Christophe Levaux, Rage Against The Machine
Christophe Levaux, Rage Against The Machine, Rouen, Densité, collection « Discogonie », n° 9, 2018
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Mots clés :
politique / militantisme / mouvements sociauxKeywords:
politics / activism / social movementsArtiste :
Rage Against the MachineTexte intégral
1Le succès d’une œuvre artistique radicale et subversive est profondément ambigu. La popularité d’un produit culturel conçu dans la perspective d’une radicalité politique constitue un intéressant problème sociologique. Dans cet ouvrage de la très précieuse collection « Discogonie », Christophe Levaux s’efforce de reconstituer la conception et la réception du premier album de Rage Against The Machine (RATM). Caractérisé par une articulation de l’homorythmie du metal et le phrasé du rap, le disque est en outre marqué par un engagement politique très contestataire dans l’ensemble des textes scandés.
2L’auteur commence par rappeler le contexte sociopolitique particulièrement dramatique du début des années 1990 : les émeutes de Los Angeles à la suite de l’agression raciste par la police californienne contre Rodney King, l’intrusion américaine dans la géopolitique sud-américaine et la guerre du Golfe qui fixent l’image d’une tension impérialiste. RATM naît au confluent de deux ambitions : la première, musicale, vise au brassage de styles et à un rapprochement entre le metal et d’autres formes d’expression (le funk ou le rap) ; la seconde, politique, est l’expression d’une contestation radicale de la société américaine. Le guitariste Tom Morello se met en tête de trouver un « chanteur socialiste » afin de fonder « un groupe de metal dans le style de Public Ennemy » (12). Zack de la Rocha qui officie au sein d’Inside Out imposera son « flow » (13), tandis que Brad Wilk à la batterie et Tim Commerford à la basse complètent la formation. Dépassant et sophistiquant les tentatives de nouer rap et metal (comme celle de Run-D.M.C. et Aerosmith), RATM parvient à construire une « musique […] épurée de toute fioriture » (14).
3Conformément à la logique de la collection « Discogonie », Christophe Levaux présente la pochette de l’album avant d’analyser chacun des dix morceaux qui composent l’opus. La photographie de la pochette est celle d’un bonze s’immolant par le feu en 1963 pour protester contre la politique autocratique vietnamienne soutenue par les États-Unis (18-19). Cette représentation condense à la fois « l’idée d’un État autoritaire et discriminatoire » (19) et les errements d’une géopolitique impérialiste américaine. De fait, l’album tout entier recompose les formes de violence générées par les États-Unis, en son sein comme à l’extérieur. Le premier morceau « Bombtrack » est l’occasion de rappeler « l’obsession morbide des médias américains pour les tueurs de masse » (21). Christophe Levaux montre que RATM parvient à réunir « la puissance sonore du metal et le phrasé élaboré du rap au sein même du soubassement instrumental du morceau » (23). La rythmique instrumentale et celle du chant « combinent et alternent puissance de feu […], respirations et silences » (23). « Killing in the Name », deuxième morceau de l’album, regorge de « riffs tranchants » (26) et l’attention soutenue aux coordinations entre le chant et le son lui donne toute son efficacité. RATM tend parfois à construire d’autres formes de fusion musicale : l’alliance du metal et du funk constituant toutefois « l’élément le plus commercial de l’album » (29). Afin d’expliquer la réussite des titres « Settle for Nothing » et « Bullet in the Head », Christophe Levaux analyse le jeu du guitariste Tom Morello. Ce dernier, grâce au « sélecteur de micro de sa guitare », parvient à reproduire le « scratch du turntablism » caractéristique du rap (36). « Know Your Enemy » est l’occasion d’une autre innovation : Tom Morello simule un « effet de pédale de trémolo sur une suite d’accords joués […] grâce à la technique du “tapping” […] » (41). L’influence metal est plus prégnante sur « Wake Up » et « Fistfull of Steel ». « Township Rebellion » fait plutôt signe vers le rap (notamment grâce au jeu de basse de Tim Commerford). Enfin « Freedom » paraît « taillé pour résonner dans un stade » (51).
4Christophe Levaux rappelle que l’album a connu un rapide succès commercial et critique. Mais peu à peu, la recomposition des généalogies musicales a estompé l’effet de souffle qu’avait provoqué RATM à ses débuts. Le succès d’un groupe comme les Red Hot Chili Peppers pratiquant une fusion rap-funk n’est pas la seule raison de cette invisibilisation progressive. La « récupération par divers acteurs » d’un style musical transformé en produit commercial sans aspérité politique explique, au moins en partie, cette relégation de RATM (61). Des groupes aussi caricaturaux que Limp Bizkit ou Linkin Park ont dévitalisé toutes les prétentions politiques de RATM tout en tentant de répéter le motif du rap-metal. Christophe Levaux rappelle que, pour une part, RATM est aussi responsable du relatif oubli dans lequel l’album de 1992 est tombé : les poursuites d’expérience sous le format des supergroupes (Audioslave et Prophets of Rage) n’apportaient rien de neuf et semblaient reproduire une formule toute faite. Mais l’auteur se montre optimiste : les innovations musicales et politiques aussi radicales que subversives sont toujours possibles. Le son révolté de RATM exigeait une forme d’intransigeance esthétique et politique qui entrait en contradiction avec le succès planétaire de l’album. La marge d’évolution s’avérait étroite pour le groupe après cette réussite commerciale : ses choix formels (le rap-metal) et structurels (la radicalité) ne pouvaient s’accommoder d’une déclinaison infinie pour un public élargi.
L’ouvrage de Christophe Levaux a le mérite d’interroger cette aporie culturelle que constitue le succès d’une œuvre radicale. Il montre que la réussite politique est conditionnée au renouvellement exigeant des formes d’expression.
Pour citer cet article
Référence papier
Jérôme Lamy, « Christophe Levaux, Rage Against The Machine », Volume !, 15 : 1 | 2018, 177-179.
Référence électronique
Jérôme Lamy, « Christophe Levaux, Rage Against The Machine », Volume ! [En ligne], 15 : 1 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/6006 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/volume.6006
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