- 1 Flavius Honorius (384-423) ; voir Doyle (2019), en particulier pour la recension des diverses sourc (...)
1S’attacher à la figure d’Honorius à la fois dans La guerre contre les Gètes (Get.) et le Panégyrique pour le sixième consulat d’Honorius (6 cons.) pourrait apparaître comme une tâche paradoxale1. En effet, alors que l’une de ces deux œuvres, un panégyrique complexe, lui est génériquement consacrée, l’autre, une épopée historique dédiée à une guerre menée entièrement par Stilicon et vouée à sa gloire, laisse peu de place à Honorius. Il existe cependant une continuité et des liens très forts entre elles, traversées toutes les deux par les combats et les victoires contre les Gètes, et récitées au même endroit symbolique du pouvoir traditionnel, Rome. C’est là que s’achève le récit construit d’une œuvre à l’autre autour de cette cour occidentale dont Claudien est la mémoire depuis une dizaine d’années. Il est parvenu, en vertu de l’acuité de son sens politique et de son immense culture littéraire et historique, à donner une continuité narrative à cette dynastie. En particulier, à travers les trois panégyriques qui lui sont consacrés, apparaît une sorte de biographie d’Honorius depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte et se construisent progressivement un portrait et peut-être un destin. Cette biographie ne saurait être factuelle, puisque les événements réels sur lesquels elle s’appuie sont infléchis par l’amplification propre au genre épidictique ou épique, tout comme par les propres opinions de Claudien. Le poète de cour, en effet, malgré les attentes auxquelles il doit répondre, ménage un espace dans lequel il juge, qu’il loue ou qu’il blâme, ou bien, dans ces dernières œuvres particulièrement, qu’il suggère et propose. Il s’agit donc de voir comment Claudien achève ici l’élaboration de la figure d’Honorius, tissée d’une œuvre à l’autre : quel visage et quel rôle accorde-t-il au prince à présent adulte et au pouvoir, et de quels espoirs, personnels peut-être, le charge-t-il ? Lui donne-t-il aussi une existence hors du couple formé avec Stilicon ?
2On observera la présence dans ces œuvres de l’enfance et des apprentissages d’Honorius, dans leur contexte familial et dynastique, avant d’analyser comment le poète est parvenu à faire peu ou prou d’Honorius une figure héroïque et épique, notamment dans son rapport aux victoires remportées par Stilicon. Il sera possible alors, à travers quelques motifs essentiels, de montrer comment le parcours d’Honorius trouve son achèvement et son accomplissement, dans la réalisation de son destin d’optimus princeps, tel du moins que le conçoit Claudien au sein de son projet poétique, idéologique et politique.
- 2 Co-empereur par son père Théodose depuis 393, empereur effectif en 395.
- 3 Voir Pernot (1993) pour le panorama historique et technique de l’éloge ; Fargues (1933 : 191-218) p (...)
- 4 Voir Tournier (2016) pour une analyse de l’évolution des topoi au fil des œuvres consacrées à Honor (...)
3On pourrait penser, au vu de l’âge et de la position d’Honorius en 404, à présent adulte et au pouvoir2, que ce panégyrique n’est pas concerné par les motifs et les événements de l’enfance, pris en charge dans la tradition de l’éloge de personne sous les rubriques du genos et de l’anatrophé3. Ces motifs étaient essentiels en 395 et 398, imposés par la situation particulière d’Honorius, qui accédait au trône à la suite de la mort de Théodose en janvier 395 : un prince-enfant dont il fallait affirmer la légitimité et la continuité dynastique, tout en imposant l’idée qu’il serait capable d’assumer au moment voulu le pouvoir politique4. De fait les allusions à l’enfance d’Honorius figurent dans le 6 cons., disséminées dans le poème, à travers de nombreux allers retours entre le présent et le passé. Ainsi, la première mention d’Honorius dans le sixième panégyrique, sous la forme d’une apostrophe du poète au prince, est placée sous le signe du retour, motif essentiel de l’œuvre. Le poète rappelle l’aduentus de Théodose à Rome en 389, où l’enfant n’avait pas encore 5 ans, alors qu’il en a quasiment 20 en 404 :
Agnoscisne tuos, princeps uenerande, Penates ?
Reconnais-tu, ô prince vénérable, tes pénates ?5
- 6 6 cons. 26-34 ; cf. 3 cons. 18-21 ; IV cons. 141-153 : à sa naissance renaissent les oracles d’Ammo (...)
- 7 3 cons. 10-17.
4Et il établit un lien entre l’enfant qui découvrait Rome sous l’égide de son père et l’adulte qu’il est devenu et qui « convoque aux Rostres les Quirites » (6 cons. 588). Le poète nous invite ici à mesurer le parcours humain et politique d’Honorius et impose l’idée d’un aboutissement. On perçoit que l’enfance d’Honorius est essentiellement revue dans le cadre familial et dynastique offert par Théodose. De fait, parmi les motifs traditionnellement attachés à la naissance, présages annonciateurs d’un destin exceptionnel, ne figurent que la protection de Fortuna et la capacité de faire renaître les oracles6. Peut-être faut-il voir cependant, dans la mention de la toge pourprée dans laquelle Honorius se blottit (6 cons. 67) un discret rappel de sa nature de porphyrogénète, motif qui ouvrait le troisième panégyrique et rappelait qu’Honorius est né fils d’empereur, contrairement à son frère Arcadius7.
- 8 Le grand-père, Théodose l’Ancien, figurait dans 4 cons. 18-23.
- 9 4 cons. 19, 20, etc.
- 10 3 cons. 83-84 ; 4 cons. 354-355.
- 11 Voir Charlet (2017 : 204, n. 68).
- 12 La uirtus caractérise l’homme d’État, capable de gouverner les hommes et donc l’Empire ; voir Charl (...)
- 13 Charlet (2000 : 164-165, n. 4) ; Bureau (2018).
- 14 Les vertus morales tiennent une large part dans ce programme : voir Bureau (2018) pour une analyse (...)
- 15 6 cons. 449-452 : c’est l’écho des conseils prodigués par Théodose dans 4 cons. 399-400 : Antiquos (...)
5La figure familiale et politique prestigieuse de Théodose est essentielle à la légitimité dynastique et à la gloire d’Honorius8. Il est l’objet d’un éloge personnel aux vers 59 à 62 et le poète souligne son affection paternelle (6 cons. 55 : patre pio, « ton père si bon ») dans le tableau du couple étroit qu’ils forment, réunis dans le vêtement impérial. C’est l’écho d’une filiation fortement énoncée dans les deux premiers panégyriques9, et l’affirmation d’une continuité entre le père et le fils qui poursuivra son œuvre10. C’est dans l’éducation prodiguée à Honorius que Théodose joue un rôle essentiel, selon le poète. Il assurait la formation physique et martiale d’Honorius dans l’anatrophé du panégyrique pour le troisième consulat, guidant son fils dans les activités physiques les plus dures et l’initiant au maniement des armes (3 cons. 22-48). Cette formation est propre à développer la uirtus, terme qui renvoie à des qualités guerrières et militaires, au courage, telle la Romula… uirtus citée dans l’épisode des loups dans le poème gétique (Get. 261) : la « vaillance de Romulus » jaillie de ce présage qui annonce la victoire et dont Honorius est l’héritier, mis en scène ici en cavalier11. Mais la uirtus dont il fait preuve doit être considérée aussi dans son acception de « valeur » qui caractérise l’homme idéal. Ce double sens apparaît dans le dernier panégyrique : si Rome, dans sa prosopopée, cite la uirtus d’Honorius qui lui a permis de vaincre (6 cons. 354-355, quam meruit uirtus, […] laurum, « les lauriers […] mérités par ta valeur »), la déesse donne plus loin à cette qualité une signification étendue aux valeurs morales et politiques : Honorius y est relié à la lignée des princes qui se sont succédé sur le Palatin, se choisissant « pour leur mérite mutuel » (mutua uirtus) et « non par le sang » (non sanguine) (417-418)12. Ces uirtutes étaient développées dans le panégyrique pour le quatrième consulat, au sein d’un discours de Théodose de nature morale, philosophique et politique qualifié parfois de miroir du prince, dans sa dimension parénétique (4 cons. 214-362)13. Il est inspiré du De clementia de Sénèque et du Panégyrique de Pline le Jeune consacré à l’empereur Trajan, qui fait partie des modèles proposés à Honorius14. Cette formation morale du prince idéal passe en particulier par la lecture des exempla de la Rome républicaine dont on trouve un écho dans le sixième panégyrique lorsque Honorius énonce comment le souvenir du courage de ces modèles lui a dicté sa conduite lors d’un épisode de grand péril au cours de la guerre gétique (6 cons. 449-452)15.
- 16 Bureau (2018 et 2016).
6Ainsi, Honorius apprend auprès de Théodose son futur métier d’empereur à travers ses conseils mais aussi par l’exemple qu’il lui offre. Ce rôle est évoqué lorsque, dans la remémoration de l’aduentus de 389, Théodose présente Honorius au sénat, probablement pour l’acclamation qui ratifie l’élévation du prince à la dignité de César : c’est, dit le poète, ut nouus imperio iam tunc assuesceret heres, « pour commencer à habituer à l’Empire son nouvel héritier » (6 cons. 76). Le poète met alors en scène la façon dont Théodose donne à son fils l’exemple de qualités politiques face au peuple romain : le respect du sénat, mais aussi l’accessibilité aux sujets du prince, faisant montre de ciuilitas, qualité indispensable pour gagner leur affection16. Il prend en effet plaisir au contact de ses sujets qu’il vient visiter, des plus humbles aux patriciens, et accepte les quolibets de la plèbe, se conduisant en citoyen :
[…] cum se melioribus addens
exemplis ciuem gereret terrore remoto, […]
[…] quand, s’ajoutant aux meilleurs des exemples,
Il écartait toute terreur et agissait en citoyen, […]17.
- 18 4 cons. 292-293 : […] muniti gladiis uiuant saeptique uenenis, / anticipites habeant arces trepidiq (...)
7C’est ce qui différencie le bon prince des tyrans qui vivent « protégés d’épées, entourés de poison, / doutent de leur citadelle et tremblent en menaçant », comme il le disait à son fils dans son discours du 4 cons.18. Ả travers cette figure de l’empereur-citoyen, se dessinait un véritable programme politique qui est mis en acte dans le sixième panégyrique, par le souvenir de Théodose et par le comportement d’Honorius lui-même. Et c’est aussi au cours de cette scène originelle que naît l’admiration et l’amour d’Honorius pour Rome :
Haec sunt quae primis olim miratus in annis
patre pio monstrante petis.
- 19 6 cons. 54-55 ; cf. 6 cons. 77-78, où la ténacité de cet amour est traduite par l’image de la racin (...)
Voici que tu gagnes les lieux que ton père si bon en ta jeunesse
Jadis montra à ton admiration19.
8À la mort de Théodose, Stilicon prend le relais : il est son neveu et gendre par son mariage avec Sérène, nièce et ensuite fille adoptive de Théodose, et devient le beau-père d’Honorius à dater du mariage de ce dernier avec Marie, sa fille aînée, en 398. Le moment où Théodose confie ses enfants à Stilicon est mis en scène dans le 3 cons. (144-162), alors que le consulat est partagé avec Arcadius, par le biais d’un entretien fictif. Claudien y insiste sur son rôle de père, de protecteur20. Cette mission réapparaît dans 6 cons. (578-585), quand le poète remémore, dans une apostrophe solennelle à Stilicon, les pensées du général lors de l’aduentus d’Honorius :
[…] illumque diem sub corde referres
quo tibi confusa dubiis formidine rebus
infantem genitor moriens commisit alendum.
[…] au fond de ton cœur, tu rappelais le jour
Où, dans l’effroi que répandait l’incertitude du moment,
Le père qui mourait te confia son fils à éduquer21.
- 22 6 cons. 585 ; cf. Stil. 299-129 : éloge de l’éducation du prince par Stilicon.
9Il rappelle aussi l’éducation prodiguée par Stilicon dont le Régent peut voir à présent les fruits et énumère les qualités qui ont justifié cette mission dont il s’est acquitté parfaitement, par sa fides envers Théodose et Honorius, mais également par sa constantia et sa pietas quasi paternelle22.
10En effet, le poète le présente, au-delà du tuteur, comme un double paternel de Théodose et insiste à plusieurs reprises sur les liens familiaux et les sentiments d’affection qui les unissent. Ainsi, dans le poème gétique, au cours du discours qui suit les terrifiants prodiges et vise à affermir le cœur des Romains (Get. 267-313), Stilicon rappelle devant ceux qui pourraient craindre pour leurs enfants que, lui aussi, loin d’avoir un cœur dur comme celui des Goths, tremble pour sa famille (Get. 301-309), en particulier pour Honorius, auquel le lie un lien sacré et qu’il chérit entre tous, dans une gradation qui va de sa femme et de ses enfants à son gendre :
Hic coniux, hic progenies, hic carior omni
luce gener : pars nulla mei subducta procellae.
Voici ma femme et voici mes enfants, voici plus cher que la lumière
Mon gendre : je n’ai soustrait à la tempête aucune part de moi23.
11Cette affection est partagée : dans le panégyrique, Honorius désigne lui-même Stilicon comme un père aimé et admiré (6 cons. 434-435). Il exprime aussi sa confiance en lui, à un moment de grand péril24. Comme un écho inversé du début du poème, le panégyrique s’achève sur le remplacement de Théodose par Stilicon qui le guide à présent dans l’aduentus, dans un passage de relais souligné par la déesse Roma :
Quem tenero patris comitem susceperat aeuo,
nunc duce cum socero iuuenem te Thybris adoret.
Qu’après t’avoir reçu en ton jeune âge avec ton père,
Thybris t’adore maintenant adulte, conduit par ton beau-père25.
- 26 Noter ici l’écho de fouum employé plus haut dans le couple Honorius / Théodose (v. 67).
12L’épouse de Stilicon, Sérène, pour laquelle Claudien a composé un éloge, une épître et une épigramme, offre un double maternel à Honorius. Dans le 6 cons. (92-100), Claudien rappelle son dévouement durant le voyage d’Honorius enfant de Constantinople à Milan, narré dans le 3 cons. (111-125) : elle fait preuve de courage, « sans être détournée par aucun risque » (nullo deterrita casu), et se conduit comme une mère (materna te mente fouens, « comme une mère, elle te choie »26).
13L’épouse d’Honorius, Marie, fait une apparition dans le Panégyrique, à la fin de l’aduentus, désignée non par son nom mais par son statut de reine et de sœur d’Eucher, le fils de Stilicon :
[…] cum tamen Eucherius, cui regius undique sanguis
atque Augusta soror […]
[…] alors qu’Eucher, de sang uniquement royal
Et dont règne la sœur […]27
- 28 Sur la place prépondérante accordée à Stilicon dans les poèmes nuptiaux, voir Tournier (2016).
14Sa mention sert à mettre en valeur la modestie d’Eucher, qui va à pied dans la pompa, selon les vœux de son père. On perçoit là le caractère politique de ce mariage28. On voit aussi comment le poète prend soin dans ses deux dernières œuvres de représenter Honorius dans un contexte familial centré sur Stilicon.
- 29 4 cons. 430-431 : Iam natus adaequat / te meritis et, quod magis est optabile, uincit, « Ton fils d (...)
- 30 4 cons. 378-379 : promesse d’un avenir prestigieux.
- 31 4 cons. 585-600 ; voir Guipponi-Gineste (2010 : 89-96).
- 32 Voir Meunier (2019 : 304-306).
- 33 Stil. 2, 354-361 : voir Guipponi-Gineste (2010 : 96-107) ; Stil. 3, 175-181 : glorieux destin annon (...)
- 34 Dans les panégyriques précédents, son statut d’enfant est rappelé et ses praxeis parfois présentées (...)
15Ainsi, l’enfance d’Honorius est largement présente, essentiellement dans le panégyrique, à travers des retours vers le passé et des jeux d’écho avec les œuvres précédentes. Dans les deux premiers panégyriques, Claudien maintenait l’équilibre entre la filiation prestigieuse d’Honorius et sa progression en vertus personnelles grâce à l’éducation princière reçue. Dans le 4 cons., Claudien plaçait déjà Honorius dans une logique d’accomplissement qui autorisait Théodose à affirmer que son fils le dépassait dorénavant en uirtus29 et à lui confier les rênes du pouvoir (419-423)30. Par ailleurs afin d’équilibrer le couple formé par le prince-enfant et le tuteur réellement aux commandes, Claudien, outre l’affirmation de liens étroits familiaux et affectifs, avait établi entre eux une complémentarité d’ordre politique : au premier revient le prestige impérial, car il incarne le numen, la dimension sacrée du pouvoir, telle qu’elle apparaît par exemple dans la toga gemmata réservée à l’empereur, parure de pourpre pure et de pierreries éclatantes qui révèle le corps divin du prince31. Stilicon, quant à lui, a la responsabilité du gouvernement et la conduite de la guerre. Mais cet équilibre pourrait être rompu : Stilicon, qui a sa propre dynastie, pourrait empiéter sur les terres d’Honorius32. On le perçoit dans le sixième panégyrique où le poète précise qu’Eucher est « de sang uniquement royal » (6 cons. 552-553 : cui regius undique sanguis). Ce même Eucher, dans le second livre du panégyrique de Stilicon (Stil. 2, 339-361), figurait sur la trabée consulaire de son père et, représenté en jeune cavalier, était promis à un mariage avec Galla Placidia, fille de Théodose et de Galla, fille de Valentinien premier, demi-sœur d’Honorius33. Par ailleurs, jusqu’à présent, Honorius était un héros en devenir34, mais dès lors qu’il est adulte et en pleine possession de son pouvoir, comment Claudien peut-il l’associer aux exploits guerriers et à la conduite de la guerre sans faire de l’ombre à Stilicon ? C’est poser la question de la construction héroïque, épique, autour de la figure d’Honorius, à travers les praxeis ou autres procédés, dans ces œuvres à la mixité générique si prononcée.
- 35 Noter dans Get. 36 la formule : Per te […] unum, « C’est par toi […] seul ».
- 36 Charlet (2017 : 204, n. 68), dont je reprends ici les termes.
- 37 Get. 260-261 : […] utque manus utero uirides patuere retecto, / Romula post ruptas uirtus sic emica (...)
- 38 Cf. nutricem […] lupam (264) ; Verg. Aen. 1, 275 et 7, 781-782.
16Tournons-nous vers le récit même de la guerre gétique, sans grand espoir a priori au vu de l’omniprésence de Stilicon et de son rôle décisif dans la victoire maintes fois souligné35. Cependant, plusieurs mentions d’Honorius dans Get. ponctuent les différentes péripéties de la guerre. Désigné comme Augustus, dans l’épisode des loups, il apparaît une première fois sur le théâtre des opérations militaires, hors de son palais, « dans la plaine » (campis) dirigeant une « troupe » (agmen) qui répond par des traits aux loups qu’il est loisible d’identifier aux Goths (Get. 250-253). De plus, Claudien, prévenant et peut-être répondant à « l’interprétation négative du prodige »36 à la source d’un grand effroi (262-266), conclut de cet épisode l’annonce de la chute de l’ennemi. Ainsi, Honorius est simultanément relié étroitement à la victoire à venir et rattaché à l’origine mythique de Rome dans une forte analogie : « de même que ces jeunes mains (manus uirides), sont apparues d’un ventre ouvert, de même les Alpes percées, jaillit la vaillance de Romulus »37. Honorius, nouveau Romulus, est donc inséré dans une continuité romaine, dont l’intertexte virgilien ébauche un tableau épique38. Claudien désigne également Honorius par Augustus lorsque le projet de déplacer la cour en Gaule est abandonné à la suite du discours de Stilicon : le poète fait alors de la personne sacrée de l’empereur, reliée au divin et au destin, la source d’un sursaut de courage et de résistance, dans une image de retour à la lumière :
[…] ausaque tum primum tenebris emergere pulsis
Hesperia, ut secum iunxisse pericula uidit
Augustum, tantoque sui stetit obside fati.
- 39 Get. 316-318 ; sur cette dimension charismatique du pouvoir impérial, Zarini (2015 : 53-71).
[…] Alors pour la première fois, les ténèbres chassées, quand elle vit
l’Auguste associé à ses dangers, l’Hespérie osa se dresser
Et résista avec un tel garant de son destin39.
17Ainsi, dans Get., Honorius est l’« Auguste », le numen, force active, la personne sacrée, qui peut redonner confiance à ses sujets et les sauver, mais aussi celui qui a été près de faillir à son devoir d’affronter les dangers avec son peuple, à sa mission de faire corps avec l’empire, dans un projet peut-être de désertion, si on en croit la conclusion donnée par le poète au discours précédent de Stilicon :
His dictis pauidi firmauit inertia uulgi
pectora migrantisque fugam compescuit aulae.
- 40 Get. 314-315. Claudien, par l’utilisation d’aula, prend cependant soin de ne pas citer l’empereur.
Avec ces mots il raffermit les cœurs mous du peuple effrayé,
Il arrêta la fuite de la Cour qui voulait émigrer40.
18Le princeps est ensuite associé à la joie de la cour au moment de l’apaisement provisoire des combats (Get. 453-454). Enfin c’est à l’Auguste, assimilé à l’Italie, mais profané par le siège de Milan, que se réfère Stilicon lui-même dans sa harangue aux troupes avant la bataille de Pollentia :
Nunc nunc, o socii, temeratae sumite tandem
Italiae poenas, obsessi principis armis
excusate nefas […].
Maintenant, compagnons, maintenant enfin punissez
Le viol de l’Italie, compensez par vos traits le sacrilège
D’avoir assiégé le prince […]41.
19Outre ces occurrences, Honorius est le princeps que représente Stilicon lorsqu’il apaise les rebelles :
Sic ducis aspectu cuncti stupuere rebelles,
inque uno princeps Latiumque et tota refulsit
Roma uiro.
Ainsi l’aspect du chef paralysa tous les rebelles ;
En un seul homme resplendirent le prince, le Latium
Et Rome tout entière42.
20Ainsi, Honorius qui n’apparaît qu’une seule fois en lien direct avec la guerre, dans un épisode à forte valeur symbolique, est représenté sur le terrain par Stilicon (dux). Il incarne le pouvoir impérial, le numen étroitement lié au destin de l’Italie, mais plus humainement il est également implicitement associé à la cour (aula), spectatrice des événements, dont il partage les réactions, la joie, mais peut-être aussi la peur.
- 43 6 cons. 453 : Nox erat, « C’était la nuit ».
21C’est dans le 6 cons. que le lien sera plus solidement établi entre Honorius et la guerre. Certes, la pars epica prise en charge par la voix du poète dans une partie des praxeis (127-330) expose longuement les péripéties de la guerre conduite par le seul Stilicon et, une deuxième fois, Honorius lui-même narre ces événements dans sa réponse aux plaintes de Rome (426-493), se faisant le chantre des exploits et du courage de son beau-père dans ce passage émaillé de détails descriptifs qui ancrent la scène dans les ténèbres dissipées par Stilicon43. Le prince livre l’éloge d’un Stilicon agissant, alors qu’il se présente lui-même en spectateur des événements :
Sed ab omnibus unum,
si fama necdum patuit, te, Roma, docebo,
subiectum nostris oculis et cuius agendi
spectator uel causa fui.
Je t’apprendrai,
ô Rome, un seul trait parmi tous : s’il n’est pas encor divulgué,
Je l’ai eu sous les yeux, j’en fus le spectateur,
La cause aussi44.
22C’est l’écho du passage de l’épopée où Alaric, « rendu fou par tous ses succès » (6 cons. 441, crebris successibus amens), s’apprêtait à assiéger Milan (Get. 166-198). Ici, le prince s’identifie à la ville et se présente donc comme l’incarnation du pouvoir impérial que l’on veut abattre :
[…] meque minabatur calcato obsidere uallo,
spem uano terrore fouens, si forte remotis
praesidiis, urgente metu […]
[…] il menaçait de m’assiéger, d’abattre mes remparts ;
il nourrissait l’espoir par une vaine peur, en m’ôtant tout secours,
sous la contrainte de l’angoisse […]45.
23La peur mentionnée ici par Honorius est présentée comme « vaine » car elle n’est qu’une projection des mauvais calculs d’Alaric ; or Honorius n’a pas cédé sous la peur et c’est grâce au souvenir des exempla de courage et de force morale des généraux républicains qu’il a attendu avec confiance l’aide de Stilicon :
Nec me timor inpulit ullus
et duce uenturo fretum memoremque tuorum,
Roma, ducum, quibus haud umquam uel morte parata
foedus lucis amor pepigit dispendia famae.
- 46 6 cons. 449-452 ; Honorius possède à présent les qualités de Théodose et de Stilicon : sans peur (S (...)
Aucun effroi ne me poussa ;
Sûr que le général viendrait, je me suis rappelé, ô Rome,
Tes généraux : jamais, même face à la mort,
Un honteux amour de la vie ne leur fit perdre le renom46.
24On peut noter l’emploi de memor, terme réservé jusque-là à Stilicon (Stil.2, 126), qui inscrit Honorius dans une continuité historique et dans un temps long transcendant, qui l’autorise à puiser dans le passé glorieux de Rome pour orienter son action.
- 47 Victoires qu’il a déjà chantées dans Gild. 122-124).
- 48 Voir Charlet (2017 : 382-383, n. 249).
- 49 Verg. Aen. 8, 677.
- 50 6 cons. 101-102 : Felix ille parens qui te securus Olympum / succedente petit ! Quam laetus ab aeth (...)
25Par ailleurs, nonobstant l’omniprésence de Stilicon dans les récits de la guerre, Claudien prend soin de relier le prince non seulement aux deux victoires sur les Gètes (101 à 126), celle de Pollentia en avril 402 et celle de Vérone en 403 qui est l’objet même de cet aduentus, symbolisées par le laurier d’Honorius : […] praesens […] Getici […] laurea belli […], (6 cons. 384 : « […] le laurier qui est là pour la guerre des Goths […] », mais aussi à la victoire sur le comte africain Gildon47. Elle apparaît dans la cérémonie présente, lorsque Roma remémore les préparatifs de l’aduentus qui aurait dû avoir lieu à sa demande, selon Claudien, après la victoire sur Gildon (366-383) : l’évocation des chevaux blancs préparés pour le char d’Honorius, la construction de l’arc de triomphe à son nom et l’inscription qui dédiait le monument au combat du prince et attestait sa défense de la Libye font d’Honorius l’acteur indubitable de la victoire et l’inscrivent littéralement dans le marbre. La description qui suit des tableaux incisés sur le temple de Jupiter Capitolin offre une représentation d’un triomphe qui n’a pas eu lieu48. Elle autorise une évocation de l’exhibition à Rome des vaincus, parmi lesquels figure Gildon lui-même (alors qu’il est mort en Afrique) et relie par divers indices intertextuels le passage à l’épopée virgilienne : la description des flots rappelle celle gravée sur le bouclier d’Énée (6 cons. 375-376)49. Ainsi, Honorius est clairement associé à toutes ces victoires et Théodose, récompensé de ses conseils, voit son prestige accru des exploits de son fils50. Suit un bref historique des attaques de ces deux ennemis dont Théodose n’était pas parvenu à triompher, contrairement à son fils qui lui apporte cette victoire (112 : fruitur natoque ultore triumphat, « ton père triomphe en son fils vengeur »). Ici est exprimé l’accomplissement guerrier d’Honorius qui a vaincu par sa uirtus. Il est d’ailleurs présenté comme supérieur à Trajan et à Marc-Aurèle, car c’est par ses seules qualités, et non avec l’intervention des dieux, qu’il a triomphé :
[…] ne tibi iam, princeps, soceri sudore paratam,
quam meruit uirtus, ambirent fulmina laurum.
[…] il ne fallait pas que la foudre, ô Prince, entourât les lauriers
Gagnés par la sueur de ton beau-père et mérités par ta valeur51.
- 52 6 cons. 440-442 : […] crebris successibus amens / et ruptas animis sperans inmanibus Alpes.
- 53 6 cons. praef. 11-20.
- 54 6 cons. 44-45 : Iuuat infra tecta Tonantis / cernere Tarpeia pendentes rupe Gigantas, « Sous les to (...)
26Honorius est donc présenté comme celui qui a vengé Théodose de la profanation de ses deux ennemis, Gildon et Alaric, unis dans la même hybris. De plus, cette vengeance n’est pas sacrilège comme celles des deux autres vengeurs de père cités en comparaison : Oreste et Auguste (6 cons. 113-118). Elle n’est entachée d’aucune transgression et c’est en vertu de cette pietas intègre qu’Honorius est présenté comme un anti-Alaric, à travers des jeux d’écho entre le panégyrique et le poème gétique. En effet, Alaric fait preuve de profana mente, « d’un esprit sacrilège », lorsqu’il brave Théodose (6 cons. 105-106) et, plus tard, quand « rendu fou par tous ses succès / dans sa démesure [il] espérait forcer les Alpes »52. Cette hybris s’exprime à travers le motif cher à Claudien de la gigantomachie, présente dans l’adresse de l’Éridan à Alaric qui parle de « la fureur […] des géants », (184-185 : Giganteis […] furiis), mais déjà aussi dans la préface53, et mise en abyme au cœur du proème, dans la représentation de la punition des Géants sur le temple de Jupiter54. Ainsi par l’identification d’Alaric aux géants, Honorius est-il associé à un thème propice au grandissement épique.
- 55 La métamorphose en oiseau de Cycnus, celle des Héliades en peupliers, le fleuve calmant les blessur (...)
27Cependant, plus qu’aux Géants, si fortement reliés à la geste de Stilicon dans l’épopée où ils sont associés aux Gètes (61-76), dans le Panégyrique, c’est la figure transgressive du jeune Phaéton que Claudien oppose à Honorius, dans la mesure où ce malheureux héros est associé à Alaric. Sa triste aventure y est représentée par des broderies sur le manteau du dieu Éridan (6 cons. 165-169) et ses conséquences funestes sont gravées sur l’urne qui sert d’appui à ce dernier55. Or l’Éridan, dans son adresse à Alaric, présente ce destin comme un exemplum qu’il a méprisé, et associe la démesure de Phaéton à celle du Goth face à Rome :
Nec te meus, inprobe, saltem
terruit exemplo Phaethon, qui fulmina praeceps
in nostris efflauit aquis.
Tu n’as même pas craint, canaille,
L’exemple de mon Phaéton qui en tombant souffla la foudre
Dans mes eaux56.
28Le destin de Phaéton annonce donc celui d’Alaric, narré dans les vers suivants (6 cons. 429-505) dans une sorte de résumé de la guerre gétique : l’avancée vers Rome est décrite comme une profanation et sa retraite, durant laquelle les éléments naturels lui font barrière (146-177), comme un parcours honteux :
[…] et immensi reuolutus culmine fati
turpe retexit iter.
[…] déchu d’un immense destin,
Honteusement il reprit son chemin57.
- 58 6 cons. 212 ; en 193-194, il invite les autres fleuves de l’Italie célébrer la victoire.
- 59 6 cons. 185-186 : meus […] Phaeton, « mon […] Phaéton ».
29Or, par le biais de subtils jeux d’échos qui relient l’Éridan, appelé Pater (148), à Théodose et font du fleuve le symbole de l’Italie58, Phaéton, auteur d’une agression contre la double image du père (Soleil / Éridan)59, peut apparaître comme une figure antithétique d’Honorius, lequel est légitimé dans l’entrée du centre symbolique du pouvoir, d’abord sous la protection de son père, ensuite dans sa fonction d’empereur, au cours d’un retour qui, contrairement au retour honteux d’Alaric, est plein de sens.
30Si, dans l’épopée ou le panégyrique, la fonction militaire est déléguée à Stilicon, Honorius est donc l’incarnation du pouvoir, la personne sacrée de l’empereur, inscrite dans l’éternité romaine. Bien qu’il soit présenté par le poète, ou qu’il se présente lui-même, comme spectateur des événements, on note une évolution de l’épopée au panégyrique. Claudien, dans ce dernier, tout en rappelant le rôle essentiel de Stilicon, est cependant parvenu à relier fortement Honorius aux victoires, notamment à la victoire contre Gildon, ce qui contribue à justifier et grandir son triomphe présent. Il lui a conféré la uirtus et une stature héroïque qui marquent l’accomplissement de ses apprentissages guerriers, notamment en l’opposant à des figures historiques et mythologiques. On note les nombreux échos entre les deux œuvres. Mais à présent et à Rome, devant le sénat, dans une lumière beaucoup plus politique, le thème guerrier s’efface un peu devant le thème civique. Plus qu’un héros, il faut être un optimus princeps, dans sa dimension aussi d’empereur-citoyen, figure qui n’apparaissait pas dans le poème gétique. Cela demande un accomplissement.
- 60 6 cons. 82-89.
- 61 Voir les conseils de Théodose à Honorius dans 4 cons. 214-222 ; 257-258 ; 306 ; 311. Cette oppositi (...)
31L’évolution d’Honorius se dévoile en particulier dans son rapport aux résidences impériales qu’il occupe et parfois qu’il choisit. Enfant de deux cours, il a résidé d’abord à Constantinople, ensuite à Milan, enfin à Ravenne. Ces villes sont la plupart du temps présentées dans leur rapport avec Rome et surtout en opposition à l’Vrbs. Ainsi en est-il de Constantinople qui n’a pu, après la première venue d’Honorius à Rome, le détourner de son amour pour l’Occident (6 cons. 80-81). Dans les vers suivants, l’enfant affirme son vœu de régner sur la partie occidentale de l’empire, vœu qu’aurait exaucé la déesse Fortuna en initiant l’usurpation d’Eugène, à la source de son retour en Occident60. Il est à noter que la cité de Constantinople n’est pas nommée, mais désignée à travers sa situation géographique, orientale, car dans le couple Rome / Constantinople s’incarne l’opposition Occident / Orient qui parcourt l’œuvre de Claudien, l’Orient étant le lieu des richesses, du luxe, de l’oisiveté et de la servilité, alors que l’Occident, centre historique de l’Empire, est celui de la vertu comme d’une gouvernance propice à la liberté des citoyens61. À noter que l’emploi du terme arce (6 cons. 81, « citadelle ») renvoie Constantinople à un lieu de l’enfermement et de la protection.
- 62 Voir Charlet (1994 : 114-116).
32Milan, résidence impériale depuis 285, est désignée dans les deux œuvres par le terme Ligur (Get. 554 ; 6 cons. 363, 443). Elle n’est jamais nommée précisément par Claudien, qui semble la tenir en mépris, bien qu’il y ait vécu longtemps et récité plusieurs panégyriques62. Dans l’épopée gétique, loin de la mentionner lors des épisodes cruciaux qui la concernent (453-490), il cite Rome et c’est à Rome qu’est associée l’annonce de la victoire (450-453). De plus, Milan apparaît dans ces deux œuvres comme le lieu de la claustration et de la terreur ; ainsi, dans son apostrophe initiale à Stilicon dans l’épopée, le poète identifie dans une saisissante analogie le retour de la paix à la fin de l’isolement des Milanais claustrés chez eux par la peur des Goths à leur porte :
Iam non in pecorum morem formidine clausi
prospicimus saeuos campis ardentibus ignes.
- 63 Get. 44-45 ; cf. Get. 314-315.
Nous ne regardons plus, enclos par la peur comme du bétail
les feux cruels qui brûlent les campagnes63.
- 64 Les constitutions impériales datées de Ravenne à partir du 6 décembre 402 en attestent : Cod. Theod(...)
- 65 6 cons. 494 : muros […] Rauennae, « murs […] de Ravenne ».
- 66 Sévère, en particulier.
33Et, dans 6 cons. (443), lors de l’avancée d’Alaric vers Milan, il est dit qu’« il a déjà poussé son armée jusqu’aux murs du Ligur apeuré », iam Ligurum trepidis admouerat agmina muris. Honorius quitte cette cité en 402, après la levée du siège, pour Ravenne, résidence plus sûre, entourée de marais64. Ainsi, ces deux villes, désignées par leurs murailles65, relient implicitement Honorius à la figure du princeps clausus, motif important associé à certains empereurs du troisième et quatrième siècle dans l’Histoire Auguste66. Honorius semble alors avoir progressé dans son éloignement de Rome.
34Milan et Ravenne sont présentées dans le panégyrique comme les rivales de Rome, dans la prosopopée de la déesse, car elles jouissent de la présence du Prince67. Plus loin, des plaintes de Rome surgit l’image d’un prince errant, en exil :
Quem, precor, ad finem Laribus seiuncta potestas
exulat imperiumque suis a sedibus errat ?
- 68 6 cons. 407-408 ; voir Cat. 1, 17-18.
Jusqu’où, je t’en prie, le pouvoir, séparé de ses Lares,
Sera-t-il exilé et l’Empire va-t-il errer loin de son siège68 ?
- 69 6 cons. 39-42 : Non alium certe decuit rectoribus orbis / esse larem, nulloque magis se colle potes (...)
- 70 Auguste avait sacralisé son retour à Rome en 10 en élevant un autel à cette divinité.
- 71 6 cons. praef. ; cf. l’éloge de Rome dans Stil. 3, 130-173.
- 72 Get. 211-212 ; cf. 6 cons. (184-185) : Alaric a osé « Assaillir la Ville des dieux », Vrbem temptar (...)
35Ainsi le prince est exilé de ses propres Pénates, car le seul lieu qui lui convienne (22 : propria sede, « au siège qui lui appartient »), c’est Rome, Roma aeterna. Si l’on résume les éléments essentiels de ce motif présents dans les deux dernières œuvres du poète, c’est le seul lieu légitime pour l’empereur sur tous les plans, juridique et théorique69. Sur le plan politique et religieux, Claudien, en ouvrant le panégyrique sur la divinité Fortuna Redux, place l’aduentus triomphal et le consulat dans leur contexte républicain et augustéen70. Enfin, cette légitimité d’ordre cosmique est exprimée par une image astrale : le Prince, par sa nature solaire, imperii sidus (23, « l’astre de l’Empire »), est à sa vraie place lorsqu’il est à Rome (6 cons. 411-412)71. C’est donc un lieu sacré, comme il est dit dans Get. 506-509 (nec numina sedem / destituunt, « les dieux / Ne quittent pas ce lieu »). Il ne peut être violé et doit être protégé, motif essentiel dans le poème gétique72. C’est vers Rome qu’Honorius se dirige dans un des passages les plus révélateurs de son accomplissement, en écho avec l’ouverture du poème, un retour qui confère à cet aduentus un caractère exceptionnel, puisque c’est celui qui réunit Rome et la trabée (6 cons. 1-5).
- 73 Pour une analyse de ce passage, Guipponi-Gineste 2007 dont je reprends ici les grandes lignes.
- 74 6 cons. 500-501 : victoire sur Hasdrubal.
- 75 Verg. Georg. 2, 155-157 (136-176) : laudes Italiae où est chanté le canal creusé par Agrippa.
- 76 6 cons. 500 (Traduction personnelle).
- 77 L’année qu’ouvre son consulat est felix ; cf. 6 cons. 17 ; 640. Peut-être aussi l’iter s’inscrit-il (...)
- 78 Soler (2005 : 411).
- 79 3 cons. 117-118 : à son passage, renaissance du chant prophétique des chênes de Dodone ; 6 cons. 26 (...)
36Honorius en effet gagne la Ville au cours d'un authentique voyage initiatique (6 cons. 494-522)73. En préambule, on observe que le prince n’est plus un princeps clausus, mais un princeps apertus, qui se met en mouvement et sort des murs de Ravenne dès la fin de sa réponse à Rome. Ce voyage s’inscrit dans un espace réel, mais s’ouvre sur un parcours symbolique, par le biais notamment d’un riche intertexte. En effet, après avoir quitté le lieu retiré et clos qu’est Ravenne, le Prince découvre son territoire, dans une Italie riche de vieux cultes et de souvenirs historiques victorieux74, à travers des ouvrages d’art (route taillée dans la roche, murailles antiques) qui témoignent de la puissance civilisatrice de Rome et se prêtent à des réminiscences virgiliennes75. La dimension initiatique de cette confrontation à l’Italie est soulignée par la furtive image de la catabase lors du passage d’Honorius dans l’expression « les viscères de la terre », uiscera rupis (503), qui renvoie à une voie creusée par Vespasien, et aussi par l’image sous-tendue du labyrinthe à travers les méandres des cours d’eau rencontrés : le uagus Métaure (501), le Nar aux tortis anfractibus, « tortueux détours » (519). C’est aussi un parcours triomphal aux couleurs païennes qui vient compléter la cérémonie que Rome avait préparée en vain, selon les dires du poète, pour Honorius après la victoire sur Gildon (369-383) : l’ébranlement du cortège, le détour vers le Clitumne au bord duquel paissent les blancs troupeaux destinés traditionnellement au sacrifice à Jupiter (506-507 : uictoribus, Latiis […] triumphis). L’accueil de la déesse Fortuna, « plus joyeuse » laetior76, pourrait aussi exprimer la felicitas d’Honorius, en particulier sa chance à la guerre77. Enfin, c’est un parcours humain, dans la mesure où ce voyage donne des indices de la destinée d’Honorius et révèle sa personnalité d’empereur, cela dans une réminiscence virgilienne dès l’ouverture, relinquit, qui impose la figure d’Énée à l’orée de ses périples (Verg. Aen. 3, 10-11), modèle du voyageur dont le parcours révèle le caractère, en particulier la pietas à la fois filiale et religieuse78. C’est cette dernière qui domine dans ce passage, car certaines étapes du voyage possèdent une dimension oraculaire plus ou moins explicitée. Outre la présence du sanctuaire de Jupiter, lieu de consultation divinatoire, le détour voulu par l’empereur pour se rendre au Clitumne (506-514), un mirabile, une merveille de la nature, dont la fonction oraculaire est attestée dans la littérature, met le prince en lien étroit avec le sacré. À deux reprises, dans la narration du voyage d’Honorius de Constantinople à Milan et au début du sixième panégyrique, était énoncé le pouvoir d’Honorius de faire renaître les oracles, attestation de la part de sacré chez l’empereur79. Mais, dans ce dernier iter, ce topos impérial accompagne un parcours plus personnel. Les particularités de ces eaux énoncées aux vers 513-514 :
[…] haec sola nouam iactantia sortem
humanos properant imitari flumina mores.
ont donné lieux à diverses interprétations : elles dévoileraient l’avenir, dans une traduction peut-être un peu forcée :
- 80 Dubourdieu (1997 : 140) ; on consultait sous la forme de divers supports, tablettes ou bâtonnets qu (...)
[…] ces flots seuls, fiers de faire sortir une nouvelle tablette de sort, se hâtent d’annoncer le destin des hommes80.
Jean-Louis Charlet traduit par :
[…] Seul son courant, fier d’un sort singulier
Se hâte d’imiter le caractère humain81.
37Il convient de retenir dans les deux cas le caractère exceptionnel de ces eaux qui reproduisent les mouvements et reflètent la personnalité, mais à condition de manifester calme et pondération :
[…] tacito passu quem si adiret,
lentus erat ; si uoce gradum maiore citasset,
commixtis feruebat aquis.
[…] si l’on y va d’un pas silencieux,
Elle a un débit lent ; quand on presse le pas en parlant fort
Elle agite et brasse ses flots82.
- 83 Cod. Théod. : 55 emplois de Serenitas Nostra dont 32 après 390 ; cf. 3 cons. 282 ; 4 cons. 183 ; 25 (...)
- 84 6 cons. 538-540.
- 85 Verg. Aen. 8, 68.
38Cette attitude implique une grande maîtrise de soi et, bien que le poète ne donne pas de précisions sur le comportement d’Honorius, le souci qu’il a eu de se confronter au mirabile peut laisser penser que, loin de se comporter en visiteur agité et bruyant, le prince fait montre de sa serenitas ou tranquillitas, qualités rapportées traditionnellement aux dieux et à l’empereur83. Cette sérénité est par ailleurs attestée, à son entrée dans Rome, par l’effet produit sur la nature, la dissipation des nuages84. Enfin, les gestes d’Honorius (salut et libations) face au Tibre scellent l’entrée dans un univers sacré et cette réminiscence de la rencontre d’Énée avec le fleuve confirme l’arrière-plan mythique et textuel qui fait de cet iter un parcours de refondation et du prince un nouvel Énée85.
- 86 Gild. 354-355 : per somnos mihi, sancte pater, iam saepe futura / panduntur multaeque canunt praesa (...)
- 87 Stil. 2, 216-217.
- 88 Cf. Ruf 2, 324-338 ; Eutr.2, 310-313 ; les ennemis de Rome paraissent incapables de déchiffrer les (...)
- 89 3 cons. 123-124.
- 90 6 cons. 523-528.
- 91 6 cons. 353-356 ; 536 : iuuenescere, « rajeunir ».
- 92 Sur cet équilibre entre dimension monarchique et dimension républicaine, Bureau (2018 : 46).
39Si on compare avec le voyage précédent d’Honorius, il est seul, agit, met les troupes en mouvement, est lui-même à cheval (6 cons. 516), domine le paysage, décide du détour qui le confronte à une nature oraculaire, signalé par un changement d’énonciation, un passage solennel à la deuxième personne ; c’est souligner l’importance de cette étape où le prince, confronté à un mirabile, entre dans un rapport aux signes qui se dévoilent aux êtres d’exception. Ses rêves prémonitoires dans le De bello Gildonico attestaient déjà ce pouvoir qui exprime le lien privilégié de l’empereur avec les dieux86. Cette capacité à décrypter les signes joue un rôle important aussi dans le portrait de Stilicon dans l’épopée gétique, en particulier quand il garde sa sérénité face aux terrifiants présages : Solus erat Stilicho […], (Get. 267-268 : « il n’y avait que Stilicon »87). Le contre-modèle dans ce domaine est Alaric, qui se fie à une prophétie peu fiable (dubiis fatis, « prophéties douteuses ») et se trompe sur le sens du mot Vrbem (Get. 550-557)88. Mais parallèlement à cette révélation de son caractère sacré, Honorius, dans cet iter, se conduit aussi en princeps-ciuis : il s’est incliné devant le Tibre, symbole de Rome, à l’opposé du voyage précédent où l’Éridan s’inclinait devant lui dans un geste d’adoration89. C’est l’indice de son respect présent pour la Ville, nommée à plusieurs reprises Thybris, dans laquelle il doit incarner l’optimus princeps. On voit combien cet iter de retour à Rome d’Honorius est antithétique de celui de Phaéton / Alaric (6 cons. 132 : turpe retexit iter, « Honteusement il reprit son chemin ») : Honorius avance vers Rome en toute légitimité, domine la nature et progresse sans rencontrer d’obstacles. À l’hybris de Phaéton et d’Alaric, inscrite dans un espace profané, s’oppose la pieuse marche d’Honorius. On pourrait dire enfin que le jeune Honorius, dont la beauté physique est soulignée à son arrivée à Rome, s’avance dans une quête amoureuse vers sa promise, Rome étant elle-même personnifiée en jeune fiancée parée pour recevoir son prétendant90. Ces motifs qui suggèrent l’union mystique avec l’Vrbs sont en consonance avec la vision d’une ville agrandie, embellie et rajeunie91. À son arrivée à Rome, Honorius a donc tous les atouts en main : une légitimité fondée sur la transmission dynastique et sur les vertus acquises dans les apprentissages prodigués essentiellement par Théodose lui-même, mais aussi sur son propre parcours personnel tel que le poète l’a dessiné : il est passé de l’enfermement à l’ouverture, de la peur au courage, de l’état de spectateur à celui d’acteur. Rome est le lieu où tous ces fils prennent un sens car Honorius y incarne l’optimus princeps dans une mise en scène du projet politique et idéologique probablement de Claudien lui-même et qui demanderait un développement impossible dans ce cadre. Nous laissons donc Honorius aux portes de Rome où il peut mettre en acte ses qualités face au peuple romain, notamment la ciuilitas et le respect des traditions républicaines, tout en incarnant pleinement le charisme impérial92.
40Le parcours d’Honorius apparaît pleinement dans ces deux dernières œuvres : son enfance y est largement rappelée, insérée dans un cadre dynastique et familial nécessaire à présent non plus à sa légitimité, mais à sa gloire. Théodose y joue un rôle essentiel, mais il était important aussi de rappeler le rôle de Stilicon en tant qu’éducateur et père de substitution. Les apprentissages sont à l’origine de sa vertu guerrière et de ses qualités morales, civiques et politiques indispensables à un prince citoyen. Théodose, par ses paroles et l’exemple même qu’il donne, joue un rôle essentiel. Claudien a fait en sorte que la figure écrasante de Stilicon dans son œuvre entière et forcément dans l’épopée gétique ne fasse pas trop d’ombre à celle d’Honorius dans le panégyrique. Si, dans l’épopée gétique, Honorius est absent du théâtre de opérations, enfermé dans son palais milanais, il apparaît indéniablement comme l’incarnation de l’Empire, le numen qui peut influer sur son peuple, et dans la lumière du mythe romain. Dans la dernière œuvre de Claudien, Honorius étincelle et, parmi les figures mythiques ou littéraires qu’il incarne, brille un nouvel Énée. Claudien rappelle dans ce panégyrique combien son destin est lié à Rome depuis l’enfance et il donne à voir la métamorphose du jeune homme en princeps selon ses vœux. C’est donc riche de ses apprentissages, des exempla littéraires et humains dont il a été entouré, de son évolution personnelle qu’il peut pleinement remplir à Rome son rôle d’optimus princeps. L’image de Théodose peut s’effacer (6 cons. 557-559) devant celui qui représente l’avenir et, si Stilicon en prend le relais, c’est en vertu de ses liens familiaux et en tant que fidèle dux. Honorius est devenu une véritable source d’inspiration pour Claudien et peut-être une espérance. En effet, on perçoit une continuité depuis le quatrième consulat d’Honorius dans sa vision du pouvoir idéal, celui de l’empereur-citoyen, exposé dans les conseils de Théodose à son fils et mis en acte dans le sixième ; ce modèle a peut-être encore un sens politique pour une partie du public de Claudien. Cependant les souhaits exprimés par Claudien ne seront pas exaucés. L’invitation à faire corps avec Rome échoue : Honorius retourne à Ravenne durant l’été 404 et gouverne l’Empire d’Occident sans retour à une forme inspirée par la tradition romaine ; sur le plan religieux, il s’arrête à la tombe de Pierre lors de son aduentus et non dans un temple, selon Augustin (Serm. 61, 25), et il durcit en 407 la législation contre les païens. Par ailleurs, ce programme gênait peut-être aussi Stilicon lui-même. Cette évolution de Claudien, dans son ultime œuvre, vers une forte mise en lumière des éléments traditionnels (païens), a pu jouer un rôle dans sa disparition.