1Yves Montand et Serge Reggiani sont deux artistes d'une même génération, nés en Italie et venus en France à l’âge de l’enfance avec leurs parents dans les années 1920. Ils participent d'un vaste mouvement migratoire transalpin engagé à la fin du XIXe siècle qui entre, au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans une deuxième phase de croissance importante. Entre 1921 et 1931, la population italienne se multiplie quasiment par deux, passant de 420 000 à 808 000 personnes (Milza, 1995 : 75).
Au-delà de leur appartenance à la plus importante communauté étrangère dans l’Hexagone jusqu'au recensement de 1968, les deux hommes ont en commun d'être des artistes complets, à la fois chanteurs et comédiens, et engagés. Ils se connaissent, s’apprécient grâce à l’entremise de Simone Signoret, l’amie indéfectible de l’un, la compagne de l’autre. Ils se retrouvent fréquemment dans le Sud de la France, à Saint-Paul-de-Vence. S’ils n’ont jamais mêlé leurs voix dans un duo, leur carrière artistique se croise en revanche au cinéma dans le film de Claude Sautet, Vincent, François, Paul… et les autres, tourné en 1974.
2Yves Montand et Serge Reggiani figurent au rang des « monstres sacrés » selon une formule prisée par les médias. S’il n’y a pas lieu de retracer par le menu leurs carrières respectives, celles-ci peuvent être relues à l’aune de leurs origines italiennes dont l’empreinte ne s’efface jamais vraiment. L’évocation de leur parcours migratoire permet en outre un changement d’échelle dans l’analyse de l’immigration italienne, pour se situer au niveau des parcours individuels et familiaux, suivant ainsi une orientation historiographique parmi les plus récentes et les plus stimulantes (Tibarassi, 2005). Leur parcours met également en jeu la question de la mémoire de la migration, dont les historiens (Teulières, 2003) et plus largement les sciences sociales (Hajjat, 2005 ; Ribert, 2011) se sont saisies dans le prolongement des réflexions d’Abdelmalek Sayad (1999). Montand et Reggiani donnent à voir une identité culturelle complexe, à la fois vécue et perçue, marquée par l’expérience migratoire. Il s’agit d’une part de considérer que, dans leur singularité, les itinéraires personnels et artistiques d’Yves Montand et de Serge Reggiani témoignent d’un processus d’intégration qui, bien que réussi, ne rompt pas pour autant le lien avec le pays d’origine. Leur notoriété et les succès obtenus rejaillissent d’autre part sur l’ensemble des immigrés transalpins non seulement comme des modèles d’intégration, mais aussi comme des marqueurs d’italianité lorsque leur travail fait référence, sous diverses formes, à l’Italie.
3L’expérience migratoire d’Yves Montand et de Serge Reggiani présente des analogies et des caractéristiques qui font écho aux parcours de très nombreux compatriotes. Yves Montand naît sous le nom d’Ivo Livi le 13 octobre 1921 à Monsummano Terme en Toscane. Il ne passe toutefois que les trois premières années de sa vie dans cette petite cité de la province de Pistoia, réputée pour ses grottes thermales et célèbre pour avoir vu naître en 1809 l’écrivain et poète Giuseppe Giusti. Son père entraîne sa famille, dont Ivo est le troisième et dernier enfant, sur les voies de l’émigration comme tant d’autres habitants de la région au début des années vingt. L’artiste racontera plus tard les conditions de cette émigration liée aux persécutions fascistes : « mon père a tout encaissé, les sévices, les bastonnades, jusqu’à l’huile de ricin qu’on lui faisait avaler de force » (Montand, 2001 : 21). Fervent pacifiste depuis ses années passées sous l’uniforme au cours de la guerre de Libye puis de la Grande Guerre, Giovanni Livi, militant local de la première heure du Parti communiste italien qui vient de se former, est une cible désignée des fascistes dirigés à Monsummano par son beau-frère. L’incendie de son atelier de fabrication de balais signé d’une inscription « À mort les communistes ! » achève non seulement de le convaincre, après plusieurs agressions, de la menace fasciste, mais le conduit aussi à la ruine (Hamon, Rotman, 1990 : 20). L’émigration est donc déterminée à la fois par des motifs politiques et économiques. À Reggio d’Émilie, où naît Serge Reggiani, le 2 mai 1922, d’un père coiffeur, la violence fasciste est autant plus âpre que la région, l’Emilie Romagne, est une terre rouge où le parti socialiste obtient 66 % des suffrages aux élections de 1919 (Lazar, 1992 : 216). La famille Reggiani, dont le patronyme traduit un enracinement ancien à Reggio d’Émilie, se divise et se déchire : l’oncle maternel soutien ainsi le régime mussolinien qui se met en place à partir d’octobre 1922, tandis que le Ferruccio refuse de voir son fils Sergio porté l’uniforme balilla, l’organisation de jeunesse fasciste (Reggiani, Brierre, 2005 : 11). Autant que la tension politique, un désaccord familial sur la propriété du salon de coiffure contraint Ferruccio Reggiani à émigrer avec femme et enfants : son fils Sergio a alors 8 ans. En cette année 1930, ce sont près de 15 5000 Émiliens et Romagnols qui prennent le chemin de l’exil ; ils n’ont jamais été aussi nombreux depuis la fin de la guerre (Nicosia, Principe, 2009 : 320).
Leurs pères, Giovanni Livi et Ferruccio Reggiani, comme nombre de leurs compatriotes, quittent l’Italie d’abord seuls avant d’être rejoints par leur famille.
4Giovanni Livi traverse clandestinement la frontière franco-italienne en recourant à l’un de ces passeurs qui monnayent chèrement leur service pour échapper à la surveillance policière. Il se rend à Marseille non pas pour s’y installer, mais, comme de nombreux Italiens, dans le but d’y embarquer pour les Amériques (Mourlane, Regnard, 2013 : 34-35). Arrivé à Marseille, il se présente au consulat américain où sa déception est grande puisque, depuis 24 heures seulement, les visas ne sont plus accordés en raison de la politique des quotas adoptée à Washington en matière d’immigration. À Marseille, il n’est cependant pas isolé. Parmi l’importante communauté toscane de la ville, qui représente 18,5 % des immigrés italiens en 1901 (Dottori, 2010 : 16) se trouve une tante qui l’accueille. Son mari, contremaître dans une huilerie, lui trouve un emploi au sein de l’établissement Darrier de Rouffo, boulevard Oddo. Trois mois seulement après son arrivée, Giovanni Livi peut ainsi être rejoint par sa famille, qui s’installe à proximité de son lieu de travail, tout d’abord du côté du Verduron haut (Montand, 2006 : 10), puis dans un appartement du quartier des Crottes, rue Edgard Quinet. La famille Livi y réside en 1927 lorsqu’elle entame des démarches en vue d’obtenir une naturalisation (Mourlane, 2014). Comme le signale l’administration, Giovanni Livi, exerçant la profession de « journalier », « compte ne plus quitter la France ».
5La famille Livi fournit un exemple de ces réseaux villageois et familiaux qui structurent les courants migratoires, et pas seulement entre l’Italie et la France. C’est sur les conseils d’un ami que Ferruccio Reggiani fait le choix de se rendre à Yvetot en Normandie, précisément à mi-distance du Havre et de Rouen. La concentration d’Italiens y est bien moindre que dans le Midi ou dans d’autres régions françaises. On les situe plutôt en Basse-Normandie où ils travaillent pour la plupart dans le bâtiment (Colin, 2001). Ferruccio Reggiani, après avoir été brièvement livreur de lait, retrouve pour sa part son métier de coiffeur. Rejoint par sa famille, il quitte la Normandie pour la région parisienne où les Italiens sont nettement plus en nombre, près de 150 000 en 1931, dont 50 000 dans la capitale (Couder, 1986 : 503). La famille Reggiani vit un temps dans des logements de passage à Aulnay-sous-Bois et dans différents quartiers de Paris avant de se fixer Rue du Faubourg-Saint-Denis dans le 10e arrondissement. Dans le quartier comme dans le reste de la capitale, à l’exception des quartiers est (Blanc-Chaléard, 2000), les Italiens sont proportionnellement peu nombreux (1,5 à 2 % de la population totale). Dans la capitale, nombreux sont les Italiens artisans et commerçants (Rainhorn, Zalc, 2000), catégories à laquelle appartiennent les époux Reggiani qui y ouvrent un salon de coiffure.
6Les jeunes Livi et Reggiani ne grandissent donc pas exactement dans le même environnement. Yves Montand évoque dans ses souvenirs ses jeunes années passées à la Cabucelle, dans une maison avec jardin, dans un environnement industriel entre raffineries de sucre, usines chimiques et de retraitement des déchets qui dégagent une odeur pestilentielle et déversent une eau polluée dans l’impasse des Mûriers où ils jouent avec les autres enfants du quartier (Montand, 2001 : 15). Cette différence traduit la variété des contextes sociaux, économiques et culturels qu’imprime l’ancrage territorial au sein de l’immigration italienne.
7Des traits communs se relèvent toutefois dans le souvenir de la stigmatisation de leur origine, même si celle-ci se module là aussi en fonction du contexte. Depuis la fin du XIXe siècle, les Italiens sont l’objet de stéréotypes et préjugés, socles d’une xénophobie qui s’exprime parfois violemment (Dornel, 2004). Au cours de l’entre-deux-guerres, l’hostilité ne faiblit pas et se renforce même avec la crise économique des années 1930 qui favorise des formes de rejet sur le thème de la concurrence au travail (Schor, 1985). Montand fait l’expérience de cette Marseille cosmopolite de l’entre-deux-guerres où la part des Italiens, toujours majoritaire, se réduit en raison de l’afflux de nouveaux courants migratoires (Attard-Maraninchi, Temime, 1990 : 25-29). Dans ce contexte, il se souvient ne pas s’être senti « immigré ou exilé » bien que traité en certaines occasions de « sales babis » (Montand, 2001 : 35), une injure fréquente à Marseille pour désigner les Italiens et dont l’étymologie occitane fait référence au crapaud. Reggiani est, dans la cour de l’école, un « maccaroni » selon une appellation très usitée et qui fait porter le stigmate sur les pratiques gastronomiques et plus largement culturelles des immigrés italiens. Dans ces conditions, il met un point d’honneur à apprendre rapidement la langue française (Reggiani, Brierre, 2005 : 15).
8L’engagement politique antifasciste des familles est une autre similarité dans les parcours de Montand et Reggiani. Il faut sans doute y voir un cadre matriciel à leur propre engagement en tant qu’artiste par la suite. Si les Italiens font partie des étrangers les plus politisés en France, il faut pourtant rappeler que ceux qui choisissent la voie de l’engagement restent minoritaires. Au cours de l’entre-deux-guerres, le rapport au régime fasciste dans le pays d’origine constitue un cadre social structurant entre, d’une part, l’extension au sein des communautés italiennes à l’étranger des principes totalitaires fascistes par le biais des réseaux consulaires (Bertonha, 2002 : 527-534) et, d’autre part, le militantisme antifasciste animé par les fuorisciti, dirigeants politiques de gauche exilés (Tombaccini, 1988 ; Vial, 2007 : 22-25). Yves Montand décrit même son père comme « un responsable des antifascistes italiens » abritant des « camarades de passage », tirant des tracts et tenant des réunions dans un bar dans le quartier de la Cabucelle où la famille s’est installée (Montand, 2001 : 35). Les parents Reggiani adhèrent à la Fratellanza Reggiania de Paris, une association formée sur une base régionale, à caractère mutualiste, sur fond de militantisme antifasciste et plus particulièrement communiste (Barazzoni, 1984). Dans sa jeunesse, Ivo Livi ne suit pas, contrairement à son frère qui adhère aux Jeunesses communistes, le modèle paternel, admettant avoir participé seulement une fois à un défilé organisé par Rouge-Midi, le journal communiste local. Quant à Reggiani, on raconte qu’à l'occasion, il fait le coup de poing contre les fascistes. Le contexte parisien s’y prête peut-être mieux qu’à Marseille ; l’effervescence politique y est plus forte en raison notamment de la présence des leaders de l’antifascisme et d’une propagande fasciste qui s’appuie sur les services de l’ambassade. La participation éventuelle à des rixes peut aussi s’expliquer par le goût de Serge Reggiani pour la boxe ; son père organise des combats Il place même un temps dans ce sport l’espoir d’une meilleure condition (Reggiani, 1990 : 187 ; Reggiani, Brierre, 2005 : 16-17).
9C’est toutefois vers le théâtre qu’il se tourne en entrant au conservatoire. La chanson ne vient que bien plus tard, à l’âge de 45 ans, lorsque Jacques Canetti, découvreur de Jacques Brel et de Georges Brassens, patron du cabaret Les Trois baudets, lui propose d'enregistrer Boris Vian en 1964, un projet refusé d’ailleurs par Yves Montand. La carrière de ce dernier s’inscrit dans une autre tradition, celle music-hall. Il fait ses débuts à Marseille au théâtre de l’Odéon, puis à l’Alcazar. C’est à ce moment qu’il adopte le nom d’Yves Montand dont on dit qu’il est une référence à sa mère qui, dans un mélange d’italien et de français, l’appelait pour qu’il monte à leur appartement : « Ivo, monta ». Il avoue cependant plus tard qu’il s’agit là peut-être d’une reconstruction et qu’il a perdu le souvenir de l’origine de ce nom de scène (Montand, 2001 : 48). Quoi qu’il en soit, c’est sous ce nom qu’il remporte la finale du concours organisé par la revue Artistica, une sorte de guide du spectacle du midi de la France. Sa carrière est ainsi lancée et se poursuit sur la scène du théâtre de l’Odéon, une salle de 1500 places construite à la fin des années 1920 à l’emplacement des écuries des chevaux qui assurent les transports en commun de Marseille. Une première consécration survient en 1939 lorsqu’il est invité en « vedette anglaise », au troisième rang sur l’affiche, à participer à un spectacle donné à l’Alcazar, le plus haut lieu du music-hall de la région : tous les grands artistes de l’époque (Charles Trenet, Maurice Chevalier, Tino Rossi, Fernandel) viennent s’y produire et l’on y joue les opérettes de Vincent Scotto, un autre Marseillais d’origine italienne (Barsotti, 1984). Face à un public exigeant, qui n’hésite pas à manifester bruyamment son mécontentement, Yves Montand connaît le succès grâce à ses imitations, mais aussi à une chanson originale : Dans les plaines du Far-West. Ce début de carrière prometteur connaît un développement en pointillé en raison de la guerre (Mourlane, 2014). C’est en 1943 que sa carrière prend véritablement son élan à Paris.
10Lorsque Montand et Reggiani sont en haut de l’affiche, ils sont devenus français. La famille Livi entame des démarches en vue d’obtenir une naturalisation en 1927 tandis que Reggiani obtient la nationalité française en 1948. Pour autant, leurs liens avec l’Italie ne se rompent pas, même s’ils ne s’ancrent que peu dans leurs régions d’origine.
À la mort de Montand, le correspondant du journal Le Monde en Italie note, le 12 novembre 1991 : « Cette “italianité” pourtant, le chanteur semblait l'avoir assez mal vécue », et la presse rappelle à loisir que, durant toute sa vie, il ignora superbement son village natal, Monsummamo, dans la province de Pistoia, en Toscane. À plusieurs reprises, les différents maires du village tentèrent de lui conférer au moins la « citoyenneté d'honneur » : Montand ignora les démarches. Il vint un jour, cependant, en 1953, alors qu'il tournait à Florence un épisode de Tempi nostri, de Blasetti. Reggio d’Emilie n’a reçu que peu de visites de Reggiani : une en 1960 puis une autre en 1997 à l’occasion d’un concert donné dans le cadre de la fête de l’Unità, le grand journal communiste italien.
11En revanche leur carrière artistique les conduit à renouer plus souvent avec leur pays d’origine. Au cinéma tout d’abord et surtout pour Reggiani. En effet, au cours de sa carrière de comédien, Montand ne manifeste pas d’intérêt particulier pour le cinéma italien à un moment où celui-ci, apprécié internationalement, notamment en France (Milza, Le Fur, 1986), attire de nombreux comédiens français dans le cadre de coproductions franco-italiennes (Gili, Tassone, 1995). Au-delà du film de Blasetti, Montand ne tourne que deux autres films avec des cinéastes italiens : Uomi e Lupi de Giuseppe de Santis en 1957 et La Lunga strada azzurra de Gilles Pontecorvo en 1958. Reggiani tourne plus souvent devant la caméra de réalisateurs italiens, pour le cinéma et la télévision. Certains de ces films sont alimentaires, reconnaît-il plus tard dans les colonnes du journal Le Monde, le 28 septembre 1972, tournés alors que le cinéma français le sollicite moins après l’immense succès de Casque d’Or au côté de Simone Signoret en 1952, sous la direction de Jacques Becker. Certaines œuvres sont néanmoins marquantes : La Grande Pagaille (Tutti a casa) de Luigi Comencini, en 1961, Le Guépard (Il gattopardo) de Luchino Visconti bien sûr et plus tard, en 1979, La Terrasse (La terrazza) d’Ettore Scola.
12L’hommage à l’Italie se fait par ailleurs en chanson. Montand interprète en 1962 plusieurs titres tirés du répertoire populaire : Amore dammi quel fazzolettino, Un bicchiere di Dalmato ainsi que le chant des partisans Bella Ciao, à la fois en souvenir à l’engagement politique de son père et en écho à ses propres prises de position. Reggiani chante plus encore son italianité en enregistrant chez Polydor en 1972 un album En italien adaptation de ses plus grands succès. Mais surtout, l’année précédente, en 1971, toujours chez Polydor, son éditeur depuis 1968, figure sur l’album Rupture une chanson appelée à devenir emblématique : L’Italien. Ce titre est une commande passée par le chanteur à Jean-Loup Dabadie : « Il faut que tu m’écrives une chanson sur l’Italie, sur mes origines, sans que j’aie l’air de le faire. » (Reggiani, Brierre, 2005 : 88) Cette chanson au ton très grave donne à entendre, à la fois en français et en italien, toute la difficulté de la migration et l’attachement du migrant à son pays d’origine : « C’est moi, c’est l’Italien/ Je reviens de si loin/ La route était mauvaise/ Et tant d’années après/ Tant de chagrins après/ Je rêve d’une chaise. » Titre phare d’un album vendu à plus de 2,3 millions d’exemplaires, L’Italien est ensuite très souvent repris dans les tours de chant de Reggiani jusque dans les années 1990. Cette chanson participe d’un retour de mémoire d’une l’immigration italienne devenue invisible dans l’espace public au cours de la décennie précédente, marquée sur le plan migratoire par l’arrivée massive de population en provenance du Maghreb (Mourlane, Regnard, 2014). Elle confère en outre à Reggiani une double identité, française et italienne, qui ne le quitte ensuite jamais.
13Montand est plus assimilé, dans l’opinion, à ses origines marseillaises. Sans jamais renier ses racines italiennes, il admet cependant qu’il s’est toujours « senti français » (Montand, 2001 : 21). Lorsqu’à l’occasion de l’émission de Jacques Chancel, Le Grand échiquier, diffusée le 24 janvier 1980, l’écrivain et dessinateur humoristique François Cavanna, qui deux ans plus tôt a publié Les Ritals, lui fait remarquer qu’il est « un vrai Rital » car né en Italie, Montand n’acquiesce que modérément. Son regard sur l’Italie et les Italiens ne diffère d’ailleurs guère de celui, fortement stéréotypé, que portent les Français à l’époque contemporaine (Milza, 1994) : « j’aime la courtoisie, la gentillesse, mais tout le côté gesticulatoire m’ennuie » fait-il ainsi observer (Montand, 2001 : 21). La distance prise avec son pays d’origine trouve également témoignage dans une maîtrise imparfaite de la langue, comme en atteste son dernier entretien donné à la télévision italienne peu de temps avant sa mort.
14Cet entretien est d’ailleurs le signe, comme d’autres, que l’Italie ne les a pas oublié et les considère comme des compatriotes à l’instar du discours qui a toujours accompagné, dans les milieux officiels et dans l’opinion, le départ des 27 millions d’émigrés depuis les années 1870. Cette intégration des migrants à la communauté d’origine, à l’échelle locale, régionale et nationale, structure également le processus mémoriel et de redécouverte de l’histoire de l’émigration à l’œuvre en Italie depuis les années 1990 (Colucci, Sanfilippo, 2010 : 7-11). À l’échelle locale, les deux artistes sont honorés dans leurs villes d’origine : Monsummano donne le nom d’Yves Montand à son théâtre, tandis que Serge Reggiani possède une rue à son nom dans les quartiers sud de Reggio d’Emilie. Dans ce contexte de résurgence mémorielle, leur disparition donne l’occasion de rendre hommage à ces Italiani all’estero. En novembre 1991, tous les journaux télévisés s’ouvrent sur la triste nouvelle de la mort de Montand tandis que les grands quotidiens en font leur une – La Repubblica titre ainsi, en français, le 10 novembre, « Adieu Montand » – et consacrent de nombreuses pages à retracer la carrière de l’artiste. Un correspondant de la télévision française à Rome relève, non sans ironie, « que l’on se plait à l’appeler par son nom d’origine comme pour s’attribuer une partie, soit-elle modeste, de sa renommée ». Le Monde souligne le 12 novembre que l’ancien président du Conseil Bettino Craxi évoque « un Italien extraordinairement français ». Le décès de Reggiani, 23 juillet 2004, suscite également beaucoup d’émotion en Italie. Le Corriere della Sera du 24 juillet titre « Adieu Serge le plus italien des Français » et considère Reggiani comme « le dernier émigrant qui a uni deux cultures ».
15Yves Montand et Serge Reggiani présentent donc des similitudes dans leurs parcours migratoires qui font écho à des centaines de milliers d’autres plus anonymes venus en France entre les années 1860 et 1960. Même si leurs rapports au pays d’origine présentent des degrés divers, sans doute plus affirmés pour Reggiani et plus distants pour Montand, leur notoriété autant que leurs activités artistiques en font des vecteurs d’italianité. Certes, on pourrait objecter que dans l’opinion publique française, leur statut vient renforcer un stéréotype profondément ancré qui fait de l’Italie une « terre des arts » et des Italiens un peuple d’artistes. Il n’en reste pas moins que la célébrité et la reconnaissance obtenues valorisent l’ensemble de la communauté immigrée. Il est certes difficile de mesurer l’audience de ces deux artistes auprès des Italiens et des descendants d’Italiens, mais on peut avancer qu’ils contribuent en outre, au même titre que l’écrivain François Cavanna ou le joueur de football Michel Platini, pour ne citer que deux exemples significatifs, à redonner de la visibilité à ces Italiens immigrés dont l’intégration réussie a pour corollaire la dilution de la mémoire de leur migration dans l’espace public, mais qui pour autant conservent comme Montand et Reggiani une empreinte d’italianité. Plus largement, ces deux artistes participent d’un espace culturel transnational entre France et Italie.