1Selon un point de vue largement répandu en sciences sociales, il y aurait une totale incompatibilité entre implication dans l’action et objectivité des résultats de l’analyse de cette même action, partant, entre engagement et efficacité, celle-ci étant supposée déterminée par, entre autres facteurs, une « étude positive » des « phénomènes », « faits sociaux » ou « comportements sociaux » construits ou produits par des acteurs distincts et séparés de l’observeur-analyste. Dès lors que ce dernier est personnellement partie prenante dans la construction ou la production de l’objet qu’il observe, il ne pourrait, d’après les tenants de cette opinion, s’empêcher de privilégier ses émotions, ses préférences ou ses intérêts. Or, ses propres motivations le conduiraient inéluctablement à introduire des biais dans l’analyse puis à établir des « résultats subjectifs », éventuellement des recommandations « irréalistes », donc inutilisables pour les praticiens désireux d’efficacité. Afin de découvrir réellement et de révéler la vérité, qui n’est autre chose que le principe objectif de construction et de fonctionnement des « phénomènes », « faits sociaux » ou « comportements sociaux », l’observeur-analyste doit, par conséquent, concluent les défenseurs d’une telle manière de voir, se dégager du conflit de rôles induit par sa double posture, au moyen d’un positionnement aussi distant des éléments observés que de lui-même, et satisfaire ainsi à « l’exigence de neutralité et de désintéressement ».
2Les éléments de réflexion proposés dans les lignes qui suivent, basés sur une expérience de développement d’une radio alternative populaire dans un climat de luttes pour la démocratisation politique, sociale et culturelle au Mali des années 1990, visent à infirmer cette illusion objectiviste, de liberté absolue et d’indépendance totale du chercheur s’installant dans la posture et le confort d’une extériorité radicale par rapport aux « phénomènes sociaux », « faits sociaux » et « comportements sociaux » qu’il veut objectiver mais dans lesquels, pourtant, il est, en même temps, pris avec ses perceptions, croyances, visions, présupposés, eux aussi socialement construits et socialement conditionnés. Le présent article a également pour objectif de souligner l’important potentiel d’intelligibilité que recèle une démarche d’implication-réflexion-objectivation fondée sur l’hypothèse que les « phénomènes sociaux », « faits sociaux » ou « comportements sociaux » sont connaissables simultanément de l’extérieur et de l’intérieur parce que le terrain réel d’étude (hors laboratoire ou hors « tour d’ivoire ») réunit dialectiquement ces deux aspects contraires, mais en interaction, du monde social.
3Une brève évocation du contexte, des objectifs de Kayira FM et du bien fondé de son projet introduira la réflexion dans la première section.
Dans une seconde section, la spécificité du secteur musical sera soulignée à la lumière de l’expérience conduite par Kayira FM ; la particularité de la conjoncture historique du Mali des années 1990, à travers ses rapports avec les luttes autour de la construction du « champ » musical, sera également esquissée.
La troisième section portera sur la pertinence et les limites de la réflexivité proactive sur un terrain aussi complexe que celui du secteur musical.
Ensuite, dans la quatrième section, seront posées la nécessité et l’efficacité potentielle de « l’engagement réflexivement contrôlé » pour cerner la vérité dans le domaine musical, objet d’étude à forte teneur subjective.
Enfin, la cinquième et dernière section discutera l’hypothèse de la compatibilité entre implication et vérité.
4L’analyse couvre la période allant de 1992 à 2001 et n’inclut pas les derniers développements qui confirment cependant les tendances observées à la fin de la période de référence de l’étude. Mais, faute de présence effective de l’auteur de l’article sur le terrain depuis 2001 pour pouvoir développer une analyse fine de ces évolutions récentes, il a cru devoir se limiter aux neuf premières années de mise en œuvre du projet.
5La première station de Kayira commença à émettre sur la bande FM (104,4 MHZ) dans la capitale du Mali (Bamako) le 3 juin 1992. Elle a été installée par un groupe de personnes qui avait activement participé à la mobilisation et à l’organisation du « Mouvement Démocratique » au Mali et, par la suite, joué un rôle déterminant dans le renversement de la dictature anti-populaire et néocoloniale de l’UDPM (Union Démocratique du Peuple Malien), parti unique constitutionnel dirigé par le Général Moussa Traoré. D’origines sociales et de formations diverses (enseignants, médecins, journalistes, hommes de culture, étudiants, artisans, ouvriers, paysans, jeunes diplômés sans emploi, chômeurs, etc…), ses membres fondateurs se sont regroupés dans le cadre d’une association de communication radiophonique dénommée « Association Radio Libre Kayira » (ARLK), sur la base des principes démocratiques du pluralisme social et culturel.
6Quel esprit animait ces initiateurs et a motivé leur entreprise ? Dans un contexte historique où le pays sortait de près d’un quart de siècle de confiscation de toutes les libertés politiques et civiles, suite au renversement en 1968, par un coup d’État militaire, du régime civil, progressiste et nationaliste de l’US-RDA (Union Soudanaise - Rassemblement Démocratique Africain) du leader et père de l’indépendance nationale Modibo Keïta, en particulier, de répression de la parole du peuple par la dictature néocoloniale (monopole sur tous les moyens d’expression publique, verrouillage de leur accès, violence inouïe contre toute critique ou expression d’opinion indépendante, « non politiquement correcte », dans l’espace privé en général et même dans la sphère domestique, tous tenus sous « surveillance rapprochée » du pouvoir), l’équipe visait un triple objectif :
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aider les catégories populaires à récupérer leur droit effectif à l’expression et au partage de l’information à travers la circulation de la parole, leur moyen primordial et fondamental d’existence collective (sans circulation de la parole dans le corps social pas de lien social, car il ne saurait y avoir de communication, d’échanges entre ses membres et donc, aussi, point de possibilité de réorganisation et d’interprétation des données de l’expérience commune), reprendre confiance en leurs propres capacités, se remettre en ordre de marche pour réacquérir leur visibilité perdue, reprendre leurs initiatives et leur créativité bloquées pendant si longtemps, se reconstruire et avoir une prise directe sur le devenir du Mali. Leur accès à la parole publique apparaissait aux initiateurs de Kayira FM comme la condition sine qua non de leur présence sur la scène nationale comme acteur historique ;
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contribuer (en favorisant la participation populaire à l’exercice public de la parole polémique) à la construction d’un espace public local et, plus tard, d’un espace public national afin d’assurer l’ancrage de la démocratie dans le pays ;
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susciter en leur sein une dynamique de reconstruction-renouvellement de leurs repères symboliques pour être à même de résister aux effets nocifs, dévastateurs de la mondialisation capitaliste néolibérale qui, par la standardisation, tend à détruire la diversité culturelle, les richesses culturelles nationales.
7Le succès ne se fit pas attendre : l’initiative suscita, immédiatement et pour diverses raisons, un enthousiasme populaire ! Les catégories ciblées reconnurent en l’outil proposé :
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leur moyen le plus approprié de communication et d’auto-animation-régulation sociales. Dans une société au « background » historique, social et culturel très fortement marqué par la place centrale accordée à l’expression orale (forme jugée plus expressive, plus authentique, plus magique-créatrice de la personnalité et de la réalité), la radio est naturellement perçue comme le média par excellence, supérieur à tous les autres types de médias. C’est, en effet, le « griot électronique » (l’animateur-communicateur-médiateur collectif moderne). Outre qu’il véhicule plus rapidement les messages, distrait et instaure le dialogue, il est plus proche de chacun, parle toutes les langues, ses services sont gratuits et en prise directe sur la réalité ;
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le lieu privilégié d’expurgation collective, l’espace où, par la prise de parole directe, il est réellement possible, comme dans la palabre africaine, de restituer directement toute la mémoire des faits passés, en l’occurrence celle des épreuves traversées pendant plusieurs dizaines d’années et celle de leurs marques profondes, de faire manifester toute la vérité et de « solder » tous les comptes, d’exorciser ainsi les souffrances personnelles et collectives subies durant cette période
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un instrument incomparable de construction de l’identité sociale. Espace d’expression plurielle des opinions, la radio associative de proximité se révéla, du coup, être, en même temps, un moyen d’affirmer, d’assumer et de faire reconnaître sa différence au sein du collectif (groupe social, communauté nationale), un outil de questionnement et de nouveau repérage identitaire, un instrument servant à se penser et à penser le monde social, d’autant plus indispensable que l’on se trouvait dans une conjoncture historique de bouleversement socio-politique où, disait-on un peu partout, « on ne sait plus vraiment qui l’on est, où l’on va et où va le pays ! »
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une arme de défense efficace contre les pratiques abusives, injustes et corruptrices des dirigeants, un outil de participation démocratique directe et de contrôle sur la gestion des affaires publiques. La première émission-phare de la station, intitulée « ne b’a fo pia…aaa ! ! ! » (« moi, je le dis — mon point de vue — sans détour et avec insolence ! ! ! ») et vouée à l’interpellation directe (sur l’antenne ou par téléphone) des autorités connut un prestige fulgurant et incontestable.
8La démarche « participative » scrupuleusement appliquée par la direction de l’association de communication radiophonique et de la radio (recherche constante de l’implication des auditeurs et des différentes catégories sociales marginalisées ou exclues à la conception, à la réalisation et à l’évaluation des programmes), sa détermination à favoriser l’utilisation concrète et pleine du nouveau droit démocratique constitutionnel à l’expression pour garantir la pluralité des opinions et un débat public libre, ouvert à tous, sur tous les sujets d’intérêt commun, notamment ceux relatifs aux injustices économiques et sociales, à la question vitale des cultures nationales maliennes, à celles, cruciales, de l’éducation et de l’avenir du pays, le travail qu’elle s’attacha à développer en matière d’éducation à la citoyenneté, dans les domaines de la santé et de l’hygiène, ceux de l’environnement et des droits (MST/SIDA, déforestation, excision, scolarisation des filles, émancipation de la femme, droits et devoirs du citoyen, etc…), tout cela a permis d’emporter l’adhésion sans réserve des catégories populaires. Pour marquer leur identification au projet qui leur était proposé, celles-ci baptisèrent spontanément Kayira FM par l’expression : « la voix des sans voix », c’est à dire la leur. Elles se mobilisèrent massivement pour s’approprier son combat, pour la défendre contre les agissements malveillants, le torpillage des milieux politiques et affairistes corrompus, rétrogrades ou conservateurs. Des demandes d’installation d’autres stations ou de relais affluèrent de plusieurs endroits du territoire, des associations locales de radio libre s’y formèrent, des clubs de fidélité et des « comités de soutien-défense » surgirent un peu partout comme des champignons de la terre. En l’espace de trois ans, malgré le manque dramatique de ressources financières et matérielles, la première station essaima en un réseau de six radios couvrant trois centres urbains (Bamako, la capitale, Ségou, la deuxième ville du Mali, Koulikoro, lieu de rupture de charge et de jonction entre la voie ferrée et la voie fluviale menant aux localités sahéliennes et sahariennes du Centre-Est et du Nord-Est) et trois localités rurales (Koutiala, la capitale du coton, principale source de devises du pays, Kita, dont la région se place au deuxième rang en production cotonnière, et Mahina, une des principales gares du chemin de fer Dakar-Niger, seule voie de communication moderne qui relie l’intérieur du territoire à la côte ouest-atlantique), soit les zones les plus peuplées ou les plus dynamiques (dans les domaines économique, social et politique) du Centre, du Sud et de l’Ouest.
9En somme, la conjonction-rencontre d’un projet politique de construction d’une réelle alternative démocratique et d’une attente-demande sociale populaire d’expression et de participation effectives ont fort logiquement conféré à Kayira FM quatre fonctions fondamentales :
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fonction cathartique (tribunal), d’exutoire et d’exorcisation ;
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fonction de construction identitaire et de médiation sociale (« griot électronique ») ;
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fonction de forum permanent et ouvert à tous les courants d’opinion populaires (« tribune de vigilance démocratique perpétuelle ») ;
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fonction d’étendard dans la lutte pour le changement démocratique effectif.
10Cependant, au cours du développement des activités dans le cadre des missions définies par elle-même ou assignées par la masse populaire des auditeurs, la direction de la radio fut confrontée à plusieurs difficultés inattendues. En particulier, le secteur musical se révéla d’une complexité insoupçonnée, en raison de l’importance et de l’intensité du capital affectif et du capital symbolique qu’il mobilise. En effet, les dirigeants, par souci permanent d’efficacité, se donnèrent dès le départ comme credo, un « engagement réflexivement contrôlé » qui assure la « justesse » de la démarche, autrement dit, sa pertinence et son adéquation à la réalité objective (c’est-à-dire aussi bien le contexte que les besoins, aspirations et attentes des catégories sociales ciblées). Mais « Comment faire pour ne pas prendre nos désirs pour des réalités objectives et construire honnêtement, avec loyauté et dans une complète transparence, en coopération avec les autres acteurs en scène, les nouveaux codes sociaux et critères de valeur censés correspondre à la nouvelle situation et servir à ouvrir la voie de l’avenir pour le Mali ? » se demandèrent-ils d’entrée de jeu. À leurs yeux, la réponse à cette question capitale était la suivante : mettre en place un dispositif et des mécanismes permettant la réalisation d’un processus d’auto-évaluation et d’auto-analyse à la fois récapitulatif, synthétique, réflexif et itératif.
11Aussi, des séries périodiques et régulières de suivi- évaluations-restitutions-validations furent-elles instituées. Le processus démarrait au sein de l’équipe dirigeante (bureau du Conseil d’administration). Les résultats établis à ce premier niveau étaient « partagés » (« c’est-à-dire examinés, discutés dans les moindres détails, amendés ou complétés éventuellement avant d’être approuvés ») avec l’ensemble du personnel composé de gestionnaires, de techniciens, d’animateurs, de collaborateurs extérieurs et d’agents de soutien (gardiens, plantons...), puis soumis successivement au Conseil d’administration et à une réunion de cet organe élargie aux représentants des auditeurs et des sympathisants, enfin, restitués et validés en assemblée générale de l’association (l’ARLK) à laquelle étaient encore conviés les membres du personnel, les représentants des auditeurs et des sympathisants. Les dirigeants firent le pari qu’un tel effort constant d’« objectivation participante » du rapport subjectif de tous les acteurs (ainsi transformés en observeurs-acteurs) à l’objet par le croisement systématique de leurs différents regards serait une garantie suffisante et infaillible contre les risques d’écueils ou biais liés à leur posture d’analystes doublés d’acteurs agissant sur le monde social pour le transformer. À l’épreuve des faits qui survinrent ultérieurement, la démarche s’avéra plutôt fragile. C’est le secteur musical qui en donna l’illustration la plus éloquente.
12Chemin faisant, les enjeux pour les différents acteurs impliqués dans l’ « aventure » (l’expérience nouvelle et inédite), leurs objectifs propres et stratégies correspondantes ne tardèrent pas à se dévoiler progressivement, des ambiguïtés comportementales, des divergences et des contradictions inconciliables se révélèrent et s’affirmèrent clairement :
13a) Les initiateurs de la radio adoptèrent tout naturellement la posture propre à l’engagement. En l’espèce, il s’agissait pour eux de faire prévaloir dans toutes les actions entreprises leurs intérêt et préférences spécifiques, en articulation avec leur projet politique (élaboration-édification d’espaces publics, conscientisation et participation des masses populaires, défense et promotion des éléments positifs des cultures nationales maliennes). Dans cette optique, l’outil radio était un tremplin de premier choix permettant de se positionner très fortement dans l’espace médiatique qui, à son tour, devait servir de marche-pied pour accéder à l’espace communicationnel national et s’y imposer. « Qui tient (domine) l’espace communicationnel commande l’accès et le fonctionnement de l’espace public » disaient-ils. La promotion des talents méconnus, issus du peuple et qui expriment ses préoccupations, luttes, espoirs et rêves, contribuent activement à la défense des valeurs positives de cultures nationales contre l’agression, à travers la globalisation capitaliste néolibérale, des sous-produits des cultures occidentales, était pour eux un volet de leur stratégie d’action. En plus, pour atteindre leurs objectifs, tous misaient sur le prestige, la crédibilité et la capacité d’influence de certains d’entre eux qui occupaient déjà des positions élevées dans l’espace civil et/ou la « classe politique » (dirigeants ou cadres syndicaux, d’associations démocratiques ayant acquis une très bonne réputation ou de partis politiques reconnus comme incontestables protagonistes du « Mouvement Démocratique » tombeur du régime autocratique, anti-populaire et néocolonial de l’UDPM)
14b) la vision et les pratiques des gestionnaires, des animateurs et des techniciens étaient, généralement, en net décalage par rapport à celles des leaders. Pour la plupart d’entre eux, l’engagement s’inscrivait dans une histoire et une dynamique plus individuelle que collective. Il répondait prioritairement à leur désir d’affirmation personnelle, à leur impérieux besoin de socialisation. À cet égard, l’accès à l’espace médiatique leur permettait de sortir de l’anonymat, de jouir d’une forte visibilité, d’être connus et reconnus par la société. Un des animateurs-vedettes, jeune diplômé sans emploi, nous confiait un jour :
« Je vous avoue que moi, je suis ici pour me faire connaître, me faire un nom. C’est ma mère qui l’exige parce que mes deux demi-frères (les fils de sa coépouse) ont réussi dans la vie : l’un est tâcheron et l’autre, préposé des Douanes Ils subviennent à leurs propres besoins, viennent en aide à la grande famille, mieux : ils se sont mariés avec faste et ont financé chacun la construction d’une maison pour leur petite famille. Récemment, pour boucler la boucle d’une vie parfaitement réussie, celle de fils bénis, ils ont pris en charge tous les frais de pèlerinage à la Mecque de notre père et de leur mère biologique. Tandis que moi, bien qu’ayant fait des études supérieures et décroché une maîtrise, je n’ai pas d’emploi, car je ne suis pas connu et je n’ai aucune personne haut placée pour me pistonner. Je ne possède rien et je ne porte pas le nom d’une famille influente, donc je ne suis rien du tout ! Mais mon immense succès médiatique m’a déjà fait sortir de l’ombre et je me taille gaillardement une place au soleil…Je prendrai, moi aussi, bientôt, je vous le promets, l’ascenseur social et ma réussite sera encore plus éclatante que celle de mes deux demi-frères concurrents ! »
15Cette confidence était représentative des motivations personnelles majoritaires au sein de ce groupe d’acteurs. Dans un contexte où les programmes d’ajustement structurel (c’est-à-dire d’austérité et de libéralisme économiques forcenés) imposés par le FMI et la Banque Mondiale, le fardeau et véritable cercle vicieux de la dette extérieure ont « émasculé » l’État, principal employeur, et lui ont fait perdre ses capacités à gérer, même modestement, le risque et l’imprévu (protection limitée des élites urbaines), les secteurs privé commercial, affairiste, « développemental » (micro-projets, bureaux d’expertise …) et associatif constituent le refuge et la destination obligés des jeunes diplômés sans emploi et de tous les chômeurs à la recherche d’emploi. Dans ces conditions, l’espace médiatique se voit assigner, entre autres, la fonction d’instance de certification des qualifications et compétences des ressources humaines, de valorisation et de construction des hiérarchies. En clair, le « griot électronique » est une clé d’entrée dans marché du travail ou de la prostitution sociale, politique ou autre. De fait, des combines et des manœuvres mafieuses se développèrent au sein du personnel (publicité clandestine au profit de commerçants, d’hommes d’affaires ou d’artistes, promotion politique ou sociale déguisée pour des « politiciens », autrement dit des hommes politiques ambitieux et arrivistes ou des notables, en s’affichant avec eux dans les lieux de réunions publiques, tout cela dans le but de nouer des alliances d’intérêts et de négocier des passe-droits). Traquées et sévèrement réprimées par la direction, elles furent réduites au maximum mais leurs auteurs désertèrent sans hésiter : le nouveau régime « démocratique » qui avait échoué dans ses nombreuses tentatives visant à faire taire Kayira FM, perçue par lui comme subversive (procès, coupures intempestives, injustifiées, d’électricité et de téléphone, fermetures arbitraires et illégales de ses stations de Bamako, Ségou et Koutiala, etc…), trouva là une aubaine et ne lésina pas sur les moyens pour les débaucher. (« espèces sonnantes et trébuchantes », emplois). La radio enregistra plus d’une vingtaine de défections sur la période allant de 1993 à 2001. La majorité d’entre elles était le fait de « grosses cylindrées » en matière d’animation radiophonique. Les lieux d’atterrissage-réception de ces « déserteurs du front du combat démocratique » (dénomination que la direction de Kayira FM leur colla par dépit !) en disent long aussi bien sur leurs motivations réelles de départ que sur les enjeux politiques et sociaux de cette période : postes d’animation d’émissions de grande écoute à la radio nationale (qui avait, entre temps, créé une deuxième chaîne émettant en modulation de fréquence, spécialement chargée de contrebalancer l’influence des radios associatives et privées commerciales), directions de radios associatives « dans la mouvance » de la majorité au pouvoir ou de radios privées commerciales, « conseillers en communication » (sic !) ou simples « démarcheurs » au service de « gros entrepreneurs » ou de « grands hommes d’affaires ». Dans le volet de la promotion musicale, on s’aperçut assez vite que pour les gestionnaires, les animateurs et les techniciens, le principal déterminant de la valeur esthétique d’une œuvre était son « potentiel de diffusabilité radiophonique », c’est-à-dire la possibilité qu’elle présente d’être acceptée et prisée par une grande masse d’auditeurs, notamment les jeunes, catégorie la plus nombreuse : « Il faut que le morceau proposé accroche le public le plus large et le talent de séduction de l’animateur fera le reste. », martelaient-ils aux artistes qui les sollicitaient de façon informelle pour leur promotion.
16c) Le monde des musiciens et/ou chanteurs, loin d’offrir un visage homogène à l’observation, se révéla plutôt hétérogène voire compartimenté en groupes hiérarchisés, en interaction et dans des rapports de domination ou d’exclusion. Au sommet étaient positionnés les « professionnels » qui occupaient, depuis un certain temps déjà, le « champ » (P.Bourdieu, 1996) musical médiatisé. Ce groupe se décomposait en deux sous-groupes. Le premier était constitué par les vedettes « néotraditionnels » liés aux anciennes élites politique et culturelle. Certains d’entre eux s’étaient également taillés une place confortable dans le show-business occidental. Le second sous-groupe comptait en son sein les « nouvelles vedettes », arrivistes, alliées aux nouveaux dirigeants politiques et aux nouveaux riches (commerçants, entrepreneurs, hommes d’affaires) et qui, par ailleurs, se prostituaient sans vergogne au show-business occidental. Les « professionnels » développaient des stratégies de consolidation et de reproduction des positions privilégiées qu’ils avaient acquises dans le champ. Mobilisant leurs soutiens politiques, économiques, financiers, sociaux et symboliques, notamment les animateurs-vedettes et journalistes de renom des médias d’État (radio, télévision, journaux officiels), personnages subitement promus ou autoproclamés (c’était selon leur marge d’autonomie, déterminée surtout par leur degré de notoriété) certificateurs de la qualité artistique, profitant de l’accoutumance-identification de larges masses d’auditeurs longtemps exposées à leurs productions, ils exerçaient fréquemment des pressions pour faire imposer par des structures officielles leurs critères esthétiques dans le nouveau contexte et verrouiller l’accès du champ musical afin de réduire les nouveaux venus et les postulants au statut d’ « accompagnateurs » ou de « pigistes » Ces derniers qui étaient, à leur corps défendant, cantonnés au bas de l’échelle, se répartissaient également en deux autres sous-groupes. Les nouveaux venus ou postulants qui étaient disposés à conquérir une place sur l’échiquier national puis, plus tard sur le plan international, quel qu’en fût le prix moral à payer (location de leurs talents d’instrumentistes ou de chanteurs, de leur « force de production artistique », concessions techniques normalement inacceptables) constituaient le premier sous-groupe. Quant au second sous-groupe, il était constitué par les « nouveaux venus ou postulants révolutionnaires » qui voulaient bouleverser de fond en comble les hiérarchies et les critères esthétiques établis. Ce sous-groupe refusait la compromission, bien plus, il n’acceptait aucune concession (d’ordre technique ou social) face aux « professionnels ». L’ensemble des nouveaux venus ou postulants percevait l’outil radio comme un moyen de valorisation et de reconnaissance d’abord au sein de la « profession » (réduite, par voie de fait, au champ, pour l’essentiel construit et monopolisé par les « officiels », anciens et nouveaux), ensuite dans la société globale. S’agissant de l’espace médiatique en général, les auteurs d’œuvres musicales le considéraient comme un lieu symbolique de consécration
17d) Les auditeurs, de leur côté, constituaient trois sous-groupes dont le premier était formé par les partisans des « néotraditionnels », le second, constitué par les fans des nouveaux venus ou postulants, « engagés » ou non, et le troisième par les « autonomes et neutres ». Les déterminants essentiels des prises de position des uns et des autres étaient très variés, allant des affects (accointances, sympathie, liens personnels intimes, identification pour ceux qui voyaient dans la musique un élément constitutif de leur existence quotidienne, un moyen de construction de leur personnalité ou de thérapie…) aux connivences ou alliances d’intérêts économiques et financiers en passant par « l’engagement » (le devoir de solidarité dans la lutte pour la démocratie politique, économique et sociale).
18La multiplicité et les décalages ou oppositions entre les perceptions, visions, objectifs, stratégies et pratiques des acteurs exprimaient de manière médiatisée (dans le langage musical) le processus de diffraction de la société du fait de la démocratisation capitaliste néolibérale qui, en provocant l’inefficience et l’évincement du pouvoir étatique, a, dans le même temps, entraîné l’effritement de l’ordre symbolique, la multiplication des identités. Les mécanismes institutionnels et culturels qui rendaient possible l’assujettissement étant devenus, du coup, inopérants, une prolifération des instances de production de normes s’installa au sortir d’une période d’anomie qui dura pas moins de quatre années. Parmi celles-ci, se distinguaient notamment quatre mentionnées ci-dessous, dont les trois premières étaient, de fait, érigées en hauts lieux de légitimation et de consécration :
19e) L’instance médiatique officielle représentée par l’ORTM (Office de Radio et Télévision nationales du Mali). Par ses émissions de concours radiophoniques et télévisés entre groupes musicaux avec la participation des auditeurs, téléspectateurs et spectateurs habilités à sanctionner, par leur vote ou leurs applaudissements, les œuvres présélectionnées par les animateurs (« hit parade », « Top étoiles », etc…), l’ORTM avait, sous le régime défunt, institutionnalisé et imposé un mode de certification, de légitimation et de consécration qui instaura le pouvoir de deux types de censeurs. Le premier type est celui des animateurs-présentateurs dotés du pouvoir d’adapter le produit musical à la demande des consommateurs (en l’occurrence, à l’attente des auditeurs, téléspectateurs et spectateurs) et donc de le « formater » afin qu’il puisse « passer ». Les auditeurs, téléspectateurs et spectateurs, possédant la capacité de « donner le verdict » par leur vote ou l’applaudimètre constituent le deuxième groupe. Le nouveau régime « démocratique » repris et adopta ce modèle.
20f) Le Bureau Malien des Droits d’Auteur (BUMDA). Organisme public chargé de la protection de la propriété intellectuelle (produits littéraires, artistiques, culturels, etc...) et de la défense des intérêts des producteurs d’œuvres, cet acteur menait, à côté de l’ORTM et sans s’opposer à lui, l’enregistrement des productions déclarées par leurs auteurs. Il percevait ensuite auprès des diffuseurs (radios, télévision) et des utilisateurs des œuvres déclarées (boîtes de nuit, hôtels, restaurants) les droits et les répartissait entre les « ayant droits » des œuvres diffusées. Il collectait également auprès des sociétés de duplication des cassettes, des droits mécaniques, eux aussi redistribués aux auteurs des œuvres. En outre, grâce aux droits perçus sur les « œuvres non protégées ou tombées en déshérence », le BUMDA menait des actions de promotion au profit des auteurs et de leurs œuvres (organisation de concours…), de soutien sous forme d’avance sur répartition de droits, de prêts ou de dons. Le seul critère de sélection appliqué était « le dépôt d’une copie de l’œuvre originale du postulant », dépôt qui « protège l’œuvre contre toute exploitation non autorisée par l’auteur » Aussi, l’organisme avait-il pour autre tâche de lutter contre la piraterie et d’intenter éventuellement des procès contre les auteurs de contre-façons. Faute de moyens (ressources financières, matérielles et humaines) et de pouvoir suffisant, mais aussi de vision, il ne pouvait établir des critères précis de l’originalité ou du caractère personnel des produits réalisés, tâche d’autant plus difficile que le Mali est un pays au patrimoine culturel et musical si riche et varié (en instruments, rythmes et airs) que la quasi-totalité des chants, des chansons et des compositions sont, en fait, des adaptations ou des interprétations. La définition, à tout le moins floue, sinon tautologique et subjective donnée par cette instance de certification, de légitimation et consécration à l’originalité de l’œuvre était la suivante : « Est appelée œuvre toute création originale qui est une manifestation de la personnalité de son auteur ». Tenant compte de ces difficultés, le BMDA, se contentait du critère juridique, matérialisé par l’acte d’inscription de l’œuvre dans ses livres, comme moyen de certification et de légitimation. Sa définition de la qualité d’auteur était tout aussi ambiguë : « L’auteur d’une œuvre est celui qui a créé l’œuvre. Sauf preuve contraire, la qualité d’auteur appartient à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée ». Par conséquent, pour celui qui possède les moyens de dissuader d’éventuels contestataires légitimes, il lui suffirait de plagier une œuvre et/ou de la déposer auprès du BUMDA pour, « sans aucune autre formalité », être reconnu comme auteur, c’est-à-dire créateur original de cette œuvre !
21g) Les radios privées commerciales qui s’inscrivaient, de façon cynique, à la fois dans la logique de la sanction- plébiscite des œuvres musicales par les auditeurs et dans celle de l’ « audimat »(mesure estimée du taux d’audience de leurs chaînes). Leurs pratiques tendaient à créer un microcosme bipolaire composé d’une part, par les animateurs présentateurs en collusion avec les musiciens ― chanteurs « professionnels » et les nouveaux venus ou postulants cyniquement résignés « à jouer le jeu », d’autre part, par le public –client des auditeurs, à séduire par tous les moyens. Dans leur optique, la question de recherche de principes et de critères de certification et de légitimation acceptés par les autres acteurs du secteur musical ne se posait aucunement
22h) Les nouveaux venus et postulants « révolutionnaires » qui, eux, déniaient aux professionnels de tout bord toute légitimité et étaient déterminés à imposer, par un effet d’investissement massif du secteur musical (grâce à la force du nombre), de nouveaux principes, critères et mode de certification, de légitimation et de consécration aux antipodes de ceux qui étaient en vigueur
23Dans le but de dépasser une telle situation chaotique, handicapante et paralysante à terme, l’équipe dirigeante de Kayira FM tenta d’enclencher une dynamique structurante de construction de normes collectives. « Tablant » sur le fait que le pays, qui a été durant des millénaires un carrefour de civilisations, un creuset et un lieu de brassages intenses, recelait un potentiel fondamental et inépuisable de synthèse et de renouvellement, elle entreprit de réunir des représentants de toutes les catégories d’acteurs intervenant dans le secteur afin qu’ils se concertassent pour parvenir à élaborer et adopter un référenciel commun.
Les démarches de consultations entreprises pour préparer la table de concertation se heurtèrent à une hostilité générale.
24En effet, les professionnels néotraditionnels refusèrent catégoriquement de dialoguer avec les nouveaux venus et postulants « révolutionnaires » qu’ils accusaient de bafouer les principes sacrés et de dégrader le patrimoine national : « Ils foulent aux pieds nos valeurs ancestrales authentiques, ce sont des destructeurs de notre patrimoine musical et de nos cultures » affirmaient-ils, tout en omettant soigneusement de reconnaître que eux aussi, par leurs pratiques « professionnelles », avaient auparavant contribué à diluer les repères symboliques « traditionnels » dans une représentation collective valorisant les élites politique, économique et culturelle antérieurement au pouvoir.
25Les professionnels « nouvelles vedettes », les nouveaux venus et postulants cyniquement résignés et les animateurs-présentateurs des médias s’arc-boutèrent derrière l’argument massue qui se fonde sur « l’incompatibilité évidente (si !) de la viabilité du métier avec toute autre « considération d’ordre éthique ou politique » :
« La valeur d’une œuvre, c’est d’abord et avant tout de marcher et donc de rapporter des revenus qui permettent à son créateur, de vivre correctement et de continuer son activité. Toute dérogation à ce principe serait funeste car, elle tuerait l’activité et le créateur avec ! Inutile de discuter avec des utopistes, des naïfs… C’est une perte temps, pire : c’est contre-productif ! »
26Les nouveaux venus et postulants « révolutionnaires » qui dénonçaient « la vénalité et l’indigence » des « professionnels » et des nouveaux venus ou postulants cyniquement résignés ainsi que des animateurs-présentateurs tout aussi cyniques, et contestaient leur légitimité (qu’ils jugeaient « indigne »), exigèrent le changement radical des procédés techniques de création et du contenu (thématique et idéologique) des œuvres :
« L’époque est révolue où, par paresse ou facilité, l’on se bornait à utiliser les instruments de musique modernes pour tout simplement renforcer les capacités des instruments traditionnels (plus grandes possibilités de modulation de la tonalité, production d’échos…) et à maintenir des airs, rythmes, compositions et arrangements anciens que nos soit disant professionnels ont eux-mêmes, à force de routine, largement et ridiculement galvaudés tout en s’aplatissant devant les puissants du jour. Maintenant, il s’agit, impérativement, de mettre tous les instruments, anciens et modernes, au service de nouvelles inventions syncrétiques en matière de sons, de rythmes, de mélodie et d’orchestration. De plus, et c’est là l’essentiel, l’artiste a le devoir de dénoncer l’incompétence, la corruption et l’égoïsme des dirigeants actuels ainsi que l’irresponsabilité de nos aînés. Enfin, il doit galvaniser les énergies de la jeunesse et de ceux qui luttent pour un changement au profit des exclus ou marginalisés de la démocratie. Sinon, la modernisation de la musique n’a aucun sens ! »
27Pour leur part, indépendamment de l’association de leurs intérêts avec ceux des musiciens-chanteurs, les auditeurs expliquaient le goût qu’ils prenaient à écouter tel ou tel genre de musique, leurs choix esthétiques et leur passion pour certaines œuvres musicales plutôt que d’autres par :
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« la situation », c’est-à-dire le moment d’écoute, leur disponibilité et surtout leur humeur au moment de l’écoute ;
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la capacité des œuvres préférées à provoquer des associations avec leur état propre (sentiments de joie, d’espoir, de mélancolie, etc…), avec leur environnement, les souvenirs qui les ont fortement marqués ou à soutenir leurs rêves ;
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la similitude de la perception que le chanteur-musicien a des êtres, animaux ou objets avec la leur
28Lorsque des discussions s’engageaient en leur sein au sujet du goût et des critères esthétiques qui sous-tendent celui-ci, l’unanimité était, en général, rapidement faite autour du caractère relatif et, finalement, arbitraire de ces déterminants de leur engouement ou de leur passion. Des expressions comme « on aime ce qu’on est et/ou ce qu’on a été », « on aime ce qu’on veut être », « moi, j’aime quand je sens les choses comme c’est dit et chanté » exprimaient, de façon simple mais exacte, ce constat collectif.
29Après moult réflexions sur les raisons et la signification de l’échec de la tentative d’instauration du dialogue et de la coopération entre acteurs du secteur, les dirigeants de Kayira FM en arrivèrent à tirer, au delà de la « mentalité audimat » et de la logique mercantile de certains auteurs, animateurs-présentateurs et alliés, de l’indigence et de la paresse intellectuelle d’autres, de la révolte et de la contestation des chanteurs-musiciens « révolutionnaires », de leur propre engagement assorti d’une « lucidité intéressée » (Bourdieu, 2001) et de l’incurie des pouvoirs publics de la république « démocratique », deux enseignements majeurs :
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à tout peser, la multiplicité et la complexité des goûts, leur caractère relatif, la forte charge subjective et donc l’arbitraire que comportent nos choix esthétiques sont liés à nos modalités et catégories de perception et d’appréciation, elles-mêmes conditionnées, d’une certaine manière, par l’éducation que nous avons reçue, partant, nos diverses origines sociales, par nos différents parcours, nos rêves et projets de vie, bref, par nos codes sociaux de référence et nos personnalités socialement et historiquement construites ;
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le processus de certification, de légitimation et de consécration d’une œuvre musicale ne saurait se réduire à une analyse technique (de toute façon, sujette à caution) visant à « établir » son originalité et son authenticité ou « aura » (Benjamin, 1971), moment privilégié et intransférable ; il a nécessairement partie liée avec les pressions externes des groupes sociaux d’appartenance ou de référence des auteurs et des censeurs comme des groupes concurrents. Ces pressions jouent, selon le rapport des forces, un rôle plus ou moins déterminant.
30Ayant perdu l’illusion qu’elle pût se fonder sur un « substratum » d’authenticité en s’appuyant sur une « répérabilité » putative de ses éléments constitutifs et qu’elle pût actualiser ceux-ci de façon pour ainsi dire, mécanique et consensuelle, convaincue, au travers de ses observations des pratiques des différents groupes d’acteurs et des discussions menées avec eux, que la teneur « auratique » de l’œuvre musicale est toujours en devenir parce que sans cesse subvertie, en quelque sorte, par de nouveaux auteurs et des forces extérieures, l’équipe dirigeante de Kayira FM adhéra à la position des chanteurs et/ou musiciens nouveaux venus et postulants « révolutionnaires ». Elle en tira la conclusion stratégique suivante : « La condition du succès est, par conséquent, la mobilisation des auteurs progressistes et leur alliance avec les forces du changement démocratique pour en assurer la défense et garantir l’autonomie du champ qui sera construit progressivement dans la lutte collective (laquelle débordera inévitablement le secteur musical) ».
Trois décisions d’action pratique en découlèrent :
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la mise en place d’un studio de production à l’usage des « artistes populaires » (pillés et/ « pigés », c’est-à-dire employés comme pigistes, exploités sans scrupule par les artistes « professionnels » et le show business) qui voulaient se libérer de la domination et de l’exploitation. L’action consistait à réaliser les maquettes pour ces artistes en vue de leur inscription au BUMDA qui, seule, leur permettait d’accéder à la qualité officielle d’auteurs ;
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l’institution de festivals annuels de musiques et danses traditionnelles. Cette action visait comme objectifs essentiels la revalorisation et la « popularisation », par une large diffusion, des instruments, musiques et danses traditionnelles, la vulgarisation simultanée des thèmes d’éducation sanitaire, civique, politique, etc... (MST/VIH, excision, scolarisation des filles, exclusion...) inscrits aux programmes de la radio et le développement du débat démocratique au sein des catégories populaires rurales pour y favoriser la formation des opinions. Ainsi, sur la période allant de 1994 à 2001, quatre festivals furent organisés et institutionnalisés. Le premier eu pour cadre la région de Koutiala située en pleine aire culturelle minianka-senoufo. Il porta le nom de « fesballa » ; (festival de balafon, sorte de xylophone africain). Le second fut implanté à Ségou, dans l’aire culturelle bamanan/somono et dénommé « fesoba » (festival de « sogolon », danse traditionnelle des somonos, « ethnie » (groupe socioprofessionnel) de pêcheurs et de bateliers sur le fleuve Niger, et de « bara », musique et danse princières du Bamanana, État bamanan de Ségou aux xviie et xviiie siècles) Le troisième festival eu pour théâtre l’aire culturelle maninka/peul du Birgo, dans la région de Kita. On l’appela « Birgo tulon » (« distraction du Birgo »). Enfin, dans la région de Bafoulabé-Mahina, située dans l’aire culturelle maninka/khassonka, fut lancé et pérennisé le festival « dansa », danse traditionnelle du milieu. En amont de ces festivals, se tenaient des réunions de mise à niveau des artistes sur les thèmes à vulgariser et, pendant leur déroulement, des conférences-débats sur les mêmes thèmes ;
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la mise en place (intégrée aux deux actions mentionnées supra) d’une table de concertation et de négociation entre acteurs (professionnels incorruptibles et diffuseurs « engagés ») pour définir les critères esthétiques de certification et d’attribution des prix. Dans cet espace étaient conviés en qualité de conseillers techniques ou même de membres potentiels des jurys à constituer des anciens artistes ou animateurs socioculturels crédibles aux yeux des participants et organisateurs (parce que jouissant d’une grande réputation d’intégrité et possédant de solides connaissances techniques ainsi qu’une longue expérience). Ces critères se déclinaient selon deux grands paramètres dont l’un (« la compréhension du thème du festival ») était défini et appliqué par les organisateurs-diffuseurs et le second (la gamme : originalité-mélodie-capacités vocales-virtuosité-orchestration-qualités chorégraphiques) par les professionnels. L’objectif caché de ce dispositif interne au studio de production et aux festivals était d’aider à l’émergence et au développement de mécanismes de censures mutuelles entre professionnels (condition technique de l’autonomie interne du champ), et d’une modalité de pression/contrôle externe, exogène (condition externe de possibilité et de dynamique du champ).
31Les initiatives et mesures pratiques ainsi prises eurent pour effets, au bout de quelques années, d’une part, une plus grande visibilité des artistes « populaires » grâce à leurs participations répétées aux festivals et leur présence régulière sur la scène médiatique (à travers les retransmissions et animations réalisées par la radio), d’autre part, l’amorce de l’effilochement progressif des légitimités traditionnelles, de leurs standards désuets et de leurs codes sociaux, culturels et politiques de référence sans cesse envahis, submergés par de nouveaux « modèles » et repères prenant de plus en plus de place, comme portés par un ras de marée.
Il était espéré qu’à terme, ces actions, associées à d’autres initiatives convergentes, aboutiraient à la constitution d’une masse critique qui permettrait de trancher la question suivante en faveur de ceux qui ont choisi l’avenir : « Entre l’ancien (le suranné) et le nouveau (le progressiste) qui l’emportera ? »
32Il est sans doute prématuré de tirer des conclusions définitives de l’expérience conduite par les initiateurs de Kayira FM, car elle est en cours et les objectifs que l’équipe s’est fixés au départ sont encore loin d’être atteints, en particulier dans le secteur musical. Toutefois, il est d’ores et déjà possible, à la lumière des observations, entretiens, discussions et analyses faits au cours de ces années d’intervention-expérimentation-construction, de proposer les constats suivants :
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la construction d’un faisceau de critères esthétiques dans le domaine musical ne saurait être définie comme la recherche d’une authenticité pure et immuable qu’on repérerait en appliquant la règle du consensus démocratique. Car dans ce secteur, se structure nécessairement un « champ » dont l’entrée est un enjeu, source de luttes et de rapports d’inégalité et de domination entre acteurs concurrents ; conflits, hiérarchies et subordination qui sont, eux-mêmes, l’expression médiate des confrontations et positions de leurs groupes sociaux de référence. Par ailleurs, l’observation et l’analyse mettent au jour, par delà les interactions et les interférences, un véritable emboîtement des différents espaces (civils, politique, publics, médiatique et communicationnel). La partition de l’emboîtement-agencement de ces espaces est justement réglée par la variation du rapport des forces entre les divers groupes sociaux en compétition. Liée aux dynamiques de ces oppositions et, dans une certaine mesure, déterminée par elles, l’esthétique est donc toujours en devenir, parce que sans cesse défaite et refaite d’une époque historique déterminée à une autre, voire d’une conjoncture historique déterminée à une autre.
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ipso facto, l’engagement est un facteur indispensable pour insuffler à l’esthétique « un nomos » extérieur qui l’aide à évoluer en lui prescrivant et en lui imposant partiellement sa destination et sa teneur. Les changements de critères esthétiques reflètent, expriment, en un certain sens, les transformations sociales.
33Partis d’un projet de construction, dans une approche réflexive, d’espaces publics (local puis national) en vue de la formation-participation des opinions et d’une défense efficace des valeurs spécifiques progressistes des cultures nationales maliennes, les initiateurs de Kayira FM ont été confrontés, en cours de route, à la particularité de la conjoncture historique du Mali des années 1990, mais surtout à la singulière complexité du terrain dans le secteur musical. Peut-être plus que les autres terrains, celui-ci est singulièrement tributaire des besoins, aspirations, histoires et rêves de vie, des passions et luttes entre groupes d’acteurs positionnés à l’intérieur et à l’extérieur pour la constitution et le contrôle d’un « champ » et sa clôture, c’est-à-dire la fermeture de son accès aux autres groupes de concurrents.
34Face aux obstacles et aux écueils, ils ne se sont pas confinés dans une « réflexivité narcissique » (Bourdieu, 2001), en d’autres termes, dans un retour complaisant sur l’expérience prise comme sa propre fin et sans rechercher à produire un effet pratique galvanisant et progressiste. Les initiateurs ont, au contraire, utilisé une réflexivité proactive (« a priori », intervenant sur le « modus operandi » et basée sur l ‘engagement).
35Les résultats provisoires de la démarche autorisent à suggérer l’hypothèse que la dialectique sujet-objet, lorsqu’elle prend des précautions épistémologiques appropriées, en l’occurrence celles préconisées par la réflexivité proactive, est féconde et productrice-génératrice de la vérité scientifique, donc objective. À condition de soumettre celle-ci au critérium de la pratique (l’action) pour la confirmer ou l’infirmer. Dans le monde social, la vérité se constitue en se construisant par la praxis qui réalise l’intégration de la vision de l’observeur-analyste et celle de l’acteur collectif. Par suite, implication-engagement et vérité-objectivité ne sont pas incompatibles : la première est, au contraire, condition de la seconde par le truchement de la censure de la praxis-moyen de validation.