Merci à Fanny Ingrassia pour sa contribution, ses éclairages intellectuel et scientifique essentiels.
1Humainement, psychiquement, sociologiquement, la voix est un puissant médium émotionnel de communication. Son expressivité et sa faculté à être porteur de sens – le plus souvent de manière univoque – sont capitales pour l’existence humaine et la relation de chacun à autrui. En création musicale, il est usuel de dissocier la voix des instruments, comme pour souligner des spécificités qui feraient de la voix un instrument à part, tant dans l’écriture (la composition) et l’interprétation que pour ses fonctions et son potentiel expressif. Susurrée, parlée, déclamée, chantée ou criée, la voix se présente sous de multiples identités qui se sont considérablement étendues au xxe s. grâce à l’électrification des technologies et les savoir-faire qui en découlent. Les possibilités de transformation de la voix se sont démultipliées, empruntant des directions artistiques qui l’ont probablement rapprochée des instruments – sur le plan de la création et des pratiques –, plongeant parfois l’auditeur dans des positions d’écoutes inhabituelles.
2L’écoute causale et l’écoute qualitative sont deux modalités de la perception sonore : la première s’attache à reconnaître l’identité d’une source et la seconde à en qualifier des propriétés (Castellengo, 2015 : 144-145). Pour le cas plus spécifique de la voix dans un contexte musical, les stratégies d’écoute de l’auditeur peuvent se focaliser sur des qualités acoustiques telles que l’étendue, la dynamique, la justesse, l’agilité, la portée, l’homogénéité, l’intelligibilité et la musicalité (Roubeau, 2014 : 88-89). Les intonations et les inflexions vocales nous sont par ailleurs particulièrement familières du fait d’un fort lien émotionnel et d’un apprentissage amorcé très tôt dans notre développement, dès la relation que noue le fœtus in utero avec sa mère (Perrouault, 2017 : 52). Ceci conduit à une écoute experte des propriétés de la voix et une capacité fine de discrimination entre une voix naturelle ou une voix dénaturée. D’un point de vue primaire, une voix naturelle peut désigner une qualité de voix familière pour notre psychisme qui peut en saisir émotions et sens par exemple. Sur un plan artistique, ce cadre initial peut être élargi à des critères esthétiques propres à un genre musical, une période historique et des traits culturels signifiants ; une voix naturelle ayant alors la « qualité [d’une] voix qui évite tout excès » (Dubois, 2005 : 27-48) au regard de ce cadre.
3Or, le développement des télécommunications, de l’enregistrement sonore, de la sonorisation des spectacles et, plus généralement, de l’électrification des lutheries instrumentales et des technologies, a construit de nouveaux cadres conceptuels et perceptifs. Ils ont introduit des archétypes sonores inédits et créé des identités de voix dénaturées qui interrogent autant la causalité de la source (la voix) que sa qualification : l’on peut citer les voix transformées par les technologies de la téléphonie, de la radiophonie ou de la diffusion cinématographique, des voix rendues robotiques (traitement par vocodeur) et humanoïdes (traitement de type auto-tune) (Reynolds, 2011, 2018), ou des voix « anamorphosées » par les supports audio sur lesquels elles ont été enregistrées, comme des cylindres ou des disques de laque.
4Un enregistrement audio peut avoir pour fonction d’être le témoignage de pratiques sociales et musicales, et ainsi acquérir le statut d’archive patrimoniale. C’est le cas des campagnes ethnomusicologiques sur les origines du blues, dans le Delta du Mississippi aux États-Unis, effectuées par Alan Lomax par exemple (Lomax, 1993). Les procédés d’enregistrement et de reproduction audio requièrent alors des qualités de transparence, c’est-à-dire qu’ils doivent rendre compte d’une scène sonore sans ajouter d’artefacts, en minimisant les risques de distorsions fréquentielles, temporelles ou spatiales. Ce critère de transparence peut également s’appliquer à tout processus créatif et s’apprécier à divers niveaux de la production d’un titre, en fonction du genre musical. Il est notamment déterminant en musique classique, en folk music et toute musique acoustique pour laquelle la notion d’artificialité perceptible ne fait pas partie des attentes (Peter Narváez, 2001 : 27-44).
- 1 En termes de typologies de sons (sources acoustiques, électriques et électroniques), de traitements (...)
5Cependant, les techniques d’enregistrement ont aussi été employées pour apporter leur propre champ d’abstraction, dans une approche poïétique reposant sur des pratiques en pleine évolution et une élaboration empirique du son, en complément de pratiques instrumentales et vocales plus conventionnelles. L’ingénieur du son Geoff Emerick a par exemple témoigné de cette évolution auprès des Beatles qui l’ont amené à dépasser les frontières du cadre technique établi au sein des EMI Recording Studios, et ce pour atteindre, tant sur le plan instrumental que vocal, des sonorités sans cesse ré-explorées et ré-investies (Emerick & Massey, 2007). L’environnement des studios d’enregistrement a ainsi fortement contribué à repenser les processus de création selon des dynamiques pouvant mener à des explorations novatrices et captivantes. Cela a pu donner à des chansons d’un héritage traditionnel ou folklorique une modernité qui a suscité un sursaut d’attention, comme cela a été le cas avec Led Zeppelin dont l’inspiration puise dans les racines de la folk music et du blues (Guibert & Hein, 2006 ; Cope, 2010 : 2 ; Palmer, 1990). Par la suite, l’approche esthétique par l’artifice des techniques de studio est devenue normative grâce à l’ensemble des paradigmes sonores qui ont été introduits1 puis partagés au sein d’une communauté d’ingénieurs du son et de musiciens.
- 2 Par exemple, les ingénieurs du son suivants (par ordre alphabétique) : Steve Albini, Michael Brauer (...)
6L’environnement du studio d’enregistrement peut être perçu comme une boîte noire à laquelle toute personne non initiée ne peut accéder. Pourtant, le déploiement des outils de création audionumériques concomitante à l’expansion des home studios depuis les années 1990, ainsi que la valorisation des acteurs ayant contribué à la réalisation d’albums d’artistes de renommée internationale2, aident à la diffusion de savoirs en ingénierie du son. L’appropriation rendue possible de cette culture de la production musicale permet désormais de confronter l’écoute musicale d’enregistrements à des savoir-faire documentés et de conforter la pertinence d’hypothèses de recherche pour l’analyse des musiques populaires phonographiques. Cet article s’inscrit dans cette démarche d’analyse et porte sur l’intérêt de développer une écoute musicale du son, sans considérer l’instrument de musique et la voix – en particulier – comme de simples objets « figés » dans leur état : certes, reconnaître la nature d’une source sonore est un engagement fort, une marque d’éducation de l’oreille autant qu’un ancrage culturel. Mais pouvoir proposer plusieurs perceptions d’une même source relève d’une autre forme d’éducation de l’écoute. Cela est nécessaire dès lors que l’identification de la source et/ou sa description fine ne trouvent plus de réponse avec les outils de la musicologie traditionnelle, le risque étant alors de négliger des paramètres de la création artistique qui font partie intégrante de l’œuvre musicale. Par exemple, après avoir reconnu la voix d’un artiste, ne serait-il pas possible d’accorder de l’importance à des caractéristiques autres que l’interprétation en tant que telle ? Altérations du timbre, sensations de proximité et de plans sonores, modifications de textures sonores, mise en espace et création d’ambiance… sont des qualités qui, peut-être de manière implicite, sont susceptibles de laisser des empreintes émotionnelles à l’auditeur, appeler l’adhésion, l’indifférence ou le rejet.
7Led Zeppelin est un groupe pionnier du heavy metal (Kahn-Harris, 2007 ; Frith, 1990 : 327). Il a autant marqué l’histoire de ce genre musical pour ses compositions, son jeu de scène et ses improvisations que son approche de la production sonore en studio (Fast, 2001 : 5, 78, 99 ; Brackett, 2008 : 53-76).
Les titres étudiés ici seront « Whole Lotta Love » (1969) et « Hats Off To (Roy) Harper » (1970) de Led Zeppelin. Ils sont contemporains l’un de l’autre, puisque sortis à seulement douze mois d’intervalle. Ils n’ont pas exactement le même statut, le premier jouissant d’une notoriété telle que le second semble occulté en comparaison, tout en faisant partie des albums cultes du groupe. Ils sont intrigants sur le plan sonore et, en cela, de formidables champs d’investigations. De plus, aucun des deux n’a été étudié sur le plan de la voix et des traitements tel que présenté dans cet article.
8« Whole Lotta Love » est devenu l’un des titres les plus emblématiques du groupe et une pièce majeure du style hard rock britannique. Il a été classé au Billboard Hot 100 Chart pendant quinze semaines dès sa parution en 1969, interprété plus de trois cents fois en concert par le groupe (http://www.ledzeppelin.com, https://www.setlist.fm3) et élu, encore aujourd’hui, « plus grande chanson de Led Zeppelin » en 2019 par la presse américaine mainstream (Dolan et al., 2019). Il est par ailleurs cité en référence pour illustrer le son du heavy metal (Bennett, 2001 : 42 ; Christgau, 1981 ; Waksman, 1999 ; Fast, 2001 ; Tolinski, 2012), la notion de puissance musicale, les power-chords et les riffs (Cope, 2010 : 59 ; Fast, 2001 : 116-121, 221), l’analyse harmonique et modale (Cope, 2010 : 49, 62), l’évolution structurelle des chansons et la réintégration de la voix comme instrument soliste en contrepoids des parties instrumentales (Cope, 2010 : 22), l’approche expérimentale du sonore et le rock progressif (Cope, 2010 : 69 ; Fast, 2001 : 28), et la dimension spectaculaire du jeu scénique due à l’usage du thérémine (Fast, 2001 : 199-200). Sur un plan sociologique, il est étudié sur la question du genre féminin (Fast, 2001 : 159-201), dans la continuité des travaux sur le cock rock (Frith & McRobbie, 1978 ; Waksman, 1996 ; Bennett, 2001), le machisme, la misogynie et de la mise à l’écart de la représentation féminine dans le heavy metal (Walser, 1993 ; Frith & McRobbie, 1978 ; Sloat, 1998). Toutefois, même si des anecdotes sur le processus compositionnel, le contexte de création du titre ou d’écriture des paroles sont édités (Tolinski, 2012 ; Cole & Trubo, 1992, ; Myers, 2016 ; Welch, 2002) et souvent rapportés sous la forme de témoignages et d’entretiens, peu d’informations sont publiées concernant l’élaboration de la section centrale du titre, la coda et le traitement singulier de la voix qui, cinquante ans plus tard, recèle toujours des interrogations auxquelles cet article apportera des éléments de réponse précis et argumentés.
- 4 La guitare acoustique est accordée ainsi (du grave à l’aigu) : do1 - sol1 - do2 - mi2 - sol2 - do3.
9« Hats Off To (Roy) Harper » ne bénéficie pas de la même reconnaissance que « Whole Lotta Love » et n’a probablement jamais été interprété sur scène. Les études musicologiques n’ont porté que sur l’usage spécifique d’un accordage de guitare en scordatura – jeu en open tuning4 – (Cope, 2010 : 50) et le relevé de sa structure formelle (Moore, 1992 : 103). Pourtant, ce duo voix/guitare est un exemple de jeu improvisé dont l’interprétation est menée en interaction totale avec l’environnement matériel que le chanteur s’est constitué et qui transforme sa voix en temps réel. Cet aspect sonore est une nouvelle fois rarement documenté et sera explicité dans cet article grâce à une écoute analytique étayée par des outils de représentations du signal audio.
Il s’agit ainsi d’aborder des notions de production sonore, de savoir-faire et de pratiques de techniques de studio dans un contexte de création. Ces deux exemples illustrent comment la voix peut être « instrument(al)isée », dénaturée, et trouver par le traitement sonore une expressivité fusionnelle avec les autres sources sonores de l’enregistrement.
Titre : Whole Lotta Love
Album : Led Zeppelin II
Année : 1969
Producteurs : Peter Grant, Jimmy Page
Ingénieurs du son : George Chkiantz (prise de son), Andrew Johns, Chris Huston + Eddie Kramer (mixage)
Studios d’enregistrement et de mixage : Olympic Studios (Londres), A&R Studios (New York)
Musiciens : Robert Plant (chant principal), Jimmy Page (guitares, slide guitar, thérémine), John Paul Jones (basse électrique, chœurs), John Bonham (batterie, percussions)
- 5 Constituée d’une répétition d’accords de puissance (power chords) sur une pédale de mi.
- 6 Au même titre que la plupart des expérimentations sonores de cette époque puisque les effets électr (...)
- 7 Led Zeppelin a souvent été décrié pour ses plagiats mais la position de Jimmy Page à propos de ce t (...)
10Le titre « Whole Lotta Love » de Led Zeppelin est paru en 1969 sur le deuxième album du groupe, Led Zeppelin II. Les paroles sont issues du titre blues « You Need Love » de Willie Dixon, interprété par Muddy Waters (1963). La juxtaposition des couplets montre des similitudes dans la prosodie, l’assonance des rimes et le sens à donner au texte. Néanmoins, le grain de saturation et la sensation de puissance du riff de guitare électrique, mélodique puis rythmique5, apportent une signature sonore originale6 qui rompt avec l’accompagnement musical du blues de Dixon7. « Whole Lotta Love » est ainsi une réappropriation de traits stylistiques du blues électrique (paroles, expression vocale, pentatonisme, structure formelle, couleurs sonores) enrichie d'apports novateurs (interprétation, motifs et rythmique, explorations sonores) préfigurant l’énergie déployée dans le hard rock et le heavy metal (Moore, 2001 : 80 ; Pirenne, 2011 : 240).
- 8 Même si elle semble fortement inspirée de l’interprétation de You Need Loving (1966) de Steve Marri (...)
- 9 Avec des groupes pionniers tels que Deep Purple (Ian Gillan au chant), Uriah Heep (David Byron), Na (...)
11Sur le plan vocal, la puissance de l’émission sonore et l’effort de soutien des notes, la conduite des lignes mélodiques et l'ambitus très grand (supérieur à deux octaves, de ré3 à sol5), la diversité des timbres de voix, particulièrement rauque dans les aigus, l’alternance entre voix de poitrine et falsetto, donnent à cette interprétation un statut de performance virtuose8, représentative d’une typologie de voix du genre hard rock alors naissant9.
- 10 Traduction de : Hard rock and heavy metal depend on conveying a sense of power through the singer’s (...)
« Le hard rock et le heavy metal dépendent de la transmission d'un sentiment de puissance à travers la voix du chanteur. Bien que Robert Plant utilise fréquemment le falsetto [ou voix de fausset] au sein de Led Zeppelin, il s’agit d’un falsetto évocateur de puissance10. » (Moore, 2012 : 104)
- 11 Entrevue avec Jimmy Page. Traduction de : His vocals, like my solos, were about performance. He was (...)
« Ses parties vocales, comme mes solos, étaient une question de performance. Il poussait pour voir ce qu'il pouvait tirer de lui-même. On jouait l'un pour l'autre, presque en compétition. Jimmy Page11. » (Myers, 2016 : 296)
- 12 Les résultats présentés lors du colloque en mars 2016 ont été confortés ultérieurement par les prop (...)
12La structure formelle du morceau est une alternance de couplets et de refrains, entrecoupée d'une longue séquence d'expérimentation sonore improvisée menant à un solo de guitare électrique. Cette séquence (de 1’20 à 3’04) sonne comme une parenthèse musicale, une fenêtre de temps suspendu qui rompt avec la mécanique implacable du riff principal de guitare électrique entendu jusqu’alors. Les instruments entrent dans un jeu d’interventions sonores ponctuelles renouvelées ou de trames sonores mixées de manière dynamique du point de vue de leur spatialisation. Le jeu de batterie, complété d’autres éléments de percussions, repose sur un ostinato de cymbales (au charleston) et de frappes peu appuyées sur des toms et les autres cymbales. L’espace sonore n'est plus saturé d'informations, ce qui laisse à la voix un terrain libre d'expression. La voix s'engage alors sur des envolées lyriques réverbérées, traitées par de l’écho et du feedback (larsen), de la saturation et des variations de vitesse de lecture de bande. Elle alterne des phases de déclamation, de chant et de cris, dans une interprétation suggestive du plaisir sexuel, renforcée par l’usage abondant des traitements sonores de studios. Cette séquence psychédélique connaît une courte réminiscence après le retour du refrain, au moment d’une pré-coda qui nous intéresse particulièrement et fait l’objet de notre démonstration. Elle soulève des questions d'écoute à propos du traitement sonore de la voix. De plus, elle permet de présenter une démarche d'analyse qui repose sur l'étude des procédés techniques mis en œuvre à l'époque, en vue d’une reconstitution des processus compositionnels et d’une meilleure compréhension des choix de production qui ont été adoptés12.
De quoi s’agit-il ? De 4’00 à 4’20, chaque phrase du chant, au premier plan sonore, est précédée d’un énoncé similaire, en champ plus lointain. Cela crée sur la voix une impression d’écho anticipé, nommé « pré-écho ». La question qui se pose alors est de savoir comment cet effet a été produit et avec quelles intentions artistiques.
- 13 Par une atténuation des hautes et des basses fréquences. Ceci donne à la voix une sonorité nasale q (...)
- 14 La balance spectrale – c’est-à-dire le rapport d’énergie existant entre les différentes composantes (...)
13Une première hypothèse, techniquement plausible, est que la voix principale enregistrée ait été dupliquée sur un second magnétophone, puis réenregistrée sur une autre piste de la bande originale. Montée trois secondes en amont de la voix principale, elle a ensuite pu être remixée, corrigée en fréquences13 et réverbérée artificiellement en post-production. Une méthode de vérification de cette hypothèse est de comparer les propriétés des deux événements vocaux sur des aspects de prosodie, de vibrato et de durée14 à l’aide d’une représentation spectrographique par exemple (fig. 1).
- 15 Néanmoins, à ce stade de la réflexion, il serait possible d’envisager l’existence d’une seconde pri (...)
L’analyse spectrographique (fig. 1) permet d’observer que la durée de chacune des deux phrases est similaire mais que la profondeur du vibrato et la conduite mélodique ne sont pas rigoureusement identiques. Il ne s’agit donc pas de la même source sonore, ce qui se vérifie par une écoute plus attentive. La première hypothèse n’est ainsi pas recevable15.
Figure 1 : Spectrogramme d’un extrait de voix de « Whole Lotta Love » et observation de l’effet supposé de pré-écho
[Minutage de l’extrait de 4’00 à 4’06.] Les deux événements sonores à comparer sont indiqués par les cercles.
14Une seconde série d’hypothèses repose sur la connaissance des technologies, des procédés techniques d’enregistrement et des éventuels artefacts sonores qu’ils peuvent introduire. Sur un plan artistique, la question sous-jacente à cette démarche porte sur le caractère voulu (créé intentionnellement) ou subi (accidentel) du pré-écho.
- 16 Jimmy Page a demandé à ce que le groupe – notamment la batterie dans un premier temps – soit enregi (...)
- 17 Un magnétophone à bande comprend plusieurs éléments mis en contact avec la bande, soit pour guider (...)
- 18 La nature des poudres ferromagnétiques, l’épaisseur de la bande, la durée de stockage et la tempéra (...)
- 19 L’état magnétique d’une spire de bande se transmet alors à d’autres spires lorsqu’elles sont accolé (...)
15La session a été enregistrée en analogique sur un magnétophone16. Le principe de l’électromagnétisme sur lequel repose le fonctionnement des magnétophones, l’usage d’une bande (magnétique) comme support et l’état fonctionnel d’un magnétophone sont des causes possibles de certains phénomènes. En effet, des têtes mal entretenues, des circuits électroniques d’effacement/d’enregistrement du magnétophone mal réglés peuvent causer un effacement de la bande17 qui ne serait que partiel et laisser sur la bande un signal antérieur parasite audible. Par ailleurs, la forte magnétisation de bandes18 peut être à l’origine de phénomènes de recopies du signal par induction magnétique d’une région de la bande sur une autre région de la bande (Didier, 1964 : 260-261). Il existe deux manifestations différentes de ce dernier artéfact : « l’effet de diaphonie » (Manly, 1977 : 83), entre les pistes adjacentes d’une même bande multipiste, et « l’effet de copie » (ou « effet d’empreinte ») (Fontaine, 1984 : 14), entre plusieurs spires contiguës d’une bande19. Dans les deux situations, l’empreinte sonore parasite est semblable au cas rencontré avec la voix de « Whole Lotta Love ».
- 20 Néanmoins, sur un plan technique, les notions de pré-écho ou de post-écho sont exclusivement associ (...)
- 21 Ce phénomène est dépendant de l’épaisseur des bandes. L’atténuation des aigus est d’autant plus for (...)
- 22 Car la longueur d’une spire change graduellement au cours de l’enroulement (la longueur de la porti (...)
16Les effets de diaphonie et de copie peuvent provoquer une sensation de pré-écho ou de post-écho20. L’effet de copie ne concerne que les fréquences graves21, et peut produire plusieurs répétitions audibles, à intervalle de temps variable22.
- 23 Il s’agit d’identifier si une durée au moins équivalente à celle du pré-écho (environ trois second (...)
- 24 L’équipe LAM est une des cinq équipes de l’Institut Jean le Rond d’Alembert de la faculté des Scie (...)
- 25 Magnétophone à bande Studer A810, un modèle standard présent en Europe dans tous les grands studio (...)
Pour vérifier l’hypothèse d’un effet de copie, il faut une nouvelle fois observer les propriétés des signaux et vérifier si la durée du pré-écho est réaliste compte tenu du procédé technique mis en œuvre23. Cette opération a été effectuée au sein du pôle Conservation et Restauration de l’équipe Lutheries-Acoustique-Musique (LAM24). Nous avons choisi un magnétophone à bande25 (fig. 2) permettant l’utilisation de bobines de différents diamètres et proposant plusieurs vitesses normalisées de lecture de bandes. Il ressort de cette exploration qu’un effet de copie avec un pré-écho de trois secondes est réalisable sur un magnétophone à bandes.
Figure 2 : Magnétophone Studer A810 utilisé au sein de l’équipe LAM afin de tester la vraisemblance d’un pré-écho de trois secondes par effet de copie
- 26 Une conséquence habituelle de l’effet de copie.
17En revanche, même si la fig. 1 montre un appauvrissement de l’énergie du signal dans le haut du spectre26, il a été démontré précédemment que la source des deux signaux n’est pas identique. Il ne peut donc pas s’agir d’un effet de copie. La dernière hypothèse recevable reste donc celle d’un effet de diaphonie. L’impression de pré-écho sur la voix de « Whole Lotta Love », dont le rendu perceptif est pleinement approprié à l’ambiance d’expérimentation sonore de la séquence centrale du titre, est donc né d’un accident technique qui s’est imposé à la production. Jimmy Page et Eddie Kramer ont dû composer avec cet artefact au mixage, ce qui est relaté ici par Eddie Kramer :
- 27 Interview de Eddie Kramer faite par Neil Shukla lors du Cosmo MusicFEST & EXPO en 2017 (https://cos (...)
« Il n'y avait que huit pistes de toute façon [...] La piste huit était la voix principale, la piste sept était une autre prise, et je ne pouvais pas m'en débarrasser [...] je l’ai envoyée dans le circuit de réverb [...] et c'est pourquoi ici 'Woman' est en arrière-plan car on ne pouvait pas s'en séparer. C'est l’unique raison. [...] Vous savez que des erreurs sont commises, mais parfois vous les transformez en quelque chose de très positif. » Eddie Kramer27
- 28 Entrevue avec Eddie Kramer. Traduction de : Apparently Robert had done two different vocals, record (...)
« Apparemment, Robert avait fait deux prises de voix différentes, les enregistrant sur deux pistes séparées. Même lorsque je baissais complètement le volume de la piste dont nous ne voulions pas, sa voix puissante débordait à la console et sur le master. Certaines personnes pensent encore aujourd'hui que la voix faible était un pré-écho, que nous l'avons ajoutée exprès pour l'effet. Il n’en est rien... c'était un accident. » Eddie Kramer28 (Myers, 2016 : 298-299)
- 29 Communément désignées « DAW » en anglais, pour Digital Audio Workstation.
18Les stratégies qu’ils ont adoptées sont par ailleurs le reflet des technologies analogiques dont ils disposaient à l’époque. De nos jours, les outils numériques sont plus diversifiés dans leurs tâches et plus flexibles dans leur utilisation que les équipements disponibles à la fin des années 1960. De plus, l’effet de diaphonie entre des pistes de bandes magnétiques ne fait plus partie des contraintes techniques rencontrées avec un usage exclusif de stations de travail audionumérique (STAN29).
19Cet exemple de « Whole Lotta Love » a montré comment l’écoute « studio » permet d’identifier des procédés musicaux créatifs et de présenter des outils d’analyse (représentation spectrographique et approche expérimentale sur magnétophone à bandes) à mêmes de valider des hypothèses quant à leur réalisation. La recherche présentée ici a placé la voix au centre de ce questionnement. Cependant, l’accident qui s’est imposé aux ingénieurs du son aurait tout aussi bien pu s’appliquer à d’autres éléments sonores du titre. En cela, il semble possible d’affirmer que dans le processus de composition et d’écriture des qualités sonores (mise en espace, détimbrage), voix et instruments ont été abordés de manière similaire, sans différenciation ni réserves.
Titre : Hat Off To (Roy) Harper
Album : Led Zeppelin III
Année : 1970
Producteurs : Peter Grant, Jimmy Page
Ingénieurs du son : Terry Manning, Andrew Johns
Studios d’enregistrement et de mixage : Ardent Studios (Memphis, TN), Olympic Studios (Londres)
Musiciens : Robert Plant (chant principal), Jimmy Page (guitares, slide guitar)
- 30 Six des dix titres de l’album.
- 31 « Gallows Pole » de Led Zeppelin est issue de la version « Gallows Pole » du musicien folk américai (...)
- 32 Cet intitulé est une dédicace au musicien folk anglais Roy Harper rencontré par Jimmy Page et Rober (...)
20« Hat Off To (Roy) Harper » de Led Zeppelin est paru en 1970 sur le troisième album du groupe, Led Zeppelin III. Cet album comprend des titres rock électriques (« Immigrant Song », « Celebration Day », « Out on the Tiles »), une ballade blues électrique (« Since I’ve Been Loving You ») et une majorité30 de morceaux acoustiques (« Friends », « Gallows Pole », « Tangerine », « That’s the Way », « Bron-Y-Aur Stomp », « Hats Off To (Roy) Harper ») qui opposent un contraste à la déferlante de puissance sonore de Led Zeppelin I et Led Zeppelin II. Certains de ces titres acoustiques sont des reprises puisant aux sources de la folk31 ou du blues. C’est le cas de « Hats Off To (Roy) Harper32 » qui est inspiré de « Shake 'Em On Down » du bluesman Bukka White.
- 33 L’évocation du duo est employée ici dans le sens où ce titre comprend deux sources : la voix et la (...)
- 34 Une guitare à résonateur est un type de guitare acoustique mis au point aux États-Unis en 1927 sous (...)
- 35 D’après une analyse spectrographique réalisée sur la version remasterisée de cette version de 1937, (...)
21L’écoute de « Hats Off To (Roy) Harper » peut donner l’impression d’un travail du son minimaliste, pouvant même être qualifié de brut (roots) pour une production des années 1970. Ce choix de qualité sonore est probablement une des références les plus immédiates à la version de Bukka White qui, elle, date de 1937. « Shake 'Em On Down » est un duo33 voix/guitare acoustique, au grain de voix partiellement détimbré par le dispositif d’enregistrement (probablement une gravure directe sur disque noir), et une nasalité de guitare caractéristique des modèles à résonateur34. Il s’agit d’un enregistrement monophonique, de bande passante étroite (avec peu d’énergie au-delà de 6 000 Hz35), au mixage sans artifice qui livre une grande proximité avec l’artiste.
- 36 La notion d’authenticité peut s’apprécier par la reproduction de traits distinctifs caractéristique (...)
- 37 Ce qui n’est pas sans rappeler les premiers mixages dits « stéréophoniques » des albums des Beatles (...)
- 38 Phénomène désigné par le terme « repisse ».
- 39 Plus un microphone est positionné près d’une source principale (la guitare dans cet exemple), plus (...)
22Pourtant, au fil des écoutes, « Hats Off To (Roy) Harper » s’avère d’une réalisation plus complexe, alliant une intention d’authenticité dans l’interprétation vocale et guitaristique, en référence au blues du Delta, et un apport créatif sur le plan du son36. En termes de largeur de l’image sonore, le morceau n’est pas monophonique mais la latéralisation des sources est radicale37 et en un sens primitive : la guitare est localisée à l’extrême gauche et la voix à l’extrême droite, ce qui crée une absence de source sonore au centre. L’écoute alternée de chacun des deux canaux (gauche et droite) confirme l’excellente séparation des sources. Néanmoins, un résidu sonore de guitare dans la piste de voix38 – et réciproquement, de voix dans la piste de guitare – se fait entendre, ce qui confirme que les deux musiciens ont été enregistrés en même temps. Le fondu d’entrée sur un effet de feedback et la représentation qu’il est possible de se faire de la configuration matérielle utilisée, comparable à celle nécessaire pour un concert acoustique, unplugged, renforcent l’idée que ce morceau pourrait être une capsule musicale extraite d’une session improvisée en studio d’enregistrement. Pourquoi en studio ? Certes, la prise de son est en proximité39 mais l’acoustique de salle captée par les microphones est très mate. Cela s’entend notamment dans les résonances de caisse lorsque que le bottleneck percute accidentellement l’instrument. La voix est expressive, puissante et rauque. Elle se place dans un registre essentiellement haut-médium mais sa sonorité est voilée dans les aigus (fig. 3). Elle est mixée avec une réverbération dense et longue dont l’effet d’espace ajouté ne renvoie pas à un lieu en particulier. Il est fait un usage appuyé du vibrato et du trémolo que Robert Plant met en valeur sur de longues notes tenues. Cet effet de style est représentatif de son jeu, comme le souligne Allan F. Moore :
- 40 Traduction de : Plant’s vocal style is so highly distinctive, that all subsequent hard-rock vocalis (...)
« Le style vocal de Plant est si reconnaissable que tous les chanteurs ultérieurs de hard rock sont décrits (par la critique) en référence à celui-ci. La tessiture est très haute, mais l’étendue, qui atteint rarement le Do médium dans le grave, est plus grande qu'il n'y paraît. Les trémolos et (moins fréquemment) le vibrato apparaissent sur de longues notes, avec la tendance à perdre en justesse (une expression supposée de l'intensité émotionnelle) vers la fin des phrases. Sa sonorité est cependant beaucoup plus serrée que celle de la plupart des figures comparables, de Ian Gillan de Deep Purple à Geddy Lee de Rush, en passant par Bruce Dickinson d'Iron Maiden40. » (Moore, 2001 : 82)
Figure 3 : Mise en correspondance de deux spectrogrammes d’un même extrait de « Hats Off To (Roy) Harper »
[Minutage de l’extrait de 0’07 à 0’11.] À gauche, la piste de guitare acoustique ; à droite, celle de la voix. L’enregistrement de la voix est marqué par une fréquence de coupure particulièrement basse, ce qui ne se produit pas pour l’enregistrement de la guitare.
23Le spectrogramme de la fig. 3 montre, dans le cas de la voix (canal droit de l’enregistrement), une forte atténuation des composantes spectrales au-delà d’une première fréquence de coupure relativement basse, à 4 500 Hz environ, puis une seconde à 8 000 Hz. Or, ce n’est pas le cas de la piste de guitare acoustique. Cette différence de traitement sonore par filtrage entre les deux canaux démontre qu’il ne s’agit pas d’une limitation technique imposée par les équipements du studio d’enregistrement lors de la captation, du mixage ou de la gravure.
Figure 4 : Spectrogramme d’un extrait de « Hats Off To (Roy) Harper »
[Minutage de l’extrait de 1’48 à 1’54.] Cette séquence présente l’enchaînement d’une phase de vibrato vocal à une phase de trémolo. Sur la partie droite de la figure, l’itération des lignes verticales blanches pouvant être visuellement reconstituées à la lecture du spectrogramme sont une indication de la modulation périodique de l’amplitude du signal sur l’ensemble du spectre de la voix.
24De plus, le spectrogramme de la fig. 4 montre de manière probante l’enchaînement d’une séquence de vibrato vocal à une séquence de trémolo. Même si ces deux effets sont par nature intimement liés à la pratique vocale, la régularité de la fréquence de modulation du trémolo et de sa profondeur interpelle. Ces effets vocaux sont-ils finalement naturels dans cet enregistrement ? L’exécution du trémolo est-elle produite par la phonation ? Si non, l’effet de trémolo a-t-il été déclenché pendant la prise ou ajouté en post-production ? Plant a-t-il entendu cet effet pendant son interprétation ? Si oui, quels ont été ses possibilités de contrôle de l’effet pendant l’exécution du titre ? Comment réinterpréter ce titre avec justesse et fidélité par rapport aux intentions initiales de Plant ? Comment parvenir à reproduire ce timbre de voix singulier ?
- 41 Au sens de « pouvant être produits naturellement par la voix », sans traitements sonores électroaco (...)
25Voici les questions de fond concernant cet exemple musical pour lequel la voix présente des aspects réalistes41 de transformation de textures même s’ils s’avèrent finalement créés par des procédés électroacoustiques. Cet exemple permet aussi de réfléchir à la configuration de l’environnement de création de ces deux artistes et, éventuellement, de pouvoir apprécier l’impact de cet environnement sur leurs choix d’interprétation. La citation suivante donne un éclairage sur le contexte d’enregistrement de ce titre :
- 42 Traduction de : This somewhat psychedelic swamp blues closer features Robert’s vigorous voice in tu (...)
« Ce blues “poisseux” quelque peu psychédélique se rapproche de la voix vigoureuse de Robert avec un effet de tunnel, obtenu grâce à un ampli vibrato qu'il avait d'abord utilisé pour l'harmonica, tandis que Page, crédité avec le pseudonyme Charlie Obscure, joue de l’acoustique en slide au bottleneck “buzzant” avec autant d’agressivité que dans la voix de Robert. Jones et Bonham n'apparaissent pas sur le titre, mais du tambourin et des chœurs ont été interprétés par une partie des roadies du groupe, d’après Plant42. » (Popoff, 2018 : 205-206)
- 43 C’est le cas du format de microphone de type « bullet-style mic ».
- 44 Le premier interprète reconnu à avoir utilisé l’harmonica amplifié électriquement est « Snooky » Pr (...)
- 45 Ce type de microphone bénéficie de la même connectique que les câbles utilisés pour brancher une gu (...)
- 46 Le modèle Shure 520DX Green Bullet existe depuis 1997 mais la version originale, le Shure 520, a ét (...)
26Robert Plant chante donc dans un microphone branché à un amplificateur pour guitare électrique. Cette information appelle quelques remarques. Contrairement à un système de sonorisation ou un amplificateur pour guitare acoustique, la fréquence de coupure d’un amplificateur pour guitare électrique est relativement basse, ce qui pourrait expliquer l’atténuation des aigus de la voix de Plant. Il est aussi possible de s’interroger sur les spécifications du microphone utilisé. Certains modèles de microphones sont dédiés au jeu pour harmonica. D’une ergonomie souvent adaptée à la forme en creux de la main43, à l’origine peu onéreux, ils ne sont pas vraiment reconnus pour leur transparence. Ils colorent la source sonore (ce sont des « lo-fi mic ») avec une fréquence de coupure particulièrement basse, un rendu sonore au grain sale et une plage dynamique réduite avant le seuil d’entrée en saturation. Ces faibles qualités audiophiles ont cependant trouvé une application musicale dans le contexte du blues électrifié44, pour amplifier l’harmonica dont les fréquences aiguës peuvent sonner avec stridence et agressivité. À titre d’illustration, la fig. 5 présente le diagramme de sensibilité en fréquences de l’un des modèles de référence actuel de microphones45 pour harmonica46 :
Figure 5 : Diagramme de réponse en fréquences d’un microphone dédié au jeu d’harmonica [modèle Shure 520DX Green Bullet] et photo du modèle de microphone
La fréquence de coupure est particulièrement basse (4 000 Hz) avec une pente d’atténuation très raide au-delà de cette fréquence. Le connecteur du microphone, de type jack 6.35, est identique à ceux des câbles utilisés avec des guitares électriques. Le branchement sur un amplificateur pour guitare électrique s’en trouve donc facilité.
Ce diagramme montre une très forte atténuation en fréquences au-delà de 4 000 Hz. L’hypothèse de l’usage d’un tel microphone lors de la session de « Hats Off To (Roy) Harper » reste donc vraisemblable même si aucune source disponible à ce jour ne permet de le certifier.
- 47 Les termes vibrato (effet de modulation de la hauteur d’une note) et trémolo (effet de modulation d (...)
- 48 Un phénomène microphonique qui s’appelle « effet de proximité ».
27Enfin, l’effet de trémolo est produit par l’amplificateur pour guitare, un vieil ampli Vox (marque), amplificateur qui n’est donc pas un « vibrato amp » mais bien un « tremolo amp47 ». Le trémolo n’étant pas omniprésent durant le titre, il est possible de déduire que le chanteur a pu en contrôler le déclenchement. De plus, Plant joue de manière interactive avec l’effet : il rallonge la durée des notes, ce qui met en valeur la couleur spécifique apportée par le trémolo (fig. 6). Il trouve en ces phases de maintien de l’énergie un terrain propice à l’improvisation de variations de timbres progressives et lentes. Cela se traduit par une modification de la position des formants de sa voix, c’est-à-dire une coloration des sons vocaliques par le renforcement de certaines zones fréquentielles – généralement dans le sens d’une nasalité plus marquée. De plus, l’extrême proximité entre la source (la voix) et le microphone provoque un renfort des basses48 et des pics de saturations ponctuels dus à la puissance de l’expressivité vocale.
Figure 6 : Enveloppe d’amplitude (forme d’onde) et spectrogramme d’un extrait de « Hats Off To (Roy) Harper »
[Minutage de l’extrait de 1’54 à 2’05.] Cette longue tenue de plus de 12 secondes permet à R. Plant de modifier les rapports d’énergie entre les diverses zones formantiques. La zone entourée montre un renfort entre 2 000 Hz et 3 000 Hz qui se traduit à l’écoute par un apport de nasalité.
« Hats Off To (Roy) Harper » est ainsi la démonstration d’une interaction forte entre l’artiste et son environnement technologique de création, comprenant notamment l’amplification électrique et l’effet de trémolo. Plant s’adapte, produit des sonorités peut-être inattendues, lors d’une séquence d’improvisation libre qui a vraisemblablement encouragé ce genre d’exploration sonore.
28Cette exploration de « Whole Lotta Love » et « Hats Off To (Roy) Harper » de Led Zeppelin rend compte de la pluralité des identités sonores de la voix, ici étendues par l’intégration de divers outils techniques et technologiques dans un processus de création rock de la fin des années 1960. Ces titres illustrent comment des artistes, ingénieurs du son et producteurs ont pu s'approprier ces outils aussi bien à l’enregistrement qu’en post-production. Ils montrent que les approches de transformation du rendu sonore de la voix – filtrage fréquentiel, conduite de la saturation, effets de modulation, mise en espace – ont été effectuées selon des procédés similaires à ceux appliqués aux autres instruments. Ne plus considérer la voix comme un médium systématiquement à part fait ainsi sens pour certains aspects de la création, d’autant que le jeu instrumental, comme celui de la guitare par exemple, cherche à reproduire les inflexions, le phrasé et le lyrisme de la voix (Navarret, 2019 : 65-83) ; rien n’est vraiment cloisonné. Ces titres sont également un témoignage de l’évolution des savoir-faire et des interactions nécessaires entre musiciens et producteurs, l’acte de création ne se limitant plus aux seules propositions des artistes. L’interprétation peut ainsi s’observer à diverses étapes de processus de création – lors de la séance de prise de son ou en post-production, lors du montage et du mixage audio – et à divers postes de compétences – celui de compositeur, musicien-interprète, producteur ou d’ingénieur du son.
29De plus, l’étude de ces identités sonores touche à la capacité de reconnaissance et de description des sources. Elles impliquent un renouvellement des codes de l’écoute qui va au-delà de la simple dichotomie entre écoute causale et écoute qualitative. Cela conduit plutôt à un renversement de paradigme puisqu’il s’agit d’abord de décrypter des processus d’écriture du sonore, intrinsèques à la création et à l’objet étudiés, pour ensuite parvenir à une meilleure description de la source et de sa causalité. Dans le cas de « Whole Lotta Love », le fait de comprendre le phénomène de diaphonie permet de décomposer les différentes strates d’écoute qualitative applicables à la voix, à savoir un filtrage dû à la diaphonie, une mise en espace créatif par les producteurs, par souci d’homogénéité entre la voix et les instruments, pour enfin avoir la confirmation d’une source vocale à l’origine naturelle, non synthétique, mais profondément transformée par les aléas des manipulations techniques. Dans le cas de « Hats Off To (Roy) Harper », si la présence vocale n’est en rien remise en cause, la régularité métronomique du trémolo, dans son ambiguïté avec les possibilités d’une performance vocale, n’a pu être explicitée qu’après reconstitution de l’environnement de création du chanteur pendant la session d’enregistrement.
30Le studio est en soi un instrument et se doit d’être intégré à l’analyse avec toute la richesse et la complexité qui le caractérisent. La connaissance et la compréhension des configurations matérielles et logicielles des environnements de création sont donc nécessaires, en complément des descripteurs usuels de la musicologie qui, eux, deviennent inopérants. Ce constat ouvre la voie à la recherche d’outils en développement dans le champ de la musicologie numérique (Couprie, 2018 : 120-132). Certains portent spécifiquement sur l’analyse de données symboliques et de fichiers sons, parfois partagés avec la communauté des métiers du son, ce qui amène à une écoute orientée « studio ». Dans cet article, les analyses spectrographiques ont permis de vérifier des hypothèses soulevées par des questions de réalisation sonore. Et, de manière plus exceptionnelle, le recours à un magnétophone à bande s’est trouvé approprié pour conforter une autre hypothèse de la démonstration.
31Ces outils soulèvent aussi des questions de vocabulaires, de corpus lexical partagé et maîtrisé, dans une approche nécessairement transdisciplinaire (perception, musique, organologie, acoustique, ingénierie sonore) ainsi que l’éventuelle transcription de ces musiques. Alors que la notation musicale n’est pas une représentation du son musical (Meeùs, 2016), quel rôle peut jouer la transcription dans le champ des musiques orales (et aurales) enregistrées ? Quelle place accorder aux méthodes descriptive et prescriptive de la transcription (Seeger, 1958 : 184-195) ? Représenter l’abstraction du phénomène sonore est bien une difficulté, mais il est un enjeu pourtant essentiel dans l’étude des musiques populaires phonographiques.