1Dans son histoire culturelle et théorique des Cultural Studies parue en 1993, le professeur et chercheur en études littéraires Frederick Charles Inglis exprimait le vœu suivant : « Compte-tenu de l’importance de la compétence statistique [statistics literacy] pour notre liberté et notre indépendance comme citoyens, les défenseurs des cultural studies feraient bien de considérer quel style de raisonnement et d’arguments politiques infléchit l’usage (…) des statistiques. » (Inglis, 1993) Music by numbers – The Use and Abuse of Statistics in the Music Industry semble répondre très précisément à ce programme. L’ouvrage paraît sous la co-direction du regretté Dave Laing (1947 - 2019), senior lecturer à l’Université de Middlesex au moment de son décès et co-fondateur de l’IASPM. L’un des principaux connaisseurs de l’industrie musicale, il a été un grand animateur des relations entre popular music studies et acteurs de l’industrie, et signe ici un article sur le calcul de la valeur du marché du live. De son côté, Richard Osborne est l’auteur de plusieurs ouvrages remarqués sur les différentes composantes de l’industrie musicale (Vinyl : A History of the Analogue Record, Ashgate, 2012 ; Mute Records : Artists, Business, and History, Bloomsbury, 2018). Il signe, outre l’introduction, pas moins de quatre chapitres (sur les charts britanniques, le disque d’or, le ratio « un succès sur dix », et les rapports entre industrie du live et industrie de l’enregistrement). Ses textes constituent les points forts d’un recueil qui aborde également les stratégies de communication de l’industrie concernant le déclin des ventes et l’importance du piratage (David Arditi, Lucas Logan, Lola Costa Galvez, Vanessa Bastian et Denis Collopy), le modèle de soutien public de la musique au Canada (Shain Shapiro), ou encore les études de recensement des salles de concert au Royaume-Uni (Adam Behr, Matt Brennan et al.). En complément de ces thématiques, un ultime chapitre intitulé « Solutions digitales » couvre notamment la compréhension du rôle des droits et du publishing dans le commerce de la musique au Brésil (Mike Jones). Il présente également ce qui constitue sans doute l’un des premiers comptes-rendus des tendances de marché associées à la blockchain d’un point de vue des sciences humaines et sociales, même si hélas sa problématisation par la question de la disruption et de la hype semble faire obstacle à une analyse approfondie de ses enjeux politiques (Marcus O’Dair). L’ouvrage se conclut par un retour sur une curieuse expérimentation méthodologique croisant analyse statistique et étude de contenu sur des milliers de témoignages concernant les usages des algorithmes musicaux : l’homologie entre la méthodologie et l’objet de recherche y est assumée et discutée, mais au profit d’objectifs scientifiques présentés comme encore indéfinis (Craig Hamilton).
- 1 Un enjeu très explicite par exemple chez Simon Frith, cf. Dorin (2012).
2Les textes d’Obsborne mentionnés plus haut fournissent le cadre épistémologique de l’ouvrage ainsi que de très nombreux apports empiriques, avec une myriade d’informations à notre connaissance inédites. Sur un plan épistémologique, il parvient en introduction à tirer d’un commentaire de Bruits, de Jacques Attali, une dénaturalisation de la musique enregistrée comme marchandise de grande consommation, dont il remarque que son échelle de prix ne varie que très peu, et qu’elle est indexée non sur la qualité perçue des œuvres mais sur le coût projeté des investissements promotionnels et de la production des supports. Il faut en passer par un étonnement renouvelé pour ces caractéristiques, puisqu’elles fondent les récits sur la « vie » et la « bonne santé » d’un marché de la musique enregistrée et les statistiques qui intéressent l’ouvrage. On comprend ainsi comment les évolutions d’un tel marché, une fois isolées des jugements concernant la musique « elle-même » (par exemple, la qualité des œuvres publiées sur une année donnée) ou de la vie sociale plus généralement (comme lorsque les chiffres du streaming baissent en période de COVID), font l’objet d’une variété d’interprétations qui le considèrent comme une réalité autonome. Prendre ce recul permet aussi de réaliser comment les expertises les plus courantes, dont le livre offre un florilège, tendent à laisser côté l’aspect « hardware » historique de cette industrie1, soit son intérêt stratégique dans la promotion de nouveaux formats technologiques, qui comprennent leurs cycles d’attraction et de diffusion propres : un des principaux arguments mobilisés dans le livre en opposition aux statistiques sur les effets du piratage promues par l’industrie, consiste à attribuer la baisse des ventes à la fin du cycle de conversion des auditeurs au CD, qui impliquait un large mouvement de rachat d’œuvres de catalogue.
3L’autre principal apport épistémologique proposé ici par Osborne, et qui pourrait faire des émules, consiste à engager explicitement la communauté de chercheur·euses dans un programme d’analyse critique des rapports d’expertise publiés par des consortiums comme l’IFPI (International Federation of the Phonographic Industries). La posture partagée par la grande majorité des chercheur·se·s impliqué·e·s consiste à assumer de vouloir transformer, et parfois dénoncer, le travail d’auto-objectivation des professionnel·les de la musique enregistrée. Elle s’exprime à travers une large batterie de critiques, qui s’étendent de la mise en évidence de l’inaccessibilité des rapports complets émis par les organismes professionnels à celle des lacunes, erreurs ou falsifications flagrantes dans leurs calculs, en passant par la description apparemment moins offensive, mais en définitive pas moins cruelle, de leurs incessantes révisions des critères qu’ils utilisent pour calculer leurs résultats commerciaux.
4Les charts en particulier apparaissent dans ces analyses comme des constructions aussi instables que les mesures d’audiences et autres métriques web étudiées en France (par Cécile Méadel, Jean-Samuel Beuscart, Kevin Mellet, etc.). C’est en effet avec cette sociologie des marchés que la démarche d’Osborne entretient le plus d’affinités, même si cette relation n’est pas revendiquée et qu’on trouve chez celui-ci plus d’attention pour la variété et la contingence historique des discours corporate que pour la formalisation des trajectoires socio-économiques. Les charts apparaissent sous sa plume indissociables de spécificités nationales voire d’imaginaires nationalistes ; de mise en équations à la fois floues, implicites et acrobatiques entre index de consommation (exposition, attention, actes d’achat), prix et valeurs marchandes ; et d’imaginaires culturels de la popularité, même si cette dimension aurait pu être plus détaillée.
5Dans son analyse sobre et systématique des multiples dimensions du singles chart britannique, Osborne accumule les données, mais enchaîne aussi et surtout les révélations : sur les différences historiques entre charts américains et britanniques, la manipulation des panels de ventes issues des disquaires, le processus de transformation des charts d’outil de mesure en instrument performatif dictant la politique éditoriale des magazines comme Melody Maker ou de l’émission Top of the pops, la ghettoïsation des indépendants dans un chart séparé du Top 40, l’usage de critères apparemment neutres comme le rythme hebdomadaire qui favorise en réalité les effets de court terme, les tactiques d’optimisation via la vente par bundle ou les déclinaisons de format pour booster les ventes (bien avant que le streaming ne les favorise à nouveau), la définition restrictive du single, etc. Osborne n’oublie évidemment pas le sac de nœuds qu’a constitué la mise à jour du chart de manière à intégrer les données du streaming aux données de ventes sur la base d’un calcul de la valeur monétaire moyenne par écoute. De tout cela, il conclut que le « singles chart n’est pas défaillant pour la bonne raison qu’il n’a jamais été réparé. Il est plastique et n’a jamais offert une représentation fidèle des préférences du public » (p. 34). Cela n’empêche pas l’auteur d’affirmer aussi un peu plus loin que « quelque chose s’est brisé (…) le lien entre la position d’un single dans le chart et la quantité d’attention qu’il allait recevoir (…) Spotify et YouTube sont devenus les principaux médiateurs pour leurs propres hits (…) le singles chart n’est plus le moteur de la popularité de la musique, il se contente de le refléter » (p. 35).
6L’analyse du disque d’or par Osborne montre que cet indicateur présuppose un seuil d’investissement en promotion qui fait de cette récompense un succès en termes de flux financiers pour les maisons de disques, mais pas forcément pour les artistes : pour ces derniers, le disque d’or ne suffit pas forcément au remboursement des avances, la structure des contrats favorisant plutôt le retour sur investissement de leurs employeurs. L’analyse du disque d’or fournit également un point de vue intéressant à partir duquel observer les tentatives (dans des cas d’école comme ceux de Radiohead ou Amanda Palmer) pour échapper au modèle dominant d’une logique winner takes all. La critique d’une telle logique n’empêche pas Osborne, dans une vision légèrement enchantée d’un mainstream qui peut rappeler les positions d’un Eric Weisbard (2014), de conclure en appréciant la façon dont il participe à construire une culture commune.
7Enfin, l’article consacré au vénérable discours, existant depuis les années 1970, selon lequel « un artiste sur dix » trouverait le succès dans l’industrie musicale est plus douloureux pour celle-ci, puisqu’il montre que cette mise en formule (discursive et mathématique) ne repose sur presque aucun fondement empirique. La position n’est pas anodine puisque d’une certaine manière cette idée d’un ratio moyen plus ou moins stable peut sembler partagée par certains économistes ou socio-économistes mettant en avant l’incertitude dans les marchés de la culture. L’analyse d’Osborne prend à ce moment-là un tour matérialiste (encore) plus affirmé, puisqu’il considère qu’un tel ratio était au départ plausible parce les maisons de disques des années 1970 avaient alors intérêt à la surproduction dans la mesure où elles possédaient leurs propres usines de pressage. D’une manière qui pourra paraître fonctionnaliste, Osborne suggère que ce ratio est devenu une fiction qui leur permet aujourd’hui d’entretenir une compétition entre les artistes émergents, et de mener un lobbying auprès des administrations publiques comme des acteurs qui « prennent des risques » pour faire exister de la « nouvelle musique » (new music) et qui sont donc légitimes à recevoir leurs subventions (p. 61).
8Au final, Music in numbers réunit une série très cohérente d’études sur les usages statistiques dans l’industrie du disque britannique, dans une perspective riche entre pragmatisme et économie politique critique, ainsi qu’un ensemble plus varié de monographies touchant à la construction sociale des marchés musicaux. Du côté des réserves, les contributions consacrées au piratage peuvent laisser le lecteur sur sa faim : la thématique est désormais bien balisée et les articles présentés déconstruisent les discours des maisons de disques sans nécessairement approfondir l’analyse des enjeux politiques du droit d’auteur en lui-même (même si l’article consacré au site OinK pointe le manque d’une offre légale des catalogues rares). Malgré nombre de remarques qui vont au-delà de la discussion sur la modélisation des marchés, permettant ainsi de rendre compte des coups de force des maisons de disque dans leurs rapports aux musicien·nes, on aurait aussi pu s’attendre à une plus grande prise en compte des logiques de financiarisation. Celles-ci pèsent en effet très probablement sur la manière dont certaines maisons de disques choisissent aujourd’hui de présenter les tendances de marché : dans la plupart des cas, leurs bilans financiers ne sont pas autonomes de ceux de plus grands groupes et font partie de stratégies de communication financière à cette échelle aussi. En dépit de ces réserves, cet ouvrage représente déjà une source incontournable pour toute analyse socio-économique de l’industrie musicale. Sa proposition stimulante de confrontation serrée aux rapports d’expertise et aux stratégies publiques de valorisation des marchés musicaux intéressera en particulier les chercheurs soucieux de la dimension politique de leurs travaux, à l’heure où une commission parlementaire britannique a plaidé pour un « reset complet » de la régulation du streaming musical (Bakare & Hern, 2021).