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Contre-cultures: Utopies, dystopies, anarchie
Utopies & Dystopies

La Culture rock entre utopie moderniste et construction d’une industrie alternative

Christophe Den Tandt
p. 15-30
Traduction(s) :
The Rock Counterculture from Modernist Utopianism to the Development of an Alternative Music Scene [en]

Résumés

Cet article analyse la musique rock comme une pratique visant une transfiguration utopienne du quotidien. Invoquant les réflexions de Fredric Jameson et Ihab Hassan sur le (post)modernisme, l’argument situe la musique rock parmi les mouvements de la modernité qui cherchent à contrer l’aliénation et la réification. A partir de cette prémisse, l’article évalue l’impact que le rock a exercé sur les pratiques culturelles et sociales — un impact qui par définition ne peut remplir les promesses du projet initial. Cette approche révèle que la dynamique utopienne du rock a eu comme conséquence résiduelle le développement de ce que Pierre Bourdieu appelle un champ de production restreinte : musiciens, fans et journalistes ont défini les pratiques permettant de tracer un périmètre d’autonomie artistique séparant le rock de domaines commerciaux de la culture de masse. Ensuite, l’article s’intéresse à un aspect spécifique du processus qui mène de l’utopie à sa concrétisation sociale : il décrit le rôle joué par le rock dans la représentation de formes de travail qui échappent à l’aliénation de la vie professionnelle. Dans cette optique, le rock a offert une représentation valorisée du travail musical qui permet une critique des rôles imposés par le marché capitaliste.

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Texte intégral

Au-delà du refus du regard académique

1L’approche académique du rock se heurte à un paradoxe : une musique qui tire son authenticité de la rébellion s’accommode mal d’un regard universitaire (Glass, 1992 : 94-98). Dans The Blackboard Jungle, un film qui assura la promotion de « Rock around the Clock » de Bill Haley and the Comets, des élèves rebelles fracassent les disques de jazz d’un professeur qui tente maladroitement de rencontrer leurs intérêts (contre)-culturels. De même, le rock a par la suite produit ce que l’on pourrait appeler des hymnes anti-scolaires — « School Days » de Chuck Berry ou « School’s Out » d’Alice Cooper. De telles œuvres disqualifient d’avance les commentateurs qui revendiquent une distance critique par rapport à la musique et un appareil théorique externe à celle-ci. Une critique académique consacrée au rock s’est pourtant développée depuis les années 1970, particulièrement dans les pays anglophones. Cependant, comparé à ce qui s’écrit par exemple dans le domaine du cinéma, elle reste souvent dans un état d’hésitation méthodologique : il n’y a consensus ni sur la vocation esthétique, ni sur le rôle social des pratiques étudiées. La question du statut artistique du rock reste l’objet d’un débat interne. Pendant une période limitée de son histoire, de la fin des années 1960 au début des années 1970, les musiciens ont fait valoir des revendications d’excellence esthétique, jetant les bases d’une culture du professionnalisme musical. De nombreux fans, musiciens ou commentateurs académiques ont cependant privilégié l’option inverse, réorientant le rock vers une esthétique du non-art et du divertissement brut (Shumway, 1990 : 122). Il est donc malaisé de bâtir dans ce domaine un discours critique qui tirerait sa légitimité de l’analyse des techniques de production artistique.

  • 1 Les citations en langue anglaise ont été traduites par l’auteur.

2Des incertitudes semblables subsistent au sujet de l’impact social de la musique. Si le rock semble se définir par la revendication d’une attitude rebelle, la nature de cette rébellion et sa fonction sociétale sont difficiles à circonscrire. Le rock a certes joué un rôle de catalyseur pour des développements politiques et sociaux favorisant une dynamique d’émancipation : l’opposition à la guerre du Vietnam, la modification des comportements sexuels ou la lutte contre la ségrégation (Pratt, 1990 : 1-3). Il y a cependant, d’importants contre-exemples : des critiques féministes ont fait remarquer que l’émancipation favorisée par le rock sert les besoins d’un public majoritairement masculin. Angela McRobbie et Jenny Garber suggèrent que la frontière entre rock et pop trace une distinction genrée dont le pôle masculin est privilégié par le public et la critique (1976 : 220). Simon Reynolds et Joy Press soulignent la misogynie des textes de rock (1995 : xiii-xvii), une caractéristique qui, comme l’indique Sheila Whiteley, s’exprime également dans la symbolique phallique des instruments (1997 : xix). Au-delà du sexisme, le rock a aussi alimenté des sous-cultures d’extrême droite (la composante raciste du Oi ! et du mouvement skinhead) ; comme le montre Michael Moore dans Fahrenheit 9/11, il peut aussi servir de bande son à des opérations militaires (Moore, 2004). Ces contradictions posent problème à la critique académique — en particulier à la tradition néo-marxiste qui s’est penchée en premier lieu sur ce mode d’expression. Ces chercheurs — Simon Frith (1978 ; 1981), Dick Hebdige (1979), Angela McRobbie (2000), Lawrence Grossberg (1984, 1992), Andrew Goodwin (1993) — espéraient que le rock joue un rôle équivalent aux luttes prolétariennes : il devait s’inscrire parmi les modes d’expression pratiquant, pour paraphraser le titre d’un recueil célèbre du Center for Contemporary Cultural Studies de Birmingham, la « résistance par les rituels » (Hall, 1976).1 Si cet espoir est déçu, la musique se réduit à un domaine de la culture de masse capitaliste sans distinction particulière — un canal de propagande destinée à la jeunesse. Le rock se prêterait alors aux critiques acerbes que Theodor Adorno, la figure de proue de l’Ecole de Francfort, réservait à ce qu’il appelait péjorativement le « jazz » (Adorno, 1994 : 206).

3L’argument développé ici ne peut se laisser brider par cet anti-intellectualisme, mais il doit cependant tenter d’en comprendre la logique. Il faut déterminer comment des pratiques qui rejettent toute appropriation sociale et esthétique peuvent faire sens. Les gestes anti-théoriques du rock, aussi insistants soient-ils, ne peuvent s’empêcher de contribuer à la construction d’une signification sociale. C’est ce mouvement de balancier entre une attitude qui rejette l’inscription dans des structures sociales et la volonté de construire un champ de pratiques alternatives qui est l’objet du présent article : il faut réfléchir au processus par lequel les gestes centrifuges du rock parviennent à laisser des traces dans le champ culturel — des résidus qui prennent la forme non seulement d’œuvres, mais aussi de pratiques, de lieux et d’institutions spécifiques. Le corpus sur lequel portent les présentes réflexions va des années 1950 au milieu des années 1980, englobant le rock ’n’ roll primitif et ses racines tirées du rhythm ’n’ blues, le rock dit classique (musique psychédélique et post-psychédélique), le punk et le post-punk.

La transcendance du quotidien : le discours utopien de la musique rock

4Le concept permettant d’accomplir ce travail d’équilibriste est celui d’utopie telle que la définissent certains théoriciens du (post)modernisme (Fredric Jameson, Ihab Hassan), c’est-à-dire dans le sens d’un désir de transcendance du quotidien. Je pars du présupposé que, dans le domaine du rock, le refus de toute forme de récupération (sociale, académique et même artistique) exprime l’aspiration de dépasser une condition vécue comme aliénée, et donc d’ouvrir une perspective littéralement utopienne. Cette dimension du rock a retenu l’attention de plusieurs commentateurs (Grossberg, 111 : 1983-84 : Pratt, 1990 : 21). On remarque déjà dans le rock ’n’ roll des années 1950 l’ambition d’aller au-delà du divertissement : l’intensité affective de la musique indique que celle-ci porte l’espoir d’accéder à un domaine sans commune mesure avec le passé ou le présent. Selon Chuck Berry, elle doit nous « libérer des jours anciens », nous amener vers la « terre promise » (Berry, 1957 ; 1964) ; pour Eddie Cochran, elle ouvre les portes d’un « paradis adolescent » (Cochran et Capehart, 1959 ). Cette mythologie adolescente préfigure le grand moment utopien de la culture rock — le psychédélisme de la fin des années 1960. A cette époque, l’espoir de transfiguration du quotidien s’exprime par une imagerie qui dépeint le dépassement de l’aliénation comme une métamorphose magique — une « illumination profane », pour reprendre le terme que Walter Benjamin applique au surréalisme (Benjamin, 1986 : 179). Dans le dessin animé Yellow Submarine de George Dunning (1968) l’influence bénéfique des Beatles permet de redonner ses couleurs à Pepperland, un pays soumis aux « Blue Meanies » — une caste de dictateurs haïssant la musique. « Woodstock » de Joni Mitchell imagine que la ferveur collective du célèbre festival puisse transformer les bombardiers de la guerre du Vietnam en « papillons » (1970). Dans « Purple Haze », Jimi Hendrix prétend « embrasser le ciel » dans une expérience qui mélange le rêve et les hallucinogènes (1967 ). Comme beaucoup de ses contemporains, Hendrix met ici en œuvre le programme esquissé auparavant par les membres du mouvement Beat (Allen Ginsberg, William Burroughs) ou par Aldous Huxley, Timothy Leary, et Carlos Castañeda — des penseurs qui cherchaient dans la drogue un dépassement chamanistique du quotidien. Au-delà de leurs connotations radieuses, ces visions de libération sont apocalyptiques dans le sens religieux du terme : atteindre la révélation présuppose l’anéantissement du présent. Le discours utopien du rock se double donc d’un versant sombre, plus obsédé par la destruction que par la fin heureuse de la transfiguration. Celui-ci s’exprime dans les années 1960 chez les Doors ou le Velvet Underground et se prolonge dans le punk et le post-punk. Le nihilisme du punk ainsi que l’apparente aliénation résignée du post-punk restent dans le registre de l’utopie par inversion : ils signalent la possibilité d’une existence non aliénée par le geste même qui souligne son absence dans le présent (Reynolds, 2005, xxi).

5Ironiquement, si le désir d’utopie justifie la méfiance des fans et musiciens vis-à-vis de toute récupération, celui-ci permet aux lecteurs académiques de situer le rock dans la culture du 20e siècle : le désir d’utopie a une histoire. La prendre en compte permet d’analyser le rock dans un cadre plus large que l’habituel contexte états-unien ou britannique. Pour autant qu’il aspire à la transfiguration du monde, le rock reprend un point fondamental du programme esthétique de la modernité — ou du « modernisme », pour reprendre la terminologie anglophone (Bradbury et Macfarlane, 1976 : 13 ). Ihab Hassan — un théoricien américain d’origine égyptienne qui, avec Leslie Fiedler, Charles Jencks et Daniel Bell, a été un des premiers à élaborer le concept de postmodernisme — situe le désir de se libérer d’un univers social ressenti comme inauthentique parmi les traits définitionnels de l’art moderne du début du vingtième siècle (Hassan, 1987, 35-37). La grille de lecture utilisée par Hassan est caractéristique du modernisme anglo-américain : ce champ culturel compte parmi ses membres les plus influents (W. B. Yeats, T. S. Eliot, Ezra Pound, Wyndham Lewis) des figures novatrices dans le domaine esthétique mais férocement critiques vis-à-vis de la réalité sociale de la modernité — critique qui les pousse paradoxalement au conservatisme politique. Vivant dans un monde soumis à ce que des théoriciens marxistes comme Georg Lukács et Theodor Adorno appellent la réification et l’aliénation, les artistes du modernisme classique ont donc cherché à atteindre l’absolu esthétique hors de la vie quotidienne — dans des domaines tels que l’inconscient, les civilisations archaïques, et l’abstraction géométrique (Hassan, 1987, 36 ; Lukács, 1971 : 110 ; Adorno, 1984 : 39). Hassan ajoute qu’à partir de l’avènement du postmodernisme à la fin des années 1950, la disqualification esthétique du monde social perd de sa virulence. Les pratiques artistiques apparues alors — le néo-romantisme du mouvement Beat, les happenings de John Cage, le Pop Art, ou la culture psychédélique — ne rejettent plus le quotidien mais l’acceptent au contraire comme terrain d’expérimentation artistique (Hassan, 1987, 91). Dans notre optique, ce que Hassan interprète comme une mutation — le passage du modernisme au postmodernisme — ne recouvre qu’une variation du projet moderniste initial : le désir de libération s’exprime aussi clairement dans les nouveaux mouvements que dans les anciens, mais de manière plus optimiste et pragmatique.

6Il n’est pas indispensable de déterminer ici avec quel degré de précision des termes comme modernisme ou postmodernisme s’appliquent au rock : il suffit de souligner le fait que celui-ci s’inscrit dans cette mouvance. En revanche, il est essentiel de spécifier que le refus de l’aliénation a eu autant d’importance dans la culture de masse que dans l’art canonique : cette question ne se laisse pas circonscrire par les hiérarchies du capital culturel. Le désir d’utopie, partagé à la fois par l’art moderne et le rock, se reconnaît dans des phénomènes aussi divers que l’enthousiasme suscité par le vedettariat — les divas du dix-neuvième siècle, le culte wagnérien, le star system cinématographique — ou, de manière plus sinistre, par les dérives sectaires de l’occultisme ou par les spectacles collectifs du totalitarisme. Chaque fois, il est question d’une transfiguration, d’un dépassement de la modernité.

7La liste ci-dessus comprend, il est vrai, des pratiques culturelles étrangères aux dynamiques d’émancipation. Certaines définitions du concept d’utopie permettent cependant de négocier ce paradoxe. Le critique néo-marxiste américain Fredric Jameson, s’inspirant du philosophe allemand Ernst Bloch, explique que le terme utopien peut s’appliquer à des phénomènes culturels négatifs en apparence, mais qui, resitués dans l’histoire de la libération humaine, expriment des désirs légitimes (Jameson, 1992 : 30 ; Jameson, 1971 : 133, 156). Si l’on suit Jameson, on peut accepter que les affirmations contre-factuelles de l’occultisme doivent être mises en balance avec l’aspiration louable à une compréhension globale de l’existence qui anime ces doctrines. De même, la violence du rock peut être comprise comme une expression aliénée du désir de maîtriser l’environnement industriel, qui met en jeu des énergies d’une violence comparable. Jameson parvient ainsi à démontrer que la culture de masse, contrairement à ce qu’en ont dit les théoriciens de l’Ecole de Francfort, exprime un désir d’émancipation ancré dans le « principe espérance » décrit par Bloch (Bloch, 1976 : 5 ; Jameson, 1992 : 31). Dans cette optique, les aspects du rock qui semblent politiquement problématiques — le sexisme, les dérives vers l’extrême droite — apparaissent dans le meilleur des cas comme des signes d’un projet inachevé, au pire comme des trahisons. Ce sont des symptômes, pour reprendre la terminologie de Jameson de « stratégies symboliques de cooptation » ou « d’endiguement » idéologique — des concessions à la logique du contexte social que les artistes contestent par ailleurs (Jameson, 1992 : 25 ).

Les résidus de l’utopie : le champ de production restreinte de la musique rock

8Quand Jameson parle de « stratégies d’endiguement » il vise une censure parfois explicite, mais le plus souvent intériorisée par les créateurs. Ces contraintes transparaissent dans les œuvres sous la forme de contradictions structurelles exprimant le conflit entre émancipation et répression. Pensons par exemple à la scène finale de Thelma and Louise (1991) de Ridley Scott où les deux héroïnes s’avouent leur relation homosexuelle au moment même où leur voiture s’écrase dans un canyon : le film fait miroiter une émancipation qu’il anéantit aussitôt, épargnant au réalisateur la tâche de représenter une relation lesbienne durable. Sans nier l’intérêt de cette méthode de lecture, il faut ici prendre en compte un type d’endiguement de l’utopie qui n’est pas exclusivement lié à un geste conservateur. Le rock se heurte tout simplement à l’horizon de la réalité sociale, aux obstacles de toute nature — politiques et empiriques — auxquels doit se mesurer tout projet esthétique et politique. Il faut donc présupposer qu’il est de l’essence de l’utopie de ne se réaliser que partiellement et que son projet s’évalue en fonction des résidus qu’elle laisse dans son sillage — les pratiques, œuvres, et changements sociaux que son moment libérateur rend possible.

9La sociologie du champ culturel de Pierre Bourdieu rend compte du mouvement double d’élan centrifuge et de sédimentation décrit ci-dessus. Dans l’art moderne, Bourdieu s’intéresse moins à ce que les créateurs ont prétendu atteindre par leur projet esthétique qu’au changement social occasionné par celui-ci. L’admiration que Bourdieu porte à Charles Baudelaire, par exemple, ne vise pas l’esthétisme idéaliste du poète : celui-ci ne ferait qu’alimenter ce que Bourdieu appelle péjorativement l’ « illusion charismatique » — le culte des grands créateurs (Bourdieu 1998 : 520). Le génie de Baudelaire, selon Bourdieu, tient à sa capacité de façonner le champ social : il a inauguré un nouvel espace pour les artistes, que Bourdieu appelle le « champ de production restreinte » ou « autonome » (Bourdieu, 1998 : 356, 355). Au contraire du champ économique, cet espace obéit à une logique paradoxale, en rupture avec les critères bourgeois d’ascension sociale : le prestige s’y mesure par le degré d’autonomie acquise par rapport à la réussite financière — par le « désintéressement statutaire » (Bourdieu, 1998 : 354). Seule la reconnaissance des pairs — le respect de la communauté des artistes — valide le succès (Bourdieu, 1998 : 356, 367). Les résidus de l’utopie artistique ne sont donc pas les œuvres elles-mêmes : ce sont les gestes libérateurs qui redessinent le champ social et culturel — des gestes rendus possibles par la capacité d’évaluer l’« espace des possibles » ouvert par la dynamique du champ à travers l’histoire (Bourdieu, 1998 : 385).

10En apparence, le modèle de Bourdieu, élaboré pour les besoins du modernisme canonique, ne peut s’appliquer à la culture de masse. Pour l’art expérimental, la rupture avec les normes sociales et esthétiques constitue une priorité ; la culture de masse est au contraire supposément acquise à la poursuite du profit. Elle serait selon Bourdieu désespérément « hétéronome » (Bourdieu 1998 : 355), soumettant ses pratiques à des impératifs économiques étrangers à l’art. Mais de la même manière que Jameson discerne des aspirations utopiennes dans l’art commercial, un observateur désireux d’élargir le champ d’application de l’approche de Bourdieu trouvera dans le rock des pratiques équivalentes à la production restreinte. L’apparition d’un champ artistique autonome — en fait d’une avant-garde populaire — au sein de la musique américaine est plus ancienne que le rock lui-même : elle remonte au jazz expérimental des années 1940 et 1950 (Charlie Parker, Miles Davis), qui servit de bande son au mouvement Beat (Stowe, 1994 : 224-26). L’émergence d’un phénomène similaire dans le champ du rock survint au milieu des années 1960, au moment de la conversion de Bob Dylan à la musique électrique, du virage psychédélique des Beatles et de l’émergence de Jimi Hendrix. On invoque souvent cette rupture pour marquer la différence entre rock ’n’ roll — adolescent et voué au plaisir immédiat — et le rock lui-même, politiquement et artistiquement ambitieux (Frith, 1981 : 21). Nous verrons cependant plus bas qu’une telle périodisation, bien que légitime, présuppose une perception réductrice de la musique des années 1950, dont les intensités utopiennes exprimaient déjà des aspirations à l’autonomie.

11De prime abord, le champ de production restreinte du rock s’est manifesté par le souci d’excellence musicale, d’originalité, et de radicalisme comportemental revendiqué par les musiciens à partir du milieu des années 1960 (Walser, 1993 : 61). Dans cette optique, le rejet de la censure portant sur la musique commerciale constitue le geste par lequel les musiciens marquèrent la distinction entre pratique autonome et hétéronome. Tout comme dans l’avant-garde, la frontière entre rock et musique commerciale ainsi postulée fut tracée au prix d’une lutte constante, opposant musiciens et fans aux maisons de production et aux médias — conflits sur les compositions, la texture sonore ou le design des pochettes (Scaduto, 1975 : 220). Ce qu’Andrew Goodwin appelle le « star text » (1993 : 98) des artistes — le récit qui construit leur image publique — s’alimente de cette lutte et permet de positionner les musiciens dans le champ culturel, voire de tracer l’itinéraire de leur carrière vers un degré d’autonomie plus élevé ou plus faible (Walser, 1993 : 61-63). Un des acquis de ces revendications d’autonomie satisfait aux critères de la production restreinte définis par Bourdieu : dès la fin des années 1960 se développèrent dans la musique rock une culture du professionnalisme et une sphère médiatique spécialisée qui confèrent aux musiciens eux-mêmes ou à certains fans et journalistes la prérogative de jouer le rôle d’arbitres de l’autonomie musicale (Frith, 1981 : 228 ; Théberge, 1991 : 272).

12La lutte pour l’autonomie ainsi amorcée obéit à une dynamique dans laquelle interviennent, d’une part, des facteurs qui assurent une diversité et une mutabilité des pratiques et, d’autre part, des structures qui stabilisent la scène de production restreinte dans la durée. Si l’on prend en compte la variabilité des revendications d’autonomie, il serait par exemple mal avisé de restreindre le projet utopien du rock à un seul facteur. A titre personnel, je serais enclin à privilégier la revendication d’excellence artistique et de professionnalisme — la mise en œuvre d’une forme populaire d’art pour l’art — qui s’est exprimée dans des d’albums tels que Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967) ou Electric Ladyland (1968). Mais ce serait ignorer le principe de Bourdieu qui veut que l’autonomie artistique ne se conquiert pas de la même manière dans tous les contextes (Bourdieu, 1994 : 28 ; 1998 203). Les mutations du champ culturel obéissent à une dialectique de défamiliarisation et d’automatisation dont Bourdieu trouve le modèle chez le théoricien formaliste russe Iouri Tynianov (Bourdieu 1998 : 340). La thèse de Tynianov corrobore un des présupposés essentiels de Bourdieu : une même fonction sociale se manifeste par des pratiques différentes selon les époques et les ancrages géographiques ; en revanche, une même pratique peut avoir des fonctions variables selon le contexte (Bourdieu, 1994 : 20). Dans cette logique, la défense de l’autonomie du rock a pu prendre des visages divers selon les décennies, créant des conflits entre les pratiques revendiquées par les musiciens.

13L’historique des gestes d’autonomie posés au sein de la culture rock esquisse donc un parcours émaillé de retournements successifs. Dans le rock ’n’ roll des années 1950, l’émancipation passait par la célébration de la sensualité du rhythm ’n’ blues mais aussi l’éloge des plaisirs consuméristes. Malgré les apparences, cette dernière revendication n’était pas un signe de récupération commerciale (d’hétéronomie, pour reprendre le vocable de Bourdieu). Quand Eddie Cochran inclut dans son paradis adolescent le fait d’avoir « une maison avec une piscine » (1957) et quand Chuck Berry s’extasie devant une Cadillac Coupe de Ville (1955), ils s’approprient une liberté que les adolescents américains (et d’autant plus les afro-américains) ont conquis seulement depuis peu. Par contre, à partir de la Guerre du Vietnam et du mouvement hippie, l’autonomie s’exprime par le geste inverse — par la satire de la consommation ostentatoire, qui est le thème de « Mercedes Benz » de Janis Joplin (1971). De même, l’excellence musicale n’a pu servir de marqueur d’autonomie qu’à un moment précis. Quand les musiciens de la fin des années 1960 décidèrent de produire une musique au capital culturel comparable à celui de la musique classique, ils posèrent un geste approprié à leur contexte : leurs ambitions esthétiques rendaient possible la conquête d’un champ de production restreinte au sein d’une musique jusque-là privée de cette prérogative (Walser, 1993 : 61-63). Ce geste permit des réussites comme « Eleanor Rigby » des Beatles (1966) mais aboutit aussi au professionnalisme rigide de la période post-psychédélique, produisant dans le meilleur des cas des albums conceptuels comme The Dark Side of the Moon de Pink Floyd (1973) et, dans le pire, la virtuosité sans objet d’Emerson Lake and Palmer. La musique post-psychédélique s’exposait donc à une rébellion iconoclaste : le punk du milieu des années 1970, affichant un amateurisme réel ou simulé, réinscrivit l’autonomie du rock par des moyens opposés à ceux mis en œuvre dix ans plus tôt. Par la même logique, on peut soupçonner que l’esthétique punk, encore invoquée au début du vingt-et-unième siècle, a perdu son rôle de marqueur d’autonomie. Sa texture sonore brute n’est plus un objet de scandale mais un simple procédé répertorié, à la disposition des musiciens désirant se positionner parmi les nombreuses ramifications de la scène rock contemporaine.

14Derrière les positionnements variables visant l’émancipation, le champ de production restreinte du rock trouve ses facteurs de stabilité en premier lieu dans des thématiques récurrentes : le rock se choisit des champs d’action durables dans lesquels interviennent les pratiques variables esquissées ci-dessus. Une de ces thématiques — sans doute peu connue du public — est l’objet de la troisième partie du présent essai : j’examine la capacité du rock à dépeindre l’activité musicale comme un domaine de travail non-aliéné. Beaucoup plus visible a été le rôle joué par le rock dans la construction d’une aire autonome de l’adolescence et dans la revendication d’une musique culturellement hybride, ignorant les frontières ethniques et les distinctions de capital culturel. Le champ de l’adolescence, nous l’avons vu plus haut, s’est construit par la revendication de la liberté sexuelle, de l’accès à la consommation, ou, plus négativement, de la violence. Quel que soit l’âge réel des participants, l’espace ainsi créé a servi de zone de latence permettant de se distancier des structures d’un monde marqué négativement comme adulte, ou, dans le projet des hippies, d’offrir une assise pour une alternative radicale (Grossberg,1983-84 : 112). Le changement social induit par cette nouvelle construction de l’adolescence peut se mesurer au fait que la jeunesse d’avant la Deuxième Guerre Mondiale devait souvent se contenter de loisirs organisés par des mouvements de jeunesse structurés selon un modèle militaire (boy scouts, camps de vacances, Faucons Rouges, ou, au pire, Jeunesses Hitlériennes).

15La deuxième thématique, l’élaboration d’une musique hybride inspirée en particulier des traditions noires, a servi initialement de signe de ralliement de la rébellion adolescente et a acquis une existence autonome à partir des années 1960. Un de ses sommets fut le développement de la musique soul, fruit de la collaboration de musiciens noirs et blancs (Gillett, 1983 : 233). Cette thématique a également donné lieu à des retournements : le rock a connu des moments d’homogénéisation (ou même de reségrégation ) : il s’est parfois détourné de l’échange interethnique (punk, hardcore heavy metal) (Reynolds et Press, 1995 : 80) ou s’est engagé dans une hybridisation d’un autre ordre, comme lors de l’appropriation de la musique classique par le post-psychédélisme. Vis-à-vis de ces grandes thématiques, le champ de production restreinte a fait en sorte que l’autonomie de la musique soit préservée. Ceci a engendré des gestes en apparence incompatibles : le rhythm ’n’ blues anglais du début des années 1960 (The Rolling Stones, The Who) s’est saisi de musiques noires presque inconnues en Europe afin de se démarquer du commercialisme du rock ’n’ roll adolescent (Cliff Richard ou même les Beatles des débuts). Au contraire, le (post)-punk s’est détourné du blues par dégoût de l’appropriation banalisée dont celui-ci était l’objet dans le heavy metal du début des années 1970.

16Dans une perspective plus matérialiste, le champ de production restreinte du rock a assuré sa stabilité en se dotant de structures de productions et de distributions propres : la musique qui se veut autonome engendre une scène alternative. D’un point de vue économique, l’histoire du rock se présente comme un processus de concurrence opposant des producteurs indépendants aux conglomérats de l’industrie de la culture (Peterson et Berger, 1990 : 156). Dans cette logique, les structures capitalistes sont mises au défi d’intégrer les nouveautés introduites par leurs concurrents plus modestes. Elvis Presley et de Jerry Lee Lewis ont débuté dans la firme de disque Sun de Sam Phillips dont les locaux tenaient dans un modeste bâtiment de Memphis (Gillett, 1983 : 92). Chuck Berry et Bo Diddley furent signés par le label indépendant Chess, qui leur offrait un environnement de travail équivalent à celui des musiciens de rhythm ’n’ blues du début des années 1950. La musique noire des années 1960 se développa dans des structures comparables — Tamla Motown à Detroit, Stax à Memphis. Le rock post-psychédélique du début des années 1970 s’est développé dans des structures petites ou moyennes — les firmes de disque Island, Virgin, ou le label Obscure Records de Brian Eno. Avec le punk et le post-punk apparait une scène alternative permanente disposant non seulement de ses propres producteurs de disques — des labels tels que Stiff (The Damned, Elvis Costello), Mute (Depeche Mode), Fast Product (Gang of Four), Fiction (The Cure), ou Factory Records (Joy Division) — mais aussi de distributeurs indépendants — Rough Trade, Play It Again Sam (Reynolds, 2005 : 92-108 ; Taylor, 2010 : 5-7). Ces petites structures s’inscrivaient dans les marges d’une industrie du disque qui, au cours des années 1980, connut la période la plus profitable de son histoire (Goodwin, 1993 : 38). L’évolution ultérieure de la scène musicale, remodelée par les technologies de numérisation et les réseaux informatiques, se déploie selon une topographie semblable : d’une part, les nouveaux moyens de productions — les « home studios » ainsi que l’échange de fichiers audionumériques — confèrent aux musiciens un contrôle accru sur la création et la diffusion, favorisant la perpétuation de la production restreinte (Den Tandt, 2004 : 145) ; d’autre part, les œuvres ainsi produites ne gagnent l’attention du public que grâce à de grands acteur capitalistes dont le rôle se limite parfois exclusivement à la diffusion sur la toile.

17Musiciens et des fans perçoivent souvent la distinction entre producteurs indépendants et conglomérats de la culture — les majors — sur le mode de la rébellion romantique, définissant deux pôles figés dans un conflit stable : le statut d’indépendant apparaît comme un attribut naturel de la contre-culture tandis que la grande entreprise est synonyme de récupération commerciale. Quand Siouxsee and the Banshees enregistrèrent leur premier disque avec une major (Polydor), ils durent se justifier auprès de leurs fans, prétendant que leur contrat garantissait leur indépendance artistique (Thrills, 1978 : 16). Avant eux, les Sex Pistols avaient au contraire claqué la porte d’EMI pour signer avec Virgin, un label alternatif à l’époque (Reynolds, 2005 : 10). Du point de vue du chercheur académique, il est moins facile de tracer la frontière entre pratique autonome et hétéronome : certains petits labels (Motown) poursuivaient les mêmes ambitions économiques que leurs grands concurrents ; plusieurs groupes créèrent leur propre maison de disque (Apple, Rolling Stones Records) pour gérer leurs profits. C’est en revanche une major (Columbia) qui permit à Bob Dylan d’enregistrer ses premiers disques à titre d’expérimentation commerciale (Heylin, 1991 : 46). Au total, la garantie de stabilité de ce dispositif existe à un niveau plus abstrait : elle réside dans la possibilité même d’occuper dans le champ la position de la production restreinte. Celle-ci existe en tant que potentialité qui peut se manifester selon diverses pratiques à différentes époques. Il n’y a pas non plus lieu de croire qu’elle pourrait durer indéfiniment : apparue avec le jazz expérimental, elle pourrait s’éteindre du champ de la musique rock et migrer vers d’autres domaines de la culture.

L’utopie du travail non-aliéné : le rock comme pratique méta-industrielle

18Parmi les thématiques du rock, j’ai mentionné plus haut une culture du professionnalisme visant une intégration sociale caractérisée par le travail non aliéné. Par ce biais, le rock prolonge la dimension méta-industrielle ou méta-professionnelle de la culture de masse : on reproche souvent à cette dernière de n’offrir qu’une échappatoire fantasmatique au monde social ; or, au lieu d’encourager son public à ignorer le quotidien, elle a paradoxalement élaboré des récits et personnages dépeignant l’ancrage du sujet dans le travail. Cette thématique a fréquemment été analysée dans les fictions policières : Sherlock Holmes, Philip Marlowe, Hercule Poirot, ou Jules Maigret sont des figures d’identifications destinées à des lecteurs soumis aux contraintes de l’industrie ou de la bureaucratie (Kracauer, 1981 : 53 ; Denning, 1987 : 14, Mandel, 1986 : 49). De même, le western hollywoodien, malgré un décor éloigné du quotidien du vingtième siècle, développe ce que Will Wright appelle des « intrigues professionnelles » — des récits qui mettent en scène les possibilités d’autonomie offertes par différents contextes de travail (Wright, 1975 : 85 ).

19Les remarques de Wright suggèrent que ces récits sont animés par la logique utopienne décrite plus haut : ils expriment le désir d’une vie professionnelle délivrée de l’aliénation capitaliste. Les détectives du roman noir — Philip Marlowe, Sam Spade —préservent leur autonomie économique et existentielle par rapport aux structures d’autorité. Cependant, selon la logique esquissée par Jameson, cette promesse utopienne est contrebalancée par des aspects conservateurs — l’adhésion aux modèles sociaux dominants (Holmes, Poirot), la célébration d’une masculinité agressive, l’homophobie ou le racisme (le roman noir, le western). Le discours genré mobilisé par cette thématique constitue en effet une de ses stratégies d’endiguement idéologique les plus visibles — et aussi une des plus pertinentes pour le rock. Longtemps, les figures d’identifications proposées par ces fictions populaires sont restées masculines. L’autonomie qu’elles incarnent exprime une rébellion contre une subordination professionnelle vécue comme une féminisation : l’économie rationalisée apparaît comme un environnement bridant une liberté ancrée dans la masculinité (Rotundo, 1993 : 251-52).

20Le rock ’n’ roll des années 1950, axé sur les loisirs adolescents, refusait la valorisation du travail. C’est donc par un des renversements évoqués plus haut que le rock a rejoint ce champ thématique — un évènement qui remonte à l’apparition du rock classique — la musique psychédélique et post-psychédélique. A ce stade, le rock s’est pourvu non seulement des pratiques qui forment la base matérielle de la célébration du travail musical — enregistrement multipiste, longs séjours en studio — mais aussi des outils médiatiques qui confèrent une présence publique à ce travail (notes de pochettes, presse spécialisée, documentaires). La figure du musicien rock a ainsi acquis une visibilité dont elle était dépourvue auparavant. Jusqu’au début des années 1960, la promotion de la musique mettait en lumière soit des vedettes individuelles (Elvis Presley, Eddie Cochran) accompagnées de musiciens anonymes, soit des groupes (les Beatles de la première période) dont les membres étaient profilés selon les stratégies promotionnelles de la pop adolescente, donc comme des objet de désir pour un public féminin (Frith, 1981 227). Au milieu des années 1960, un nouveau champ de stéréotypes se déploie. Un contraste apparaît entre un « front man » provocateur, qui perpétue sur le mode de la transgression la fonction du vedettariat, et, d’autre part, la personne garante de l’intégrité technique et musicale du groupe. Le binôme Jim Morrison/Ray Manzarek en est l’illustration la plus claire ; les paires Mick Jagger/Keith Richards ou John Lennon/Paul McCartney-George Harrison lui sont équivalentes. Parfois, la polarité traverse la figure d’un même musicien : Bob Dylan apparaît sur la pochette avant de Highway 61 Revisited (1966) comme un front man hautain ; sur la pochette arrière, on le voit en expert musical, jouant de la guitare et du piano. De même, l’image de Keith Richards se dédouble : d’une part, la star de rock en rupture de toute loi, d’autre part l’érudit dépositaire des traditions du rhythm ’n’ blues.

21L’expert musical du rock classique est une figure d’émancipation dans la mesure où il perpétue l’idéal de l’artisanat autonome. A ce titre, les photos de pochettes montrant les musiciens, leurs techniciens et leur matériel — la pochette arrière d’Ummagumma de Pink Floyd (1969) ; la pochette intérieure de Night and Day de Joe Jackson (1982) — sont comparables à des photos d’artisans dans leur atelier. Cette iconographie fait penser au mouvement des « Arts and Crafts » du socialiste esthétisant anglais William Morris, qui opposait la pratique artisanale à la production industrielle. Le rock classique est donc lié à une utopie nostalgique — un trait qui définit son pouvoir d’attraction mais aussi ses limites. Il oppose au contexte capitaliste — ou « corporate », pour reprendre un anglicisme utile — un contre-type ancré dans un modèle économique peut-être déjà obsolète. Il suit ainsi la logique du roman policier, qui célèbre une image individualiste du détective déjà marginalisée par la réalité bureaucratique.

22L’évolution du marché de la musique, ainsi que les limites intrinsèques de l’utopie artisanale du rock classique, ont engendré des positionnements professionnels plus obliques. L’un d’entre eux est ancré dans un désir d’invisibilité créatrice et économique. Sa logique est dépeinte de manière évocatrice dans Zero History, un roman post-cyberpunk de William Gibson. L’écrivain canadien y décrit des designers de mode qui, bien que travaillant au cœur de l’industrie, produisent anonymement des créations d’avant-garde vendues par des filières clandestines (Gibson, 2010 : 337). Depuis la fin des années 1960, la musique rock a développé des stratégies comparables. On les remarque dans l’apparition de pochettes de disques avares d’informations au sujet des musiciens et du produit — le double album surnommé « album blanc » des Beatles (1968), le quatrième album de Led Zeppelin (1971), ou les albums de Pink Floyd du début des années 1970, au graphisme particulièrement austère (1973 ; 1975). Des musiciens post-psychédéliques comme Robert Fripp et Brian Eno ont défendu explicitement un tel positionnement interstitiel (Eno, 2009 ; Fripp, 1979). Ils ont ainsi anticipé une tendance centrale du post-punk : les quatre premiers albums de The Cure n’affichent que des photos brouillées ne permettant pas d’identifier les musiciens (The Cure, 1979 ; 1980, 1981, 1982) ; le label alternatif Factory Records privilégiait un graphisme anonyme dans des tonalités sombres, ne mentionnant parfois qu’un numéro de série. Ces gestes expriment un refus des stratégies de personnalisation du vedettariat. Ils mènent à la création de produits paradoxaux, échappant aux repères du marché : il est difficile à ce jour de s’accorder sur le titre officiel du quatrième album de Led Zeppelin.

23Un dernier positionnement professionnel fait appel à une stratégie semblable à ce que le théoricien du postcolonialisme Homi Bhabha appelle le « mimétisme » tactique (Bhabha, 1994 : 265) : au lieu d’opposer au marché musical un contre-modèle (l’artisanat du rock classique) ou de feindre de l’esquiver (l’anonymat du post-punk), des musiciens en imitent les stratégies sur un registre décalé. Ce geste concerne principalement les musiciens de la scène électronique à partir du milieu des années 1980. Ceux-ci n’utilisent plus les moyens de production du rock classique, lequel, par sa configuration artisanale, évoquait un ancrage dans le travail ouvrier. Au contraire, ils manipulent des outils informatiques dont les opérations de base sont équivalentes à des tâches de gestion bureaucratique : leurs gestes musicaux évoquent l’univers des cols blancs. Dans les publications destinées aux musiciens, ce positionnement « corporate » donne lieu à un discours utopien offrant la promesse d’incorporer par des moyens informatiques les modes de production révolus : les gestes et les sons du passé sont simulés par le biais de l’échantillonnage numérique et des séquences informatisées. Le musicien « corporate » s’arroge donc le pouvoir d’un gestionnaire maîtrisant une multitude de ressources et d’interfaces (Den Tandt, 2004 : 150).

24Le positionnement professionnel décrit ci-dessus ne s’applique sans doute pas à toute la musique électronique : celle-ci permet des appropriations plurielles, parfois équivalentes à la logique oppositionnelle ou alternative des décennies antérieures. De plus, la thématique méta-industrielle du rock ne constitue qu’un des axes lui permettant de déployer sa dimension contre-culturelle. Mais, à titre de conclusion, j’aimerais souligner que nous ne pouvons présupposer que le rock pourra conserver indéfiniment son potentiel émancipateur. La figure du musicien qui simule les procédures du techno-capitalisme au risque de s’y identifier pose bien la question du maintien de la vocation utopienne et critique de la musique : la fonction méta-industrielle pourrait se résorber en pure cooptation par l’industrie. Une étude de la structure matérielle de la scène rock peut cependant fournir des réponses encourageantes à ces interrogations. Si l’autonomie des canaux de distribution alternative est maintenue, les positionnements oppositionnels seront préservés et le profil musical « corporate » apparaîtra bien comme un geste postmoderne à vocation critique, mettant en lumière les ressorts du marché. Cette lecture optimiste de l’évolution de la contre-culture repose sur l’espoir de voir se perpétuer ce qui apparaît comme un des acquis les plus précieux du discours utopien du rock — la création d’un champ culturel populaire de production restreinte.

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Notes

1 Les citations en langue anglaise ont été traduites par l’auteur.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christophe Den Tandt, « La Culture rock entre utopie moderniste et construction d’une industrie alternative »Volume !, 9 : 2 | 2012, 15-30.

Référence électronique

Christophe Den Tandt, « La Culture rock entre utopie moderniste et construction d’une industrie alternative »Volume ! [En ligne], 9 : 2 | 2012, mis en ligne le 15 mai 2015, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/3247 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/volume.3247

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Auteur

Christophe Den Tandt

Christophe Den Tandt enseigne la littérature anglaise et la théorie de la culture à l’Université Libre de Bruxelles. Il est l’auteur d’études sur la représentation de la scène urbaine dans le roman américain ainsi que d’articles sur la culture populaire — fiction, cinéma, musique.
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