1Le projet de son ouvrage Digital Music Videos, Steven Shaviro le formule d’abord en creux : « My aim in this book is neither to give a rigorous definition of the music video nor to trace the genre’s history from 1981 to the present » (4). Ni théorie, ni histoire, le livre se place donc dans le champ critique, et propose l’analyse d’une série de clips issus de l’ère numérique, grosso modo l’ère Youtube, dont le plus ancien date de 2007. Dans la lignée d’un corpus d’études sur les clips, récent mais déjà solide, l’entreprise passe pour un judicieux renouvellement de panthéon. De l’abondance des clips contemporains, Shaviro fait ainsi émerger une douzaine de nouveaux classiques, abordés justement par l’enseignant-chercheur avec des étudiants, en classe.
2Le livre est paru en 2017 chez Rutgers University Press, dans la collection Quick takes : Movies and Popular Culture. Il est constitué de quatre chapitres thématiques (« Superimpositions », « Glitch Aesthetics », « Remediations » et « Limits »), divisés en trois sections, chacune dédiée à l’étude d’un clip ; soit douze études (« close discussions » [17]) d’une dizaine de pages, précédées d’une introduction.
- 1 J’emprunte cette expression aux travaux d’Antoine Gaudin.
3L’atout le plus évident du livre est méthodologique. Shaviro ménage une grande place à la description extensive des nombreuses strates qui constituent le « feuilleté de signes1 » du clip. Les chansons sont soigneusement décrites en termes de structure, de rythmes, d’instrumentation et de genres, sans oublier les paroles, auxquelles il réserve souvent une analyse littéraire. Quant à l’image, de longues descriptions minutées détaillent la « mise-en-scène » (ce qui est filmé), la « cinematography » (comment cela est filmé) et le montage (« editing ») de chaque clip. À ce titre, la description d’une œuvre aussi dense que « Disturbia » de Rihanna paraît une gageure, et Shaviro s’y attelle avec bonne volonté. De plus, la strate des discours périphériques, liés au caractère commercial du clip, n’est pas oubliée : la direction artistique, la persona, la vie et la parole publiques des interprètes sont pris en compte, mais aussi le discours des réalisateurs, dont certains ont été interrogés directement. Enfin, l’auteur s’intéresse à la réception des vidéos, considérant le discours journalistique, le massif des commentaires de fans, certaines remarques de ses étudiants et sa propre sensibilité.
4Celle-ci sert d’ailleurs souvent de guide à l’analyse, et la description est ponctuellement teintée d’un enthousiasme que le lecteur saura pondérer (ainsi des passages comme « “Let it be” is a beautiful, heartfelt, and highly expressive song » [22], ou encore « FKA twig’s song “Papi Pacify” was coproduced by the amazing Arca », [59], je souligne). L’ouvrage est en effet donné sans ambiguïté comme le travail d’un passionné ; Shaviro l’indique, (« I have been a fan of the genre since I first watched MTV in 1981 », [7]) et la quatrième de couverture insiste sur ce point (« Digital Music Videos combines genuine fandom with lightly-worn erudition »).
5Si la théorie n’est pas l’objet annoncé du livre, elle n’est pourtant pas absente, mais ponctuelle, diffuse, volontiers vagabonde. Son empan large – Kant, Bergson, Brecht ou Deleuze, mais aussi Manovich, Metz ou Chion – reflète la complexité à envisager le numérique avec l’appareillage théorique canonique. C’est vrai pour la description des œuvres (« Disturbia is so densely layered, cluttered, and compressed that it seems to require a whole new formal language to do it justice » [33]), mais aussi pour l’analyse. Ainsi Shaviro démontre l’impuissance de certains concepts (la durée bergsonienne, l’image-temps et l’image-mouvement de Deleuze) face aux clips qu’il étudie, et propose à l’occasion des pistes plus adaptées (la post-continuité par exemple). Sur ce plan théorique, l’ouvrage souffre toutefois de l’absence d’une conclusion qui viendrait synthétiser les propositions égrenées isolément au fil des exemples abordés.
6Le corpus des clips numériques (« Digital » Music Videos) choisis peut quant à lui dérouter. On s’étonne ainsi de l’absence de clips en réalité virtuelle, interactifs, sous forme de jeu vidéo ou d’application, et même de toute lyric video. En outre, les vidéos choisies semblent déployer des esthétiques assez courantes dans l’histoire du clip, qui plus est déjà documentées, et à tout le moins peu spécifiques au numérique. Les développements sur le montage rapide de « Night Time My Time » sont en droite ligne des réflexions de Philippe Marion sur « Sex Bomb » en 2003 ; les remarques sur le plan-séquence truqué de « Let it be » résonnent de celles de Laurent Jullier et Julien Péquignot sur le travelling ou de Carol Vernallis sur l’espace déployé et les trajectoires du clip ; les « remediations » de Shaviro prolongent les « paradoxes of pastiche » de Roger Beebe en 2007 ou le « royaume de l’allusion » formulé par Fabrice Montal dès 1990. En somme, l’auteur affirme clairement la singularité des clips numériques (« Contemporary digital music videos are quite strikingly different […] from the earlier, predigital music videos of the 1980s and 1990s » [13]), pourtant les tendances qu’il évoque ont déjà été révélées et commentées pour l’ère « prédigitale ». Qu’elles sont exacerbées par le numérique et ses outils, c’est là ce qu’il faudrait montrer plus frontalement.
- 2 Je souligne. Pour précision, les Scopitone, comme les Soundies évoquées par l’auteur dans la même p (...)
- 3 Voir les travaux de Rick Altman ou Martin Barnier.
- 4 Selon les mots de Jullier & Péquignot (2003).
7Une autre limite du livre est peut-être liée à ce projet avant tout critique : l’auteur commet quelques erreurs factuelles et imprécisions, en particulier lorsqu’il évoque la technique audiovisuelle et l’histoire de l’enregistrement sonore. Par exemple au tout début de l’introduction, les Phonoscènes disparaissent de l’histoire des chansons filmées, et les Scopitone sont maladroitement qualifiés de « video jukeboxes2 ». L’histoire des sons est riche d’une historiographie récente, vivace et de qualité3 ; de même pour l’étude des chansons illustrées, dont ressortit Digital Music Videos, fût-il consacré à un corpus de l’extrême-contemporain. Ces approximations historiques s’avèrent donc déconcertantes, eu égard à la rigueur méthodologique du livre, et le lecteur intéressé aura plaisir à prolonger l’ouvrage de Shaviro en piochant ailleurs des « jalons4 » historiques et esthétiques qui ne manqueront pas de l’éclairer.
8On soulignera pour conclure l’intérêt de Digital Music Videos, qui affirme en l’éprouvant la libération du clip comme objet d’analyse universitaire. Là où les études critiques de clips ont souvent été adossées à des ouvrages théoriques (Vernallis ; Jullier & Péquignot), Shaviro inverse la tendance en proposant un ouvrage avant tout critique, propice à l’émergence ponctuelle de pistes théoriques. Gageons qu’il inspirera à d’autres l’envie de poursuivre l’entreprise en précisant les contours conceptuels d’un champ d’analyse qui, même sous la forme resserrée de ce bref ouvrage, se révèle incontestablement fertile.