Georgios Vassiliades, La res publica et sa décadence. De Salluste à Tite-Live
Georgios Vassiliades, La res publica et sa décadence. De Salluste à Tite-Live, Bordeaux, Ausonius, Collection « Scripta antiqua » 142, 2021, 692 p.
Texte intégral
1Signe des temps, l’heure n’est plus au progrès (pensons aux Idées romaines sur le progrès d’après les écrivains de la République d’A. Novara, de 1983) : avec La Res publica et sa décadence de Salluste à Tite-Live, G. Vassiliades propose une étude de la pensée de la décadence chez Salluste et Tite-Live. Dans l’introduction (p. 17-37), tout en soulignant l’anachronisme du terme forgé à partir du latin médiéval decadentia, il affirme la pertinence de la notion qu’il définit comme un processus progressif de chute depuis un état perçu comme idéal du point de vue moral à un état dégradé, et qu’il retrouve, sous la forme d’une construction philosophico-politique, chez les deux historiens. La 1ère partie (« Présentation de la décadence : vocabulaire, étapes historiques et métaphores », p. 39-276), décrit le déploiement de cette pensée chez les deux auteurs, qui, les premiers, l’articulent à la réflexion sur le devenir historique de Rome (« Penser et définir la décadence en Grèce et à Rome avant Salluste et Tite-Live », p. 41-56), à travers un vocabulaire propre à dire le contraste entre un passé vertueux et un présent aux mores corrompus ; grâce à l’élaboration de jalons chronologiques conduisant la cité à la décadence (« Les étapes historiques de la décadence de la res publica », p. 57-217) ; par la métaphore médicale qui traduit une conception organiciste de la cité (« La res publica, son temps historique et la représentation de sa vie », p. 219-273).
2La 2e partie, « L’interprétation de la décadence. Les causes de la maladie de la Res publica » (p. 277-504) suggère que la « recherche des causes », caractéristique de l’historiographie grecque classique, est réinterprétée par Salluste puis Tite-Live dans le sens d’une identification des causes de la décadence de la Res publica : les forces qui sont motrices dans l’historiographie hellénistique ne semblent pas premières (« Les facteurs extra-humains et la décadence : la fortuna, le fatum et les dieux », p. 283-342) : chez Salluste, la puissance de la fortuna est minorée, tandis que chez Tite-Live, la τύχη, aveugle et capricieuse, est certes devenue une puissance providentielle servant la réussite de Rome, mais elle vient, comme les fata, en appui de l’action des Romains ; la crainte de l’ennemi identifiée comme cause de dégradation morale (« Un facteur historico-psychologique et la décadence : le metus hostilis », p. 343-394), absente de la Conjuration de Catilina, apparaît dans la Guerre contre Jugurtha, mais est au cœur d’une contradiction, puisqu’elle s’oppose à la conception optimiste de la nature humaine de la préface ; contradiction qui conduirait à une vision plus pessimiste de la nature humaine dans les Histoires ; en revanche, chez Tite-Live, il n’est pas présent, sinon comme élément discursif : le rôle majeur incombe à la nature humaine (« L’homme, sa nature et leur rôle dans la décadence de la res publica », p. 395-502) : chez Salluste, lorsque les forces du corps l’emportent sur celles de l’âme, chez Tite-Live, lorsque l’impetus domine, dans l’âme, sur le consilium.
3La 3e partie (« La guérison de la res publica : à la recherche des remèdes à la décadence », p. 505-599) s’attache à identifier les remèdes proposés par les historiens, en particulier celui d’une histoire mobilisatrice d’exempla, que Salluste se refuse finalement à réaliser, mettant en œuvre une stratégie d’« exemplarité annulée » (« Salluste et les remèdes à la décadence », p. 511-548), tandis que chez Tite-Live demeure l’espoir que les exempla offerts aux gouvernants et gouvernés permettent de restaurer l’État (« Tite-Live et les remèdes à la décadence », p. 549-595). La conclusion, p. 597-599, relève que la notion de décadence peut ainsi se voir dotée, chez Salluste, d’une structure théorique la liant aux questions de causalité historique et à une réflexion sur la nature humaine, structure à laquelle l’Histoire romaine constitue une réponse.
4Des introductions et conclusions encadrent chaque partie, facilitant la lecture. Une annexe constituée d’un tableau analytique, et suivie de résumés détaillés des crises, de leur date, de leurs instigateurs, des facteurs et des moyens de résolution de la crise présente une « description des crises de la 1ère décade de l’Ab Vrbe condita » qui vient en appui de la 1ère partie. La riche bibliographie (p. 631-671), classée par auteur et par thème, suivie d’un index des sources citées et commentées (p. 673-692), reflète l’ampleur du travail de lecture et de confrontation effectué. Si la décadence est désormais considérée par les historiens comme un concept inopérant, elle a néanmoins une place dans l’actualité éditoriale ; on la considère aussi, assez superficiellement, comme un topos d’une littérature latine traversée par la déploration de la perte de valeurs. Si la démonstration pourrait parfois être plus synthétique, l’ouvrage constitue un outil essentiel pour la compréhension de la notion, comme pour les études sallustéennes et liviennes, en ce qu’il offre une discussion nourrie de dossiers historiographiques tels que le commentaire des préfaces sallustéennes (p. 397-411) ; de la synkrisis (p. 531-540) ; la religiosité de Tite-Live (p. 310-342) ; le positionnement de Tite-Live vis-à-vis d’Auguste (p. 572-595), etc., et qu’il propose de fines analyses ponctuelles (p. 72-73, la contradiction apparente entre Cat., 10, 3 et Cat., 11, 1, se résout si l’on considère que, pour Salluste, l’ambitio apparaît avant l’auaritia, mais tourmentait, exercebat, davantage les hommes ; le rapprochement avec une image de Plaute, pour comprendre la maladie de l’âme comme un mélange d’action individuelle et collective, p. 244-247; avec Celse, p. 269, pour envisager les uitia comme des plaies sur le corps de la cité). On pourrait discuter certains points : ainsi, le sens que G. Vassiliades attribue aux exempla : les actions des grands hommes de Rome sont loin de constituer un bloc univoque, uniformément source d’exempla ; de même, la dernière phrase, « Cependant, on attendra toujours les barbares » (p. 608), qui renvoie au poème de C. Cavafis cité en préambule, étonne : elle introduit une notion nouvelle, celle de « barbarie », qui n’est pas un point central de la réflexion des deux historiens sur la décadence de la Res publica. La lecture invite à poursuivre la réflexion : la réflexion sur la décadence peut-elle donner forme à une écriture nouvelle de l’histoire ? Si la démonstration peine à établir une distinction entre temps linéaire et temps cyclique, n’est-ce pas parce que celle-ci est peu opérante pour le temps antique, qui conjugue, au sein d’une conception cyclique, l’éternité d’une Rome protégée par les destins avec la conscience de la finitude des choses humaines ? Enfin, au lieu de chercher à les utiliser pour illustrer la permanence illusoire d’une notion à travers les siècles, comment nous efforcer de lire Salluste et Tite-Live en identifiant les strates successives des textes qui les ont lus et ont façonné notre réception ?
Pour citer cet article
Référence électronique
Marine Miquel, « Georgios Vassiliades, La res publica et sa décadence. De Salluste à Tite-Live », Vita Latina [En ligne], 204 | 2024, mis en ligne le 01 février 2024, consulté le 22 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/vita/411 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/vita.411
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