Anne Benetollo, Rock et Politique. Censure, Opposition, Intégration
L’Harmattan, Coll. « Logiques Sociales » , 1999, 258 p.
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Mots clés :
censure / liberté d’expression, normes / autonomie / hétéronomie, politique / militantisme / mouvements sociauxKeywords:
censorship / freedom of speech, norms / autonomy / heteronomy, politics / activism / social movementsGéographique :
États-Unis / USAGenre musical :
rock musicTexte intégral

Crédits : L'Harmattan
1A partir de l’analyse historique de la constitution de cette forme d’action collective tout à fait particulière qu’est une association – le PMRC (Parents’ Music Resource Center) créé par des femmes d’hommes politiques américains –, A. Benetollo nous emmène vers une analyse des rapports complexes entre rock et politique à travers une véritable histoire des mentalités étatsuniennes. Comme l’indique le titre, trois grands types de rapport lient le rock et la politique : un rapport de censure, qui prend les allures, c’est-à-dire les armes (symboliques), « petites-bourgeoises » à travers « l’information » et non la censure directe. Un rapport d’opposition, lorsque les artistes s’engagent eux-mêmes dans les luttes politiques, et enfin un rapport d’intégration, lorsque les hommes politiques font appel aux artistes rock, pour une campagne électorale par exemple. Sur ce dernier point, il faut noter la lucidité d’A. Benetollo, il aurait en effet été facile de parler de « récupération » . Mais, si l’on s’en tient au processus en œuvre et à en rendre compte, c’est bien d’intégration au sein des institutions politiques dont il s’agit. Il faut réussir à bien dégager le processus de la fonction sociale que joue alors le rock. Dans ce même axe de réflexion, le mot « censure » aurait éventuellement pu être évité ; la notion de « réaction » (utilisé par N. Heinich in Le triple jeu de l’art contemporain, Minuit, 1998), puis l’analyse de la forme que prend cette réaction aurait alors permis à l’auteur d’éviter de discourir sur ce mot pour le justifier, et surtout justifier de son souci d’objectivité. Toutefois, contrairement à N. Heinich, il n’y a pas ici une pluralité d’actions, « l’information » prend très rapidement la forme de « consignes » (p. 254) à respecter : il s’agit bien alors d’une censure symbolique qui tentera de s’objectiver dans les textes, et il ne s’agira que de cela.
2Le propos est de déterminer comment une association de femmes très liées au Congrès a pu intervenir sur certaines carrières politiques, sur l’ensemble de la production de la musique rock américaine, et comment elle a réussi à pérenniser ses actions, à les inscrire durablement dans les institutions politiques et juridiques des Etats-Unis. Pour ce faire, il fallait commencer par analyser ce qu’était véritablement cette association, la position qu’elle occupe face au système politique et les mentalités qui l’animent. Mais il fallait aussi comprendre comment ce genre d’association pouvait apparaître, les conditions sociales de son émergence, et pourquoi elle est apparue à ce moment de l’histoire. Le PMRC est en fait l’objectivation d’un système de pensée qui plonge ses racines dans l’ethos d’une classe particulière – que dans le langage politique on nomme « conservatrice » – qui remontent en fait à une matrice commune née des contradictions des années 50. Ainsi, on pourra lire « Elvis the Pelvis » à propos d’Elvis Presley ; il était « la preuve vivante que le rock’n’roll ainsi que la façon obscène dont il était interprété, constituait un très grand danger pour la jeunesse américaine » (p. 99) et sa relation au public fut comparée à celle d’Hitler.
3A. Benetollo montre brillamment, par une méthodologie socio-historique inductive, comment l’analyse d’un phénomène particulier peut être la voie d’accès privilégiée à une compréhension des systèmes de pensées d’une nation : le PMRC comme voie d’accès à une histoire des mentalités dans le contexte des Etats-Unis. Ce qui, par ailleurs, nous rappelle que les modalités d’analyse d’un phénomène particulier, et donc sa compréhension, ne peuvent se passer d’une prise en compte des particularités nationales. L’analyse de la naissance et du développement du rock en France ne peut être entendue de la même manière qu’aux Etats-Unis. La France a développé une politique culturelle qui n’a pas son égale ailleurs et cette même politique a subi des modifications – d’une démocratisation à une démocratie culturelle – qui renvoient à l’analyse de sa propre histoire. Mais ce que nous dit en filigrane A. Benetollo, c’est que le développement des productions rock provient de l’action d’une relation d’opposition entre les artistes rock d’un côté, le champ politique et l’« ambiance » qu’un régime veut imposer de l’autre, et que tout cela ne peut se comprendre que dans une recomposition socio-historique des mentalités. C’est là, à mon sens, que l’analyse historique prend tout son poids. Les oppositions auxquelles le rock a dû faire face aux Etats-Unis ont toujours été les mêmes (« le rock parle trop de sexe, de violence et de drogue »), mais elles ne se comprennent que si l’on sait qu’aux Etats-Unis, l’éducation chrétienne et les valeurs morales qu’elle véhicule sont un enjeu politique de premier plan.
4En France, les réactions iront vers d’autres valeurs, comme l’autorité de certaines institutions françaises (on pense au groupe de rap NTM qui avait été condamné à trois mois de prison et six mois d’interdiction de concert pour avoir insulté des policiers). Mais cela n’empêche pas les politiques de savoir compter avec les rockers lorsque cela s’avère nécessaire, comme lors d’élections par exemple. Ainsi, on voit un Reagan se servir de Bruce Springsteen, « et surtout les politiciens des années soixante-dix [utiliser] la musique rock au moment même où l’on parlait de sex rock pour le qualifier avec dédain » (ibid.). Les hommes politiques se sont rendu compte que les stars du rock étaient des hommes publics important ; ils peuvent être des « intermédiaires », des sortes d’« institutions médiatrices » comme dit J. Fulcher, entre l’homme politique et l’électorat (cf. J. Fulcher, Le grand Opéra en France : un Art Politique, Belin, 1988).
5Mais A. Benetollo nous dévoile aussi l’état des productions musicales rock et leur fonction sociale des années 1980. En effet, les artistes rock n’ont que très peu réagi face aux attaques du PMRC (seul Frank Zappa prendra réellement position). C’est que le travail de ces femmes a eu pour finalité, en partie, l’imposition de stickers d’avertissement aux parents collés sur les pochettes de disque. Or, contrairement à ce qui était attendu, ces stickers ont fait grimper la vente des disques ainsi marqués : cet interdit rencontrait en fait les attentes même d’une grande partie de la jeunesse américaine. Mais cela, ces femmes ne pouvaient le concevoir… On comprend alors que les artistes ainsi stigmatisés n’aient eu aucune envie de réagir. Mais c’est plus globalement la prédominance de l’industrie musicale qui a eu pour effet de dépolitiser les artistes rock : « il était infiniment dangereux de transformer les chansons en manifeste politique » (p. 214). On le sait, la politique du rock est une exclusivité française ; aux Etas-Unis, il n’existe pas, comme en France, un champ d’institutions politico-administratives rendant pensable un soutien public au rock. Du côté des artistes, les « dominants » imposaient les « aids », c’est-à-dire les concerts de charité – sur ce point on voit se développer des prises de positions radicalement opposées entre artistes « rock » (tel M. Jackson) et journalistes (tel J. Pareles), ces derniers dénonçant la « Charity Business » et son inefficacité un peu grossière. Ces concerts donnaient le ton des propos qu’il fallait tenir alors : non plus la révolte, mais l’injustice, une injustice fructueuse – on pourrait expliquer cela par ce que P. Bourdieu appelle « l’effet jdanov », mais on pourrait aussi reprocher à A. Benetollo un certain fonctionnalisme bien qu’ici les choses ne soient pas si simple puisqu’elles renvoient au problème du degré d’autonomie de cet espace musical. Reste F. Zappa qui lançait « rock the vote », mais ce n’est pas un appel à la révolte, c’est alors une sorte de campagne ayant pour finalité d’amener les plus jeunes votants à se rendre effectivement aux urnes. Finalement, le rock n’a jamais été un vrai vecteur politique ; « si le rock, puis le rap dérangeaient, c’est donc bien pour leur contenu violent ou pornographique mais certainement pas pour leur engagement politique » (p. 229). Si l’effet du rock dans le monde est bien particulier et reste limité – il n’a jamais réussi à avoir un vrai poids politique –, il reste toutefois « un extraordinaire baromètre de la mentalité des jeunes » (ibid.).
6Mais les attitudes relevées peuvent peut-être se comprendre aussi par l’ambiguïté même du monde de la musique rock. En effet, le rock n’est pas entendu comme « artistique », il est au plus « culturel » (mais là il faudrait rendre compte des définitions de l’art en France et aux Etats-Unis). On peut poser l’hypothèse que si cela est, c’est certainement parce que, comme pour l’Opéra en France à un moment donné, le rock joue sur plusieurs niveaux de discours. Le monde du rock est le lieu où se mêle la vie et l’art pour en faire un art de vivre sa vie qui va beaucoup plus loin que le seul milieu de la musique – ce qui n’est peut-être pas l’apanage du rock, mais qui est particulièrement prégnant dans les milieux populaires. Au niveau des créations aussi l’art touche la vie : toujours à la recherche de l’actualité, souvent soucieux de satisfaire les attentes du public ; la forme même des esthétiques musicales est touchée par ces attitudes. Encore une fois l’art se confond avec la réalité, ou pour parler un langage philosophique, la forme se subordonne à la fonction. Or, les musiciens se définissent et sont bien souvent définis comme des « artistes ». Ce qui signifie que le comportement esthétique laisse supposer une voie d’action vers la politique (l’attitude envers les mœurs) alors que la définition qu’ils donnent d’eux-mêmes leur impose au contraire d’être « hors du monde ». D’où des actions, des positions différentes de ces musiciens, positions qui sont aussi très liées au désir de notoriété. Tout cela n’étant compréhensible – retenons la leçon d’A. Benetollo – que re-situé dans un état du pensable historiquement défini.
7Cet ouvrage, méticuleux et complet (on passe d’Elvis Presley à Frank Zappa en passant par Jello Biafra – du groupe punk Dead Kennedys –, Reagan, Bush, Clinton, ou Al Gore et enfin les responsables des plus grandes maisons de disques), qui prend le temps de déterminer et d’expliquer chaque lien entre acteurs aboutissant par exemple à telle décision du Sénat américain ou à la prédominance des majors, dépasse donc le premier travail de l’historien (le descriptif dans un continuum temporel), il casse le continuum historique (la deuxième partie effectue un « retour en arrière ») pour prendre le temps d’analyser et de chercher les racines des conditions socio-politiques – ou mieux « éthico-politiques » – nécessaires à l’émergence d’une catégorie de pensée objectivée. Et parler ici de « catégorie de pensée objectivée » n’est pas anodin car c’est l’individu, l’acteur qui prend une place prépondérante dans cette histoire sociale étatsunienne.
8Au final A. Benetollo nous décrit un jeu savant entre restriction et respect des valeurs traditionnelles incarnées par quelques femmes et l’acceptation au regard du marché du disque. Mais pour en arriver là, c’est-à-dire le comprendre, il fallait analyser la dialectique complexe qui lie inexorablement la pensée figée, objectivée dans des institutions sous différentes formes, mais toujours coercitive, et la pensée « active », vivante, en lutte pour quelques changements et pour leur inscription dans ces mêmes institutions.
Pour citer cet article
Référence papier
Emmanuel Brandl, « Anne Benetollo, Rock et Politique. Censure, Opposition, Intégration », Volume !, 1 : 1 | 2002, 127-130.
Référence électronique
Emmanuel Brandl, « Anne Benetollo, Rock et Politique. Censure, Opposition, Intégration », Volume ! [En ligne], 1 : 1 | 2002, mis en ligne le 15 mai 2004, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/2535 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/volume.2535
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