- 1 Sur le rôle du Ballet National dans la construction de l’identité nationale au Mali et la constitut (...)
- 2 Les principales troupes privées de Bamako sont : le Ballet du district de Bamako (créé en 1978, ave (...)
1Au Mali, le genre musico-chorégraphique du ballet s’est constitué au début des années 1960, au moment de l’indépendance du pays, lorsque le Ballet National a été créé1. Le répertoire de cette formation, qui devait représenter l’ensemble des expressions musicales et chorégraphiques des populations du Mali, a fait en réalité l’objet d’un remodelage et d’une adaptation au format de la scène occidentale. Paradoxalement, cette mise en scène de pratiques locales relevait dans le même temps d’une opération conjointe de mise en patrimoine et de mise en tradition. De ce fait, le répertoire du Ballet National est devenu un véritable corpus patrimonial pour les nouvelles générations de danseurs et de musiciens formant les troupes privées2 qui se sont beaucoup développées depuis la démocratisation du pays en 1991. Tout en fondant largement leur répertoire sur celui du Ballet National, elles supplantent aujourd’hui la formation étatique et tentent de s’insérer dans un réseau artistique globalisé en intégrant d’autres esthétiques, comme celle de la danse contemporaine.
- 3 Si le processus de reconnaissance de la figure de l’artiste au Mali était déjà enclenché pendant la (...)
- 4 Pour une analyse de la conception et de l’usage de la « tradition » par les artistes en termes de s (...)
- 5 Les troupes publiques (Ballet National, troupes régionales) sont inscrites au Bureau Malien des Dro (...)
- 6 La mise en place des législations internationales en faveur de la protection de la propriété intell (...)
2Les artistes3 de ballet, musiciens et danseurs, se réfèrent en premier lieu à la notion de tradition4 pour évoquer leurs sources d’inspiration. En réalité, ce discours cache souvent un travail important de transformation et de réappropriation, attribuable à des individus singuliers bien identifiés. Cette ambivalence entre patrimoine collectif et ressource individuelle nourrit le processus de création des pièces de ballet, tout en rendant peu propice à ce genre artistique une réglementation claire en termes de droits d’auteur5. En outre, les dispositions des différentes ordonnances et lois fixant le régime de la propriété littéraire et artistique au Mali sont mal connues des artistes de ballet, et surtout peu respectées, comme c’est le cas dans la plupart des pays africains (Kimani, 2009 : 109). Par ailleurs, en raison du caractère immatériel des pratiques dansées qui limite leur inscription dans des supports de diffusion autonomes (DVD ou VCD), les danseurs ressentent de manière accrue la difficulté de percevoir un droit d’auteur6.
- 7 Ce qui n’empêche pas les artistes de se sentir parfois lésés, dépossédés, « volés », au point de pr (...)
- 8 La notion d’« auctorialité » (qui se rapproche de la notion anglaise d’authorship) est désormais pr (...)
3En réalité, dans ce milieu marqué par des processus constants d’appropriation, de transformation et d’adaptation de matériaux musicaux et chorégraphiques, l’usage législatif des notions d’auteur et de droit d’auteur ne correspond pas à la réalité des pratiques7. Le « vol des pas » et le « vol des rythmes » sont répandus, chacun pouvant voler et être volé, la condition étant de transformer le « butin » pour en proposer une création originale. À l’inverse, certains artistes reconnus peuvent « donner » mouvements, musiques et thèmes, à charge pour ceux qui les reçoivent de ne pas s’en approprier l’invention, ou alors, paradoxalement, d’en offrir une contrepartie financière. Il apparaît ainsi que l’exercice d’une auctorialité8 se décline sous différentes formes chez les artistes, induisant plusieurs postures possibles, souvent ambivalentes et génératrices de tensions, allant du vol délibéré à la revendication d’une paternité, du don désintéressé à l’échange marchand.
Cet article se propose d’analyser comment les usages locaux de ces pratiques d’emprunt, de vol ou de don entraînent les artistes de ballet à s’accommoder, mais aussi à manipuler, les notions d’auteur, de droit d’auteur, de propriété intellectuelle, entre code moral informel, éthique professionnelle et réglementation officielle.
- 9 Ce butinage est d’ailleurs réprouvé par les directeurs de ballet qui demandent à leurs membres de n (...)
- 10 Au sens où l’entend Jean-Paul Fourmentraux à propos du Net Art, où la création des œuvres est « dis (...)
- 11 En ce sens, la question de l’« originalité » d’une musique ou d’une danse se pose de manière accrue (...)
4Les artistes des différentes troupes de ballet évoluent au sein d’un réseau social d’interconnaissances favorisant les rapports d’émulation et de concurrence. Chacun sait « qui est qui », pour reprendre une formule souvent entendue à Bamako. Nombre de danseurs ou de musiciens assistent aux répétitions des divers ballets de la capitale malienne ainsi qu’à leurs spectacles, passent d’une troupe à une autre, voire font partie de plusieurs troupes9. Ce butinage est représentatif des acteurs de ce domaine, pour qui la connaissance des répertoires mis en place par les différentes troupes, notamment le Ballet National, apparaît nécessaire. L’un des ressorts créatifs de ce genre artistique passe de fait par la réappropriation du répertoire établi et canonisé par le Ballet National, censé incarner la tradition malienne. Dans le même temps, cette référence à la tradition est accompagnée d’un discours lié à la capacité d’innover, de créer, les musiciens et les danseurs ne pouvant se contenter de reproduire l’œuvre de leurs aînés. Ces recompositions de la tradition incarnée par le Ballet National sont considérées comme relevant de la « création », ce terme étant employé dès lors que l’artiste intervient sur le matériau utilisé, même de manière minimale. La notion de création renvoie donc à une palette très large de procédés, allant de l’interprétation à l’innovation en passant par la variation et la citation, situés dans un continuum où « l’appropriation et la transformation de matériaux existants constituent […] les premières étapes, indispensables, du processus de création » (Olivier, 2012 : 17). Ce rapport à la tradition enchâssée dans l’expression d’identités individuelles, qui se manifeste de surcroît dans des créations souvent collectives, ou plutôt « distribuées10 », empêche d’identifier clairement un ou des auteur(s). En effet, à l’instar des créations du Net Art avec qui elles entretiennent une parenté inattendue, les pièces de ballet sont « indéfiniment transformable[s], en circulation permanente, [et] se déploie[nt] dans un réseau dont les connexions, ouvertes, favorisent une redistribution de l’auctorialité » (Fourmentraux, 2008 : 18811).
5De fait, la musique et la danse de ballet au Mali relèvent d’une véritable logique de transformations successives et de renouvellement incessant, facilitée par l’intense circulation des artistes entre les ballets et les autres lieux de production musico-chorégraphique (fêtes, boîtes de nuit, tournages de vidéoclips…). Les danseurs comme les musiciens y réinvestissent leur grande polyvalence technique, conférée par la multiplicité de leurs formations et leur implication dans différents champs de la création musicale et chorégraphique. Dans ce contexte, « les effets de la reprise produisent un mouvement de retour sur l’original, qui le renouvellent, mais aussi des effets de retour sur le sujet, qui le construisent » (Kihm, 2010 : 26), si bien que la capacité d’un individu à transformer une matière existante, qu’elle soit issue de la tradition ou puisée à une autre source d’inspiration, constitue le véritable enjeu de la négociation artistique, dessinant ainsi les termes d’un code moral informel entre les artistes.
6Au cours d’un entretien, un danseur raconte comment il procède pour créer. Après avoir énuméré les pièces du répertoire du Ballet National qu’il a apprises au cours d’un stage, il explique comment il incorpore certains éléments gestuels au fur et à mesure qu’il les découvre, puis comment il les mélange à d’autres, issus de différents répertoires :
« J’ai ces danses, j’ai pris quelques mouvements de ces pas pour mettre dans mes propres mouvements que moi-même j’ai mis en place. C'est pas mes propres créations mais ce sont des pas que j’ai appris de gauche à droite et que j’ai modifiés un peu pour mettre en place pour moi-même. » (Entretien, Bamako, 4 janvier 2010).
- 12 Cette désignation s’arrête à ce niveau, dans le sens où le danseur ne va pas chercher à connaître l (...)
7Cet extrait permet de comprendre un autre aspect important, celui consistant à modifier ce qui est récolté « de gauche à droite ». Dans la suite de l’entretien, le danseur nomme précisément les différents « auteurs » des pas12 qu’il a repris, en utilisant le terme « voler » pour décrire son action, sans oublier de mentionner qu’il apporte aussi sa contribution personnelle.
- 13 Jembefolà : littéralement, « celui qui fait parler le jembé ». Le jembé, tambour à une peau tendue (...)
8Dans ce domaine artistique où « le véritable objet de la recherche devient alors l’analyse du recyclage constant, non pas tant du produit lui-même que de son concept » (Amselle, 2008 : 193), ces pratiques de reprises et de « vols » se confrontent à l’empreinte de personnalités identifiables : on ne manque pas de reconnaître le son de tel jembefolà (« joueur de jembé13 »), le style de tel donkelà (« danseur »). Ainsi l’on sait à qui on vole et on reconnaît ainsi une forme de propriété et/ou de paternité à un individu. Les notions de « dépôt » et de « dépositaire » me semblent ici utiles pour caractériser ces formes d’autorité, car elles permettent de penser le caractère passager, provisoire d’une propriété, qui serait de l’ordre du transit, l’artiste n’étant pas censé maîtriser ou conserver pour lui indéfiniment ce qu’il crée. Au contraire, il s’agit plutôt de transmettre ou de se faire prendre, c’est-à-dire abandonner la maîtrise de ce que l’on crée.
- 14 Ces expressions en français sont plus largement utilisées par les artistes maliens que les termes é (...)
- 15 En cela, outre ce vocabulaire, de nombreux éléments liés à cette pratique du « vol » sont très proc (...)
9L’usage du « vol » entérine ainsi une conception de la notion d’auteur au sein de laquelle la création ne manifeste pas un caractère inaliénable, alors même que cet aspect du droit moral des artistes est garanti par les textes de lois. Ici, la notion d’auteur est pensée comme un état provisoire, susceptible de changer de mains à tout moment. Les figures d’autorité s’enchaînent les unes aux autres et les matériaux « volés », repris, recyclés, circulent avec une grande souplesse. Le « vol des pas » et le « vol des rythmes14 » constituent ainsi véritablement l’un des ressorts créatifs de ce genre artistique15. Plus largement, le « vol » des pas et des rythmes dans le contexte malien du ballet agit comme un équivalent de la reprise dans les musiques populaires modernes. Matthieu Saladin donne une définition de la reprise qui renvoie précisément aux notions évoquées par les artistes maliens avec les termes « voler » et « attraper » :
« Quel qu’en soit le type, la reprise consiste à s’approprier un matériau disponible, du déjà-là et du déjà-entendu, un objet trouvé participant d’une mémoire plus ou moins partagée, qu’il s’agit de reformuler selon des logiques d’écarts divers. » (Saladin, 2010 : 8).
- 16 Les NTIC, principalement internet et le téléphone portable, ainsi que les outils technologiques com (...)
10Aujourd'hui, les nouveaux moyens de communication et les différentes possibilités d’enregistrement16 rendent les répertoires des troupes de ballet beaucoup plus accessibles, et de ce fait, moins protégés de ce que les artistes désignent sous le terme « vol ».
11Un danseur d’une troupe privée explique sa conception du « vol » comme une attitude inhérente à tout artiste, un moyen nécessaire à des fins de recherche artistique :
« Je suis comme un espion, je regarde partout de gauche à droite […] Quand je regarde un spectacle de danse traditionnelle, je veux même pas que quelqu’un me parle à côté. Et là, je veux, je veux prendre quelque chose du spectacle. Si c'est pas la danse, soit les chansons, soit la mise en scène, soit le drame, il faut que je sorte avec quelque chose de la salle. C'est pourquoi je dis je suis un grand voleur. Comme tout le monde, tout le monde est comme ça. Chacun a son but d’aller voir les spectacles. Il y en a d’autres qui vont pour regarder la mise en scène, d’autres vont pour aller écouter les chansons, d’autres vont pour la percussion, d’autres vont pour la lumière, d’autres vont pour les décors. Chacun a ses sentiments. Mais moi je vais pour tout. Tout ce qui peut me rendre utile. Et je sais que dans les spectacles il y a plein de choses qui peut me rendre utile. Sauf que j’ai pas de caméra pour les voler. » (Entretien, Bamako, 4 janvier 2010)
- 17 J’ai ainsi eu connaissance de l’acquisition d’une vidéo d’un spectacle d’une troupe par un danseur (...)
12Dans la suite de l’entretien, le danseur explique que le matériel de base nécessaire à tout artiste est : une caméra, un dictaphone, un appareil photo et un ordinateur, pour pouvoir enregistrer et visionner les images ultérieurement, de sorte à s’en inspirer. Il doit ainsi pouvoir disposer d’une bibliothèque de pas et de rythmes dans laquelle il puisera à loisir. Mes enregistrements réalisés sur le terrain ou récupérés sous le sceau du secret auprès de certains artistes sont de ce fait l’objet de la convoitise de danseurs et de musiciens, tout comme ceux de certaines émissions télévisées maliennes (dont Terroir est certainement la plus emblématique). Considérés comme la matérialisation du vol des pas et des rythmes, ces enregistrements servent aux artistes d’archives personnelles mais aussi de sources directes d’inspiration. De plus, de tels enregistrements se monnayent, parfois très chers17, entre les artistes, si bien que l’on peut parler d’une véritable économie du vol.
- 18 L’enregistrement est souvent effectué à l’aide de Smartphones permettant d’enregistrer et de stocke (...)
- 19 Il est intéressant de remarquer que certains artistes peuvent étendre les restrictions qu’ils conna (...)
13Au Mali, cette pratique de l’enregistrement18 est très largement répandue dans toutes sortes de contextes et peut être tolérée dans certaines circonstances et interdite dans d’autres, notamment dans le cadre des spectacles de ballets. Au cours de mes recherches sur le terrain, l’autorisation de filmer les spectacles et les répétitions a souvent été difficile à obtenir, alors même que je pouvais pourtant assister quotidiennement aux répétitions, que ce soit celles du Ballet National ou des troupes privées. Les mésaventures que certains artistes ont pu connaître avec des occidentaux peu scrupuleux expliquent cette méfiance, tout autant que ma fréquentation des différentes troupes de la capitale. Aux yeux de certains j’étais ainsi suspecte, quand d’autres me voyaient à l’inverse comme une source potentielle d’informations sur les activités des uns et des autres19.
- 20 Il s’agit le plus souvent d’infrastructures dédiées aux activités culturelles : à Bamako, le Palais (...)
- 21 J’ai assisté à quelques scènes assez violentes entre des touristes filmant ou photographiant les ré (...)
14Les moments de création de nouvelles pièces sont des périodes particulièrement sensibles qui exigent une grande confidentialité. Or, en pratique cette discrétion est difficile à tenir car les troupes répètent dans des lieux ouverts20, fréquentés par les artistes, les habitants du quartier, les passants mais aussi les touristes21. Pour essayer de restreindre un accès difficile à réguler et se prémunir autant que possible des vols, certains danseurs et musiciens refusent d’effectuer les pas ou les arrangements créés pour leur ballet dans les fêtes et cérémonies familiales où ils se produisent. Un musicien du Ballet du district de Bamako rapporte à ce sujet :
« Moi j’évite de jouer les morceaux du Ballet pour éviter qu’un autre jembefolà ne pique. Ici ça se fait beaucoup. C'est pour ça que y’a même un morceau qu’on a arrêté de faire car tout le monde avait volé et il a même été décidé en répétition de ne pas faire les choses du Ballet dans les animations. Mais les danseurs souvent ils s’en fichent et ils font quand même leurs pas. Ici tout le monde vole mais c'est ça que je n’aime pas, si tu voles, il faut transformer un peu, comme ça tu peux dire, oui ça ressemble, mais c'est pas le même. » (Entretien, Bamako 19 décembre 2009).
- 22 Un danseur m’a par exemple confié avoir renoncé à présenter au Mali une pièce qu’il considère avoir (...)
15Comme l’explique ce musicien, pour être accepté en tant que tel, le matériau volé doit être transformé avant d’être réutilisé. Le jugement esthétique sera appliqué non pas au matériau lui-même mais à la capacité de transformation dont a pu faire preuve le « voleur ». De fait, nombre d’entre eux expliquent comment ils se sont inspirés de ce qu’ils avaient vu ou entendu « quelque part » et qu’ils ont ensuite transformé dans le but de se l’approprier. Si le « vol » est donc toléré, dans le sens où il est difficile de s’en prémunir, le « voleur » a l’obligation de transformer son « butin » pour en proposer une création originale. Celui qui reprend à son compte la création d’un autre sans la transformer est déconsidéré et fera l’objet de critiques sévères de la part des autres artistes22. À l’inverse, l’appréciation porte sur le travail de transformation effectué à partir d’un pas ou d’un rythme « volé », c’est-à-dire l’écart entre le pas existant, quelle que soit sa provenance, et le nouveau. Comme dans le cas des tsiganes roumains, où « même en l’absence d’un copyright au sens propre, l’éthique professionnelle voudrait que chaque musicien modifie les morceaux qu’il reprend, d’une manière ou d’une autre » (Stoichita, 2010 : 86), la transformation du matériau volé fonctionne comme une sorte de code moral tacite entre les artistes maliens, qu’il s’agit de respecter en dehors du cadre législatif sur « la propriété intellectuelle et artistique ».
16Si cette transformation est considérée comme nécessaire pour entériner le vol, en réalité elle peut être minimale, voire quasi-inexistante. Un danseur, accusé d’avoir volé sans transformer, se défend ainsi :
« Même si tu fais la même chose que moi je fais, si tu essaies de faire la même chose, comme un singe qui imite, on n’est pas les mêmes ! Et comme j’ai un style personnel que tout le monde connait, tu ne pourras tromper personne. » (Entretien, Bamako, 14 décembre 2009).
- 23 Cela rejoint la question de l’enregistrement qui peut permettre d’apprendre minutieusement un morce (...)
17Dans le cas présent, le danseur n’a pas jugé nécessaire de transformer les pas qu’il a « attrapés » chez l’un de ses collègues, supposant que l’adaptation des mouvements à son « style » suffisait à les reconfigurer. Cette posture suggère que, dans le cas de la danse, le passage d’un geste d’un corps d’un danseur à un autre corps entraîne automatiquement une transformation, inhérente à l’individualité de chacun. Il s’agit là d’une attitude « où l’on doit comprendre que le style est l’argument premier de l’autorité et que derrière l’imitation d’un style, c’est l’usurpation frauduleuse de l’autorité qui s’opère, d’où la nécessaire comparaison avec un modèle pictural et sa définition de la copie comme faux original » (Kihm, 2010 : 30). Pour parer à la tentation de l’imitation et garder un monopole gestuel ou musical, il s’agit de devenir inimitable. Si l’affirmation et surtout la reconnaissance du « style » sont suffisantes, le vol sera moins craint, l’artiste ayant la certitude que l’objet du délit ne pourra être reproduit à l’identique23.
18Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la problématique du vol concerne davantage les jeunes artistes en formation, en recherche d’une reconnaissance par leurs pairs et d’une réussite artistique et sociale. Ceux qui sont déjà établis se soucient finalement assez peu des vols dont ils peuvent faire l’objet et ne s’adonnent d’ailleurs guère à cette pratique, qualifiant d’« escrocs » musiciens et danseurs qui en font la base de leur créativité. En effet, à l’instar des maîtres coraniques de Djenné, « plus un [musicien ou un danseur] est connu et reconnu de tous, moins il exerce d’autorité sur son œuvre, comme si elle lui échappait » (Olivier, 2012b : 110).
19Cependant, pour que le vol puisse continuer à être toléré, le voleur ne doit pas s’en approprier l’invention. Le non-respect de cette règle tacite peut générer des tensions, voire des ruptures consommées entre différents artistes, attestant que « la circulation du savoir est fortement conditionnée par la confiance mais aussi par l’intensité du sentiment d’injustice ou de la suspicion » (Medah, 2011 : 608) ressentie par les artistes. Ce milieu artistique est souvent le théâtre de rumeurs de complots, en proie à de fréquentes dénonciations, renforçant les conflits et la concurrence entre les artistes et entre les troupes.
- 24 Notons, à titre anecdotique, que la Biennale Artistique et Culturelle du Mali est très souvent cons (...)
20Dans le contexte du ballet au Mali, le terme « donner » (di en bamanan kan) est utilisé en opposition au vol pour désigner l’échange consenti, qu’il soit « gratuit » ou marchand. Certains artistes reconnus peuvent ainsi « donner » mouvements, musiques, idées chorégraphiques, de mises en scène, de costumes etc. Ce type d’échange peut prendre plusieurs formes, certaines d’entre elles illustrant les trois moments définis par Marcel Mauss dans son Essai sur le don (2004 [1924]) : donner-recevoir-rendre. Sans faire ici une démonstration précise de ces trois moments, force est de constater qu’ils se trouvent au cœur de la négociation artistique24.
21Dans le cas d’une création où aucun des participants n’assure officiellement la direction chorégraphique ou musicale, les artistes se font mutuellement des propositions, chacun « donnant » aux autres des éléments de son répertoire personnel, lesquels oscillent entre références à la tradition et ressources individuelles. Le résultat sera présenté comme la somme de ces contributions, l’idée de l’un ayant souvent été transformée par les interventions des autres.
22Cependant, si des éléments de cette création sont repris par l’un des participants dans un contexte où les autres ne figurent pas, il est souhaitable qu’une « autorisation » préalable soit demandée et approuvée collégialement. Mais en réalité, il est rare qu’une telle demande soit formulée, de sorte que des accusations de « vols » peuvent être rapidement proférées. Il semble en effet que chacun garde en mémoire la trace de son apport personnel et s’autorise un droit de regard dessus, malgré les opérations de transformation appliquées par la collectivité. Des musiciens et des danseurs peuvent donc s’entraider, se donner des pas et des rythmes, mais à charge pour eux de ne pas s’approprier l’invention de ce qui ne vient pas directement de leur imagination. Le « vol » génère de fait des tensions quand il s’exerce dans des conditions concurrentielles de stratégies artistiques.
23Pendant un temps, j’ai suivi les répétitions d’un petit groupe de danseurs qui souhaitait monter un spectacle chorégraphique mêlant danse traditionnelle et danse contemporaine. En mal d’inspiration, le danseur qui avait le leadership de cette création fit appel à l’un de ses amis pour qu’il lui propose des « améliorations », et très concrètement, « lui donne des pas ». La collaboration a tourné court, car si l’ami venu en renfort n’attendait aucune contrepartie financière ni même la mention de son nom, il n’a pas accepté que tout ce qu’il « donnait » soit repris quasiment à l’identique, sans que celui qui avait le statut de chorégraphe ne transforme, si peu soit-il, les idées transmises :
« Attends, moi je suis là je viens, je paie mon carburant, je ne demande rien, je donne, je donne et lui, il prend et ne change même pas rien ? Si c'est ça, moi-même je vais faire et mettre mon nom dedans. Il y a l’amitié entre nous, c'est vrai, c'est pourquoi je veux bien l’aider, mais il faut qu’il change au moins un peu, tu peux pas faire tout comme moi et dire que ça c'est ta création. Non, c'est pas comme ça que ça doit être. Si je suis d’accord pour que mon nom ne soit pas dedans, c'est parce qu’il aura transformé à sa manière et que je pourrais dire, ah oui, peut-être que ce sont les pas que j’ai donnés, mais quand même, je vois aussi sa manière à lui. » (Entretien, Bamako, 13 juin 2008).
- 25 J’assistais un jour à une fête organisée par un danseur, voleur à ses heures, mais aussi grand donn (...)
24Le statut de l’ami qui joue ici le rôle de conseiller artistique et qui travaille autant, sinon plus, que le chorégraphe officiel, peut être considéré comme équivalent à celui de « nègre littéraire », non rémunéré de surcroît. Un artiste qui accepte d’aider gratuitement un ami en mal d’inspiration ne pourra prétendre exercer aucune autorité sur ce matériau. Mais il sera bienvenu que le dépositaire reconnaisse cet apport, au moins en privé. De plus, ce dernier contracte une sorte de dette dont il pourra se dégager en rendant un service jugé équivalent. Dans le contexte malien, ce type de « don » agit comme l’argent remis de manière ostentatoire aux griots, qui renforce le prestige social du donneur. Olivier analyse la manière dont un poète/compositeur de Djenné qui aura « fabriqué » une louange religieuse (maduhu) peut « choisir de transmettre son nouveau maduhu à quelques individus avec qui il entretient des relations de confiance, un membre de sa famille, un ami ou un camarade d’âge » (2012 : 108), ces derniers lui adressant en retour la louange chantée à certaines occasions, renforçant ainsi son prestige. Ce type d’échange se situe donc dans des stratégies de création artistique, mais participe aussi de la mise en scène de soi et de la création d’une reconnaissance artistique et sociale25.
- 26 Les sommes engagées sont très variables, calculées selon le nombre d’éléments « donnés », la nature (...)
- 27 On peut aussi parler de « cession de droit » dont dispose la loi malienne même si cela se rapproche (...)
- 28 La complexité de ce rapport ambivalent entre la revendication d’une possession et le sentiment d’un (...)
25Comme une sorte d’alternative, ces « dons » peuvent se monnayer26, aussi bien entre amis qu’entre personnes moins liées. Cet échange se passe d’autant plus facilement lorsque ce type de « don » n’engage pas deux partenaires qui sont dans un rapport concurrentiel. C’est le cas d’artistes n’évoluant pas directement dans le même domaine : un danseur traditionnel « donnera » ainsi plus facilement à un danseur contemporain qu’à un autre danseur traditionnel. Par exemple, un jour qu’un danseur contemporain était venu donner une chorégraphie au Ballet National pour figurer dans un clip, celui-ci me répondit clairement qu’il se moquait complètement de savoir ce qu’il pourrait advenir de ses pas : « J’ai été payé pour faire ça, le reste je m’en fiche » (Journal de terrain, 21 janvier 2010). On entre là dans un système de prestation de service27, qui va de pair avec la professionnalisation des acteurs de ce milieu. Il s’agit ici d’un travail de « nègre » ou de « mercenaire », pour reprendre un terme employé au Mali dans ce domaine. L’échange marchand induit implicitement l’abandon d’une autorité (que ce soit en termes de paternité ou de propriété), et donc d’un éventuel droit de suite. Dans le contrat tacite selon lequel l’idée musicale ou chorégraphique devient une marchandise soumise à une valeur d’échange, la dépossession est accordée de fait à ce qui est créé dans l’intention d’être cédé à un tiers. Ce qui n’est pas le cas du vol28.
26La notion d’appropriation véhicule deux idées, celle d’adapter un objet, une pratique, un savoir à un usage autre que celui auquel ils étaient auparavant destinés (approprier), et celle d’une action visant à rendre propre cet objet, cette pratique ou ce savoir (s’approprier). Dans le champ musical, cette notion semble indispensable à prendre en compte pour identifier les processus de création. Ainsi rappelle Denis-Constant Martin (2010) :
« Il semble qu’il ne puisse exister de création sans appropriation (un créateur n’invente jamais un mode d’expression ex nihilo mais doit connaître et maîtriser ceux au contact desquels il se trouve ; il doit s’en « approprier » un ou plusieurs, ce qui signifie qu’il doit le ou les faire siens en propre ; ceci implique qu’il doit les transformer pour y apposer sa marque). »
- 29 Martin rappelle comment le processus d’appropriation est fondamentalement lié à un Autre qui est « (...)
27Outre le sens accordé au concept d’« appropriation créatrice » par Paul Ricœur (1985) et sa nuance, celle d’« appropriation créative » (Manuel, 1994), cette notion est particulièrement pertinente pour appréhender le champ artistique du ballet au Mali. Le processus d’appropriation y apparaît, en effet, comme l’étape qui suit celle du « vol » au cours de laquelle un matériau musical ou chorégraphique est pris à l’un pour devenir celui d’un autre. Les changements de main de ces matériaux assurent une circulation dynamique des processus créatifs. Pour aller plus loin que ce constat de l’existence de « propriétaires », ou plutôt de « dépositaires », susceptibles d’être volés ou de donner, on peut se demander s’il n’y a pas différents stades discernables dans le processus d’appropriation d’un matériau, accompagnant l’évolution de la démarche artistique personnelle des acteurs. Quand l’interprète se place en position de créateur, à quel moment le vol est-il oublié pour devenir partie prenante d’une nouvelle pièce ? Autrement dit, à quel moment un individu va-t-il faire sienne la création d’un autre29 ?
28Pour répondre à ces interrogations et essayer de déterminer les différents stades du processus d’appropriation, je suivrai un exemple précis, extrait du parcours d’un artiste dont je connais bien le travail et dont la provenance des pas est en partie identifiable. Retracer un tel parcours aurait été bien trop périlleux si les pas provenaient de ce qui est considéré comme le patrimoine commun. Aussi, ce sont des « nouveaux pas », dont l’apparition dans le corps des danseurs maliens pourrait presque être datée au jour près, qui ont rendu ce travail plus aisé.
- 30 Souleymane Koly a notamment fondé l’Ensemble Koteba d’Abidjan en 1974.
29En 2009, à la demande de l’ancienne Ministre de la Culture Aminata Dramane Traoré, un nouveau spectacle intitulé Taama, mêlant danse, musique et théâtre, a été créé par Souleymane Koly, auteur, chorégraphe et metteur en scène ivoirien30, dans le but de sensibiliser les jeunes aux risques de l’émigration clandestine. Un casting a été réalisé parmi ceux considérés comme les meilleurs danseurs du Mali pour venir compléter l’effectif ivoirien. Un nouveau répertoire de pas a ainsi été offert aux danseurs maliens participant à ce projet. Du matériau chorégraphique a été extrait de cette pièce pour être investi ultérieurement dans différents contextes de performance. L’analyse de cette trajectoire montre différentes étapes du processus d’appropriation chez les artistes qui empruntent, ou « volent », avant de « créer pour eux-mêmes », de transmettre ou d’être volés à leur tour.
- 31 Cette pièce intitulée Cocody Johnny et interprétée par l’Ensemble Koteba d’Abidjan, avait été créée (...)
- 32 Cela rejoint d’ailleurs une attitude plus générale des artistes de ballet au Mali qui consiste très (...)
30Parmi les nombreuses séquences chorégraphiques du spectacle Taama, un enchaînement, lui-même repris d’une pièce du Koteba d’Abidjan31, a particulièrement été apprécié des danseurs maliens. Pour l’un d’entre eux, Alassane, à travers qui je vais suivre le cheminement de cet enchaînement, il s’agit à ce moment-là des pas de Taama, quand bien même est-il conscient que ces pas proviennent d’une pièce antérieure. On remarque qu’à ce stade, les noms du chorégraphe (Souleymane Koly) et de celle qui enseignait la chorégraphie (Maaté Keïta) aux danseurs maliens ne sont déjà plus mentionnés. Ainsi, dès la première étape du processus, les créateurs sont anonymisés au profit du nom de la pièce, offrant un cadre plus flou et plus généralisant pour désigner la provenance des pas32.
31Alassane donne aussi des cours de danse afro-contemporaine à des stagiaires américains qui se rendent l’été au Mali. Dans ce contexte, il a donc un rôle d’enseignant et non d’interprète. L’occasion m’a été donnée d’assister à ses cours et j’ai pu constater la manière dont il a exploité la séquence apprise dans Taama. Il a repris certains mouvements, en a intercalé d’autres et en a changé la dynamique en les interprétant sur une toute autre musique, au tempo plus lent que celui sur lequel ces pas sont exécutés dans Taama. C'est pendant cette phase qu’il s’approprie véritablement cet enchaînement chorégraphique. En effet, ainsi trans-formé et réarrangé, ce pas apparaît désormais aux stagiaires américains comme une proposition chorégraphique d’Alassane, ce dernier se gardant bien d’indiquer à ses élèves la provenance de ce qu’il « attrape de gauche à droite », ni même la façon dont il procède pour forger son style personnel.
- 33 La Biennale Artistique et Culturelle du Mali est un festival mettant en compétition toutes les régi (...)
32Cette présentation de soi, où les reprises sont oblitérées au profit d’une création revendiquée comme individuelle, se retrouve dans un autre contexte de production chorégraphique. Alassane encadre également les troupes locales et régionales lors de la Biennale Artistique et Culturelle du Mali33. Il se place ici en tant que chorégraphe et metteur en scène pour les jeunes qui participent aux épreuves de danse traditionnelle et de ballet à thème. Ainsi pour la Biennale de 2010, il a de nouveau repris un certain nombre de pas issus de Taama. On se trouve là à un autre niveau du processus d’appropriation, puisqu’en tant que concepteur des morceaux, qui plus est dans le cadre très réglementé de la Biennale, il doit proposer un programme personnel original et inédit. Pour les jeunes qu’il encadre, les pas et mouvements qu’il propose relèvent de fait de sa création. Ce que laisse croire Alassane, en passant sous silence la provenance des éléments de sa chorégraphie dès qu’il est amené à se produire en public ou à enseigner. Comme l’indique Kihm :
« La reprise, dans la mesure où elle peut impliquer une relation de transmission, permet à une pédagogie, à un apprentissage et à une initiation de se développer. La construction du sujet, lorsqu’elle y croise l’évaluation d’une maîtrise et d’un savoir-faire y est, par voie de conséquence, saisie dans un rapport à l’exercice de l’autorité. » (Kihm, 2010 : 26).
33Ainsi, pour les élèves américains comme pour les jeunes de la troupe du quartier de Bankoni, l’« auctorialité » de cet enchaînement ne fait pas de doute. Ils vont à leur tour incorporer cet enchaînement et peut-être même le transmettre, en le transformant et en occultant eux-aussi au fur et à mesure le nom de celui qui le leur aura enseigné. Dans ces deux contextes, le processus de transmission implique un transfert d’autorité d’un individu à un autre. Les reprises et les transformations successives du matériau chorégraphique dessinent une chaîne de transmission au sein de laquelle chaque individu pourra être tour à tour interprète, enseignant ou chorégraphe. On voit ici combien les moments où le danseur « attrape » le pas, le fait sien et s’en sépare à son tour peuvent être rapprochés. On s’aperçoit d’ailleurs que c'est plutôt quand le danseur se sent dépossédé de son pas ou de son enchaînement au moment où il voit son mouvement dans le corps d’un autre, soit qu’il l’a lui-même transmis, soit qu’il a été « volé » à son tour, qu’il appréhende le geste chorégraphique comme lui ayant appartenu. C'est quand un usurpateur potentiel surgit que la revendication d’une paternité et/ou d’une propriété devient possible.
- 34 Le BUMDA a été créé en 1978, comblant le vide institutionnel qui régnait depuis l’indépendance en 1 (...)
- 35 Younoussa Touré rappelle comment la notion du droit d’auteur, qui suppose la prise en compte de l’i (...)
- 36 Il s’agit notamment de l’article 111, chapitre II, Titre II de la loi n°08-024 du 23 juillet 2008 : (...)
34Les difficultés rencontrées par le Bureau Malien du Droit d’Auteur (BUMDA34) sont encore plus grandes en matière de protection du spectacle vivant, où seuls les représentations publiques et d’éventuels enregistrements des spectacles peuvent faire l’objet d’une protection et d’une rémunération au regard de la loi. De plus, l’attention portée à la protection des pièces produites pour la Biennale Artistique et Culturelle est très récente35. En effet, il faut attendre 2001 pour que le Ministère de la Culture s’engage « ici et maintenant à verser, pour la première fois de son histoire, des droits d’auteur pour l’ensemble des œuvres exécutées » (Discours de Pascal Baba Coulibaly, 2001), concevant désormais l’événement comme le haut-lieu de la lutte contre la piraterie. La loi36 prévoit aussi que ceux qui font usage du « folklore » malien soient soumis au paiement d’une redevance, ce dont les troupes de ballet privées, pourtant bel et bien concernées, ne s’acquittent pas. La plupart des artistes ignorent cette législation qui, dans son ensemble, leur paraît difficilement concevable à appliquer, l’accès et l’usage des expressions artistiques du patrimoine national ne pouvant selon eux faire l’objet d’une quelconque marchandisation, la culture au Mali étant perçue comme un bien collectif (Touré, 1996 : 106).
35Dans le cadre réglementé de la Biennale, les régulations informelles cèdent le pas aux législations officielles. L’article 25 du règlement de la dernière Biennale qui eut lieu à Sikasso en 2010 dispose que :
« Les œuvres présentées dans le cadre de la Biennale Artistique et Culturelle font partie du patrimoine national. À ce titre, le Ministère de la Culture est le propriétaire légal de ces œuvres, les droits d’auteur doivent revenir aux Directions Régionales de la Jeunesse, des Sports, des Arts et de la Culture. Leur exploitation reste soumise à la réglementation du droit d’auteur en vigueur au Mali. »
- 37 Il s’agit là d’une « cession de droits » effectuée auprès des personnes responsables de l’organisat (...)
36À l’issue des épreuves, les œuvres de la Biennale deviennent ainsi à la fois patrimoine national et propriété du Ministère de la Culture. Si les concepteurs des numéros (chorégraphes du ballet à thème, auteurs de la pièce de théâtre, compositeurs et arrangeurs des morceaux musicaux etc.) ont conclu un accord financier37 en échange duquel ils abandonnent leurs droits d’auteur aux régions, ce statut ambigu est mal compris par les artistes-interprètes qui ne conçoivent pas pourquoi ils ne pourraient plus utiliser les pièces qu’ils ont contribué à mettre en œuvre. En réalité, les pièces de ballet des Biennales sont largement réappropriées par les acteurs locaux malgré les restrictions officielles, et se fondent, en intégralité ou en parties, au répertoire des troupes dont sont issus les participants, sans que la direction de la Biennale ne puisse réellement l’empêcher.
- 38 ORTM : Office de Radiodiffusion Télévision du Mali.
37La protection des œuvres chorégraphiques est une question à laquelle le Bureau Malien des Droits d’Auteur n’a pas encore trouvé de véritable solution. Dans le cadre de la Biennale où seul l’ORTM38 est autorisé à filmer et à enregistrer les prestations, la remise des cassettes VHS intitulées « Œuvres complètes » de la Biennale donne lieu à une cérémonie très officielle. Le journaliste malien M. Traore, du quotidien L’Essor, rapporte les discours qui se sont tenus en 2008, lors de la remise officielle des cassettes de la Biennale qui eut lieu en 2005 à Ségou :
« Mohamed El Moctar [Ministre de la Culture] a plaidé pour la conservation de ce patrimoine en le mettant à l'abri de la piraterie et de l'oubli. (…). Le ministre de la Communication et des Nouvelles technologies, Mme Mariam Flantié Diallo a, de son côté, expliqué l'objectif de la démarche qui est de permettre à l'ORTM de diffuser largement les spectacles de la Biennale. Et de fait, a-t-elle ajouté, cela permettra d'assurer la promotion de nos productions nationales, et surtout celle de leurs créateurs. (…) Le directeur du Bureau malien des droits d'auteurs a, lui aussi, salué cet événement qui permet de faire la promotion des artistes en constituant une garantie pour la perception des droits d'auteurs. Le directeur général de l'ORTM a expliqué que le cycle de la créativité dans notre pays a toujours été alimenté par les œuvres de la Biennale. » (Traoré, 2008)
- 39 D’après ce que j’ai pu constater, ils ont été diffusés dans le mois précédent la Biennale suivante (...)
- 40 Lors de mes recherches sur le terrain, j’ai pu retrouver la trace de ces enregistrements, non pas à (...)
- 41 Après quelques allers-retours dans les administrations dans lesquelles on m’envoyait successivement (...)
38Ces discours objectivant le rôle des différentes institutions dans la protection et l’exploitation des œuvres de la Biennale ont néanmoins été suivis de peu d’effets. Les enregistrements de la Biennale 2005, censés être diffusés par l’ORTM39 puis commercialisés, n’ont toujours pas été mis en circulation40. Les enregistrements de la Biennale de 2008 (qui s’est déroulée à Kayes) ont quant à eux été reproduits sous forme de CD et de VCD pour être destinés à la vente. Cependant, ils se sont avérés introuvables dans les quelques lieux où ils auraient pu être commercialisés41, abandonnés dans des cartons au sein des différentes Directions régionales de la Jeunesse, des Sports, des Arts et de la Culture. Il est également intéressant de remarquer que toutes les épreuves de la Biennale figurent sur ces VCD, à l’exception des pièces de ballet à thème. Quand je m’en suis étonnée auprès d’un de mes interlocuteurs au Ministère de la Culture, il m’a été répondu que cette épreuve est trop problématique en termes de protection du droit d’auteur, et que pour l’instant, il est jugé préférable de ne pas faire figurer les ballets dans les VCD, car « il y a trop de piraterie en ce domaine ». Ces propos font écho à certaines des règles implicites qui ont cours au sein des troupes de ballet concernant les restrictions d’enregistrements évoquées plus haut. Ainsi, la tolérance des pratiques informelles de « vols » se heurte à la rigidité du règlement de la Biennale encadré par la législation officielle en vigueur. Cependant, la rétention des enregistrements ne gêne que de très loin la réappropriation par les artistes des éléments musicaux et chorégraphiques de ces pièces de ballet. Et si tant est qu’il soit vrai que « le cycle de la créativité [au Mali] a toujours été alimenté par les œuvres de la Biennale », c'est justement parce que les pièces continuent à vivre au-delà du temps des épreuves et que les artistes en incorporent des éléments pour en faire de nouvelles créations. La Biennale, qui entend patrimonialiser tout en respectant les droits en matière de propriété intellectuelle, révèle un curieux paradoxe : l’État malien se retrouve finalement dans une situation où il acquiert des « œuvres » (par le paiement du droit d’auteur) qu’il déclare « patrimoine national » et en restreint l’usage, alors même que l’un des principaux objectifs de la Biennale est justement d’encourager les troupes à puiser leur créativité dans le patrimoine national. Les musiques et les danses ainsi médiatisées sont comme prises au piège et entrent dans un engrenage institutionnel et législatif des plus paradoxaux, dont elles ne sortent que par l’action des artistes qui agissent en dehors de la légalité officielle.
- 42 Tel que prôné par l’OMPI par exemple.
39Au final, on comprend comment les artistes de ballet volent et s’approprient des créations qu’ils « attrapent » à des individus clairement identifiés, pour mieux s’en affranchir et créer leur style personnel. Quand leur savoir-faire est suffisamment reconnu, certains peuvent au contraire donner du matériau créatif, sans pour autant faire valoir par la suite de quelconques droits, surtout si celui qui reçoit accepte sa part tacite du contrat en ne s’en appropriant pas totalement l’invention et surtout en modifiant le matériau reçu, ou alors en offrant une compensation financière qui le dégage de certaines « obligations ». En effet, la circulation de ces matériaux, qui peuvent prendre la forme de vols, d’emprunts ou de dons, ne peut être utilisée comme ressort créatif seulement si certaines règles sont respectées. De plus, on voit comment les notions d’auteur, de paternité et de propriété sont appréhendées et manipulées différemment selon que l’on a affaire à des individus en recherche de légitimité sur le plan social et artistique ou au contraire à ceux possédant une renommée et un savoir-faire reconnus. La notion de propriété artistique est dans ce contexte une sorte de signifiant flottant, plus ou moins présent dans les esprits mais difficile à réglementer, à tel point qu’elle donne lieu à un certain nombre de paradoxes dont ceux liés à la Biennale. En effet, en voulant « les mettre à l’abri de la piraterie et de l’oubli », le Ministre de la Culture diffuse les pièces de ballet de manière très restreinte, alors même qu’une large diffusion serait nécessaire pour en permettre une certaine rentabilité. À l’inverse du discours officiel, ces pièces semblent donc irrémédiablement condamnées à l’oubli... Ce contexte particulier de production artistique montre les limites d’une conception stricte du droit d’auteur et de la propriété artistique, qui va à l’encontre des usages locaux liés aux processus de création, par ailleurs tolérés hors du cadre institutionnel. L’analyse de ces usages du « vol » dans le genre du ballet au Mali rejoint des questionnements plus généraux en matière de protection de la propriété intellectuelle et artistique. Car ces usages locaux ne mettent-ils pas en tension – voire en échec – la mise en place d’un tel système de protection au niveau international42, qui plus est dans un pays où l’État n’a pas les moyens de faire respecter la législation ?