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Dossier

Introduction

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Pierre Bataille et Marc Perrenoud
p. 7-16

Texte intégral

1Le présent dossier fait suite à la tenue du colloque international Working in Music à Lausanne en 2018, lui-même venant après un premier congrès sur le même thème à Glasgow en 2016. Le colloque de Lausanne a été l’occasion de lancer officiellement le réseau de recherche international Working in Music qui regroupe aujourd’hui des dizaines de collègues sur les cinq continents1 et – avant que la pandémie mondiale de COVID-19 ne se déclare – devait se réunir à nouveau à Turku, Finlande, en avril 2020. Parmi les sociologues, anthropologues, ou historien·ne·s, il semble que nombre de chercheurs et chercheuses d’aujourd’hui s’intéressant au fait musical opèrent ce que d’aucuns ont pu qualifier de turn to labor dans les cultural studies (Banks et al., 2013 ; McKinlay, 2009).

2Cette évolution récente vers un « retour au travail » dans les sciences sociales du fait musical est probablement alimentée par le discours ambiant sur la mutation considérable qu’aurait connu l’industrie musicale au cours des quinze dernières années avec la « révolution numérique » et qui rendrait tout à fait urgent l’examen attentif des rapports de pouvoir entre firmes et musicien·ne·s (Arditi, 2014b ; Stahl, 2013), mais surtout l’analyse des modalités de rapport au travail des personnes qui « vivent de la musique » (Perrenoud & Bataille, 2019) – i.e celles et ceux qui « ne font que ça » (Perrenoud, 2007) ou essayent d’y parvenir tout en ayant des « dayjobs » (Throsby & Hollister, 2003). Les enquêtes se sont donc multipliées sur l’économie du disque, sur les nouveaux modèles marchands de distribution de musique enregistrée (Anderson, 2013 ; Arditi, 2014a ; Burkart, 2014 ; Gillespie, 2007 ; Hracs et al., 2016 ; Leyshon, 2001), sur le grand retour du live désormais bien plus rentable que le disque, et sur l’irrésistible ascension de Live Nation et autres nouvelles majors du secteur (Holt, 2010).

3Pourtant, lorsque l’on pratique l’investigation au long cours sur les carrières des « musicien·ne·s ordinaires » (Perrenoud, 2007) – soit celles et ceux qui vivent ou essayent de vivre de la musique mais ne rencontrent généralement pas une importante reconnaissance économique ou critique –, il apparaît que la prétendue révolution numérique n’a pas nécessairement bouleversé les pratiques professionnelles de celles et ceux qui, de toute façon, n’ont jamais gagné d’argent en vendant des disques (Haynes & Marshall, 2018 ; Bataille & Perrenoud, 2021). La digitalisation de la musique a surtout représenté un problème pour l’industrie musicale (Hesmondhalgh, 2012), mais pas tellement pour l’artisanat de service que constitue la « musique de proximité ». Malheureusement, cet artisanat n’a que rarement été étudié en tant que tel – son analyse ayant souvent été diffractée à travers les notions de « style », de « scène », ou de « famille » musicales. Ces approches, mettant l’accent sur la cohérence socio-esthétique ou l’ancrage local, ont été au cœur de travaux novateurs sur les espaces de production et de diffusion des musiques « populaires » (Bennett & Peterson, 2004 ; Crossley, 2015). Toutefois, comme Howard S. Becker le disait il y a bientôt quarante ans (Becker, 1988), il est toujours nécessaire d’analyser également l’art comme un travail, un travail collectif, dont le découpage en genres « esthétiques » n’est qu’une modalité parmi d’autres de mise en marché (DiMaggio, 1987). Et la musique ne fait pas exception (Lena & Peterson, 2008).

4Ce retour vers les dimensions très matérielles de l’activité musicale est aussi à mettre en rapport avec l’émergence d’un paradigme beaucoup plus général dans l’étude du travail contemporain, celui de la « gig economy » (Gandini, 2019). Ainsi, on s’est aperçu depuis une vingtaine d’années que les transformations les plus récentes des « mondes du travail », autrement dit du salariat contemporain, sont souvent venues des usages en vigueur dans les mondes de l’art, et du spectacle en particulier (Boltanski & Chiapello, 1999 ; Menger, 2002). Rapport à l’emploi fractionné, organisation du travail par projet, inégalités de revenu et de réputation à la fois très importantes et considérées comme légitimes, engagement dans l’activité total mais éphémère, appariements sélectifs, incertitude et individualisation du « talent » singulier sont quelques caractéristiques habituelles du travail artistique en « régime vocationnel de singularité » (Heinich, 1991) romantico-entrepreneurial. À la faveur de l’intégration de la « critique artiste » par le « nouvel esprit du capitalisme », elles se sont développées dans les espaces du travail les plus divers. Et aujourd’hui le champ lexical de la création/créativité, de l’innovation et du talent constitue la base de la rhétorique managériale. Le travail artistique, et notamment le travail musical, semblent donc constituer à certains égards un miroir grossissant pour les transformations actuelles du capitalisme. À ce titre, il mérite d’être pris au sérieux et étudié précisément (Cloonan & Williamson, 2017).

5Ce sont donc ces deux mouvements heuristiques que nous voudrions détailler dans cette introduction, à savoir (1) ce que l’approche par le travail « fait » à l’analyse du fait musical et à ses catégories d’appréhension et (2) les enseignements et perspectives analytiques qu’une telle approche permet de dégager dans le cadre d’une compréhension des métamorphoses des mondes du travail contemporain.

Du genre musical au style socio-professionnel

6Bien souvent, le monde professionnel des musicien·ne·s « ordinaires » non salarié.e.s d’orchestre est appréhendé en sciences sociales sous l’angle esthétique du genre musical. Ainsi, pour se limiter au cas de certaines recherches menées en France, nombre des analyses disponibles vont se focaliser sur les musicien·ne·s de « jazz » (Buscatto, 2007 ; Coulangeon, 1999 ; Fabiani, 1986), de « rock » (Brandl, 2009 ; Tripier, 1998), de « rap » (Hammou, 2014 ; Sonnette, 2015) ou encore de « musiques électroniques » (Jouvenet, 2007). Cette approche n’est pas sans fondement dès lors que l’on s’intéresse au travail musical. En effet les genres musicaux constituent une série de conventions permettant aux musicien·ne·s, intermédiaires et personnes consommatrices de biens musicaux de « négocier collectivement les vastes possibilités offertes par le travail de la matière musicale » (Roy & Dowd, 2010 : 192). Qu’il s’agisse du « jazz » (Roueff, 2013) comme de la « pop islandaise » (Prior, 2015) ou de la « country music » (Peterson, 1992), les classifications socio-esthétiques apparaissent comme des constructions symboliques à même de faciliter la catégorisation – et donc la mise en marché (Beckert & Musselin, 2013 : 2-5) – des biens musicaux par la réduction de l’incertitude inhérente aux mondes de la création artistique (Menger, 2009).

7Pour autant, les genres musicaux ne constituent pas un horizon indépassable de la recherche. L’histoire de la musique du xxe s. est scandée par des innovations technologiques – l’amplification, l’essor de la musique enregistrée, le développement incessant depuis plus d’un siècle de nouveaux formats de diffusion... Ces innovations ont amené à reconfigurer les usages et modes de production/consommation de la musique sans distinguo de genre a priori – pour une analyse synthétique des implications de ces bouleversements techniques quant à la circulation des biens musicaux, on consultera par exemple les travaux d’Andrew Leyshon (2001, 2009) à propos du cas de la Grande-Bretagne. C’est d’ailleurs pour cela que certains travaux vont mobiliser les termes de « musiques amplifiées », pour regrouper ainsi les musiciens et musiciennes évoluant dans l’ensemble des genres musicaux (le « jazz », le « rock », la « pop », le « hip-hop », l’« électro », etc.) apparus dans le courant du xxe s. (en particulier après 1955) et proposer un cadre de réflexion reflétant les problématiques communes auxquelles font face les personnes évoluant sur ces différents marchés – en lien avec les changements économiques et socio-démographiques qui ont accompagné leur émergence (Guibert, 2006). Le terme de popular music, faisant référence à l’ancrage social des modes de consommation/production de certaines musiques, permet également de dépasser l’approche par genre pour esquisser des problématiques propres à l’ensemble des musicien·ne·s évoluant hors des sphères de la musique « savante ».

8Mais c’est surtout l’approche du fait musical par le prisme de l’activité professionnelle qui conduit à notre sens à questionner les frontières esthétiques comme facteur explicatif a priori des logiques qui sous-tendent la production musicale. Premièrement, si le genre musical est une manière de définir un espace d’échange codifié au sein d’un marché concurrentiel (Frith, 1998), les musicien·ne·s (surtout celles et ceux qui sont peu ou pas reconnu·e·s) ont tout intérêt à ne pas se cantonner à un registre particulier pour pouvoir se positionner sur le plus d’engagement possible et améliorer leurs chances de survie professionnelle. C’est en effet ce que montrent les recherches sur les instrumentistes évoluant loin des pôles de légitimation, qui sont à la fois dépendant·e·s des catégorisations existantes (pour se placer sur le marché du travail) mais qui s’en affranchissent dans les faits, en élargissant leur répertoire pour favoriser leur employabilité (MacLeod, 1993 ; Dowd & Pinheiro, 2013 ; Perrenoud & Bataille, 2019). Pour celles et ceux qui aspirent à vivre de leurs créations musicales en essayant de se faire programmer dans des espaces consacrés (salles ou clubs reconnus) et plus largement les lieux de la culture légitime (galeries d’art par exemple), les étiquettes par esthétiques musicales a priori s’avèrent également peu opérantes, tant il vaut mieux se faire identifier comme un ou une musicien·ne « bizarre » et non-conformiste que comme le parangon de tel ou tel genre ou sous-genre (Johnson, 2017).

9Deuxièmement et peut-être plus fondamentalement, l’approche du fait musical par le prisme de l’activité professionnelle met en lumière que les approches à partir d’un prisme esthétique seul imposent des équivalences potentiellement trompeuses. Comme le montrent les recherches portant sur l’espace professionnel du « jazz » (Lizé, 2010 ; Perrenoud, 2006), être musicien·ne « de jazz » peut recouvrir des réalités socio-professionnelles radicalement différentes selon qu’on évolue dans des groupes de New-orleans traditionnels – où l’on sera amené à jouer essentiellement des reprises, dans des clubs mais aussi des mariages, des bals, donc des cadres où l’on attend avant tout que les musicien·ne·s « fassent le métier » plutôt que de proposer une performance artistique originale – ou que l’on joue dans des collectifs free jazz où, au contraire, c’est l’individualité et le non-conformisme qui fonderont la valeur symbolique et économique de la prestation. Ces différences radicales de modalités de pratique professionnelle et de posture subjective – entre « artisan·e·s » de la musique travaillant principalement sur demande et « artistes » musicaux, chantres du travailleur créatif « inspiré » – recoupent en grande partie des différences de dynamiques de carrières liées aux capitaux symboliques dont sont porteuses les personnes qui s’engagent dans ces différents types de carrières (Bataille et al., 2019). L’analyse de l’espace des salles de concert parisiennes (Picaud, 2015) montre également que les oppositions en termes de posture socio-professionnelle offertes par les lieux de diffusion – opposition entre dispositifs où la diffusion de la musique « n’apparaîtrait pas comme première » (Picaud, 2015 : 71) (boîtes de nuit, bars, etc.) par rapport à d’autres objectifs (par exemple le débit de boisson) et dispositifs partiellement ou totalement subventionnés par la puissance publique (SMAC, salles de concert renommées…) et dédiés spécifiquement à la production de musique sur scène – sont plus structurantes que des oppositions en termes de genres musicaux. Si la musique « classique » (et plus généralement, la musique « savante ») est principalement programmée dans les salles proches du pôle subventionné, les musiques « rock », « pop », « jazz », « hip-hop », etc., peuvent se retrouver programmées à l’un ou l’autre extrême de l’espace suivant qu’elles prennent la forme d’une « musique d’ambiance » calibrée ou d’une « proposition artistique originale ». La typologie proposée par Jennifer Lena (2012), qui se base autant sur une combinaison d’éléments « sociaux » (politiques, économiques, etc.) que sur des critères esthétiques et musicologiques constitue à cet égard une tentative intéressante, comme l’article d’Andy Battentier le montre dans le présent dossier.

10Plus que le genre musical, c’est donc la distinction en termes de position socio-professionnelle ‒ la musique comme artisanat vs la musique comme art (Elias, 1991 ; Perrenoud, 2007) ‒ que l’approche par le travail musical met au centre de l’analyse. En ce sens, pour l’analyse du fait musical, le « retour au travail » a un potentiel heuristique évident selon nous. Sur la base d’observations empiriques, il amène à questionner certaines catégorisations usuelles et peut faire apparaître des acteurs ou institutions « de l’ombre », en particulier dans les divers aspects de l’intermédiation : techniciens, manutentionnaires, agents administratifs (Guibert et al., 2018), cadres artistiques (comme les programmateurs [Picaud, 2019], des fans [Hein, 2011], mais aussi syndicats par exemple [Karmy, 2017 ; Silva, 2017 ; Williamson & Cloonan, 2016]). Par ailleurs, la perspective analytique du travail musical permet également de susciter d’autres rapprochements propres à faire changer notre point de vue et à élargir la portée des analyses produites, notamment concernant les mutations contemporaines des mondes du travail et des relations d’emploi qui s’y nouent.

Analyser l’ordinaire de la « gig economy »

11En effet, aujourd’hui, l’organisation du travail des instrumentistes constitue un des modèles les mieux identifiés d’emploi atypique. En témoigne le succès de l’appellation « gig economy » (« économie de concert » ou « économie de tournée » ; François, 2004) dans la sphère anglophone pour désigner les nouvelles formes d’emploi à la tâche, généralement gérées via des plate-formes digitales (Uber, AirBNB…). Elle propose une analogie avec la situation d’instrumentistes employés soir après soir à l’occasion de diverses représentations sous la forme d’appariements ponctuels et celle des personnes employées à la tâche à l’heure du « capitalisme de plateforme » (Abdelnour & Bernard, 2018). Utilisée de plus en plus souvent – tant dans le contexte médiatico-politique étasunien et européen (Donovan & Bradley, 2016 ; Schmid-Drüner, 2016) que dans le cadre académique pour analyser les implications juridiques (Lobel, 2017), économiques (Berg, 2016 ; Flanagan, 2017) ou politiques (King, 2014) de ce développement des formes très dégradées d’emploi – l’appellation « gig economy » et sa référence au travail musical suggère que le travail sur demande ne serait pas uniquement synonyme d’exploitation et de dégradation des conditions d’emploi. Il serait aussi potentiellement une source de liberté individuelle propre à stimuler la créativité des personnes qui s’y prêtent (Cloonan & Williamson, 2017).

12Cette analogie entre nouvelles formes d’emploi et travail musical peut paraître justifiée. L’enquête socio-historique montre en effet que l’histoire de la production musicale « préfigure » certaines caractéristiques des conditions et rapports à l’emploi dans les sociétés industrielles contemporaines – et sont « en quelque sorte, un laboratoire de la flexibilité et de l’individualisation des carrières » (Dorin, 2012 : 63). Par ailleurs, à l’exception des derniers pays à économie administrée (pour le cas de Cuba par exemple, voir Villetelle [2012]) et en dehors de certains orchestres de musique « savante » (Lehmann, 2002 ; Ravet, 2007) ou de quelques grands orchestres stables dans l’industrie de l’audiovisuel (aux États-Unis, voir par exemple Faulkner [1983]), le métier de musicien en Europe de l’ouest et sur le continent américain du moins, apparaît comme inscrit dans une précarité perpétuelle, en tension permanente entre salariat et indépendance – en particulier pour les « musicien·ne·s ordinaires ». Dans la plupart des pays industrialisés contemporains, l’espace professionnel musical apparaît ainsi généralement comme « un espace dual qui réunit un noyau de partenaires probablement plus restreint, mais plus stable aussi, et une périphérie plus flexible, et plus instable » (Coulangeon & Roharik, 2003 : 294).

13Mais lorsque l’on se penche sur les conséquences d’un tel émiettement de l’emploi, du doute perpétuel qu’il fait planer sur les carrières et des concessions et renoncement auxquels les musicien·ne·s non-salarié·e·s sont le plus souvent soumis·e·s pour espérer joindre les deux bouts en « ne faisant que ça » (Perrenoud, 2007 ; Sinigaglia, 2017), il est difficile d’y reconnaître l’image du « travailleur émancipé » et « créatif » de la nouvelle économie. C’est à lever ce voile sur les conditions concrètes de vie et de reconnaissance des travailleurs et travailleuses ordinaires du travail « inspiré » qu’il nous semble important de contribuer en tant que spécialistes de ces espaces professionnels. À l’heure où les « industries créatives » sont prises comme modèles d’organisation d’un nombre croissant de secteur (Banks, 2017), il est fondamental de rappeler – grâce aux enquêtes que nous y menons – qu’elles sont le lieu d’une répartition extrêmement inégalitaire des ressources, d’autant plus problématique qu’elles font porter les responsabilités de l’échec sur les seules épaules des individus et leur supposés « talents » intrinsèques (Menger, 2015 ; Taylor & O’Brien, 2017).

Présentation des articles

14Ce dossier sur le travail musical présente cinq contributions illustrant la richesse des recherches actuelles sur cette thématique, y compris à l’échelle internationale, puisque la plupart des articles concernent des terrains hors de France.

Jeune chercheur entre les universités de Milan et d’Amsterdam, Andy Battentier signe un article intitulé « Le genre musical comme prisme d’analyse de la distribution des responsabilités esthétiques d’une performance musicale ». Il y reprend la typologie des productions musicales établie par Jennifer Lena (2012) pour en démontrer l’intérêt. Cette approche rompt avec une distinction strictement « esthétique » des genres musicaux pour se baser avant tout sur une caractérisation par les relations sociales, économiques et politiques qui les régissent (avant-garde, scene-based, industry-based et traditionalist). L’auteur montre la justesse de cette typologie pour proposer des perspectives originales à partir d’un terrain partagé entre les Pays-Bas et la France.

15Reguina Hatzipetrou-Andronikou du Centre Maurice Halbwachs et Dimitra Papastavrou de l’Université de Macédoine ont rédigé l’article « Des instrumentistes sur le devant de la scène. Apprentissage du métier et modalités de travail dans deux scènes de renouveau musical en Grèce ». Ce texte qui traite notamment de l’articulation entre travail d’interprète et activités pédagogiques croise les terrains menés par nos deux collègues à la fin des années 2000 en Grèce dans ce qu’elles appellent deux « milieux du renouveau » : d’une part, une musique « traditionnelle » grecque réinventée en permanence par les musicien·ne·s, les paradosiaka et, d’autre part, un revival du bluegrass.

16Docteure de l’Université de Genève, Nuné Nikoghosyan présente dans sa contribution une typologie des carrières dans les tribute bands en Suisse. Les tribute bands, faut-il le rappeler, sont ces groupes montés en hommage à un artiste/groupe très célèbre dont il va s’agir de reprendre le répertoire, ainsi qu’en général des éléments de l’apparence sur scène, pour proposer au public une expérience alternative à l’artiste original (trop cher, trop rare, trop vieux, ou simplement disparu). Dans le cadre de sa thèse à la fin des années 2010, Nuné Nikoghosyan a enquêté plusieurs années en Suisse sur ce phénomène en plein développement et sur la façon dont les musicien·ne·s qui l’animent tentent de développer leur carrière sur cette scène.

17Les travaux de Jérémy Sinigaglia (Maître de conférences à l’IEP de Strasbourg) sur les artistes intermittent·e·s en France, et notamment les musicien·ne·s, sont bien connus. L’article par lequel il contribue à ce dossier s’inscrit dans la continuité de son analyse des styles de vie des musicien·ne·s, notamment en objectivant leur rapport au temps. L’auteur montre ici comment s’opère « la diffusion des pratiques néo-managériales chez les musiciens » dans leur organisation du travail, parfois en rupture totale avec le style de vie « bohème » hérité du romantisme et qui a prévalu tout au long du xxe siècle.

18Charles Umney, Professeur associé à l’Université de Leeds, approfondit dans son article l’étude des « musicien·ne·s fonctionnel·le·s » qu’il mène depuis plusieurs années. En articulant cette approche avec celle des « musicien·ne·s ordinaires », il opère une analyse des relations de classe qui prévalent dans les situations de travail où les musicien·ne·s ne sont pas des « artistes », des auteur·e·s auréolé·e·s du prestige de la singularité créatrice, mais plutôt des employé·e·s, personnels de service relativement interchangeables sur un marché de l’emploi très tendu caractérisé par la précarité croissante et la concurrence de tous contre tous, ce qui constitue le modèle originel de ladite « gig economy ».

19Comme on le voit, ces contributions couvrent le vaste espace européen ainsi que la non moins vaste diversité interne des « musiques populaires » et des façons d’en faire un métier. Compte tenu du dynamisme qui anime le réseau Working in Music, de la quantité et de la qualité des projets de recherche et enquêtes en cours à propos desquels le réseau permet de regrouper des informations et de créer des liens, gageons que le « retour au travail » en matière d’étude du fait musical a de l’avenir.

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Notes

1 Voir notre site : https://wim.hypotheses.org/

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Bataille et Marc Perrenoud, « Introduction »Volume !, 18 : 1 | 2021, 7-16.

Référence électronique

Pierre Bataille et Marc Perrenoud, « Introduction »Volume ! [En ligne], 18 : 1 | 2021, mis en ligne le 01 avril 2021, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/8963 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/volume.8963

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Auteurs

Pierre Bataille

Pierre Bataille est sociologue et maître de conférence en sciences de l’éducation à l’Université Grenoble-Alpes et spécialiste des questions de culture, de travail et d’éducation. Il s’intéresse à l’incidence des groupes professionnels et des institutions de formation sur les dynamiques des parcours individuels. Il est cofondateur et membre du steering board du réseau de recherche international Working in Music.

Marc Perrenoud

Marc Perrenoud est sociologue et anthropologue, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne et spécialiste de l’enquête de terrain sur le travail contemporain. Il a mené et dirigé plusieurs enquêtes sur le travail musical en France et en Suisse. Il est cofondateur et membre du steering board du réseau de recherche international Working in Music.

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