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Dossier "musiques actuelles : un 'pas de côté' "

Minorités actives dans le milieu musical régional

Active Minorities in Regional Music Scenes in France
Elisabeth Cestor
p. 51-60

Résumé

Mener une carrière dans la musique et produire des disques tout en résidant en dehors de la capitale n’est plus un paradoxe. En France, cette situation est la résultante d’un long processus qui a favorisé la formation de minorités actives et, pour reprendre le concept de Nestor Garcia Canclini, d’une hybridation culturelle qu’il faut ici entendre entre savoir local et techniques modernes. Peu étudiée par les chercheurs en sociologie, la vie musicale dans les régions de France méritait une approche empirique. Il fallait rendre compte de ses spécificités, de son dynamisme, de son inventivité et de sa représentativité d’une éthique de vie, adoptée également de plus en plus dans d’autres univers professionnels. Se référer plus particulièrement au comportement des chanteurs de langue d’oc offre de nouvelles perspectives : moins productifs et diffusés que d’autres régions de France, les acteurs des pays de langue d’oc ont toujours été à la fois offensifs et créatifs. Décrypter les raisons d’un tel décalage dépasserait les limites de cette étude qui s’attache seulement à n’inventorier que quelques-unes des principales pistes de recherche.

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Texte intégral

1Paris est la plaque tournante du milieu musical. Cette ville rassemble la plupart des décideurs et des professionnels de la musique qu’un musicien doit côtoyer pour réussir sa carrière. Pourtant, nombreux sont les artistes qui ont tout d’abord été repérés dans une autre région de France. Par ailleurs, une partie d’entre eux n’abandonnera pas sa région alors que quitter sa terre d’attache pour la capitale est habituellement considéré comme une étape obligatoire pour une avancée dans une carrière de musicien. Comment se passe la vie des musiciens français résidant loin de Paris  ? Comment parviennent-ils à mener une carrière loin du centre décisionnaire de la musique  ? Comment résistent-ils dans un milieu où la sélection est rude et où les perspectives professionnelles sont de plus en plus précaires  ?

2Cette question devient plus épineuse lorsque l’on s’intéresse aux artistes qui utilisent une langue régionale. L’« exotisme » des cultures lointaines a toujours suscité plus d’enthousiasme que les particularismes des cultures autochtones. La valorisation du système français de l’intégration et du rassemblement autour de la langue française établit un terrain peu propice pour la diffusion d’une création en langue régionale.

3Parmi les différentes régions de France, la situation se complique davantage en Provence : l’image désuète dont la création en langue d’oc n’arrive pas à se détacher est également déconsidérée par les connotations politiques négatives qui y sont associées : une musique militante, liée à des partis extrémistes. Si ces représentations ont pu être ponctuellement vérifiées auprès d’un nombre limité d’individus, elles ne peuvent être justifiées pour la majeure partie de la création en langue d’oc.

4Pourtant, l’analyse du comportement des chanteurs privilégiant une langue minoritaire va au-delà de la notion de déviance : ces groupes d’individus peuvent être définis en tant que « minorité active », tel que l’entend Serge Moscovici (1979 : p. 15) :

« Pour mettre en lumière les différences qui séparent le modèle fonctionnaliste du modèle génétique, on pourrait dire que l’un envisage la réalité sociale comme donnée, l’autre comme construite  ; le premier souligne la dépendance des individus relativement au groupe et leur réaction à celui-ci, tandis que le second souligne l’interdépendance de l’individu et du groupe et l’interaction au sein du groupe  ; celui-là étudie les phénomènes du point de vue de l’équilibre, celui-ci du point de vue du conflit. Enfin, pour l’un, individus et groupes cherchent à s’adapter  ; en revanche, pour l’autre, ils tentent de croître, c’est-à-dire qu’ils cherchent et tendent à transformer leur condition et à se transformer — ainsi les minorités déviantes qui deviennent des minorités activent — ou encore à créer de nouvelles façons de penser et d’agir. »

5Les multiples contraintes rencontrées par ceux qui utilisent une langue minoritaire et/ou qui manifestent dans leur pratique professionnelle un attachement à leur environnement proche les ont obligés à être entreprenants, actifs et parfois même avant-gardistes. S’approprier les moyens techniques modernes pour les adapter à ses propres exigences est une ligne conductrice pour des acteurs lassés d’être évincés ou insatisfaits par le milieu musical professionnel. Cette rupture se traduit en particulier dans le domaine de la production phonographique avec la création, dans les années 1970, de maisons de disques indépendantes édictant des règles différentes de celles du modèle dominant. À partir des années 1990, le marché du disque accompagne la concentration des industries culturelles. La survie des labels indépendants devient inexorablement fragile. Parallèlement, l’investissement dans une autoproduction devient de plus en plus accessible et se généralise plus particulièrement auprès des musiciens réfractaires au fonctionnement imposé par les sociétés professionnelles organisées. L’autoproduction s’adapte également mieux aux « poches » de consommateurs, délaissés par les contraintes de la concentration de la diffusion. La formation de ces « minorités actives » mérite une attention particulière car elle semblerait être représentative d’un mouvement qui s’impose à un niveau planétaire : la division de l’action productive en deux systèmes, une multitude de petites structures indépendantes autogérées d’une part et une concentration de sociétés internationales de l’autre.

6Ces moyens de réaction dont s’emparent les musiciens régionaux semblent insuffisants pour les chanteurs en langue d’oc. Ils peinent en effet à faire reconnaître et diffuser leur musique, contrairement aux musiciens bretons, basques ou corses. Les représentations dévalorisantes dont souffre la création contemporaine en langue d’oc auprès du grand public ne se rencontrent pas d’une manière aussi prononcée dans d’autres régions. Deux raisons majeures doivent être avancées : l’évolution de l’usage de la langue d’oc et l’histoire de la création musicale dans cette langue. Cela fait l’objet d’une étude à paraître. Nous nous attacherons particulièrement ici à la politique choisie par ceux qui ont participé à la formation de minorités actives dans le Sud de la France. Celle-ci a en effet aussi bien été la source d’une réussite rapide et populaire que la cause d’une chute brutale et handicapante pour le chant en langue d’oc entre les années 1960 et 1980. Un bref rappel historique nous aidera à comprendre cette situation.

Le « décalage » occitan

7À la fin des années 1960, ne voulant plus « subir » leur situation, une partie des habitants des régions de France a décidé d’agir. La propagation d’un refus du système économique et de la politique édictés par le pouvoir central s’est accompagnée d’une réappropriation de la culture régionale. Dans les pays de langue d’oc, nonobstant le rôle fondamental du félibrige, la culture autochtone avait en effet été jusqu’alors délaissée au profit de la langue française et de l’« eldorado » parisien, ceux-ci assurant un avenir plus prometteur que les cultures régionales. Le chanteur Marti, originaire de Montpellier, a déclenché le mouvement. En interprétant sur scène des chansons en langue d’oc, il a redonné une place publique à cette langue réservée à des cadres plus intimistes. L’enthousiasme suscité par cette initiative a été retentissant : il a éveillé des vocations et a motivé l’engagement dans la production indépendante. Ainsi se sont créées dans le Midi plusieurs structures, les deux plus importantes étant Revolum et Ventadorn (chacune a produit plus d’une centaine d’albums). En Bretagne se créent plusieurs maisons d’édition, dont Dastum, en 1972, Diffusion Breizh, qui fusionnera avec Coop Breizh en 1977 et Keltia Musique, créé en 1978. Dastum, association de collectage auprès des tenants de la tradition bretonne, est également l’instigateur de la création officielle en 1971 du Festival interceltique de Lorient. Ces structures, créées dans les mêmes années que les labels occitans, sont trente ans après des entreprises actives et leur reconnaissance se place à l’échelle internationale alors qu’aucun des labels occitans n’existe encore.

8Les raisons d’un tel décalage mériteraient de longues explications. Rappelons simplement quelques-unes des principales raisons de cet échec « occitan », liées à la politique de gestion des labels occitans. Pour satisfaire la « cause », une communauté de biens était mise en place. Aucun des chanteurs ne recevait de bénéfices. Tout bénéfice acquis était réinvesti dans la production, sans qu’aucune politique éditoriale ne soit établie : l’usage de la langue d’oc était le seul critère. Ceux qui se faisaient appeler « les professionnels de l’amateurisme » enregistraient les « chanteurs à la guitare » en faussant les étapes d’une carrière musicale. Avoir des ambitions parisiennes était vécu comme une trahison. Le chanteur Jan-Pau Verdier en a subi les conséquences : sa signature d’un contrat auprès d’une major parisienne l’aura fait devenir un paria des occitanistes. Ces critiques l’éprouvèrent fortement. Elles ont contribué à la décision qu’il prit ultérieurement d’interrompre sa carrière musicale. Ceux qui ont choisi d’évoluer en privilégiant l’artistique au politique et qui ont résisté aux remarques désobligeantes ont pu maintenir leur vie d’artiste à travers les époques. Nadau, Jan-Mari Carlotti et son groupe Mont-Joia, Patrick Vaillant et Michel Bianco avec leur groupe Bachas en sont les meilleurs exemples. En effet, lorsque l’intérêt pour la « cause » occitane s’est amenuisé, le public est devenu plus exigeant.

9La baisse de l’intérêt pour des revendications régionales à partir des années 1980 a bouleversé l’ensemble du milieu créatif en langue d’oc. La victoire d’un parti de gauche à l’élection présidentielle de 1981 était pour les militants un aboutissement. Essoufflés par de nombreuses années d’action, confiants dans l’arrivée de ce parti au pouvoir, ils ont détourné leur attention des musiques régionales. Les chanteurs à la guitare, soutenus pour leur engagement et plus rarement pour des raisons de goût, n’ont plus pu contourner les conditions d’une professionnalisation. Ceux qui s’étaient engagés dans la musique pour répondre à une vocation ont plus facilement maintenu leur activité, et ont créé des filiations. Tatou des Massilia Sound System ou Samuel Karpiena, chanteur fondateur des groupes les Gacha Empega et Dupain, citent volontiers l’exemple que fut pour eux Jan-Mari Carlotti. Samuel et les membres de ces différents groupes reconnaissent également l’importance des Massilia Sound System, tout comme les Nux Vomica ou Xenofil. Marti a joué un rôle essentiel dans la généalogie musicale du chant en langue d’oc, tout autant que plus récemment le groupe toulousain les Fabulous Trobadors. L’ensemble de ces artistes cherche à adapter le système de fonctionnement du milieu musical à ses exigences. Deux autres démarches employées jusqu’alors n’avaient en effet jamais porté leurs fruits : soit les tentatives d’intégration dans le système, décevant et décourageant beaucoup d’artistes décalés par rapport aux exigences de ce milieu, soit les tentatives de dénégation du système en créant ses propres structures et ses propres règles de gestion.

La réponse de l’autoprodution

10À partir des années 1990, nous ne sommes plus dans le cadre de la formation d’une contre-culture telle que les années 1970 l’ont connue, mais dans une « hybridation culturelle » selon la notion empruntée à Nestor Garcia Canclini (1998). Se référant à l’ouvrage fondamental de Richard Hoggart sur les classes populaires (1957), plusieurs chercheurs issus en particulier des Cultural studies ont également décrit cette forme de réactivité des populations. L’individu ne peut plus être systématiquement considéré comme impassible et totalement manipulé par les médias. Son comportement ne dépend pas seulement des exigences de la consommation de masse. Il est également acteur, adaptant ses désirs, selon son parcours personnel, aux moyens et au savoir qui sont à sa disposition.

  • 1  Avec sept disques autoproduits, en mars 2005, la moyenne des ventes par disque était de 30 000 exe (...)

11L’autoproduction est l’exemple le plus généralisé de réappropriation des techniques modernes. La démocratisation de l’accès à la production musicale permise par les avancées technologiques (baisse du coût du matériel, facilitations d’usage de ce matériel, nouvelles possibilités de diffusion grâce à internet) donne la possibilité à l’autoproducteur de rivaliser en qualité avec des producteurs et des éditeurs professionnels. Elle encourage la professionnalisation d’artistes qui ne résident pas dans le centre névralgique de la production phonographique, c’est-à-dire dans la région parisienne. Ces nouveaux atouts transforment l’autoproduction en objet en soi, en une finalité et non plus seulement obligatoirement comme une étape intermédiaire. Son utilisation accrue par les musiciens du jazz avant-gardistes et par ceux des musiques électroniques a valorisé son statut : ce ne sont plus seulement des amateurs et des débutants sans moyens qui emploient ce système. La réussite du groupe de rock Les Ogres de Barback dont les ventes de disques impressionnent toutes les maisons de disques 1 a également redoré l’image de l’autoproduction. Produire soi-même entièrement son disque (et non plus seulement une maquette) est une pratique qui se généralise. L’autoproduction s’adapte particulièrement aux artistes professionnels qui ne veulent pas se plier aux exigences commerciales et aux impératifs esthétiques rendus obligatoires par le milieu de la production phonographique, mais qui ne veulent pas non plus être bloqués dans l’avancement de leur carrière à cause de cette inadéquation. En effet, l’objet disque n’est plus un aboutissement comme il pouvait l’être dans les années 1950. Il est un outil indispensable pour un groupe de musique. C’est une carte de visite qui rend compte d’un niveau de carrière et qui offre la possibilité de se faire connaître auprès des radios, des producteurs de spectacles et, bien entendu, du public. Le développement de l’autoproduction est également une conséquence directe de la crise du marché du disque, puisque les maisons de disques investissent de moins en moins aussi bien dans la production que dans la commercialisation de leurs artistes, alors que leur pourcentage de rétribution n’a pas diminué. En outre, l’avenir de la dématérialisation de la musique rend incertaine l’évolution du milieu musical : la seule certitude possible concerne l’avenir inaltérable des détenteurs des droits sur une bande, c’est pourquoi les musiciens ont tout intérêt à être leur propre producteur.

12En Provence, le nombre d’autoproductions de disques est d’autant plus important qu’il n’existe plus de label spécialisé sur le chant en langue d’oc — les maisons de disques plus généralistes étant très sélectives, seul un nombre limité d’artistes obtient un contrat. En outre, ainsi que l’a souligné Pierre-Michel Menger (1997 : p. 176 et 185) pour la pratique théâtrale, tout en précisant que cela pouvait également s’adapter à la pratique musicale, la polyvalence des activités est plus forte en province qu’à Paris. En effet, rappelle le sociologue, Paris concentre la plupart des intermédiaires, contrairement à la province où, pour palier le manque d’intermédiaires et de demandes, l’artiste doit diversifier ses activités. Mener une carrière artistique dans un genre musical populaire en dehors de la capitale est d’ailleurs de plus en plus fréquent, ainsi que Philippe Coulangeon a pu le constater dans son enquête sur Les musiciens interprètes en France, entre les années 1980 et 1990 (2004 : 104-107).

Les nouveaux cercles de reconnaissance

13Les artistes professionnels utilisant la langue d’oc dans leurs compositions étaient plus d’une cinquantaine pour la seule région Provence Alpes Côte d’Azur à la fin du xxe siècle. Bien qu’ils évoluent dans divers genres musicaux et qu’ils aient des itinéraires différents, tous entretiennent un rapport avec la mémoire et la langue d’oc. Leur hétérogénéité musicale n’est pas évoquée dans les représentations collectives. Elle reste également peu perçue dans le milieu professionnel non spécialisé. En effet, ces artistes forment, selon des critères excluant le genre musical, un groupe. Les valeurs auxquelles ils se réfèrent leur sont également communes : nous avons vu que les différentes formes de liens qu’ils entretiennent avec leur environnement proche sont pour eux prépondérants et qu’ils les privilégient par rapport à la recherche d’une réussite à Paris, en refusant de s’y installer, par exemple, malgré une notoriété grandissante. Les groupes Zebda, les Ogres de Barback, les Fabulous Trobadors ou les Massilia Sound System en témoignent. Le compositeur Déodat de Séverac (1872-1921) est l’un des initiateurs de cette prise de position. Il fut l’un des premiers compositeurs à valoriser, par son approche savante, la connaissance des musiques et danses populaires de tradition orale et rurale. Grâce à une écriture prolixe, il n’a eu de cesse de redonner aux régions de France, et en particulier au Sud de la France, une attention jusqu’alors négligée. Son engagement artistique se traduisait également dans son mode de vie. En effet, après ses débuts dans la capitale, il choisit le Midi comme terre de résidence, malgré son succès. Il œuvrait ainsi à l’imitation d’artistes qu’il admirait, comme Frédéric Mistral, Paul Cézanne ou Francis Jammes, dont la défiance face aux cercles de la culture parisienne avait justifié le refus de « monter à Paris », contrairement à toute attente. À leur suite, Déodat de Séverac remettait en question le centralisme français, qui touchait bien évidemment le domaine musical, mais aussi la littérature et le commerce de la librairie. Il a été en ce sens l’un des premiers à poser les jalons d’un mouvement occitaniste.

14Les multiples interactions qu’entretiennent entre eux les artistes d’une musique « particulariste » (c’est-à-dire ceux qui sont « partisans du particularisme » local) existent également avec les acteurs du milieu musical de la région ainsi qu’avec des artistes issus d’autres disciplines. Ces actions et échanges ont un caractère novateur. Ils créent une dynamique. Les principes de la solidarité, de l’entraide et de l’échange connus dans les diasporas, se rencontrent auprès de cette population qui est moins exilée géographiquement que culturellement. La cohésion qui peut exister entre ces artistes n’est pas toujours d’ordre esthétique, elle se forme principalement grâce au partage de valeurs communes. La nature de leurs échanges s’exprime de différentes manières. Les exemples ne manquent pas : celui tout d’abord de l’écrivain marseillais Jean-Claude Izzo, qui a glissé dans ses romans noirs de multiples références aux groupes marseillais IAM et Massilia Sound System. Philippe Carrese, auteur marseillais également, puise dans le vocabulaire dérivé de la langue d’oc et spécifique à sa ville des expressions reprises par les chanteurs en langue d’oc (engatse, cagole, boucan…). Chacun de ses romans commence par un petit lexique. Outre la citation, l’échange entre musiciens existe lors des concerts. Le groupe toulousain Zebda a fait la première partie de concerts des Fabulous Trobadors avant d’obtenir un succès national. Les échanges entre ces artistes se sont par la suite maintenus bien que la dynamique de leur notoriété se soit inversée. Ces rencontres sur scène se font plus particulièrement entre les membres d’un réseau informel réunissant des artistes d’un extrême à l’autre des pays de langue d’oc, la Linha Imaginot, ou par l’intermédiaire du centre de recherche et de production musicale La Talvera.

15La notion d’artiste de proximité semble devenir qualifiante pour désigner des groupes d’artistes qui revendiquent leur attachement régional. Cette attitude se décompose en différentes actions, des plus symboliques (valorisation de référents locaux : expressions, accent, lieux, événements) aux plus profondes (reprise du répertoire local issu de collectages et de manuscrits anciens, collaboration avec des poètes contemporains, usage exclusif de la langue d’oc). La valorisation de la culture régionale et de la vie locale unit ces artistes appartenant à des genres musicaux différents. Elle offre un terrain d’entente pour des échanges. Les groupes de musique les plus connus (Massilia Sound System, Zebda, les Fabulous Trobadors, I Muvrini) agissent plutôt dans le domaine du symbolique. Leur action est essentielle pour valoriser celle de groupes moins célèbres mais plus proches de la culture régionale (Jan-Mari Carlotti, Dupain, Lo Cor de la Plana), avec qui ils nouent des liens divers et réguliers. Cette valorisation est réciproque. Les musiciens plus engagés dans la vitalisation du patrimoine local crédibilisent la démarche des groupes qui agissent à un niveau plus symbolique. Leur collaboration dénie l’impression qui pourrait leur être attribuée d’un investissement superficiel.

16Terminons en insistant sur une dimension fondamentale qui caractérise les acteurs d’une musique particulariste représentatifs d’une minorité active : leur rapport avec des cultures différentes. Ce rapport ne se construit pas dans la différence mais plutôt dans la reproduction et la réappropriation. La musique brésilienne, jamaïcaine, iranienne, méditerranéenne ne cesse de servir d’univers de référence et d’échangeur pour les chanteurs d’expression occitane.

17En conclusion, nous constatons que la hiérarchie des légitimités culturelles a beaucoup évolué au cours de la deuxième moitié du xxe siècle. Avoir un ancrage régional, être un autoproducteur ou encore valoriser des cultures minoritaires ne sont plus les signes d’un travail esthétiquement et professionnellement dévalorisé. Négligées par les sciences sociales, les minorités actives du milieu musical régional semblent pourtant participer pleinement à l’évolution comportementale des Français. Habiter en province, quelle que soit son parcours professionnel, user des nouvelles technologies pour faciliter cette prise de décision, valoriser un style et une éthique de vie ancrés dans la vie locale… tous ces comportements semblent participer de la même dynamique d’indépendance conquise ou retrouvée. C’est un large terrain qui s’offre à la recherche et qui ne devra pas négliger les interactions entre toutes ses déclinaisons possibles, du milieu artistique aux créations d’entreprise en passant par les universités.

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Bibliographie

Canclini N.D. (1998), Culture ibride : strategie per entrare e uscire dalla modernità, Milan, Guerini studio, 294 p., (trad. de : Culturas híbridas : estrategias para entra y salir de la modernidad).

Coulangeaon P. (2004), Les musiciens interprètes en France : portrait d’une profession, Paris, La Documentation française, coll. « Questions de culture , 350 p.

Hoggart R. (1970), La culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 423 p. (trad. de : The uses of literacy [1957]).

Menger P.M. (1997), La profession de comédien. Formations, activités de carrières dans la démultiplication de soi, Paris, Département des études et prospectives, 456 p.

Moscovici S. (1979), Psychologie des minorités actives, Paris, PUF, 275 p. (trad. de : Social influence and social change [1976]).

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Notes

1  Avec sept disques autoproduits, en mars 2005, la moyenne des ventes par disque était de 30 000 exemplaires :
http://www.moveandbe.com/article_les-ogres-de-barback_1.htm.

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Pour citer cet article

Référence papier

Elisabeth Cestor, « Minorités actives dans le milieu musical régional »Volume !, 4 : 2 | 2005, 51-60.

Référence électronique

Elisabeth Cestor, « Minorités actives dans le milieu musical régional »Volume ! [En ligne], 4 : 2 | 2005, mis en ligne le 15 février 2008, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/1348 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/volume.1348

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Auteur

Elisabeth Cestor

Elisabeth Cestor, docteur en sociologie, EHESS (SHADYC)
ecestor@yahoo.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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