, au final, à la promotion de ses œuvres originales.
25Des calculs plus stratégiques et rigoureux priment ici sur la passion ou le pur plaisir de jouer. On choisira plutôt un répertoire connu susceptible d’attirer du public et qui permet de jouer dans de nombreux lieux afin d’être en mesure d’utiliser ensuite ce réseau professionnel pour promouvoir ses créations, le plus facile étant le cas où le tribute et les compositions propres s’inscrivent dans le même style. Ces musiciens jouent d’habitude dans de multiples groupes et dans différentes configurations (tribute band, cover band, créations propres), divers genres et dispositifs de jeu. Flexibles et polyvalents, ils multiplient ainsi leurs chances de trouver des engagements professionnels. Ici, on monte un tribute pour sa rentabilité, on cherche des musiciens possédant des compétences techniques, pas des « copains », on n’est plus dans une logique de « potes » mais dans une logique de « postes » (Brandl, 2009). On passera donc par des connaissances, le bouche-à-oreille ou des annonces sur des sites web pour recruter des musiciens « pros », les groupes pouvant facilement changer de membres, au gré des disponibilités et des carrières de chacun.
26Jouer dans un tribute band parmi d’autres groupes permet à ces musiciens de diversifier leurs activités et donc de jouer plus fréquemment. Car si la décision de programmer un tribute band, un groupe de reprises ou un groupe de compositions dépend du lieu et de la demande sur le marché, alors les musiciens qui gagnent leur vie avec la musique ont intérêt à répartir les risques en termes économiques sur un marché de l’emploi hautement incertain (Menger, 1991). Être en mesure d’offrir divers types de prestations musicales augmente les chances de trouver des engagements dans la mesure où l’on peut s’adapter à différents contextes sur le marché de l’emploi. Il s’agit alors non seulement de varier les répertoires et les types de groupes, mais aussi le nombre de musiciens qui jouent dans chaque groupe, car le montant du cachet demandé sera différent : un solo coûte moins cher qu’un duo, un trio, etc. Une telle flexibilité sur le marché de l’emploi musical est nécessaire pour des musiciens qui travaillent dans un contexte où la norme est devenue la multiplication des projets, « la diversification des activités [étant] une nécessité économique » dans les arts (Bureau & Shapiro, 2009 : 23).
27Le marché de l’emploi artistique est fortement marqué par cette exigence de flexibilité, car le travail s’y organise en général par projets (Menger, 1991). Certains projets sont éphémères, d’autres existent pendant longtemps en parallèle, voire s’entremêlent. La diversification d’activités permet de s’assurer contre les incertitudes qui relèvent de ce type de travail, où chaque nouveau projet présente un risque, comme l’explique Pierre-Michel Menger (2009), car le succès dépend des « facteurs aléatoires » dans un domaine artistique qui, en outre, demande de plus en plus de flexibilité de la part des artistes. Diversifier ses activités permet ainsi de s’insérer dans divers réseaux. Chaque région a ses propres réseaux selon le genre musical et le dispositif de jeu, entre le petit bar musical et la grande salle prestigieuse. Les groupes opportunistes utilisent leur réseau constitué en tant que tribute band, pour multiplier les engagements, mais aussi pour programmer leurs compositions. Le fait d’avoir joué plusieurs fois dans un lieu en tant que tribute band peut faciliter le retour de ces musiciens dans ce même lieu pour jouer leurs compositions, en profitant de la confiance des programmateurs. On peut aussi exploiter le concert du tribute band comme moyen de promotion de ses propres titres, par exemple en jouant quelques-unes de ses compositions à la fin du concert.
28Ces musiciens qualifient souvent le tribute d’une « passerelle », une étape à franchir et une ressource à utiliser. Les musiciens qui occupent des places plus centrales dans le réseau, ceux qui disposent de ressources financières suffisantes pour se lancer ou qui se trouvent dans des positions sociales leur permettant de bénéficier d’un soutien de tiers (d’une agence), traversent évidemment cette « passerelle » plus aisément que les musiciens pour qui le tribute constitue la principale source d’engagement et qui risquent de peiner à se faire reconnaître aussi comme compositeurs.
29Le dernier type que nous avons pu repérer à l’occasion de cette première enquête approfondie sur les tribute bands regroupe les musiciens qui jouent dans un tribute band sans être passionnés par l’artiste repris, des individus dont l’intérêt principal repose sur la dimension économique et professionnelle du tribute ainsi que sur les perspectives que cela peut leur ouvrir. Pour George (35 ans, guitariste, tribute à ABBA) « c’est juste un travail », qui sert de source principale de revenu et offre une rémunération stable. Certains de ces tribute bands les plus professionnalisés peuvent rappeler la production de comédies musicales. Les concerts sont des spectacles qui s’appuient fortement sur une équipe de production élargie, avec une direction artistique, des managers, une agence, des ingénieurs du son, des éclairagistes, des techniciens, des costumiers et des chauffeurs. Ces groupes se produisent en général sur de grandes scènes et dans le cadre de tournées internationales.
30Les musiciens exécutants qui officient sont engagés sur contrat et peuvent facilement être remplacés par d’autres. Comme les opportunistes, ils cherchent souvent aussi à promouvoir leurs créations par ailleurs, afin de sortir un jour du cercle des tribute bands. Mais ils se retrouvent dans une situation d’autant plus contraignante qu’ils dépendent du tribute comme source exclusive de revenu. Le terme d’« exécutant » prend ainsi en compte ces deux dimensions : sans passion particulière, on s’acquitte d’une tâche dont les modalités sont fixées par contrat, en même temps qu’on exécute les décisions prises par la direction en ayant peu de marges de manœuvre dans les choix concernant sa propre prestation en concert.
31Ce type de musiciens est celui qui subit le plus de contraintes, en termes de choix musicaux et de par sa dépendance financière au tribute band. Même s’ils aimeraient un jour quitter le tribute band et ne jouer que leurs titres, les exécutants se retrouvent pris dans une boucle et le tribute devient difficile à quitter. Les exécutants s’organisent par ailleurs dans une logique de travail fortement rationalisée, la division du travail étant très nette au sein du collectif, contrairement à la logique de « débrouillardise » que l’on trouve dans des groupes plus proches du pôle amateur. Ces musiciens ne feront par exemple jamais le travail de l’ingénieur du son ou ne s’occuperont pas de la recherche de contrats, tâche dévolue à la direction de l’orchestre ou à l’agence de promotion. Cela facilite le travail des musiciens qui n’ont plus qu’à s’occuper de leur jeu sur scène, mais cela constitue aussi une contrainte en réduisant leurs marges de manœuvre en matière de choix du répertoire, des lieux où l’on se produit, etc. S’il revient au directeur artistique de constituer le répertoire de la soirée ou de fixer le degré de reprise des éléments visuels (costumes, coiffures, etc.), alors le rôle des musiciens dans cette division du travail se limite à un travail d’interprète, employé subordonné à la direction de l’orchestre.
32Ces musiciens exécutants sont engagés essentiellement pour leur savoir-faire technique et pas pour leur créativité ou pour leur singularité artistique. En cela, le type exécutant se rapproche le plus de la figure du « musicien ordinaire » (Perrenoud, 2007), parmi lesquels on trouve nombre d’individus qui se pensent moins comme des artistes que comme des artisans qui « font le métier » et qui sont valorisés pour leur maîtrise technique plutôt que pour leur créativité (Perrenoud, 2012).
33La typologie élaborée au croisement de deux axes – la motivation principale de l’individu et le revenu tiré de l’activité – a fait ressortir quatre types de musiciens de tribute band : amateur, spécialisé, opportuniste et exécutant. Malgré le fait que les quatre types de carrières sont bien distincts les uns des autres, notre enquête a démontré quelques caractéristiques générales des carrières menées au sein des tribute bands. Le tribute est généralement vu comme étant une solution (éphémère) aux obstacles rencontrés sur le marché de l’emploi ; la carrière individuelle, elle, débutant « par hasard » ou en tant qu’expérience unique. Il est très rare que le tribute band constitue l’aspiration initiale d’un musicien ou l’idéal visé, lequel demeure en général la composition originale. La carrière peut débuter par des reprises pour ensuite conduire à la création ou inversement, ou encore combiner la reprise et la composition, même si on sait à présent que les ancrages dans des types de carrières plus ou moins tournées vers l’interprétation de reprises dans un cadre de musique d’animation ou au contraire vers la composition originale comme artiste créateur sont en général déterminés de manière précoce et durable (Perrenoud & Bataille, 2018). On peut vivre entièrement de son tribute band, mais le point de repère ne cesse d’être la composition. De ce fait, non seulement ces carrières ne sont jamais linéaires, mais les individus se retrouvent sans cesse dans l’obligation de se justifier et défendre leur activité.
34Cette première analyse sociologique du phénomène des tribute bands et de l’activité des musiciens qui s’y engagent ouvre la voie à une investigation plus systématique sur plusieurs plans. Par exemple, une approche plus centrée sur les questions d’inégalités genrées permettrait d’étudier de plus près les spécificités des carrières féminines et masculines dans ce monde de l’art alors que l’on sait combien les espaces plus ou moins professionnalisés des musiques actuelles ont été et sont encore à bien des égards un lieu superlatif de la domination masculine (Perrenoud, Bataille & Chapuis, 2020). De même, une attention plus importante aux formes du déterminisme social et culturel ferait ressortir les liens entre les « intérêts » et motifs des enquêtés davantage en fonction de leur position et de leurs dispositions sociales, en plus de ce que l’approche interactionniste en termes de carrières nous a permis de démontrer. La singularité de cet objet dans l’espace des musiques actuelles pose donc encore de nombreuses questions à l’analyse sociologique.