Barbara Lebrun, Dalida, mythe et mémoire
Barbara Lebrun, Dalida, mythe et mémoire, Le mot et le reste, 2020
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Géographique :
FranceGenre musical :
chanson française / French chansonArtiste :
DalidaTexte intégral
1Dalida, une des chanteuses les plus célèbres de la seconde moitié du xxe siècle en France, au succès commercial incontestable, adorée par des milliers, voire des millions de fans, vénérée comme icône gay, mais aussi méprisée par une partie de l’intelligentsia, n’avait pourtant pas fait l’objet d’étude critique jusqu’à présent. L’ouvrage que lui consacre Barbara Lebrun, professeure d’études culturelles françaises à l’Université de Manchester, vient combler cette lacune inexcusable. Dalida, mythe et mémoire est un texte remarquable à plusieurs égards. Premièrement, parce qu’il est le premier à s’intéresser à cette figure emblématique, et controversée, de la chanson française. Deuxièmement, parce qu’au fil de l’analyse de la carrière et de la figure de Dalida, Lebrun offre une histoire des musiques populaires en France à l’aune des rapports entre musique et idéologie – politique, esthétique –, musique et identité nationale – exotisme, nationalisme, orientalisme –, et musique et identité sexuelle. Troisièmement, tout en étant rigoureux, objectif et bien documenté, il s’agit d’un texte qui se lit avec plaisir, par la clarté de son écriture, la finesse de ses analyses et le refus de l’hermétisme académique. Enfin, l’ouvrage de Barbara Lebrun vient renforcer l’intérêt critique pour les femmes artistes, trop souvent ignorées ou jugées selon des critères largement patriarcaux. En effet, l’autrice adopte ici une démarche qui, tout en n’étant pas explicitement féministe, assume un des principes du féminisme, à savoir, la prise en compte des femmes dans le « canon » musical, et in fine, la déconstruction et la déstabilisation dudit canon. À cet égard, l’ouvrage analyse de façon pertinente l’interaction entre, d’une part, les préjugés sexistes et, d’autre part, les préjugés de l’élitisme culturel méprisant les goûts dits « vulgaires », « ringards » ou tout simplement « populaires », et faisant de Dalida une figure doublement stigmatisée.
2Avec une démarche clairement située dans le sillage des Cultural Studies, l’ambition explicite de Lebrun consiste à retracer une histoire culturelle de Dalida, en se penchant sur « les raisons historiques et culturelles » de sa carrière, sur ses « choix esthétiques », en la traitant en tant que « mythe », soit « comme une personne abstraite et une chanteuse professionnelle sur laquelle sont projetés des valeurs et des symboles, des préférences et des rejets, tels l’exotisme, la tragédie, la nostalgie, la féminité, la ringardise » (p. 10). La réflexion s’ouvre précisément par l’interrogation de la polysémie culturelle et esthétique de Dalida, de son ambigüité. Le premier chapitre présente ainsi les jalons qui ont construit Dalida en tant que mythe culturel, artiste « de masse » et star de la variété, autant de catégories qui s’opposeraient à la création avant-gardiste, la culture cultivée et la « bonne » chanson française. Dans l’objectif de rendre compte de la complexité des enjeux et des significations souvent contradictoires du personnage Dalida, face au discours barthesien sur les mythes culturels capitalistes, Lebrun cherche alors à « déconstruire les cinq mythes les plus connus de Dalida », à savoir, Dalida comme « chanteuse méditerranéenne, chanteuse démodée, chanteuse tragique, chanteuse orientale » et « disco queen » (p. 24). Ces cinq constructions, correspondant aux principales étapes de la carrière de la chanteuse, seront tour à tour examinées dans le livre.
3« Mademoiselle Bambino » s’intéresse aux débuts de Dalida dans la chanson : sa découverte par Eddie Barclay, sa « fabrication » comme chanteuse exotique, sex-symbol séduisante et docile à la fois, au charme indéniablement « étranger », vaguement méditerranéen, mais à dominante italienne. Le cas Dalida se situe ainsi dans le contexte du goût français pour l’exotisme culturel et notamment musical, dans un processus qui révèle à la fois le réductionnisme et l’homogénéisation de l’Autre par la mentalité coloniale mais aussi une curiosité et un intérêt indéniables pour la différence, une tendance à la « variété », conçue comme hybridation culturelle et esthétique.
4Le chapitre « Un rock bon genre » retrace l’évolution de Dalida dans les années 1960, lorsque l’engouement pour la chanson méditerranéenne faiblit à la faveur du rock et du yéyé, et aussi du prestige croissant des auteurs-compositeurs-interprètes (ACI). Dalida, plus âgée que les stars adolescentes, modernise son répertoire, accélère ses rythmes et, en général, s’adapte aux nouveautés, ce qui lui permet de rester « populaire » en termes de succès commercial et de visibilité médiatique. Par ailleurs, face aux critiques qui ne voient en elle qu’une interprète dont les textes n’auraient aucune prétention artistique, elle essaie de se légitimer en faisant appel à de nouveaux collaborateurs plus « intellectuels ».
5C’est en 1967, après le suicide de Luigi Tenco, son partenaire artistique et sentimental, et après sa propre tentative de suicide, que la tragédie deviendra indissociable de la figure de Dalida. Dans le chapitre « La chanteuse et la mort », Lebrun analyse la tragédie comme stratégie esthétique et discursive dès lors attachée à Dalida, construite comme un mythe tragique féminin, à la fois femme fatale et victime de son destin (p. 133). Alors que son répertoire avait toujours compris des chansons mélodramatiques, c’est à partir du traitement médiatique de son expérience suicidaire que Dalida acquiert la stature de l’artiste. Marquée par la douleur dans sa vie personnelle, ses chansons sont alors interprétées par la critique musicale et son public comme des expressions autobiographiques, perçues comme sincères et authentiques, donc artistiques. Son apparence physique, sa performance scénique et son tour de chant se font plus sobres, elle reprend des chansons « à texte », elle n’est plus une pin-up plus ou moins à la mode. La souffrance lui confère le statut de « dame » de la chanson, la maturité existentielle se traduit par une considération critique ; là où l’on ne voyait que des paroles sans intérêt, on perçoit désormais l’expression de l’authenticité. Par le récit médiatique et par ses propres choix esthétiques, Dalida devient au début des années 1970 une tragédienne de la chanson dans le sillage des grandes divas tragiques.
6Le tournant oriental dans la figure de Dalida fait l’objet d’une analyse qui met en relation l’évolution des rapports entre la France et le « monde arabe » et les choix identitaires, stylistiques et musicaux de la chanteuse. Si ses origines égyptiennes avaient été plus ou moins gommées au début de sa carrière pour privilégier un exotisme diffus et méditerranéen, avec l’enregistrement de « Salma ya salama » (1977), elle affirme son statut d’orientale. Or, pour Lebrun cette identité reste aussi ambiguë : elle n’implique pas de prise de position pro-arabe dans les conflits entre la France et le « monde arabe » (guerre d’Algérie, guerre des six jours, statut de la Palestine) et reproduit la vision stéréotypée de la femme orientale. Toutefois, cette ouverture à la langue et à la culture arabes représente aussi une « évolution professionnelle opportune étant donné la reconfiguration du marché arabe de la musique, mais aussi un geste original car encore rare en France, et sincère, car encadré par un récit personnel égyptien » (p. 218). Son geste est donc à la fois opportuniste d’un point de vue commercial et « authentique » dans le sens où Dalida semble s’accepter dans son identité multiculturelle et s’affranchir de la tutelle parisienne. Le succès de Dalida « l’orientale » peut aussi être révélateur de la visibilité croissante des populations d’origine arabe dans la France des années 1980. Son rôle dans Le Sixième Jour, acclamé par la critique cinématographique, semble d’ailleurs aller dans ce sens.
7Le dernier avatar de Dalida est celui de la « disco queen », examiné dans le chapitre « La diva du disco ». Ici, Lebrun met en relation l’histoire de la musique disco aux États-Unis et en France, l’esthétique camp, la sensibilité gay – ces deux dernières étant trop hâtivement assimilées à mon sens –, le répertoire disco de Dalida, et ses relations privilégiées avec la communauté homosexuelle en France. Chronologiquement concomitant avec sa phase orientale, la période disco de Dalida est aussi l’une des plus commémorées, peut-être en raison du culte que lui voue toujours la communauté gay, de la spectacularité de ses tenues, de la richesse de ses chorégraphies et, par là même, de la profusion des parodies liées à cette période. L’analyse de Lebrun, toujours pertinente et lucide, met en évidence l’engagement, certes discret, de Dalida pour les droits des homosexuels ainsi que le tournant jouissif que la découverte de la danse a représenté pour la chanteuse. Cette période finale dans sa carrière correspondrait donc à une libération esthétique, musicale et politique, perçue comme une forme d’empowerment (nuancé par sa docilité) qui viendrait aussi confirmer l’hybridation comme trait essentiel de la carrière de Dalida, et que Lebrun assimile au concept de variété, au sens propre du terme. Ce chapitre contient aussi des analyses très justes des réactions médiatiques face au tournant disco-dansant de Dalida, notamment de l’interview de Jacques Chancel dans Radioscopie (1979) et le montage de Charlie Hebdo (1980), qui aujourd’hui seraient impensables par leur machisme, leur violence, leur paternalisme et leur méchanceté. Ces qualificatifs ne répondent pas à une quelconque « cancel culture », mais au constat lucide des préjugés sexistes et esthétiques dont Dalida a été victime tout le long de sa carrière et notamment quand elle a essayé de s’affranchir des carcans de la bienséance patriarcale et du bon goût.
8Le chapitre final « Prestige et ringardise » synthétise la position ambivalente, fluide, parfois contradictoire, qu’occupe Dalida dans l’histoire culturelle de la France contemporaine. Critiquée par la droite car trop vulgaire, conspuée par la gauche car trop conservatrice ; jugée trop superficielle, mais raillée pour ses lectures profondes ; trop prude pour les uns, trop sexy pour les autres, Dalida semble être un des lieux visibles de confrontation entre les idéologies, les esthétiques et les générations des critiques. À l’aide d’exemples bien choisis et commentés, Barbara Lebrun montre clairement comment les goûts et les sensibilités critiques françaises ont évolué depuis les années 1950 jusqu’à nos jours. L’analyse de l’évolution de la carrière de Dalida et de sa perception auprès des critiques lui permet de retracer une histoire des guerres culturelles en France, notamment à partir de 1968, lorsque les identités raciales et sexuelles commencent à se confronter à l’universalisme et à l’intellectualisme républicains.
9Au-delà des questions critiques et idéologiques, brillamment exposées, Lebrun insiste aussi sur la valeur sentimentale de Dalida, sur l’histoire d’amour qui s’établit entre l’artiste et son public et qui serait productrice « d’émotions et de réconfort entièrement bénéfiques, et à l’occasion politiques » pour ses fans (p. 316). Tout en étant d’accord sur l’existence de ces effets émotionnels, sans doute positifs, nécessaires et, à mon sens, indissociables de toute expérience esthétique (jamais désintéressée, donc), il me semble que la dimension émotionnelle de la réception de Dalida n’est pas véritablement explorée dans le texte. En effet, les réflexions de Lebrun s’appuient d’une part sur les chiffres de ventes, qui certes en disent long sur son acceptation auprès d’un public majoritaire, et d’autre part, sur les critiques des journalistes. Or, une véritable analyse de la réception « populaire », émotionnelle, de la star aurait nécessité une démarche alliant l’ethnographie et l’analyse discursive, focalisée sur le public non professionnel, « populaire », en étudiant, par exemple, les témoignages des fans, les lettres à l’artiste ou les sites qui lui sont consacrés encore aujourd’hui. Creuser dans l’émotion de ses fans – et de ses détracteurs – aurait donc pu contribuer à mieux comprendre l’émotion populaire qui fonde le mythe Dalida. En ce sens, il aurait peut-être été souhaitable de connaître aussi la position émotionnelle de la chercheuse elle-même vis-à-vis de son objet d’étude, sa propre histoire d’amour avec Dalida.
10Comme Lebrun l’affirme en conclusion, « tout n’a certes pas été dit sur la chanteuse », « ni sur sa carrière de femme » (p. 316), dans un milieu éminemment masculin, ni sur sa part d’agentivité dans le choix de son répertoire, son apparence, ses opinions publiques ou les conditions matérielles dans l’exercice de son métier. Le mythe persiste donc à bien des égards, et persistera sans doute même si d’autres études viennent à s’intéresser à Dalida dans l’avenir – ce qui serait très souhaitable, vu la richesse des perspectives ouvertes par cet ouvrage. Mais le travail de Barbara Lebrun s’inscrit déjà, brillamment et de plein droit, dans l’effort nécessaire de récupération et de déconstruction des mythes, et populaires et féminins, de la chanson française. Espérons donc que la lecture plus que recommandable de Dalida. Mythe et mémoire, incitera d’autres chercheurs et chercheuses à continuer cette aventure critique, féministe et empathique, de réévaluation des musiques populaires françaises.
Pour citer cet article
Référence papier
Isabelle Marc, « Barbara Lebrun, Dalida, mythe et mémoire », Volume !, 19 : 1 | 2022, 237-241.
Référence électronique
Isabelle Marc, « Barbara Lebrun, Dalida, mythe et mémoire », Volume ! [En ligne], 19 : 1 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/10474 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/volume.10474
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