Nous souhaitons remercier Bruno Coulombe et Nicolas Calvé pour leurs traductions. David Brackett souhaite remercier Vanessa Blais-Tremblay pour la traduction de l’introduction de Categorizing Sound, ainsi que pour la traduction de cette introduction. Il est très honoré qu’elle ait eu l’idée de ce numéro spécial. Merci également à Will Straw et Line Grenier pour avoir facilité les premières étapes du projet. Le financement des traductions des articles de Haddon, Risk et Smialek a été rendu possible par le Programme des chaires de recherche du Canada du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).
1L’idée de ce numéro de Volume ! La revue des musiques populaires est née de conversations entre Vanessa Blais-Tremblay et moi-même sur les trajectoires souvent isolées sur le plan épistémique dans lesquelles s’inscrivent l’étude des musiques populaires dans les mondes de la recherche anglophone et francophone, et de notre volonté partagée de contribuer à élargir et à enrichir le dialogue autour de nouvelles approches à l’étude du genre musical. Nous croyons que l’étude des musiques populaires à l’aune des genres musicaux constitue une approche particulièrement révélatrice de l’interconnexion – voire de l’indivisibilité – entre ce qui relève du sonore et ce qui relève du social. Notre intérêt scientifique pour les catégories de genre musical est toutefois loin de faire consensus. Dans les milieux de la musicologie anglophone et de l’étude des musiques populaires, le développement d’assises théoriques et de méthodologies rigoureuses pour appréhender le genre musical comme cadre d’analyse a été au mieux cahoteux, bien que les dernières années soient plus prometteuses avec la parution récente ou à venir de travaux appliquant aux études sur la musique des approches théoriques provenant à la fois de l’intérieur et de l’extérieur de la discipline (Kronengold, 2022 ; Gelbart, 2022 ; Born & Brackett, à paraître). Notre objectif avec ce numéro thématique est de s’inscrire dans cette tendance tout en ouvrant la porte encore plus grande aux chercheur·ses et étudiant·es de la francophonie mondiale qui partagent notre intérêt, et nos préoccupations face aux discours annonciateurs de « la fin des genres musicaux » (Battan, 2019 ; Evershed, 2019 ; Petrusich, 2021).
2Le développement de l’intérêt scientifique pour le genre musical provient selon nous en grande partie de sa portée heuristique pour l’étude des musiques populaires. En effet, une connaissance plus approfondie de ce en quoi consistent les genres musicaux peut par exemple aider à expliquer, tant dans la recherche que dans l’enseignement de la musique, pourquoi certains publics, codes vestimentaires, esthétiques, particularités sonores (le point de départ habituel des échanges sur les différences entre les genres musicaux) et autres peuvent relever de différents et parfois de multiples genres musicaux à la fois. Elle peut également contribuer à éclaircir pourquoi les genres musicaux ne circulent pas tous de la même manière à travers les médias, n’entretiennent pas les mêmes liens avec le pouvoir institutionnel, et peuvent connoter des catégories démographiques et des postures politiques distinctes. La mise en relief de ces différences sur le plan social, culturel et musical permet enfin d’enrichir singulièrement notre compréhension des controverses qui ont marqué l’histoire des musiques populaires – controverses qui ont été particulièrement houleuses durant la période d’émergence de nouveaux genres musicaux, notamment (aux États-Unis) le jazz, le swing, le rock and roll, le rock, le disco, le rap/hip-hop et le heavy metal (pour n’en citer que quelques-uns). Puisque les analyses qui se focalisent au niveau du genre musical (plutôt que, par exemple, sur une seule chanson ou un groupe ; ou alors, sur la réception dans son sens le plus large) arrivent particulièrement bien à mettre en relief les propriétés connotatives de la musique, un cadre théorique qui incorpore les genres musicaux sert particulièrement bien l’étude de la création de sens (ou sémiologie) dans une dimension socioculturelle.
3Ce sont ces avantages de l’utilisation du genre musical comme cadre d’analyse qui m’ont poussé à m’y pencher en premier lieu. Mon parcours a débuté par une formation académique plutôt traditionnelle en musique. Lorsque mon premier livre Interpreting Popular Music est paru en 1995, j’utilisais alors des chansons individuelles – un point de départ conventionnel en analyse musicale – pour examiner les facteurs socioculturels qui jouaient un rôle sur le plan de la portée sémantique d’une chanson. Dans un chapitre comparant deux versions de la chanson pop des années 1940 « I’ll Be Seeing You », l’une de Billie Holiday et l’autre de Bing Crosby, j’avais toutefois commencé à examiner l’impact sur cette portée sémantique du « champ » plus large de la musique populaire dans lequel chacun de ces enregistrements sonores s’inscrivait. Ce champ était divisé en genres musicaux qui correspondaient à des publics identifiables et distincts, même si ceux-ci se chevauchaient ou se recoupaient souvent. Il m’est alors apparu que les genres musicaux auxquels ces chansons individuelles étaient associées (jazz, pop mainstream) avaient autant, voire plus d’impact sur leurs publics, sur leurs contextes d’écoute, et sur ce que chacune de ces chansons pouvait signifier pour ses publics, que leurs détails stylistiques propres. Ma formation musicale institutionnelle m’avait amené à me concentrer sur l’œuvre individuelle/le texte/le morceau/la chanson/l’enregistrement sonore, mais après avoir terminé ce chapitre (l’un des derniers à avoir été achevé), il devenait de plus en plus évident qu’il serait plus productif dès lors de penser la signification musicale en termes de relations entre grands groupes de textes plutôt qu’en termes d’œuvres individuelles.
- 1 La traduction littérale serait « Sur le fait d’être sans goût ».
4J’ai été inspiré dans cette réflexion par des théories issues des travaux de plusieurs chercheurs représentant de multiples disciplines, notamment l’approche linguistique de Ferdinand de Saussure (1916), le concept de « champ » de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1979, 1993) et la notion d’« horizon d’attente » développée par Hans Robert Jauss (Jauss, 1982). Ces théories soulignent l’importance de comprendre la langue et les catégories sociales comme étant relationnelles : plutôt que d’affirmer que le sens est immanent à un objet, à un texte ou à un groupe de textes (comme un genre musical), ces éléments n’acquièrent de sens qu’en relation avec d’autres phénomènes. Une source plus obscure a également joué un rôle important dans le développement de ma réflexion : un article du compositeur et chercheur William Brooks publié dans la revue Popular Music en 1982 et intitulé « On Being Tasteless1 ». Brooks, influencé par certaines théories de John Cage, plaidait pour une étude de la musique qui ne soit pas guidée par le « [bon] goût ». Au contraire, toute musique doit être comprise dans son rapport à d’autres morceaux ou types de musique. Selon Brooks, le peu d’attention accordée à la musique populaire dans les départements et facultés de musique au début des années 1980 était dû à la calcification de la notion de goût, et non à un manque inhérent de qualité dans la musique elle-même.
5Quoi qu’il en soit, l’autocritique de mes recherches antérieures et ce qui m’a semblé être une découverte fortuite d’un éventail de théories différentes m’ont incité à essayer de mieux mettre en relief la centralité du genre musical et de développer une approche plus explicitement théorique que celle que j’avais employée auparavant. Outre l’idée que les genres musicaux sont relationnels, j’ai rapidement réalisé l’importance de me pencher sur la manière dont les genres musicaux se forment en premier lieu. L’importance de cette « période d’émergence » est devenue évidente en raison de ce que je percevais comme une lacune dans la plupart des travaux antérieurs sur les genres (et pas seulement en musique, mais dans d’autres disciplines artistiques également). Sur le plan méthodologique, ceux-ci avaient tendance à partir d’un corpus d’œuvres déjà formé, puis à dériver des conventions génériques à partir de ce même corpus. Les études sur les conventions de genre m’apparaissaient ainsi tautologiques dans la mesure où les conventions étaient présentées comme ayant été extraites d’un corpus associé à un genre que l’on supposait déjà connu, mais qu’en même temps, les conventions desdits genres constituaient une partie des connaissances qui avaient elles-mêmes servi à la création du canon de ce genre en premier lieu.
6En m’inspirant des travaux de Michel Foucault (1966, 1969, 1971), de ce que l’on appelle parfois le « nouvel historicisme » (Greenblatt, 1988 ; Veeser, 1989 ; Gallagher & Greenblatt, 2000), des réflexions de Mikhaïl Bakhtine sur l’écriture historique (Bakhtine, 1984 ; Morson & Emerson, 1990) et de l’incitation du chercheur en études cinématographiques Rick Altman à se pencher sur l’histoire des créateur·rices artistiques plutôt que sur celle des critiques d’art (Altman, 1999 : 30-48), j’ai développé une approche à l’analyse des genres musicaux que l’on pourrait qualifier d’« historiciste ». Une telle approche, que l’on pourrait opposer à une approche « présentiste » ou rétroactive à l’écriture de l’histoire, se concentre sur la période d’émergence d’un genre musical au cours de laquelle règne souvent une certaine confusion quant au nom à donner à un regroupement de musiques, ainsi qu’aux textes/artistes à inclure dans cet ensemble. Ces études, qui tendent à se concentrer sur une période de temps relativement restreinte, révèlent les « intérêts » de différent·es acteur·rices et les forces qui agissent sur les premières étapes de la définition d’un genre musical ; ces acteur·rices et forces peuvent inclure des artistes créateur·rices, une variété d’intermédiaires (critiques, agent·es de l’industrie musicale) et de publics, ainsi que des institutions et des structures juridiques et politiques. Quand à la notion d’« intérêts », elle fait référence au champ du pouvoir et permet de mettre en lumière les luttes pour le sens et la catégorisation qui dominent les récits d’émergence d’un genre (Foucault, 1971). Ce moment d’émergence est également le locus de nombreuses luttes sur la façon dont un groupe de textes doit être nommé, et sur les publics auxquels il s’adresse.
7Le rapport entre les genres musicaux et leurs publics mérite que l’on s’y attarde ici davantage. Les questions entourant « qui fait quelle sorte de musique » et « qui écoute quoi », incluant les identités de groupe qui sont connotées par un genre musical, apparaissent souvent dans la littérature sur la musique (et ce, tant dans les musiques populaires que dans les musiques de concert), mais la nature des liens qui les unissent est souvent supposée plutôt qu’analysée. Les approches les plus courantes pour traiter des relations entre les genres musicaux et leurs publics consistent à supposer une correspondance directe et biunivoque entre les connotations sociales d’un genre musical et l’identité de son public (et souvent celle des artistes aussi), ou alors, lorsque des contradictions apparaissent, à supposer qu’il n’existe aucune correspondance entre les deux. J’ai été ici influencé par les travaux sociologiques et anthropologiques de chercheur·ses tel·les que Georgina Born (2000, 2011) et Simon Frith (1996 : 75-95), qui ont développé des modèles de relations genre-public qui reposent sur un spectre de possibilités plutôt que sur une correspondance, ou une déconnexion, totales entre les deux.
8La traduction par Vanessa Blais-Tremblay d’une version adaptée et remise à jour de l’introduction de mon livre Categorizing Sound (2016), qui introduit ce numéro de Volume ! La revue des musiques populaires, présente un cadre pour aborder les enjeux de relationalité, d’émergence, de transformation et d’effacement des genres musicaux (et donc, de leur histoire et de leur déploiement dans le temps) ; la relation entre les genres musicaux et les catégories démographiques ; ainsi que les questions liées à la notion de responsabilité auctoriale (qui est l’auteur·rice d’un genre musical ?) et aux contextes institutionnels et discursifs au sein desquels les genres musicaux prennent forme, se déploient et se stabilisent. L’objectif ici est double : nous souhaitons faire la démonstration que la théorie des genres musicaux peut encadrer le travail empirique, mais aussi que la recherche empirique peut affiner et faire avancer les considérations théoriques.
9Malgré les nombreux avantages que présente une analyse qui se focalise à ce niveau, le concept de genre musical a souvent été discrédité, et sur plusieurs plans. L’une des critiques les plus couramment rencontrées à cet effet est que le genre musical évoque l’idée d’un ensemble de règles, ce qui tend à conduire à l’idée que se référer au concept de genre met en quelque sorte l’accent sur les contraintes qui pèsent sur la créativité des artistes, ou encore qu’on ne peut l’appliquer qu’aux types d’art qui sont conformistes. Dans cette critique, les artistes apparaissent ainsi sui generis comme des figures se devant de surmonter des contraintes. Selon ce point de vue, le genre musical ne serait donc pertinent comme cadre d’analyse que pour les artistes les plus conservateur·rices, ou pour se pencher sur ceux et celles qui répriment leurs instincts créatifs afin de s’inscrire en continuité avec les industries culturelles et rechercher un succès de masse.
10Quoiqu’il en soit, les études récentes sur le genre musical mettent plutôt l’accent sur les fonctions que les genres musicaux remplissent socialement, soit par une étude historique approfondie de l’utilisation linguistique des catégories de genre, soit par une étude ethnographique attentive à la manière dont les gens les utilisent au quotidien. L’accent n’est pas mis ici sur les textes qui appartiennent ou n’appartiennent pas à un genre musical, ni sur les règles qui permettent de déterminer cette appartenance, ni sur la valeur des textes qui peuvent être admis ou rejetés d’un corpus générique, ni même sur la possibilité pour un·e artiste ou un texte de transcender les limites des genres musicaux. Le genre musical est accepté comme un fait social plutôt que comme un jugement de valeur. En d’autres termes, l’idée ici est de s’attarder sur le rôle des genres musicaux dans le monde social, soit à la manière dont les gens utilisent les étiquettes de genre pour donner un sens à la musique ou pour faire de la musique un élément central de leur identité ; d’analyser l’impact de la participation d’un texte à un genre musical sur sa circulation et sur la capacité des artistes d’obtenir un soutien institutionnel pour la musique qu’ils et elles produisent, etc.
11Dans ce numéro, on trouvera des exemples de cette nouvelle approche de l’étude et de l’analyse des genres musicaux dans des recherches tant théoriques qu’empiriques. Dans son article « Juin 1982 – Quand le disco devient dance », Mimi Haddon met en place un cadre temporel particulièrement restreint pour son analyse, ce qui lui permet de mettre en lumière l’aspect relationnel des genres musicaux, soit la façon dont ils dépendent les uns des autres pour leur définition. Haddon montre que des pièces musicales pouvaient relever de plusieurs genres musicaux à la fois, mettant ainsi en relief la perméabilité des frontières entre les genres musicaux et leur instabilité durant leur période d’émergence. Alors qu’elle trace la transition de la catégorie « disco » à la catégorie « dance » dans divers secteurs de l’industrie musicale américaine, son article met brillamment en lumière les luttes autour des catégories de genres (en particulier l’impact des différents contextes sur la dénomination d’un type de musique et sur la manière dont les textes musicaux sont groupés) et des connotations sociales qui y sont attachées, ce qui en fait une démonstration particulièrement saisissante de « l’échec de coordination » au cours des périodes d’émergence des genres musicaux. Ce faisant, Haddon révèle des liens jusqu’alors inédits entre le disco dans sa phase de déclin et le rap en pleine ascension, ainsi qu’entre la musique dance du début des années 1980 et celle des girl groups des années 1960.
12Laura Risk s’interroge quant à elle sur la manière dont l’idée de tradition a été créée dans les veillées du bon vieux temps au cours des premières décennies du xxe siècle au Québec par le biais de la citationalité (c’est-à-dire la manière dont les traces de genres musicaux antérieurs agissent à titre de référents dans des genres musicaux émergents). En présentant les veillées comme issues d’une variété de « mises en scène » « tradinationalistes » (bientôt rebaptisées « folklore »), Risk ne cherche pas à décortiquer les origines du répertoire lui-même, mais plutôt l’imaginaire autour duquel ce genre musical de la « musique traditionnelle québécoise » s’est construit. Risk soutient que le concept de citationalité nous aide à comprendre la tradition en tant que processus, tout en reconnaissant l’importance de l’idée et des mythes des origines dans toute invocation de la notion de tradition. Dans ce cadre, les récits d’origine ne sont pas considérés comme constituant l’origine d’une tradition au sens littéral, mais nous permettent plutôt de comprendre comment l’idée d’une origine est créée et reproduite à travers le temps.
13Comme Risk, Eric Smialek se penche sur les processus de mise-en-récit d’un genre musical, en se focalisant de son côté sur cinq représentations graphiques de taxonomies du metal, sur la manière dont elles prétendent faire la généalogie de ce genre, et sur les enjeux qui sont liés à de telles narrativités. Une partie de l’argument de Smialek est que l’utilisation de telles représentations graphiques est liée à un désir de la part de la personne qui en est l’instigatrice d’accroître son propre prestige culturel. Plus largement, son analyse révèle que si certaines de ces taxonomies produisent un récit qui s’appuie sur une vision du metal où des frontières claires délimitent les différents sous-genres qui sont pour la plupart définis exclusivement sur la base de leurs caractéristiques stylistiques, elles encodent également les valeurs musicales et sociales de différents sous-genres metal, comme par exemple leur « degré d’extrémité ». Finalement, Smialek montre que ces généalogies réifiées entravent la compréhension des processus récursifs (c’est-à-dire la présence d’influences mutuelles qui se répètent au fil du temps entre sous-genres plus anciens et plus récents) ainsi que du travail discursif nécessaire au maintien de la séparation entre les différents sous-genres metal, et entre le metal, ses genres satellites et ceux qui y sont étrangers.
14Iulia Dima et Baptiste Pilo adoptent une approche quelque peu différente dans leur étude du genre dungeon synth. Ils soutiennent que le dungeon synth – parce que c’est un genre musical produit principalement par des artistes indépendant·es et qui circule essentiellement sur des plateformes numériques – engage ses fans d’une manière qui n’est pas compatible avec les approches antérieures à l’étude des genres musicaux. En utilisant la chaîne YouTube « The Dungeon Synth Archive » comme source principale, Dima et Pilo étudient l’émergence du dungeon synth et analysent les éléments thématiques, visuels et musicaux qui en constituent l’« imaginaire fictionnel ». En intégrant l’analyse des données apposées aux fichiers (ou « tags ») sur les plateformes d’écoute en ligne, il et elle offrent une étude de cas détaillée de la notion de « critic-fan genres » (ou « fan-expert ») explorée dans Categorizing Sound en sélectionnant un terrain qui n’y est toutefois pas analysé en détail (bien que la recherche d’informations musicales et la pratique de « tagging » en lien avec le genre musical soient abordés dans la conclusion du livre, p. 324-433). Ils utilisent une méthode cartographique pour représenter les éléments du dungeon synth, ouvrant ainsi un dialogue avec l’article de Smialek, tout en rappelant que les potentiels de l’arborescence d’un genre musical peuvent être mobilisés à de multiples fins. Plutôt que de réifier l’histoire d’un genre musical, la cartographie de la diversité des approches comme les désaccords occasionnels qui surgissent, permet de représenter les différentes modalités qui peuvent être utilisées pour comprendre la portée sémantique du dungeon synth au-delà de ses paramètres sonores. Leur analyse révèle alors les relations de citation avec les antécédents du genre ainsi que la manière dont il se définit dans une relation synchronique avec ses genres voisins.
15En associant une partie du cadre théorique développé dans Categorizing Sound aux travaux récents de Karim Hammou, Claire Lesacher analyse la circulation de la catégorie « musique urbaine » en France à la fin des années 2010. Elle se concentre sur les usages discursifs de cette catégorie et sur ses différents niveaux de signification et d’importance auprès de différents groupes d’utilisateur·rices. L’étude de Lesacher s’appuie sur les déclarations (et les réponses aux questionnaires) de différents groupes d’agent·es et d’intermédiaires, et elle tire des conclusions frappantes sur les différentes significations et niveaux de signification de cette catégorie en fonction du type de répondant·e (fans, travailleur·ses de l’industrie musicale, etc.). Si cette catégorie de genre ne semble pas particulièrement pertinente ni pour les artistes ni pour les publics, elle reste très utilisée et significative pour ceux et celles que Lesacher appelle « intermédiaires culturels ». Illustrant parfaitement l’impact des différents contextes sur l’utilisation des catégories de genre (ainsi que « l’échec de coordination » aux moments d’émergence des genres musicaux), son étude démontre que la notion de « musique urbaine » est traversée de connotations raciales et de classe et ce même alors que de nombreuses personnes interrogées par Lesacher nient l’utilité même de cette catégorie musicale.
16La relation entre la vague de groupes indie apparue à Montréal dans les années 2000 et le rock progressif (d’influence britannique) qui y était populaire à la fin des années 1960 et 1970 est au cœur de l’étude de Bruno Coulombe sur le « son de Montréal » du début des années 2000. Coulombe propose d’étudier les liens entre ces genres très éloignés tant dans l’histoire que l’affect par le biais de la généalogie – c’est-à-dire les conditions qui rendent possible l’émergence d’un genre – et de la citationalité – où des traces d’autres genres s’assemblent pour former de nouveaux genres. Il ajoute aux cadres présents dans Categorizing Sound l’idée de memoryscape (ou « paysage mémoriel ») tirée des travaux d’Andy Bennett et Ian Rogers sur la mémoire culturelle, qui renvoie à la manière dont « non seulement le présent mais aussi le passé peuvent être utilisés par les individus pour exprimer leur sentiment d’appartenance tel qu’il est compris à travers l’engagement émotionnel avec la musique ». L’importance du memoryscape apparait de façon particulièrement marquée pour Coulombe au moment de l’émergence et de la stabilisation temporaire du « son de Montréal », qui à première vue semble dominé par l’hétérogénéité stylistique. Coulombe constate ainsi que différents sons peuvent, de façon quelque peu paradoxale, n’en devenir « qu’un » – le son de Montréal – grâce à des attitudes communes à l’égard d’idées et de concepts associés à la contre-culture et à des pratiques artistiques de la culture légitime.
17Pris dans leur ensemble, ces articles démontrent diverses formes que peuvent prendre l’application de la théorie des genres musicaux dans la recherche sur la musique populaire. La richesse des analyses, la diversité des approches comme les désaccords occasionnels qui surgissent sur la meilleure façon d’utiliser le concept de genre musical témoignent de la grande vitalité contemporaine de cette branche de la recherche sur la musique. En effet, les divergences que l’on peut observer entre les différent·es contributeurs·rices au présent numéro montrent clairement que certaines questions restent litigieuses et qu’elles sont susceptibles de le rester aussi longtemps que les définitions du genre musical diffèrent. Néanmoins, nous souhaitons que ce numéro thématique établisse des perspectives analytiques et théoriques stimulantes, qui conduiront à de nouvelles manières de comprendre et d’utiliser le terme « genre musical » qui sauront mettre en lumière leurs utilités et leurs limites respectives. Nous estimons qu’il s’agit d’une étape importante dans la diffusion d’une méthode polyvalente d’étude des musiques populaires avec laquelle de nombreux·ses chercheur·ses sont encore peu familier·ères. En tant que tel, ce numéro thématique peut être considéré comme un premier pas vers le développement d’un dialogue international, et multilingue, sur cette nouvelle approche à l’étude du genre musical.