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Questions esthétiques et pratiques constructives dans la musique de Soft Machine entre les années 1960 et 1970

Aesthetic Issues and Constructive Practices in the Music of Soft Machine (1960s-1970s)
Vincenzo Caporaletti
p. 57-77

Résumés

La musique de Soft Machine, entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, présente des caractéristiques formelles et soulève des questions esthétiques qui dépassent la spécificité artistique du groupe, pour investir la nature de l’esthétique du jazz et du rock et leur relation mutuelle. Ce processus agit sur les deux niveaux distincts de la dialectique du matériau musical et sur celui de l’interaction symbolique et de l’organisation sociale du groupe d’artistes. L’infrastructure conceptuelle de la Théorie des musiques audiotactiles sera utilisée à cet égard pour reformuler certaines questions d’une importance cruciale et, sur la base de transcriptions en notation des morceaux de Soft Machine avec le protocole spécifique créé par l’auteur, une analyse musicale sera conduite avec des partitions intégrales sonorisées, pour relever les aspects de ces problèmes esthétiques inscrits dans la dimension des mêmes matériaux et pratiques performatives implémentées.

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Texte intégral

Robert WyattAfficher l’image
Crédits : Alessandro Achilli

1Notre objectif est d’identifier certains aspects stylistiques et de clarifier des questions ouvertes inhérentes à la musique de Soft Machine à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ces objectifs seront atteints en utilisant les concepts et les perspectives analytiques de la Théorie de la musique audiotactile, tout d’abord en clarifiant certains nœuds fondamentaux, comme la proposition d’une distinction innovante, au sein de la catégorie de la musique audiotactile, des notions de jazz et de rock sur une base non intuitive ou descriptive, mais en utilisant des catégories formelles de type cognitif. Cette différentiation se fera en fonction des aspects intrinsèques et constants de ces deux traditions musicales ainsi que des stratégies formatives.

  • 1 Je dérive le concept de « formativité » du philosophe italien Luigi Pareyson. Voir Caporaletti 2014 (...)

2Cette première partie de l’essai est conçue comme une contribution générale à l’enquête musicologique, permettant d’identifier avec précision les problèmes esthétiques dans la formativité1 de Soft Machine. La fiabilité et la fonctionnalité de cette catégorisation novatrices seront contrôlées par rapport à un feedback précis, notamment à travers les déclarations des musiciens eux-mêmes, considérés comme des « informateurs », avec un intérêt particulier porté aux raisons de la discordance de la vision artistique. Une vérification encore plus rigoureuse, par le biais d’une analyse musicale, sera appliquée aux matériaux musicaux tels que les modes de production du son, les aspects performatifs et compositionnels, grâce à l’utilisation de transcriptions en notation visant en particulier à mettre en évidence les aspects rythmiques-métriques.

3Notre référence théorique est la Théorie des musiques audiotactiles [TMA] (Caporaletti 2005 ; 2014a ; 2019), qui considère le jazz et le rock à travers un modèle anthropologique-musicologique global, structuré sur les modes de connaissance et de représentation de la réalité musicale. Par conséquent, le jazz et le rock, au niveau phénoménologique, compris comme des complexes linguistiques-musicaux, sont des hyponymes dans un hyperonyme (« audiotactile »), d’une catégorie plus large qui les inclut en tant que manifestations de la formativité audiotactile. Mais d’un point de vue stylistique-critique, le jazz et le rock sont des composantes dialectiques différenciées qui caractérisent de diverses manières et à des degrés divers le style et l’esthétique de Soft Machine. Les modalités et les formes de leur interrelation stylistique ont généré des conflits, y compris interpersonnels, au sein de l’histoire du groupe, et ont tracé les différentes trajectoires suivies par le développement artistique de la formation.

4Cet aspect, cependant, n’a pas toujours été analysé de manière transparente par les critiques, ces traits problématiques étaient résumés par les déclarations suivantes du claviériste Mike Ratledge (nous pouvons anthropologiquement comprendre ces affirmations comme la position d’un informateur « de terrain » qui nous illustre sa propre perspective « émique »). En conformité avec les affirmations tirées de Bennett (2005 : 229), nous notons entre crochets la problématique sous-jacente, qui permet d’identifier autant de nœuds thématiques qui seront analysés dans cet essai.

« It’s hard to work out what the differences were, but they existed for quite a long time. For instance, Robert has always preferred playing straight 4/4; he’s never really enjoyed or accepted working in complex time signatures. »

Ici, le thème est la relation entre la pré-composition et la composition phonographique. [NDA]

« But I never got a specific picture of what he does want to do. Hugh, myself and Elton were pursuing a vaguely jazz-related direction. »

Nous devons définir le sens de ce « vaguely ». [NDA]

« Robert was violently opposed to this, which is strange looking back on it because he was passionate about jazz. »

Quel est l’enjeu esthétique de cette opposition ? [NDA]

« But he had defined ideas about what pop music was and what jazz was. I think, like Kevin, he’d made conceptual decisions that pop should remain pop and jazz should remain jazz. »

Quelle est la nature de ces « décisions conceptuelles » dont il est question ? [NDA]

  • 2 Cette question est subordonnée à la définition du jazz et du rock posée par la TMA (Caporaletti 201 (...)

5Mais en guise de préliminaire : que signifient les étiquettes « jazz » et « rock »2, quel est leur degré mutuel de spécificité ? En employant ces étiquettes stylistiques on omet un aspect d’importance : s’agit-il de propriétés de l’Objet ou sont-ils des modes de connaissance du Sujet ? Il s’agit d’une distinction cruciale pour la perspective d’anthropologie cognitive de la TMA. Le concept wittgensteinien de Familienähnlichkeit avec lequel a souvent été identifié – par exemple dans le jazz (Gridley 2011) – le système d’articulations stylistiques qui caractérisent un certain genre musical, ne permet de répondre qu’à un aspect de la question, celui lié aux facteurs objectifs : aspects stylistique-formels, répertoires décrits ethnographiquement, matériaux instrumentaux, pratiques d’exécution, sonorités, systèmes théoriques.

6Mais nous savons que les données objectives se transforment en faits musicaux (Molino 1990) sur la base de médiations idéologiques qui les interprètent, de codes culturels, c’est-à-dire d’identités à travers lesquelles les phénomènes sont connus à travers certaines pertinences (Eco 2013), à travers des grilles interprétatives, par l’épistème (Foucault 2008) qui remplit les objets de sens, ou aussi par des schémas conceptuels (Quine 2013). En d’autres termes, sur la base de ce que Heidegger appelait « pré-compréhensions », qui donnent lieu à des présuppositions herméneutiques. Cette vue renvoie finalement à un aspect partagé par l’épistémologie contemporaine (Kuhn 2018 ; Feyerabend 1979), lorsqu’elle constate la dépendance des affirmations observationnelles à l’égard de la théorie elle-même qui les produit.

Deux schèmes conceptuels

7Nous pouvons choisir d’identifier des schémas conceptuels, des grilles d’interprétation de la réalité que nous appellerons Schème Conceptuel Rock [SCR] et Schème Conceptuel Jazz [SCJ] qui correspondent à des modes différents de connaissance et de représentation de la réalité musicale, et même des théories, objets et comportements que l’on qualifie de rock ou de jazz. L’avantage de l’extrapolation de ces schèmes conceptuels est qu’ils peuvent être appliqués à des objets qui n’appartiennent pas à la dimension culturelle à laquelle ces schèmes cognitifs se réfèrent (un « schème conceptuel de jazz » peut être appliqué en relation avec des formes et des matériaux de la tradition culturelle rock et vice versa : dans ce cas, il existe une relation de congruence non linéaire entre schème et objet). Les schèmes conceptuels sont à la fois des « schèmes de », c’est-à-dire des codes culturels, des grilles d’interprétation des phénomènes, et des « schèmes pour », visant à orienter l’action, la pragmatique musicale.

8Un autre aspect intéressant de cette perspective heuristique est qu’elle nous permet de définir le jazz et le rock indépendamment des concepts et références strictement musicaux, tels que la prononciation rythmique, la constitution harmonique dominante, le timbre, l’instrumentation, etc. En fait, un critère pour identifier et distinguer la nature de ces schèmes conceptuels peut consister à se demander si la production de sens de l’artefact artistique (encodée dans un système sémiotique mixte musical-verbal ou musical-iconique, et leurs intersections) est organisée par une fonction tendanciellement référentielle ou autonome.

  • 3 Nous utilisons dans l’identification de ces grandes différenciations un critère méthodologique prop (...)

9Ces différentes manières de comprendre et d’orienter la créativité et la communication musicale peuvent donc être décrites – d’un point de vue sémiotique, et surtout glossématique – comme des perspectives qui renforcent respectivement une conception bi-planaire ou mono-planaire de l’artefact musical, orientant par conséquent la communication musicale davantage vers des contenus extra-musicaux ou intra-musicaux. En les distinguant, grosso modo, selon qu’ils promeuvent des valeurs dénotatives et connotatives ou purement formelles (encore une fois, au sens large : en excluant les cas dans le jazz, par exemple, qui sont intentionnellement orientés politiquement).3 Il est important de souligner que, d’un point de vue philologique, nous nous référons ici davantage au côté poïétique (Nattiez 1993), à la mentalité opérative des musiciens, qu’à la réception par le public.

10Les traits distinctifs des deux modèles sont donc, respectivement, la tendance à identifier des unités de sens iconiques-référentielles ou abstraites-intra-musicales, la prédominance ou non des dynamiques dénotatives/connotatives qui se réfèrent à des contextes culturels, politiques, sociaux ou émotionnels. Et enfin, le degré de promotion de la fonctionnalisation hétéronome de la musique dans un sens psychotrope/psychagogique, dans le phénomène de « l’élargissement de la conscience ». Dans les termes de la Théorie de la musique audiotactile, nous pourrions définir le SCJ comme l’effet de la subsomption de la structure idéologique visive dans un environnement cognitif audiotactile (Caporaletti 2019 : 31 sv.).

11Commençons par le schème conceptuel rock. Il y a des raisons anthropologiques et historiques à la constitution de ce schème conceptuel au sens référentiel-figuratif. La musique des cultures traditionnelles, par sa propre nature, anthropologiquement, a toujours été fonctionnalisée et décodée par rapport à un contexte extra-musical, contrairement à la « musique autonome » de la tradition artistique européenne (Nettl 2005 : 244 sv.). Cet aspect s’est maintenu au sein de la diffusion phonographique aux États-Unis, avec les traditions du blues et du folk revival. En ce sens, au début des années 1960, sur cette phénoménologie traditionnelle d’hétéronomie fonctionnelle (et de vocation expressive) propre aux cultures musicales populaires, le psychédélisme, compris comme un catalyseur idéologique complexe empreint de puissance sémantique, a fortement intégré ces dynamiques, insufflant une tension idéologique qui a fécondé des formes, des processus créatifs et des comportements mêmes originaires du contexte de la culture pop, de la musique industrialisée et de consommation standardisée (par exemple, certains aspects « désengagés » du rock’n’roll ou de la chanson pop américaine). Aux formes et pratiques exprimées par cette culture de masse, consumériste et selon Marcuse (1968) unidimensionnelle, le psychédélisme et les questions politiques connexes ont fourni un sens et un contenu « transcendant », les émancipant et les transformant, comme la musique rock, en musique artistique, les libérant de la contrainte hétéronome de la pure évasion consolatoire et du désengagement fonctionnel, de la standardisation et de la pseudo-individualisation (Adorno 2004).

  • 4 Nous nous référons à la notion d’« Idée » telle qu’elle est décrite par W. Benjamin dans l’Introduc (...)
  • 5 En ce qui concerne la question de l’historicité de ces schèmes conceptuels, c’est-à-dire la possibi (...)

12Sur un plan plus général des modèles culturels et des critères d’interprétation de la réalité, cette attribution de potentiel sémantique a marqué la génétique idéologique et esthétique de toute une culture et mentalité rock, en lui fournissant un modèle de référentialité extra-musicale orienté sur des valeurs esthétiques, spirituelles et politiques – qui étaient fortement actives dans la sous-culture musicale d’avant-garde de Canterbury – et non simplement émotionnel-sentimental ou purement récréatif-chorégraphique comme cela avait été le cas pour la pop ou le précurseur rock’n’roll. Mais surtout en différenciant l’« Idée »4 du rock de celle qui relève de l’autonomie formelle du jazz moderne dans son acception mainstream, imprégnée de valeurs intra-musicales.5

13En d’autres termes, la musique rock, dans sur le Plan de l’Expression – nous nous référons ici à la fonction de signe de Hjelmslev 1968 – est devenue le vecteur du Contenu défini par la sous-culture psychédélique (également, et peut-être surtout, dans la musique purement instrumentale). Dans les années 1960, de nombreux aspects de cette musique ont été décodés par les musiciens et les destinataires qui partageaient ses modèles culturels comme une allusion à – et comme une étape vers – un élargissement de la conscience dans un sens spirituel et gnoséologique donné par les substances psychotropes (Bromell 2002).

14Les facteurs de cette caractérisation sont de type matériel : on peut les faire remonter à la présence de la textualisation verbale avec des intentions poétiques ou des intentions et pratiques théâtrales (les deux pouvant être rattachées à l’hétéronomie de la musique dans la culture populaire par opposition à une autonomie des processus également en fonction d’une approche académique de la musique instrumentale). Ces éléments de référentialité se combinent pour constituer le Schème Conceptuel Rock.

  • 6 Dizzy Gillespie est éclairant à cet égard. « We had finally come through to an age of concerts. Our (...)

15En revanche, dans le « modern jazz », défini par Laurent Cugny en termes de « pratique commune » (Cugny 2019 : 4), une tendance à l’autonomie formaliste s’est installée : il suffit de penser aux panneaux « No Dancing » qui se distinguaient lors des concerts des boppers.6 Nous avons vu que pour la musique pop du début des années 1960 (et nous trouvons ici la motivation de sa dénomination « pop ») le psychédélisme avait une fonction d’émancipation esthétique, tandis que dans le jazz moderne cette dynamique, également du fait de la « charge théorique » (Caporaletti 2019 : 218) présente dans cette tradition artistique et de son académisation, a été mise en œuvre dans un sens autoréférentiel (à l’exception, déjà évoquée, des facteurs liés aux implications politiques et à la revendication des droits sociaux des Afro-Américains dans les années 1960 et à la politisation dans les années 1970 en Europe, thèmes d’ailleurs complètement éclipsés dans la nature aseptisée de la pédagogie et de la didactique académiques modernes de cette musique). Bennett 2005 partage cet avis, soulignant que le jazz-rock aux États-Unis « largely ignored rock’s crucial social and emotional dimension and its identification with broadly felt issues of contemporary youth » (Bennett 2005 : 256).

  • 7 Prenons par exemple le témoignage de Dizzy Gillespie sur la façon dont il a composé Woody'n You. « (...)

16Par conséquent, le Schème Conceptuel Jazz tend à promouvoir des valeurs et des concepts théoriques intrinsèques à la substance musicale du jazz qui ne se réfèrent pas principalement à des réalités extérieures à la musique elle-même7, à des contextes et des instances socio-historico-culturels et politiques. Par conséquent, cette tendance introvertie du jazz tend homologiquement à privilégier sur le plan constructif des processus formels de « rangs internes » plutôt que la proposition d’un produit qui configure une unité et une « position » sémantique précise. C’est de cette qualification esthétiquement autonome que découle le privilège jazzistique attribué au « comment » par rapport au « quoi » (« Jazz is not a what, is a how » récite le célèbre aphorisme de Bill Evans [Lees 1990 : 151]) c’est-à-dire au traitement processuel/performatif de la substance musicale plus qu’à l’idée créatrice autonome et objectivement conclue qui la constitue sur le plan compositionnel et psychologique.

  • 8 En définitive, on pourrait résumer tout cela en le poussant à l’extrême et en disant simplement que (...)

17Cet aspect est historiquement présent depuis les narrations sur l’origine mythique du jazz lui-même, dans le « « jazzin’ the classics » de Jelly Roll Morton (Lomax 2001), dans sa prétendue transformation avec le traitement jazz du « vieux quadrille » (Caporaletti 2011). Tout cela a bien sûr des conséquences pertinentes dans la « mentalité jazz » du SCJ. Par exemple, en mettant l’accent sur la virtuosité instrumentale et performative, et j’ajouterais sur l’improvisation, plutôt que sur la communication d’une dimension figurative, d’une unité de conceptualisation musicale considérée en elle-même et/ou entrecoupée par d’autres systèmes sémiotiques verbaux et iconiques, théâtralisée, et intentionnellement plus indexée sur des sens extramusicaux.8 On peut penser au phénomène des contrefacts dans le jazz (Tirro 1967), purs prétextes à des envolées improvisées, dans lesquels le titre du morceau – le principal véhicule de références sémantiques extra-musicales – a une simple fonction de distinctivité fiscale visant le dépôt légal pour les royalties.

18Ce processus esthétique a impliqué pour le jazz une cristallisation du plan du contenu dans un sens strictement musical et autoréférentiel, se différenciant, comme nous l’avons vu, de la dynamique historique qui avait investi le rock. En ce sens, du point de vue sémantique, il existe une tendance extravertie du rock par opposition à une caractérisation introvertie du jazz.

  • 9 « Une connaissance […] dont l’objet est à son tour une connaissance est peut-être toujours scientif (...)

19Comme nous l’avons mentionné, un avantage épistémologique dans l’affirmation du niveau d’une « connaissance d’une connaissance » selon le critère de Louis Prieto9 est que la grille herméneutique du musicien (la modalité de « connaissance » que nous étudions) peut présenter une congruence ou une divergence par rapport à la factualité ontologique des données, c’est-à-dire une relation différente « between conceptual scheme, and procedure systems, and processed materials » (Caporaletti 2015 : 244). Dans ce cas, quatre possibilités structurelles différentes se présentent, comme l’illustre le Tableau 1.

Tableau 1. Relations entre schèmes conceptuels et matrices

 

schème conceptuel

matériel, pratique

exemple

1

rock

rock

Jimi Hendrix

2

rock

Rock

Robert Wyatt
Mike Ratledge

3

jazz

rock

Post-Ratledge
Soft Machine

4

jazz

jazz

Charlie Parker

La relation entre les schémas conceptuels et les matrices/pratiques musicales donne lieu à quatre positions structurelles fondamentales

Schèmes conceptuels et stratégies créatives

20Nous avons mis en évidence deux schèmes conceptuels différents dans la musique audiotactile, à travers le critère de la production de sens communicatif (différences dans le type de contenu). Nous analysons à présent, à un niveau pragmatique, les différentes stratégies créatives qui tendent à promouvoir ces deux types de codes interprétatifs. En effet, nous avons vu comment les schèmes conceptuels sont à la fois des grilles d’interprétation d’une réalité, et des inducteurs d’activation pragmatique et productive, en tant que guides de l’action créatrice qui fixent le sens musical de différentes manières.

  • 10 Rappelons que les processus performatifs audiotactiles sont catégorisés et distingués par la TMA av (...)

21Il est nécessaire de déterminer comment les différents régimes conceptuels établissent la relation entre les plans de l’expression et du contenu. En effet, à l’intérieur de la phénoménologie des musiques audiotactiles, fondée sur la médiation du principe audiotactile et codifiée néo-auratiquement (Caporaletti 2005 : 2019) les deux schèmes, en fonction de la différente relation Contenu/Expression, favorisent des voies créatives différemment orientées sur le plan poïétique (mais aussi à la réception). Ainsi, tout en prenant en compte le primat du geste sur le texte dans le rock et le jazz démontré par la théorie des musiques audiotactiles, et par conséquent du fait que leur vocation performative tous les deux se distinguent de la musique de la tradition savante écrite – dans laquelle les valeurs culturelles sont orientées sur un équilibre entre Texte et Performance (Ingarden 1986) – il existe des différences concernant l’importance relative que les processus compositionnels et performatifs10 assument dans les deux traditions musicales du jazz et rock.

22Dans la relation entre Contenu et Expression, l’élément décisif est le degré de définition du Contenu (comme nous l’avons vu, le Contenu est plus identifié et « figuratif » dans l’extra-musical du SCR et, plus impalpable, dans le caractère purement abstrait/intra-musical du SCJ). Or, le degré de définition du Contenu détermine des critères structurellement homologues d’organisation créative/poïétique de l’Expression, c’est-à-dire des manières de donner forme à la musique.

23L’aspect pertinent, à des fins d’identification des stratégies créatives dominantes, est donc le degré de définition du Plan du Contenu (alors que, pour distinguer les deux schèmes conceptuels, nous avons précédemment fait référence au type de Contenu). Un Contenu plus dense, défini, spécifié dans un sens extra-musical (par exemple, le « sens » d’une musique de film, le renvoi référentiel à une situation dans la narrativité d’une chanson, la fonctionnalisation émotionnelle, le « quoi », l’unité circonscrite de la conceptualisation musicale) – dans lequel les aspects dénotatifs prévalent aussi grâce à l’intersection des systèmes sémiotiques (Eco 2013) – s’accompagne d’une focalisation de l’Expression tout aussi bien déterminée dans un sens objectif.

24Ce contenu extra-musical découpe dans le continuum du plan de l’Expression une unité également déterminée objectivement, qui est identifiée dans un produit. À ce produit correspond, dans une perspective formative, une pratique créative structurante, c’est-à-dire qu’il requiert une poïétique fondamentalement orientée vers la composition (en valorisant la formalisation la plus objective et structurée) même au sein d’une phénoménologie audiotactile dont les valeurs, comme il a déjà été dit, sont généralement indexées sur le processus de la performance.

  • 11 « Monoplanaire » au sens de « relatif au plan de l’Expression ». Considérons, par exemple, la valeu (...)

Au contraire, le contenu intra-musical plus indéfini du SCJ – qui dans le jazz est mis en œuvre par les facteurs de groove, swing, drive, en général dans les aspects dynamisants-énergétiques de la forme (Caporaletti 2014a) – s’effondre sur le Plan de l’Expression lui-même, s’identifiant de manière strictement monoplanaire11 et s’indexant dans les musiques audiotactiles sur le processus, avec une tendance poïétique à la performativité (« orienté à la performance »).

  • 12 L’extemporisation est un concept introduit par la TMA qui affine et articule le champ sémantique de (...)

25C’est ici que naît le critère de Bill Evans du « how », un type de performativité qui, comme nous l’avons déjà mentionné, dans la musique audiotactile est polarisé dans le continuum établi par les pratiques d’extemporisation12 (Caporaletti 2005 : 104 sv.) et d’improvisation. En effet, les valeurs esthétiques et culturelles pertinentes (groove, swing, continuous pulse, etc.) sont de nature sensori-motrice et intrinsèques aux processus d’improvisation et d’interaction, dépendant des schèmes d’ordre cognitifs-perceptifs (Imberty 2003), et ne peuvent être « préécrites » ni « prédéterminées » en dehors de la réalisation de la performance en contexte.

26Une confirmation claire du SCR nous est donnée par cette affirmation de Hugh Hopper, se référant à la mutation que Soft Machine a subie dans le temps, dans le sens de la prise en charge du SCJ.

« For me, the best stuff was a mixture of real weirdness [NDA : Contenu] and good writing [NDA : Composition]. Zappa was a great writer. But what you ended up with was lots of good technical players who didn’t have that weirdness that could lift it. »13

  • 14 Ce processus est intrinsèque à la dimension esthétique de la musique audiotactile, et diffère des p (...)

27Ici, la forme du contenu est donnée par l’« étrangeté » (real weirdness), la dimension surréaliste, pataphysique identifiée, qui produit un « good writing » également focalisé, une unité de composition sur le Plan de l’Expression. Au lieu de cela, dans une dimension alternative qui affirme les valeurs formelles intramusicales du SCJ, nous trouvons des virtuoses (good technical players) qui n’ont pas de Contenu extra-musical (didn’t have that weirdness) mais sont auto-référencés, formalistes.14

Poïétiques compositionnelles dans le schème conceptuel rock : (préc)-composition écrite vs. phonographique

28Mais à l’intérieur de la poïétique compositionnelle audiotactile du Schème Conceptuel Rock, nous devons maintenant considérer une autre variation, qui investit la modalité de cette activité créative, si elle est réalisée sous la forme d’une pré-composition notationnelle (avec subsomption médiologique [Caporaletti 2019 : 31 sv.] de la notation à l’intérieur d’une poïétique cognitive audiotactile) ou si la composition a lieu de manière créative en utilisant le support de l’enregistrement phonographique – avec des processus néo-auratiques secondaires (Caporaletti 2015 : 244 sv.).

  • 15 La TMA distingue l’extemporisation, qui est l’instanciation performative en temps réel d’un Modèle (...)
  • 16 R. Wyatt, « Moon in June» in Soft Machine, Third, LP CBS 66246, 1970.

29Je dis pré-composition et non composition parce que ce type de formativité audiotactile annotée ne correspond pas à l’idéal de la Werktreue (Goehr 1992) de la tradition visive écrite du XIXe siècle, car la valeur esthétique attribuée à l’œuvre dans la perspective audiotactile réside encore dans son activation performative autographique et non allographique (Caporaletti 2019 : 59 sv.), à travers des processus extemporisatifs  et non interprétatifs (Caporaletti, Cugny, Givan 2016 : 66)15. Prenons par exemple Moon in June de R. Wyatt16, avec son utilisation d’overdubs dérivés des pratiques xénochroniques de Frank Zappa et des Beatles.

  • 17 Comme le rappelle Heidegger, dans ce verbe il y a le concept de « mathématique » au sens originel d (...)
  • 18 Soft Machine, « Hibou, Anemone and Bear » in Soft Machine, Volume Two, LP Probe SPB 1002, 1969.

30Avec la pré-composition écrite sont indexés et subsumés dans une dimension esthétique et créative rock ou jazz ce que dans la théorie musicale audiotactile on appelle les processus cognitifs visifs (Caporaletti 2019 : 34 sv.) : c’est typique d’une « manière de donner forme » de Mike Ratledge. Il y a une tentative, par exemple, de prescrire, de pré-écriture17, donc de projeter une variété et une organicité rythmique à travers des critères symboliques-notationnels (c’est le cas de Hibou, Anemone and Bear [1969]18 dans lequel on utilise une métrique nominale de 13/8, même si en fait il s’agit d’applications de la rythmique aksak : voir ci-dessous).

31Ici, la composition est comprise par les musiciens au sein du SCR et, à la différence du SCJ (dans le jazz aussi, il y a évidemment des compositions), dans le SCR, en raison du facteur « orienté vers le produit » qui le caractérise, l’attraction du critère compositionnel prévaut sur le critère performatif, qui induit plutôt l’extemporisation et le primat du Geste sur le Texte dans le jazz. Le SCR produit une prédominance du Texte sur le Geste, avec une attitude d’extemporisation réduite (un peu analogue à la musique écrite savante, à la différence qu’il s’agit ici d’un processus culturel autographique-audiotactile et là d’un processus allographique-visif [Caporaletti 2019 : 59 sv.]). Nous le vérifierons plus loin dans l’analyse musicale de Hibou, Anemone and Bear.

32Dans la composition phonographique – un type de formalisation plus favorisé par Robert Wyatt – la créativité est totalement médiatisée par la capacité du support phonographique à inscrire les valeurs créatives organiques, non digitalisées, proposé par l’interface psychosomatique liée à la fonction pragmatique du principe audiotactile. Par exemple, pour fixer les traits suprasegmentaux d’une idée musicale : un type particulier d’innervation énergétique sensori-motrice (groove macro- et micro-structurel [Caporaletti 2014a]), une nuance et/ou une attaque timbrale du son, une inflexion prosodique du chant, la touche d’un accord ou d’un arpège (avec les différents poids relatifs timbraux-dynamiques et « rythmiques » des diverses composantes sonores), et ainsi de suite.

33Ou bien, pour cristalliser l’inspiration sensorielle originel, par ailleurs volatile et transitoire, une ambiance particulière (Caporaletti 2020) qui ne se réduit pas nécessairement aux structures mélodiques-harmoniques transcriptibles de l’idée compositionnelle. Rappelons encore une fois que, telle qu’elle est attribuée au SCR, cette interface audiotactile ne correspond pas à l’interface analogue impliquée par le SCJ car :

  1. le critère de créativité est ici davantage orienté vers la composition que vers la performance ;

  2. les traits communicatifs sont intentionnellement sémiotisés et référencés, contrairement aux traits autonomes du SCJ (une implication de ce raisonnement, dans le domaine de la critique esthétique, se trouve dans la clé qu’il offre pour identifier la différence entre le « sens » d’un solo de batterie de Robert Wyatt et celui d’un John Marshall, sans parler de Phil Howard).

34À ce stade, pour résumer, nous pouvons dire que nous avons identifié dans la formativité de Soft Machine deux types d’oppositions en tension sur le plan esthétique, qui rendent compte des contradictions sur le plan interpersonnel et esthétique qui ont émergé au cours de l’histoire de ce groupe de recherche artistique :

  1. la première concerne l’opposition entre les schémas conceptuels SCR et SCJ (nous l’appelons T1) ;

  2. la seconde concerne le critère de composition dans le SCR, distingué dans les deux pratiques de pré-composition écrite et de composition phonographique (que nous appelons Tableau 2).

Tableau 2. Types de tension esthétique

Tableau 2. Types de tension esthétique

La tension entre les deux schémas conceptuels et, au sein du Schème Conceptuel Rock, entre deux types différents de critères de composition, génère des instances problématiques conséquentes

35Ces deux tensions esthétiques complexes fournissent les critères d’interprétation de divers problèmes inhérents à la formativité artistique et à la poétique personnelle, qui ont donné lieu à des conflits interpersonnels entraînant de temps en temps l’abandon du groupe de collaboration. Plus précisément, ces nœuds identifiés peuvent éclairer, outre les motifs des conflits interpersonnels, les critères performatifs (avec une attention particulière au traitement des processus d’extemporisation), le mode même de production du son, et la conception rythmique-métrique créative.

36La déclaration suivante de Hugh Hopper est éclairante quant à la relation entre les possibilités d’un encodage numérique-symbolique et la formativité synthétique audiotactile, ici en ce qui concerne la dimension rythmique :

« [Elton Dean] left after bringing monster Australian drummer Phil Howard in for a short series of gigs that left Mike and me gobsmacked, feeling musically superfluous to the tempest of sound and rhythm whipped up by [them] »19.

  • 20 Il est très intéressant de constater, au début des années 1970, la correspondance de ces enjeux ave (...)

37De manière audiotactile, Howard et Dean ont produit des formes sonores qui étaient très compliquées à penser et à mettre en œuvre en notation, dans le cadre de structures rythmique-métriques formalisée par écrit et numérisées, mais qui pouvaient être implémentées relativement facilement dans la performance grâce aux ressources de l’interface audiotactile. Cela a été un choc pour Ratledge et Hopper parce que cela contrastait avec leur mentalité enracinée dans le SCR encodé de manière notationnelle20.

Critères musicaux

  • 21 La partition rétrospective intégrale du morceau a été présentée à la Conférence Soft Machine, Rober (...)

38Mais comment Mike Ratledge a-t-il conçu la dimension rythmique-métrique, et quels critères le groupe Soft Machine a-t-il utilisés pour y parvenir ? On peut le vérifier sur un morceau, Hibou, Anemone and Bear dans le LP Volume Two (1969), que j’ai transcrit intégralement en notation21.

Nous avons vu comment Ratledge, dans le contexte d’une poïétique compositionnelle audiotactile, utilise le médium de l’écriture notationnelle. Ce processus a été conceptualisé par la Théorie des musiques audiotactiles à travers la catégorie de la subsomption médiologique (Caporaletti 2019 : 31), par laquelle une intermédiation technique (dans ce cas la notation) est utilisée dans un environnement cognitif (ici la cognition audiotactile) allogène, dont cette technique n’est pas une expression directe. Les valeurs esthétiques fondamentales restent celles du medium formant – pour Ratledge, le principe audiotactile – et donc, dans ce cas, la logique interne de la technologie notationnelle est neutralisée dans sa fonction médiologique de formation de l’expérience visive, devenant organique et subordonnée à un projet audiotactile.

  • 22 La TMA distingue deux types de groove (Caporaletti 2014a), comme des niveaux rythmiques qualitatifs (...)

39Cette subsomption des caractéristiques visives de la notation introduit des enjeux précis dans la formativité audiotactile de Soft Machine. Tout d’abord, l’organisation d’une complexité syntaxique véhiculée par l’écriture : par exemple, la métrique 13/8 sans une rationalisation écrite précise (le niveau « mensural » d’Adorno 2006) n’est pas facilement assimilable par des processus mimétiques, et ne peut pas non plus être structurée dans une organisation architecturale des composantes formelles, comme l’arrangement des parties des instruments à vent. Celles-ci sont d’ailleurs réalisées dans Hibou, Anemone and Bear avec des ré-enregistrements (overdubbing) en xénochronie, avec des interventions fractionnés et différées dans le temps. C’est quelque chose d’inconcevable dans une section de big band, dans le SCJ, où le type de groove microstructural participatif22 à réaliser collectivement et contextuellement, dans un sens processuel, est essentiel : ici, au contraire, c’est l’idée structurelle, en cohérence avec la vocation compositionnelle du SCR, qui est visée, et valorisée.

  • 23 La composition de Ratledge est en métrique de 13/4, attestée par un document autographe (cf. Bennet (...)

40Mais en dehors de ces considérations, qui concernent la phénoménologie formative audiotactile, il est nécessaire de se demander, au niveau de la théorie musicale, comment Mike Ratledge organise et planifie concrètement la structure métrique et la variété rythmique dans cette pièce23. Le problème central est d’établir la façon dont les musiciens de Soft Machine ont pensé l’articulation de ces treize temps ; cette question est inhérente à l’un des aspects les plus caractéristiques et novateurs de la musique du groupe. Cela nous amène aux recherches que Ratledge et Brian Hopper menaient pendant leur période de formation surtout sur les structures rythmiques des musiques traditionnelles orientales (Bennett 2005 : 32) et de Messiaen (Bennett, Blackman, Draganova 2021 : 24) abordant les conceptions métriques de manière assez différente de la théorie musicale occidentale. En particulier, on retrouve dans ce morceau la quintessence de la conception rythmique de l’Europe des Balkans, afférente à la tradition musicale ottomane : le rythme aksak (mais effectivement, dans l’album Volume 2, on retrouve ce dispositif rythmique également dans Pig et dans d’autres morceaux).

  • 24 Le premier à remarquer cette particularité fut Vasil Stoin (1927), suivi par Djoudjef en 1931 : en (...)
  • 25 Arom donne une description ontologique des rythmes aksak, en les considérant comme des traits cultu (...)

41Mais comment ce concept rythmique fonctionne-t-il ?24 Ce n’est pas le lieu pour en faire un examen détaillé : il suffit d’indiquer ici qu’essentiellement, l’aksak n’utilise pas la structure de la pulsation isochrone du mètre occidental, mais propose une métrique irrégulière (Arom 2007) de conception complètement différente25. La pulsation n’est pas réglée par une unité de temps constante, mais par des temps longs et courts : on peut la définir comme une pseudo-métrique an-isochrone avec des temps indexés sur des valeurs proportionnelles de durées de 2 et 3 (mais il existe aussi d’autres proportions relatives). L’effet perceptif est celui d’un boitement (aksak, en turc) dans la pulsation. Dans le cas de Hibou, Anemone and Bear, le regroupement des treize unités opérationnelles de durée est de 3 3 3 2 2, produisant une métrique avec cinq temps an-isochrones.

  • 26 Dave Brubeck Quartet, « Take Five », New York, 01/07/1959, in Time Out LP Columbia CL1397.

42Or, cette conception métrique exotique s’est syncrétisée avec des exemples de la tradition du jazz, que nous pourrions identifier comme des sources d’inspiration du morceau. L’ostinato à cinq temps et le rythme harmonique, par exemple, font référence au Take Five26 de Paul Desmond (enregistré pour la première fois par le quartet de Dave Brubeck en 1959). L’aspect intéressant est que la formule rythmique de Take Five pourrait également être interprétée comme un aksak 3 3 2 2, plutôt que comme une métrique divisive avec réduction à la pulsation isochrone. Dans ce cas, cependant, la distribution des accents correspond également à la pulsation de la métrique isochrone occidentale (et en fait Joe Morello avec Dave Brubeck explicitent une métrique isochrone de 5/4).

Exemple 1. Incipit en ostinato de Take Five

Exemple 1. Incipit en ostinato de Take Five

Sous la portée, la logique aksak sous-jacente est mise en évidence

Transcription : V. Caporaletti

  • 27 On peut se demander pourquoi le 13/8 de Hibou, Anemone and Bear ne devient pas un mètre impair avec (...)

43Ratledge, en revanche, dans Hibou, Anemone and Bear ajoute un élément ternaire au schéma 3 3 2 2 (c’est-à-dire la métrique de Take Five comprise dans la logique aksak), 3 3 3 2 2, ce qui donne une séquence de cinq temps basés sur des pseudo-pulsations an-isochrones (les cinq temps caractérisent également Take Five)27. Ici, en effet, Wyatt s’en tient à l’unité opérationnelle de chronos protos (les croches dans notre transcription, Exemple 2), ne les ramenant pas comme le fait le batteur Joe Morello aux noires de la métrique divisive.

Exemple 2. Structuration de l’ostinato en 13/8 dans Hibou, Anemone and Bear

Exemple 2. Structuration de l’ostinato en 13/8 dans Hibou, Anemone and Bear

Le numérique montre la logique rythmique de l’aksak.

Transcription : V. Caporaletti

  • 28 « My Favorite Things », John Coltrane Quartet, New York, 21/10/1960, in My Favorite Things, LP Atla (...)
  • 29 « Impressions », John Coltrane Quartet, New York 02-03/11/1961, in The Complete 1961 Village Vangua (...)
  • 30 « So What », Miles Davis Sextet, New York, 02/03/1959, in Kind of Blue, LP Columbia Col CL2126.

44Sur le plan harmonique, l’ostinato du piano utilise le styleme sur le mode dorique de McCoy Tyner in My Favorite Things,28 tandis que le rythme et la structure harmoniques sont basés sur le décalage modal des demi-tons comme dans Impressions29 de John Coltrane (qui est lui-même un dérivé de So What30 de Miles Davis. Le thème est une mélodie quartale d’ascendance hindemithienne, ainsi que l’accord final).

45Il y a beaucoup d’aspects qui caractérisent la pièce, mais ici je voudrais au moins souligner, conformément à ce qui a été argumenté, le manque d’extemporisation induit par le SCR, lié au critère performatif que nous pourrions appeler Schematreue – paraphrasant le terme Werktreue qui désigne l’idéal exécutif du 19e siècle basé sur la fidélité au texte écrit de l’œuvre d’art musicale – c’est-à-dire, la fidélité performative au Schéma, au modèle formel qui est affirmé dans le SCR (par opposition au traitement performatif plus libre du modèle formel dans le SCJ).

46Du point de vue de la composition audiotactile, la subsomption de l’écriture au sein du SCR, qui est orienté vers le produit, le morceau, l’unité intégrale de conceptualisation musicale, peut alourdir ou contraindre la forme. En ceci, la situation diffère du dépassement (au sens dialectique de Aufhebung) de la notation, qui se produit dans le SCJ. Comme nous le montre l’exemple d’Elton Dean et Phil Howard mentionné plus haut (entièrement orienté vers le processus, qui « dépasse » l’écriture au profit de l’improvisation, du traitement variationnel et improvisé).

47On peut mettre en évidence dans la partition d’Hibou, Anemone and Bear le niveau réduit d’improvisation de Hopper, qui s’ajuste constamment sur le produit, sur la donnée objective formelle de l’ostinato plutôt que sur le processus de variation (mais on pourrait dire la même chose du traitement de l’ostinato harmonique de Ratledge). En fait, Hopper, pendant l’improvisation de Ratledge, suit le modèle de l’ostinato à la lettre, en cohérence avec le SCR, en jouant verbatim le riff de basse comme dans la soul music ou le hard rock, au lieu de le traiter massivement avec des variations créatives en temps réel, comme le ferait un jazzman post-Scott La Faro (même dans le cas d’un ostinato).

Exemple 3. Réalisation de l’ostinato dans Hibou, Anemone and Bear par la section rythmique, pendant le solo de Ratledge

Exemple 3. Réalisation de l’ostinato dans Hibou, Anemone and Bear par la section rythmique, pendant le solo de Ratledge

Noter le modèle de l’ostinato de la basse réitéré scrupuleusement par Hopper sans aucune activité extemporisative.

Transcription : V. Caporaletti

  • 31 La performance en direct des artistes pop à succès commercial, avec la stricte adhésion au texte ph (...)

48Le SCR partage avec la tradition de la musique écrite artistique occidentale l’orientation axiologique sur le Produit (la composition assume une valeur positive et irrévocable dans cette perspective), mais d’un type Schematreue au lieu de Werktreue : ici c’est le schéma, la simple suggestion pour l’exécution, le Modèle, qui se stabilise, pas le Texte compositionnel (l’objectivation du Gedanke, dans le sens de Schönberg), et la cause est à trouver dans la force d’attraction centripète de la codification néo-auratique. L’enregistrement phonographique fixe de manière inamovible ces aspects formels qui, dans le processus performatif, apparaissent comme des efflorescences transitoires et, parfois, occasionnelles. Cette stabilisation, cependant, est autographique et néo-auratique, tandis que dans la musique artistique de tradition écrite elle est allographique et visive (rappelons que la composition phonographique audiotactile, de toute façon, partage avec le SCJ la centralité de la performance, donnée précisément par la propriété autographique, site où se génèrent ces efflorescences secondaires). Il s’agit de lignes de tendance apparemment analogues dans des schémas conceptuels divergents31.

49Nous observons enfin dans le Tableau 3 comment fonctionne, dans la formation classique de Soft Machine, l’interaction entre les schémas conceptuels, les matériaux stylistiques-musicaux et les formes de cristallisation de l’idée créative en relation avec les processus néo-auratiques, afin de détecter une « cartographie génomique » de la créativité musicale de ce groupe entre les année 1960 et 1970, véritable spécimen de l’avant-garde musicale du XXe siècle.

Tableau 3. Relation entre les schémas conceptuels, les matériaux musicaux et les processus créatifs néo-auratiques dans la formativité de Soft Machine entre les années 1960 et 1970

Tableau 3. Relation entre les schémas conceptuels, les matériaux musicaux et les processus créatifs néo-auratiques dans la formativité de Soft Machine entre les années 1960 et 1970
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Notes

1 Je dérive le concept de « formativité » du philosophe italien Luigi Pareyson. Voir Caporaletti 2014b.

2 Cette question est subordonnée à la définition du jazz et du rock posée par la TMA (Caporaletti 2019) en termes d’anthropologie cognitive : c’est-à-dire qu’il s’agit avant tout de musiques basées sur la cognition « audiotactile » (un aspect qui les distingue de la tradition dite « visive » de la musique artistique écrite occidentale) et développées au sein de processus de codification néo-auratique (donné par la forme de conscience culturelle qui dérive de la fixation phonographique du son, en les identifiant par rapport à la musique des cultures orales archaïques). Ainsi, une approche cognitive subjective est privilégiée, renonçant à une définition objective globale basée sur des propriétés formelles (trop variées, et thématisables par l’analyse musicale en termes d’idiolectes de courant [Eco 1975 : 339] de type musical [bop, cool, free] ou idiolectes personnels [la musique de Miles Davis au milieu des années 50]). Dans cet essai nous poserons les conditions distinctives entre les deux traditions du jazz et du rock toujours au niveau des modes de représentation, de connaissance et de valorisation de la réalité et des stratégies formatives conséquentes. Le fait que le jazz et le rock soient, avant d’être des genres musicaux, des modes d’interprétation de la réalité et des visions du monde, sera le thème de cet essai.

3 Nous utilisons dans l’identification de ces grandes différenciations un critère méthodologique propre aux sciences humaines en construisant les objets d’étude en deux temps : en distinguant d’abord, ou plutôt en simplifiant, puis en réintroduisant la complexité.

4 Nous nous référons à la notion d’« Idée » telle qu’elle est décrite par W. Benjamin dans l’Introduction gnoséologique à Ursprung des Deutschen Trauerspiels.

5 En ce qui concerne la question de l’historicité de ces schèmes conceptuels, c’est-à-dire la possibilité d’une incongruité entre le schème du jazz des années 60 et celui qui a émergé plus tard, il convient de considérer (voir ci-dessous) comment Ratledge dans Hibou, Anemone and Bear se réfère précisément à ces exemples plus formalistes (Dave Brubeck, jazz modal) et non au free jazz politisé. En fait, ce dernier peut être lu comme l’effet d’une incursion de la « mentalité rock » de la Beat Generation (bien qu’à l’époque des poètes Beat, le rock tel que nous le connaissons n’existait pas encore, et ils se référaient au bop) dans le formalisme du cool jazz ou du jazz imprégné de la théorie modale, entre George Russell et des expériences académiques telles que Third Stream Music. Lorsque Soft Machine s’est tourné vers des expériences de musique informelle, il l’a fait avec une « intention de citation », comme des figures à insérer dans un discours sémiotique, plaçant ces tendances dans le cadre interprétatif du SCR.

6 Dizzy Gillespie est éclairant à cet égard. « We had finally come through to an age of concerts. Our music had developed more into a type of music for listeners. Whenever we played in a club, they had a stage set aside all the tables there. People sat at the tables, with no dance floor. […] You could sit there and listen to the music. So it became a listener’s groove, instead just grooving with the dancing. » (Gillespie 2009 : 203).

7 Prenons par exemple le témoignage de Dizzy Gillespie sur la façon dont il a composé Woody'n You. « The song come right from the chords, and I named it Woody ‘n You after Woody Herman because he liked my writing so much. Woody ‘n You come from a minor-sixth chord to the dominant seventh. That’s an influence of Monk. B minor sixth with a sixth as the bass to C. A minor sixth with the sixth the bass to B. Its a natural progression in fourths. From G to C is one fourth. You jump down to F which is a fifth from C to another fourth and then jump down a fifth to another fourth, and then the tonic, which is D. And that’s the key you ‘re in. […] I didn’t try to express anything particular, just music, just what the chords inspired […]. » (ivi : 186) [Italiques de l’Auteur].

8 En définitive, on pourrait résumer tout cela en le poussant à l’extrême et en disant simplement que si un musicien de jazz joue My Funny Valentine, il ne pense pas à Valentine mais à do mineur, tandis que si Paul McCartney chante Yesterday, il pense au passé, à « hier ».

9 « Une connaissance […] dont l’objet est à son tour une connaissance est peut-être toujours scientifique. Les sciences de l’homme sont précisément, à notre avis, les connaissances (scientifiques) dont l’objet relève, non pas de la réalité naturelle qu’est la réalité matérielle, mais de la réalité historique que constituent les connaissances de la réalité matérielle ». Louis Prieto, « Pertinence et idéologie », cité dans Stefani, 1976 : 57.

10 Rappelons que les processus performatifs audiotactiles sont catégorisés et distingués par la TMA avec les concepts d’extemporisation et d’improvisation (Caporaletti 2019 : 89 sv.).

11 « Monoplanaire » au sens de « relatif au plan de l’Expression ». Considérons, par exemple, la valeur absolument relative et fonctionnelle, dans un sens timbral et rythmique, des textes verbaux dans les standards de jazz, véhicules prééminents des processus rythmique et d’improvisation.

12 L’extemporisation est un concept introduit par la TMA qui affine et articule le champ sémantique de l’improvisation, en la différenciant par certaines caractéristiques structurelles et anthropologiques. La théorie des musiques audiotactiles en donne une description à la fois structurelle et anthropologique-culturelle, à partir du concept de Modèle comme unité de conceptualisation musicale de nature mnémonique ou graphique ou performative/phonographique, qui est instanciée en temps réel par la formativité audiotactile dans les occurrences musicales concrètes des musiques traditionnelles et des musiques audiotactiles proprement dites.

13 http://www.calyx-canterbury.fr/softmachine/FAQ.html

14 Ce processus est intrinsèque à la dimension esthétique de la musique audiotactile, et diffère des problèmes apparemment similaires de la musique du XIXe siècle, notamment la polémique entre formalisme et descriptivisme de l’école néo-allemande.

15 La TMA distingue l’extemporisation, qui est l’instanciation performative en temps réel d’un Modèle dans les musiques audiotactiles, de l’interprétation, qui dans la musique savante est la reproduction d’un texte écrit (avec des critères esthétiques Werktreue). L’improvisation dans le jazz, par contre, est un traitement de second niveau qui utilise l’extemporisation comme référent (Caporaletti, Cugny, Givan 2016 : 66).

16 R. Wyatt, « Moon in June» in Soft Machine, Third, LP CBS 66246, 1970.

17 Comme le rappelle Heidegger, dans ce verbe il y a le concept de « mathématique » au sens originel de tà mathémata, comme de ce qui peut être « pré-vu » (Heidegger 1968 : 75).

18 Soft Machine, « Hibou, Anemone and Bear » in Soft Machine, Volume Two, LP Probe SPB 1002, 1969.

19 http://www.calyx-canterbury.fr/softmachine/FAQ.html.

20 Il est très intéressant de constater, au début des années 1970, la correspondance de ces enjeux avec les positions du débat sur l’intelligence artificielle, entre une cognitivité mise en œuvre par le suivi de règles, l’articulation délibérative de symboles formels (dans ce que j’appelle la « matrice visive ») et la reconnaissance intuitive et holistique (audiotactile) des schémas du sens commun, avec une attitude procédurale basée sur la réponse réactive au contexte. Cette situation est formalisée par ce que l’on appelle le paradoxe de Moravec : pour l’Intelligence Artificielle l’activité rationnelle logico-déductive nécessite un degré réduit de calcul, tandis que les aptitudes sensorimotrices – et le bon sens – exigent d’énormes ressources informatiques. Comme l’écrit Steve Pinker [1994 : 190] : « [pour les robots] les problèmes difficiles sont faciles et les problèmes faciles sont difficiles ».

21 La partition rétrospective intégrale du morceau a été présentée à la Conférence Soft Machine, Robert Wyatt et la scène de Canterbury : un regard différent sur le rock dans les années 1960 et 1970, Université de Strasbourg, 20 novembre 2020.

22 La TMA distingue deux types de groove (Caporaletti 2014a), comme des niveaux rythmiques qualitatifs : macro-structurel et micro-structurel. « La pulsation et le groove sont deux choses distinctes. Le fond de pulsation isochrone c’est la structure mesurée à travers – et en relation avec – laquelle se configurent les groupements rythmiques qui désignent, principalement par itération, le groove macro-structurel, ainsi que la constitution micro-structurelle et phono-timbrique de ces groupements identifie leur qualité énergétique survenante (à son tour caractérisée, dans un sens distinctif/systémique, comme un groove propulsif [ahead of the beat], dépulsif [behind of the beat], etc.). » (Caporaletti 2017 : 174).

23 La composition de Ratledge est en métrique de 13/4, attestée par un document autographe (cf. Bennett 2005 : s.p.) alors que notre transcription a préféré 13/8, réduisant l’unité de temps : mais essentiellement la conception ne change pas. L’indication métrique est purement indicative puisque, comme nous l’avons vu, la pragmatique correspond à un rythme aksak.

24 Le premier à remarquer cette particularité fut Vasil Stoin (1927), suivi par Djoudjef en 1931 : en 1938 Béla Bartók l’appela « rythme bulgare », dérivé du mode rythmique de la musique ottomane (Bartók 1981). Il a été étudié plus tard en 1951 par Brăiloiu (1973) et par Arom 2004, 2007.

25 Arom donne une description ontologique des rythmes aksak, en les considérant comme des traits culturels spécifiques de certaines traditions orales. De fait, on peut les imaginer, comme nous le faisons dans cet article, également sur le plan fonctionnel, comme une forme de métrique alternative (avec laquelle on peut également percevoir des structures métriques divisives : par exemple, Take Five de Dave Brubeck) basée non pas sur le principe géométrique visuel de mesure donné par la pulsation, mais sur la caractéristique audiotactile phonique de l’amplitude des ondes sonores : une métrique des accents qui fonde des cycles périodiques basés sur l’organisation de ces phénomènes perceptifs. Il dérive de la structure des métriques grecques et latines basée sur des syllabes longues et courtes, et est donc un phénomène étroitement lié à la langue. Sur un plan plus technique, la question de la vitesse d’exécution posée par Arom 2007 peut être mieux formalisée avec les concepts cinématiques de période et de fréquence, qui sont inversement proportionnels l’un à l’autre. Si le temps de la pulsation est l’échantillon de référence, c’est-à-dire la « période » au sens cinématique, alors, à mesure que la fréquence augmente, la période se réduit progressivement jusqu’à tendre vers zéro (du point de vue de la perception), laissant la figure rythmique comme la norme d’elle-même, sans fond métrique.

26 Dave Brubeck Quartet, « Take Five », New York, 01/07/1959, in Time Out LP Columbia CL1397.

27 On peut se demander pourquoi le 13/8 de Hibou, Anemone and Bear ne devient pas un mètre impair avec des battements isochrones, comme le 5/4 de Take Five. Le 5/4 provient du fait que dans Take Five, la somme des unités opérationnelles de durée de l’aksak (3+3+2+2=10) peut être ramenée à 5 unités de temps (10/2=5), tandis que le nombre 13 (la somme des unités opérationnelles de durée dans Hibou, Anemone and Bear [3+3+3+2+2=13], étant un nombre premier), n’est divisible que par lui-même. En fait, dans la typologie d’Arom (2007), cet aksak serait classé comme authentique, tandis que l’autre de 10 unités, quasi-aksak. La pièce de Soft Machine ne peut donc pas se référer à un tactus isochronique, ne se transformant pas par conséquent en une métrique divisible, même irrégulière.

28 « My Favorite Things », John Coltrane Quartet, New York, 21/10/1960, in My Favorite Things, LP Atlantic LP1361.

29 « Impressions », John Coltrane Quartet, New York 02-03/11/1961, in The Complete 1961 Village Vanguard Recordings, Impulse IMPD4-232.

30 « So What », Miles Davis Sextet, New York, 02/03/1959, in Kind of Blue, LP Columbia Col CL2126.

31 La performance en direct des artistes pop à succès commercial, avec la stricte adhésion au texte phonographique et l’exclusion de toute liberté d’extemporanéité – sans parler de l’improvisation – est le cas extrême de cette dynamique esthétique (à côté de l’explication sociologique habituelle du besoin de reconnaissance du produit par le consommateur).

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Table des illustrations

Titre Tableau 2. Types de tension esthétique
Légende La tension entre les deux schémas conceptuels et, au sein du Schème Conceptuel Rock, entre deux types différents de critères de composition, génère des instances problématiques conséquentes
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/docannexe/image/10145/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 244k
Titre Exemple 1. Incipit en ostinato de Take Five
Légende Sous la portée, la logique aksak sous-jacente est mise en évidence
Crédits Transcription : V. Caporaletti
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/docannexe/image/10145/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 59k
Titre Exemple 2. Structuration de l’ostinato en 13/8 dans Hibou, Anemone and Bear
Légende Le numérique montre la logique rythmique de l’aksak.
Crédits Transcription : V. Caporaletti
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/docannexe/image/10145/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 93k
Titre Exemple 3. Réalisation de l’ostinato dans Hibou, Anemone and Bear par la section rythmique, pendant le solo de Ratledge
Légende Noter le modèle de l’ostinato de la basse réitéré scrupuleusement par Hopper sans aucune activité extemporisative.
Crédits Transcription : V. Caporaletti
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/docannexe/image/10145/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 118k
Titre Tableau 3. Relation entre les schémas conceptuels, les matériaux musicaux et les processus créatifs néo-auratiques dans la formativité de Soft Machine entre les années 1960 et 1970
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/docannexe/image/10145/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 222k
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Pour citer cet article

Référence papier

Vincenzo Caporaletti, « Questions esthétiques et pratiques constructives dans la musique de Soft Machine entre les années 1960 et 1970 »Volume !, 19 : 1 | 2022, 57-77.

Référence électronique

Vincenzo Caporaletti, « Questions esthétiques et pratiques constructives dans la musique de Soft Machine entre les années 1960 et 1970 »Volume ! [En ligne], 19 : 1 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/10145 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/volume.10145

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Auteur

Vincenzo Caporaletti

Vincenzo Caporaletti est professeur de Musicologie Générale et de Musicologie Transculturelle à l’Université de Macerata, où il enseigne aussi Histoire et Analyse du Jazz et des Musiques Audiotactiles et Anthropologie de la Performance. Il est co-directeur du Centre de Recherche International sur le Jazz et les Musiques Audiotactiles (IReMus-Sorbonne Université) et directeur des séries éditoriales Grooves-Collana di Studi Musicali Afro-Americani e Popular, Edizioni di Musiche Audiotattili, Musiche da Leggere (Libreria Musicale Italiana-Lucca) et Musicologie e Culture (Aracne-Roma). Il est co-directeur de la Revue d’Études sur le Jazz et Musiques Audiotactiles (Sorbonne Université), et de la revue Acusfere suoni_culture_musicologie (LIM). Parmi ses 23 livres scientifiques : I processi improvvisativi nella musica. Un approccio globale (2005) ; Esperienze di analisi del jazz (2007) ; Jelly Roll Morton, the Old Quadrille and Tiger Rag. A Historiographic Revision (2011) ; Swing e Groove. Sui fondamenti estetici delle musiche audiotattili (2014) ; Improvisation, Culture, Audiotactilité (2016) ; Introduzione alla teoria delle musiche audiotattili. Un paradigme per il mondo contemporaneo (2019) ; « Blue Etude 2 » by Enrico Intra and Enrico Pieranunzi - A Colourful European Musical Poetry (2021). Il est le créateur de la Théorie de la musique audiotactile, un modèle scientifique dont les applications didactiques sont devenues en 2008 la norme fondatrice des cours des conservatoires italiens et des institutions de haute formation musicale, et dont le cadre théorique est désormais adopté par des centaines de chercheurs dans le monde entier. En tant que guitariste et compositeur, il a été un représentant du prog-rock italien au début des années 1970, avec le groupe Pierrot Lunaire ; puis a collaboré avec de nombreux artistes de jazz américains (en particulier pendant de nombreuses années avec le clarinettiste Tony Scott) et européens.

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