- 1 Catull. 28, 7-12 ; sur ce point, voir Grimal (1978 : 94).
- 2 Catull. 29 ; 52 ; 54 ; 57 ; 93 ; 94 ; 105 ; 113 ; 114 ; 115 ; cf. Suet. Iul. 73.
- 3 C’est la proposition de Konstan (2007 : 85) ; pour les invectives de Catulle contre César et le « p (...)
- 4 Cic. Brut. 283.
- 5 Suet. Iul. 52.
1Qu’est-ce qu’un « livre » dans la Rome ancienne, et principalement à la fin de la République ? Sous quelle forme matérielle se présente-t-il ? Comment est-il fabriqué, reproduit et mis à la disposition du public ? À ces questions l’œuvre de Catulle propose un certain nombre de réponses, qui témoignent d’abord de l’intérêt pour ainsi dire « bibliophilique » qu’il porte au livre en tant qu’objet ; bien sûr, à travers ces notations concrètes, ce sont surtout ses idées sur la création littéraire qu’exprime le poète, comme aussi ses enthousiasmes ou ses aversions pour les auteurs de son temps, et, finalement, son ambition de conquérir la gloire immortelle des Lettres. Une telle ambition apparaît d’autant plus grande que si C. Valerius Catullus, déjà âgé de 27 ans, avait certes intégré en Bithynie l’état-major du préteur C. Memmius, la déception que lui causa cette mission semble l’avoir convaincu de renoncer définitivement à l’exercice des magistratures et de poursuivre sur la voie exclusive de la création poétique1. De fait, bien qu’il soit difficile d’apprécier dans quelle mesure les épigrammes infamantes de Catulle contre César, Pompée, Mamurra ou Vatinius2 témoignent de sa part d’une prise de conscience devant les périls que représentaient pour la République les menées de l’ambition3, il semble en revanche bien établi que les querelles du Forum, pas plus que les champs de bataille, n’ont constitué à ses yeux le terrain le plus propice à des succès durables. Son cas est de ce point de vue assez singulier, comparé à celui des autres noui poetae (des autres « novateurs »), tels Licinius Calvus ou Helvius Cinna, eux qui, pour avoir été poètes, n’en sont pas moins connus respectivement comme orateur4 et comme tribun de la plèbe5.
- 6 Cet article est le texte, légèrement remanié, d’une conférence prononcée le jeudi 24 mars 2022, dan (...)
- 7 Catull. 1, 10 : Plus uno maneat peremne saeclo (trad. Lafaye 1992). Le texte utilisé est celui de l (...)
2C’est donc au livre et à la vie littéraire que nous nous intéresserons, en relisant quelques-uns des poèmes les plus passionnés que Catulle ait composés6. On ne s’étonnera pas que la majorité d’entre eux figurent parmi les polymètres de la première partie de son œuvre et les distiques élégiaques de la troisième, plutôt que parmi les docta carmina réunis au centre de l’ouvrage : c’est que les polymètres et les distiques sont les pièces les plus personnelles de leur auteur, celles à travers lesquelles il a donné à entendre ses amours, ses amitiés ou ses inimitiés. Et nous verrons que ce sont justement les questions liées au livre et à la vie littéraire qui suscitent chez lui certains de ses sentiments les plus vifs et les plus profonds, tels que pouvait en éprouver un jeune écrivain mort à trente ans, qui pour son libellus espérait qu’il pourrait « vivre toujours jeune au-delà d’un siècle »7.
3Catulle a dédié son livre à Cornelius Nepos, originaire comme lui de Gaule Cisalpine, et plus âgé d’une vingtaine d’années environ (il était né entre 110 et 100). C’est cet hommage que nous examinerons pour commencer, car il illustre d’emblée comment la description du livre en tant qu’objet permet au poète de définir un certain idéal esthétique, idéal qu’il partage avec un écrivain dont il mentionne les Chroniques, et qui était également l’auteur de diverses biographies, d’essais moraux et même de poèmes érotiques8.
- 9 Trad. Robert 2004.
- 10 Trad. Lafaye 1992.
- 11 Pour les noms donnés au « livre », liber, uolumen ou codex, voir Spallone (2008 : 22-49).
- 12 Pour une description du uolumen, sa fabrication, son emploi et sa transmission, voir Bouquiaux-Simo (...)
- 13 Tib.3, 1, 13 : atque inter geminas pingantur cornua frontes (« et que des peintures ornent les extr (...)
4Dans la dédicace à Nepos, l’hommage se teinte d’une certaine familiarité. Le nom du dédicataire semble en effet surgir presque par hasard en réponse à une question assez désinvolte : « À qui dédier ce charmant recueil […] ? À toi, Cornelius » (v. 1-2), et le soutien apporté jadis par l’historien au jeune poète : « car tu pensais déjà que mes fadaises avaient quelque valeur » (v. 3-4), se voit récompensé par un cadeau dont l’intérêt paraît très relatif à celui-là même qui en est l’auteur : « Reçois donc ce que contient ce petit livre, vaille que vaille » (v. 8-9)9. Le vocabulaire du livre, un objet d’abord décrit en ses caractéristiques matérielles, suggère cependant que cette modestie n’est que posture, et que l’ouvrage n’est pas sans qualités littéraires. Les deux premiers vers, en effet, donnent à voir un « joli petit livre », lepidum […] libellum, un livre « tout neuf », nouum, « qu’une sèche pierre ponce a récemment poli », arida modo pumice expolitum10. Ces mots ont d’abord un sens technique, et s’appliquent probablement, même si le terme n’est pas employé ici, à un « rouleau », uolumen, qui est, à l’époque de Catulle, le support le plus courant pour retranscrire une œuvre littéraire11. Les feuilles d’un uolumen sont fabriquées à partir des fibres du papyrus, une plante vivace des marais égyptiens, dont la tige est décortiquée en fines lamelles allongées, que l’on range côte à côte sur une surface plane, horizontalement puis verticalement, en deux couches superposées. Les feuilles ainsi obtenues sont ensuite collées les unes aux autres pour être commercialisées sous la forme d’un rouleau. Généralement, on n’utilise que la face interne de ce rouleau, c’est-à-dire le « recto », le côté des feuilles où les fibres sont horizontales et ne gênent pas la progression du « calame », le roseau servant pour écrire12. Afin de donner à l’objet l’éclat du fini, – c’est probablement ce que suggère le vers 2, – le fabricant prend soin de poncer le bord supérieur et le bord inférieur du livre, qui constituent aux deux extrémités de celui-ci, lorsqu’il est enroulé, comme « deux fronts », appelés dans d’autres textes geminae frontes13.
- 14 Feeney (2012 : 34-38).
- 15 Trad. Robert 2004.
- 16 Sur la polysémie de l’adjectif lepidus, l’un des mots les plus importants du vocabulaire néotérique (...)
- 17 Capasso (1995 : 21-30) ; Thomson (1998 : 198).
- 18 Pour tout ce passage, trad. Robert 2004.
- 19 Robert (2004 : 319, n. 1).
5Au-delà de cet aspect technique, le vocabulaire employé par Catulle est une manière de suggérer, sur le plan artistique cette fois, que son libellus constitue une sorte de « manifeste » des νεώτεροι, des noui poetae14 : c’est un ouvrage « d’un genre tout neuf »15, nouus, admirable par sa tonalité « spirituelle », – c’est une autre traduction possible pour lepidus16, – et par un « poli » qui n’est pas seulement celui des feuilles, mais également celui du style, expolitus (v. 1-2). De même, l’éloge des Chronica composés par Nepos, une œuvre qui comportait des synchronismes entre l’histoire grecque et l’histoire romaine, passe par une référence concrète à la charta, la « feuille » de papyrus et, par synecdoque, aux différents « volumes » que « déroule » l’auteur (v. 6)17 : explicare, c’est, au sens propre, « déplier » le manuscrit jusqu’à l’ombilic, umbilicus, jusqu’au cylindre de bois ou d’os fixé à son extrémité afin de garantir la rigidité de l’ensemble. Par métaphore, l’expression tribus explicare cartis suggère donc que Nepos avait « développé » ses chroniques « en trois livres », c’est-à-dire « en trois parties », écrites peut-être sur trois uolumina différents. Les qualités littéraires ainsi relevées par Catulle dans l’ouvrage de Nepos font écho à celles qu’il revendique pour son propre recueil : la nouveauté, nouitas, puisque Nepos est à ses yeux le premier des écrivains d’Italie à avoir osé offrir au public une œuvre historique de ce genre iam tum cum ausus es unus Italorum (v. 5 : « lorsque tu fus le seul des Italiens à oser ») ; la brièveté, puisqu’il lui avait suffi de trois volumes pour expliquer l’histoire universelle omne aeuum […] explicare (v. 6 : « développer […] une histoire universelle ») ; l’érudition et le travail du style cartis / doctis […] et laboriosis (v. 6-7 : « en volumes d’une science […] méritoire »)18, puisque l’ouvrage tenait vraisemblablement de la compilation anecdotique et savante, présentée sous forme de séquences rythmiques héritées de la poésie19.
- 20 Libellus est une variante de liber, fréquemment utilisée pour désigner un recueil poétique : voir K (...)
- 21 Trad. Bardon 1970.
- 22 Pour un état de la question, voir Skinner 2007 ; Butrica (2007 : 19-24), prolonge le débat en suppo (...)
6Le terme générique utilisé à deux reprises par Catulle pour désigner l’ouvrage qu’il dédie à Nepos, libellus (v. 1 et 8), confirme ces affinités littéraires en jouant sur la polysémie. Concrètement parlant, l’ouvrage dont il est ici question est probablement un rouleau de faible diamètre, comme le suggère l’emploi du diminutif de liber20 ; à notre époque, où le livre se présente sous la forme de plusieurs cahiers reliés, nous parlerions d’une « plaquette » de vers21. Tirant argument de ce que les quelque 2 400 vers du corpus catullien auraient rempli un rouleau deux ou trois fois plus long que les autres recueils de vers latins parvenus jusqu’à nous, d’une part, et de ce que les poèmes qui le composent sont classés en trois sections différentes en fonction de critères essentiellement métriques, d’autre part, on a parfois supposé que la dédicace à Nepos n’aurait concerné que tout ou partie des polymètres (cc. 1-60), les maiora carmina (cc. 61-68) et les courtes pièces en distiques élégiaques (cc. 69-116) ayant fait l’objet de publications séparées, dont le nombre et le contenu font encore aujourd’hui débat22. Quoi qu’il en soit, les œuvres de Catulle auxquelles Nepos a apporté son soutien, du temps où il rédigeait ses propres Chroniques, sont appelées par le poète nugae (v. 4), un terme qui définit assez bien les courtes pièces en mètres variés de la première section. Si toutefois nous nous en tenons à l’hypothèse d’une publication unique pour l’ensemble du corpus catullien, – peut-être sur trois uolumina différents, mais réunis à l’intérieur d’une même capsa, une même « boîte à livres », – nous verrons alors, dans l’emploi du diminutif libellus, l’expression de l’attachement affectif de l’auteur envers ses poèmes, ainsi que la revendication de son idéal esthétique, celui d’une œuvre brève et d’une poésie mineure, aux antipodes de l’enflure de certaines œuvres épiques de son temps.
7Après cette dédicace à un écrivain plus âgé, vanté essentiellement pour ses qualités d’historien, le recueil de Catulle contient deux autres hommages à des amitiés littéraires sur lesquels nous pouvons maintenant nous arrêter ; à la différence du précédent, ces hommages ont en commun d’avoir été composés par Catulle pour des auteurs qui ont sensiblement le même âge que lui, et dont le domaine de prédilection est la poésie.
- 23 Bardon (2014 : 225-226 sur les discours de Calvus et 341-344 sur son œuvre poétique).
- 24 Depuis Lavency 1965, une partie de la critique considère cependant que le poème 50 a été composé po (...)
- 25 Trad. Ernout 1964.
- 26 Trad. Ernout 1964.
- 27 Trad. Ernout 1964 et Bardon 1970 ; pour l’interprétation, voir en particulier Thomson (1998 : 325) (...)
- 28 Pour tout ce passage, trad. Ernout 1964.
- 29 Cf. Catull. 62, 11-19.
- 30 Sur l’emploi de ce vocabulaire, voir Dorandi (2007 : 19-22) ; Blanck (2008 : 89-91).
8Le carmen 50, tout d’abord, évoque les jeux de Catulle avec Licinius, et la manière dont s’écrivent les vers. De C. Licinius Calvus, nous savons qu’il fit une carrière d’orateur politique (le carmen 53 se fait l’écho de l’exclamation admirative suscitée par l’un de ses discours contre Vatinius) et qu’il composa un recueil de poésies variées (le carmen 96 évoque l’epicedion, le « chant funèbre » qu’il avait écrit pour une dénommée Quintilia)23. À certains égards, on peut considérer que le carmen 50 est à lui-même son propre objet, et qu’il contient le récit de sa propre genèse24 : il est « ce poème » dont Catulle explique qu’il l’a composé pour son « doux » Calvus, (v. 16 : hoc, iocunde, tibi poema feci, « j’ai composé pour toi, ô très cher, ce poème »)25, sorte de pastiche d’une prière amoureuse (v. 14-21) que l’auteur adresse à son ami après une nuit passée sans manger ni dormir (v. 7-13), nuit consécutive aux heures écoulées en sa compagnie (v. 1-6). C’est dans ces six premiers vers que nous retrouvons le vocabulaire du livre et de l’écriture. À rebours de la tradition grecque des épigrammes « sympotiques », le temps destiné à plaisanter et à boire, per iocum atque uinum (v. 6 : « dans la joie et le vin »)26 est manifestement ici le temps diurne : Hesterno die (v. 1 : « Dans la journée d’hier »), avant que le narrateur ne rentre chez lui pour dîner (v. 9)27. En compagnie de Calvus, il s’est livré à une joute poétique au cours de laquelle chacun devait improviser des vers légers sur un sujet donné, scribens uersiculos (v. 4 : « composant des vers légers »), et répondre à ceux composés par son ami, reddens mutua (v. 6 : « se renvoyant la balle »), en faisant varier le rythme et les mots, (v. 5 : numero modo hoc modo illoc, « tantôt sur un rythme, tantôt sur un autre »)28. Rapidité d’invention et virtuosité technique, telles sont les qualités requises : on remarque que ce sont les mêmes qualités, dans un contexte ludique et intime, que celles dont doivent faire preuve, dans le chant nuptial amébée du carmen 62, le chœur des jeunes filles opposé à celui des jeunes gens29. Dans leur joute poétique, Catulle et Calvus utilisent des « tablettes » de bois enduites de cire, tabellae, sur lesquelles ils écrivent un texte qu’ils peuvent effacer en « retournant » le « poinçon » (ailleurs appelé stilus) avec lequel ils l’ont écrit, et en se servant de l’extrémité aplatie de l’objet (« corriger ses tablettes » se dit alors : stilum uertere in tabellis). Dans un autre texte, le poète appelle codicilli, « petits codex », ou pugillaria, ces « carnets » que leur format « de poche » permet de tenir « dans une main fermée » (pugillus), et sur lesquels il regrette d’avoir écrit des vers d’amour qu’une ingrate maîtresse refuse de lui rendre, après qu’ils ont rompu (c. 42)30. À l’inverse de ces « impromptus », uersiculi, de ces « versiculets » destinés à disparaître presqu’aussitôt après avoir été écrits, le carmen 50, qui conserve le souvenir des circonstances dans lesquelles les petits vers en question ont été improvisés, se présente comme une « œuvre » littéraire au plein sens du terme, poema, un « poème » que son auteur a judicieusement inséré à l’intérieur de son livre, entre les remerciements ironiques à Cicéron (c. 49) et l’adaptation d’une ode de Sappho (c. 51), et pour lequel il espère, au même titre que pour l’ensemble du libellus dédié à Nepos, une survie « au-delà d’un siècle ».
- 31 Plut. Caes. 68 ; Brut. 20.
- 32 Ov. Met. 10, 298-502.
- 33 Sur la vie, la carrière et l’œuvre d’Helvius Cinna, voir Bardon (2014 : 344-347).
- 34 Pour ces deux œuvres majeures d’Antimaque, voir Matthews (1996 : 20-39) ; leur valeur littéraire a (...)
9Cette tension entre la caducité et la pérennité de la poésie est au cœur du carmen 95, une pièce en distiques élégiaques écrite par Catulle pour le lancement de Zmyrna, le tout dernier ouvrage de son « cher Cinna » (mei Cinnae). Après le souvenir des jeux poétiques communs aux néôtéroi, voici donc une sorte d’« épigramme publicitaire » en l’honneur d’une de leurs parutions, trop longtemps différée. Originaire de la région de Brescia, C. Helvius Cinna est un compatriote de Catulle, comme l’est aussi Nepos ; comme Licinius Calvus, il est également connu pour sa carrière politique (il était tribun de la plèbe), et Plutarque nous apprend qu’il fut mis en pièces par la foule, à la suite d’une épouvantable méprise, au moment des funérailles de César31. Dans le poème de Catulle, ce sont les qualités littéraires de Cinna qui sont mises en valeur, qualités qui justifient sa place parmi les noui poetae. Son poème est un epyllion, une petite épopée consacrée aux amours incestueuses de Myrrha, la fille du roi de Chypre Cinyras, qui conçut de son père le bel Adonis, avant d’être changée en arbre à myrrhe. Le sujet, inspiré d’une histoire d’amour légendaire et tragique que nous connaissons notamment grâce à Ovide32, et le style, dont le caractère hardi et précieux nous est rendu sensible par les quelques fragments que nous en avons conservés, suggèrent que cette œuvre devait être comparable à certains docta carmina de Catulle (par exemple, le carmen 64 sur les « Noces de Thétis et de Pélée »)33. Pareilles qualités sont évoquées à travers trois oppositions successives : opposition entre le fini des vers ciselés par Cinna pendant neuf ans, et l’abondance de ceux déversés par le prolixe Hortensius (c’est l’orateur rival de Cicéron) en l’espace d’une seule année (v. 1-4) ; opposition entre la survie promise de siècle en siècle au petit chef-d’œuvre de Cinna, et l’oubli dans lequel sombreront bientôt les Annales de Volusius (v. 5-8) ; opposition, enfin, entre la faveur rare dont Cinna devrait bénéficier auprès de quelques vrais connaisseurs, et le succès facile que remportent auprès de la foule les vulgaires imitateurs d’Antimaque de Colophon, un poète plus particulièrement célèbre dans l’Antiquité pour sa Thébaïde, épopée inspirée par l’épisode légendaire de la lutte fratricide entre Étéocle et Polynice, et pour sa Lydé, poème en distiques élégiaques censé avoir été composé en mémoire d’une femme aimée (v. 9-10)34. Deux auteurs latins contemporains et un auteur grec de la fin du ve siècle sont donc pris comme référence pour définir a contrario l’idéal esthétique des « nouveaux poètes », dont Cinna est un des plus éminents représentants, et que Catulle qualifie affectueusement de sodalis, « compagnon ».
- 35 Trad. Bardon 1970.
- 36 Pour la traduction, voir ci-dessous n. 81.
- 37 Sur la mise en circulation et la publication des livres, voir Starr 1987 ; Fedeli 1989 ; Dorandi (2 (...)
- 38 Trad. Bardon 1970.
- 39 Trad. Bardon 1970. Cf. Kleberg (1992 : 76-77) ; Thomson (1998 : 527), nie toutefois que les feuille (...)
10À l’arrière-plan de ce nouveau « manifeste » littéraire, c’est la question de la diffusion et de la réception des livres qui se trouve posée. Le verbe edere, dans l’expression nonamque edita post hiemem (v. 2 : « publiée neuf hivers après »)35, ne renvoie stricto sensu à rien d’autre, à l’époque romaine, qu’au moment où l’auteur, estimant que son œuvre est achevée, décide de s’en « séparer » et de la « mettre au jour ». Cette diffusion peut prendre la forme d’un simple envoi, adressé personnellement à un ami : c’est par exemple le cas avec le poème 65, composé par Catulle pour expliquer à Ortalus que la mort de son frère le détourne de la création littéraire et qu’il lui fait parvenir, à la place des vers promis, une adaptation du poème de Callimaque sur la « Boucle de Bérénice » (c. 66) : mitto / haec expressa tibi carmina Battiadae (c. 65, 15-16 : « je t’envoie ces vers façonnés sur ceux du Battiade ») ; la diffusion de l’œuvre peut également prendre la forme d’une lecture que l’auteur réserve à ses proches : c’est ainsi que Caecilius de Côme (nous allons y revenir) offre à son entourage la primeur du poème qu’il est en train de composer sur la déesse Cybèle : legit incohatam / Dindymi dominam (c. 35, 13-14)36. Ces deux procédés (l’envoi et la lecture) ont en commun qu’ils ne permettent qu’une diffusion restreinte de l’œuvre, limitée en principe au cercle que fréquente l’auteur, même si, de proche en proche, cette diffusion peut progressivement s’élargir. Tout autre est la mise en circulation commerciale de l’œuvre, par l’intermédiaire d’un « libraire » auquel l’auteur abandonne son manuscrit pour qu’en soient réalisées des copies, copies qui seront mises en vente à l’intention d’un public en principe inconnu de lui. Ce procédé, le seul qui corresponde véritablement à ce que nous appelons « publication », est le mieux à même d’offrir aux œuvres la possibilité d’atteindre un lectorat géographiquement étendu, et de se transmettre ensuite de génération en génération37. C’est bien cette forme véritable de « publication » qui se trouve évoquée dans le carmen 95, où nous lisons que Zmyrna « pénétrera jusqu’aux ondes profondes du Satrachus » (la rivière de Chypre où se passe l’action du poème), et « sera lue longtemps par les siècles devenus blancs » (v. 5-6)38. Mais Catulle prédit avec perfidie que les livres de Volusius, contrairement à ceux de Cinna, connaîtront quant à eux le triste sort des invendus : être recyclés comme papier d’emballage sur le marché aux poissons, sans que leur renommée n’ait jamais franchi les frontières de la région de Padoue qui les avait vu naître, Paduam morientur ad ipsam / et laxas scombris saepe dabunt tunicas (v. 7-8 : « [ils] mourront aux bords mêmes du Pô et, plus d’une fois, serviront à habiller de leurs plis les maquereaux »)39.
11Cette charge contre un livre qui n’a d’autre valeur que celle du matériau dont il est constitué, et ces références à de mauvais écrivains qui sont autant de faire-valoir pour le chef-d’œuvre d’un ami, témoignent de la virulence partisane qui caractérise la critique littéraire catullienne. Deux autres poèmes, en particulier, illustrent bien cette dimension très polémique.
- 40 Trad. Lafaye 1992.
- 41 Mart. 14, 183-196.
- 42 Voir Ernout & Meillet (2001 : 363, art. Littera), qui distingue, avec Aulu-Gelle, le simple littera (...)
- 43 C’est l’hypothèse de Robert (2004 : 320, n. 17).
12Dans la première partie du livre, le carmen 14 constitue un exemple amusant d’une amitié littéraire scellée par une détestation commune, celle des « fléaux du siècle, détestables poètes » (v. 23 : saecli incommoda, pessimi poetae)40. La pièce est encore adressée à Licinius Calvus, à l’occasion des Saturnales, le 17 décembre, une journée au cours de laquelle on s’échangeait toutes sortes de cadeaux, entre amis, et parfois des livres, entre poètes. À l’époque flavienne, Martial écrira un recueil entièrement composé de distiques rédigés à la manière des étiquettes qui étaient jointes pour l’occasion aux objets tirés au sort à la table du maître de maison, et que les heureux gagnants emportaient chez eux en guise de souvenir. Parmi ces Apophoreta, figure notamment une liste de quatorze livres, où alternent des œuvres brèves, écrites sur rouleau de papyrus : la Batrachomachie d’Homère, le Moucheron de Virgile, la Thaïs de Ménandre, etc., et les grands classiques de la littérature, reliés en cahiers de parchemin : l’Iliade et l’Odyssée, l’Énéide, les ouvrages de Cicéron, etc.41. Catulle évoque pour sa part « un petit livre », libellus, c’est-à-dire ici un « recueil » de morceaux choisis que lui a envoyé Calvus, lequel l’a reçu d’un certain Sulla, un « grammairien » ou un « demi-savant », – c’est ce que suggère le terme péjoratif de litterator (v. 9)42 – qui entendait ainsi le remercier pour avoir plaidé en sa faveur. Sulla a-t-il trouvé cette anthologie toute prête à la devanture d’une boutique ? A-t-elle été fabriquée spécialement à sa demande par le libraire ? L’a-t-il composée lui-même en empruntant à ses auteurs favoris ? Il est difficile de trancher. Le résultat n’est de toute façon pas au goût de Catulle, qui s’indigne devant ce qu’il considère comme une impiété (v. 7) et un sacrilège envers les Muses (v. 12), une atteinte à la sacro-sainte création poétique. Mais ce libellus pourrait-il être conforme au goût de Calvus ? Peut-on supposer qu’il s’agirait alors d’un cadeau sincère, avec lequel Calvus espérerait plaire à Catulle ? Si tel était le cas, il faudrait en conclure que nous assistons « à une petite joute entre poètes », « une divergence d’opinions entre deux amis à propos d’un texte nouvellement paru »43. Eu égard à la tonalité ironique de l’ensemble du carmen 14, à la complicité littéraire dont fait état le carmen 50 et à l’étroite parenté entre le talent des deux poètes, il nous paraît beaucoup plus probable d’interpréter au contraire cet envoi comme une plaisanterie de Calvus, désireux de rire avec Catulle aux dépens de Sulla, dont les opinions littéraires sont absolument contraires aux leurs.
- 44 Trad. Lafaye 1992.
- 45 Blanck (2008 : 165-177) ; Fedeli (1989 : 354-358).
- 46 Cic. Phil. 2, 21, passage dans lequel Cicéron raconte comment Clodius, pour échapper aux hommes d’A (...)
- 47 Trad. Lafaye 1992.
13La plaisanterie se poursuit avec l’envoi annoncé de nouvelles œuvres, tout aussi déplorables, que Catulle ira dès le lendemain acheter chez les libraires pour les offrir à Calvus, en « remerciement » des siennes : moyen de réaffirmer leur idéal littéraire commun par la condamnation commune des mauvais poètes (v. 17-18 : ad librariorum / curram scrinia, « je vais courir aux boîtes des libraires »)44. Le terme librarius employé ici désigne à proprement parler « celui qui vend des livres » (c’est le ßιßλιοπώλης), des livres qu’il peut en principe avoir copiés lui-même, mais qu’il fait généralement reproduire par des copistes attachés à son service, et qui portent eux aussi le nom de librarii (ce sont les ßιßλιογράφοι). De la sorte, le terme librarius correspond à celui de « libraire-éditeur », propriétaire d’une taberna libraria, à la fois « atelier » pour la fabrication des livres et « boutique » pour leur commercialisation. Les précieux ouvrages destinés à la vente sont rangés dans ce que Catulle nomme des scrinia, c’est-à-dire des « boîtes », également appelées capsae ; ainsi, quand il évoque le dénuement de sa propre bibliothèque en sa maison de Vérone, le poète emploie le diminutif capsula, qui désigne une « cassette à livres » (c. 68, 36)45. Avec un passage de la seconde Philippique de Cicéron, le carmen 14 est la plus ancienne attestation littéraire de l’existence, à Rome, de ces tabernae librariae46 ; mais au-delà de son intérêt pour l’histoire du livre, pareille notation est surtout remarquable pour ses intentions polémiques : appuyée par le procédé de l’énumération et par l’emploi du pluriel (v. 18-19 : Caesios, Aquinos, / Suffenum, omnia colligam uenena, « les Caesius, les Aquinus, Suffenus et autres poisons, je les raflerai tous »)47, la mention des « librairies » est une manière pour Catulle de dénoncer la prolifération des « très mauvais poètes », pessimi poetae, et la faveur qu’ils pourraient recevoir d’un public incapable de faire la distinction entre leurs productions détestables et les chefs-d’œuvre composés par les noui poetae.
- 48 Peut-être l’emploi du singulier Suffenum (Catull. 14, 19) suggérait-il déjà que Suffenus est « sing (...)
- 49 Feeney (2012 : 38-43); cf. Ernout (1964 : 168, n. 2 ad loc.).
- 50 Trad. Ernout 1964.
- 51 Robert (2004 : 68-69) lit : chartae regiae nouae bibli, et traduit : « papier princier de papyrus t (...)
- 52 Cf. Tib. 3, 1, 9 : Lutea sed niueum inuoluat membrana libellum (« Mais qu’une couverture de parchem (...)
- 53 Cf. pour le domaine de la codicologie médiévale, Agati (2017 : 183-215).
- 54 Trad. Ernout 1964. Le texte et la traduction des vers 5-8 peuvent varier dans le détail : cf. Thoms (...)
14Parmi tous ces poètes qui ne sont pour nous que des noms, Suffenus est le seul dont Catulle fasse ailleurs mention. Dans le carmen 22, il a brossé le portrait de ce personnage à la fois ridicule et pathétique, puisque, sans avoir la moindre conscience de ce qu’est le talent poétique ou le travail du style, il porte un soin extrême à la présentation matérielle de ses œuvres prétendument immortelles48. Le vocabulaire concret du livre sert pleinement les intentions satiriques de Catulle, qui met l’accent sur la beauté du support afin de rendre plus sensible la nullité du contenu49. L’aspect luxueux des uolumina confectionnés par Suffenus est détaillé comme à plaisir : il n’écrit pas sur de vieux parchemins dont le texte aurait été préalablement gratté, (v. 5 : nec […] in palimpseston, « et non pas […] sur palimpseste »)50, mais sur des « feuilles » de la meilleure qualité, qualifiées de « royales », cartae regiae (v. 6), sur des « livres de première main », nouei libri51, livres dont les « baguettes » sont « neuves » elles aussi, nouei umbilici, et qu’enveloppe un étui de « parchemin » agrémenté de « courroies rouges », lora rubra membranae (v. 7)52. La mise en page, en particulier, fait l’objet de ses soins les plus méticuleux : le texte est rangé en des « colonnes » régulières (ce sont les paginae, terme à l’origine de nos « pages »), colonnes composées de lignes parallèles préalablement tracées avec un petit bâton de graphite servant de crayon, derecta plumbo (cette opération constitue la « réglure »)53 ; en dernier lieu, comme dans le libellus offert à Nepos, les bords du « volume » sont égalisés avec une pierre ponce, afin de parfaire l’élégance de l’ensemble (v. 8 : et pumice omnia aequata, « le tout réglé à la mine de plomb et poli à la pierre ponce »)54.
15Cette insistance sur la qualité matérielle des livres de Suffenus donne la mesure de la vanité du personnage, capable de dépenser des fortunes pour l’édition, « à compte d’auteur » pourrait-on dire, d’ouvrages dont la valeur artistique ne fait à ses yeux aucun doute :
[…] neque idem umquam
aeque est beatus ac poema cum scribit ;
tam gaudet in se tamque se ipse miratur,
- 55 Catull. 22, 15-17, trad. Robert 2004.
[…] et c’est le même qui n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il écrit un poème, tant il s’admire et est content de lui55.
16En un sens, l’attention que Suffenus porte au livre et à la création littéraire peut être interprétée comme l’indice du prestige dont jouit l’activité poétique auprès des classes sociales supérieures ; mais sa métromanie, comme celle du prolixe Hortensius (c. 95), prouve surtout qu’il n’a aucune idée de cette ascèse qu’exigent la création littéraire et le polissage des vers :
Puto esse ego illi milia aut decem aut plura
perscripta […],
- 56 Catull. 22, 4-5, trad. Robert 2004.
Je crois bien qu’il en a mille, ou dix mille, ou plus, rédigés tout du long […]56.
17Il ne suffit pas en effet de posséder d’incontestables qualités urbaines pour devenir un desservant des Muses, et le contraste entre les deux aspects du « livre », à la fois objet et texte, trouve un équivalent dans le contraste qui existe entre l’homme et le poète :
homo est uenustus et dicax et urbanus,
idemque longe plurimos facit uersus,
- 57 Catull. 22, 2-3, trad. Robert 2004.
[c’] est un être charmant, plein d’esprit et de politesse, et qui fait aussi des vers à foison57.
- 58 Pour ce passage, trad. Robert 2004.
- 59 Phaedr. 4, 10.
18La dualité de Suffenus est soulignée par l’association entre, d’un côté, l’emploi répété du pronom idem (v. 3, 14 et 15) ou celui de l’adjectif unus (v. 10 : Suffenus unus), de l’autre, toute une série d’oppositions, notamment entre les adjectifs bellus […] urbanus […] (v. 9 : « distingué, […] spirituel ») et l’image du « trayeur de chèvres » ou du « terrassier », (v. 10 : caprimulgus aut fossor), au point que le personnage finit par ne plus se ressembler lui-même, (v. 11 : tantum abhorret ac mutat, « tant il est hors du coup, à côté de la plaque »)58. Les sarcasmes de Catulle traduisent son indignation face à qui ose ainsi porter atteinte au sacerdoce de l’artiste, en ramenant l’exercice de la poésie à un simple divertissement mondain. Seuls les derniers vers, reprise d’un proverbe auquel Phèdre donnera un plus ample développement59, atténuent la virulence de la charge en généralisant le propos et en reléguant à l’arrière-plan le domaine du livre et de la vie littéraire (v. 18-21).
19Si les attaques lancées contre les « fléaux du siècle », Caesius, Aquinus, Suffenus, permettent de sceller les amitiés littéraires, l’évocation des livres dans leur réalité d’objets et la critique de la mauvaise poésie participent aussi de l’hommage rendu par Catulle et les noui poetae à leurs « savantes maîtresses », à la fois muses humaines et lectrices exigeantes. Deux derniers exemples illustreront ce lien entre critique littéraire et séduction amoureuse.
- 60 Sen. epist. 93, 11 ; pour le rapprochement, voir Ernout (1964 : 170, n. 1 ad loc.).
- 61 Trad. Noblot 1999.
- 62 Trad. Robert 2004.
- 63 Cf. Bardon (1970 : 78, n. 1), qui conteste que le Volusius de Catulle soit l’historien Tanusius Gem (...)
- 64 Thomson (1998 : 297).
20Les vers du carmen 36 sont restés célèbres pour la virulence de leur attaque contre Volusius, le détestable poète dont les vers servent de repoussoir, comme nous l’avons vu, au chef-d’œuvre d’Helvius Cinna. Ce poème 36 est construit sur la reprise, à la dernière place, du vers qui figure à la première, et dans lequel le vocabulaire du livre se mêle à celui de l’insulte scatologique. Comme c’est également le cas dans le carmen 95, Volusius est violemment pris à partie pour ses Annales, une œuvre qui se situe manifestement dans la tradition d’Ennius, auteur d’une épopée en 18 livres dans laquelle il retraçait toute l’histoire de Rome, depuis les légendes d’Énée et de Romulus jusqu’à l’époque qui était la sienne (178-177 av. J.-C.). Moins qu’Ennius cependant, ce sont ses épigones sans talent que critique Catulle à travers la figure de Volusius. L’identité de ce personnage nous est inconnue, même si certains commentateurs ont cru reconnaître en lui un dénommé Tanusius (Tanusius Geminus), un écrivain qui a très probablement vécu à l’époque de César, et dont fait mention Sénèque dans une lettre à Lucilius60 : le philosophe rappelle combien les Annales de Tanusius sont « pesantes » et fait allusion au qualificatif peu aimable qu’on leur donne couramment, annales Tanusii scis quam ponderosi et quid uocentur (« tu sais combien les Annales de Tanusius sont volumineuses et comment on les appelle »)61. Faut-il voir là une référence à la cacata carta, ce « papier à chier » (c. 36, v. 1 et 20)62 ? Il est difficile de l’affirmer. Nous nous en tiendrons donc aux mots dont se sert Catulle, lesquels autorisent deux remarques : le nom de Volusius, attesté par ailleurs chez Cicéron comme étant un nom de famille romain63, est peut-être ici un pseudonyme choisi pour ses sonorités qui évoquent le uolumen, comme si le poète avait cherché à suggérer, par une sorte de fausse étymologie, le fait de « dérouler », euoluere, une œuvre « volumineuse » à l’excès ; quant à l’expression cacata carta, riche de ses assonances et de ses allitérations, elle marque l’intégration, dans la poésie catullienne, d’un vocabulaire trivial commun à l’atellane, au mime et aux inscriptions de Pompéi, qui réduit la « logorrhée » de Volusius à sa seule réalité matérielle, celle d’une « feuille » qui ne vaut pas mieux que les excréments de son auteur64.
- 65 Trad. Robert 2004.
- 66 Trad. Lafaye 1992.
- 67 Ernout (1964 : 170, n. 2 ad loc.).
- 68 Trad. Robert 2004.
- 69 Cf. Catull. 8, 12-19 ; 58 ; 72 ; 75 ; 92.
- 70 Trad. Ernout 1964.
- 71 Pour ce vers et les suivants, trad. Robert 2004.
- 72 Trad. Ernout 1964 ; cf. trad. Bardon 1970 : « s’il a pour lui et la grâce et Vénus ».
21Dans le carmen 95, les Annales de Volusius étaient destinées à « donner souvent aux maquereaux des tuniques flottantes »65 (c. 95, v. 8) ; elles le sont maintenant à brûler « avec des bois […] maudits »66, (c. 36, v. 8 : infelicibus […] lignis), allusion à l’arbor infelix, cet arbre sec ou stérile qui servait de potence pour les coupables ou de bûcher pour les objets monstrueux67. Plus encore que la violence de la condamnation – violence non exempte au demeurant d’une charge comique –, c’est le rôle joué par la puella, la maîtresse du poète, et la manière dont le vocabulaire du jugement esthétique se mêle à celui du badinage amoureux, qui nous paraissent dignes d’intérêt. La destruction des Annales de Volusius prend en effet la forme d’une offrande faite à Vulcain (personnification du feu dans lequel sera jeté le détestable ouvrage) en accomplissement de la promesse adressée par la belle à Vénus et à Cupidon, pour obtenir que lui revienne son poète préféré et qu’il cesse de « lui décocher [ses] iambes menaçants »68 (v. 5 : truces uibrare iambos). Une brouille était donc survenue entre les deux amants, brouille sans doute comparable à celles dont font état plusieurs pièces du recueil ou certains poèmes vengeurs composés à l’encontre de Lesbie69 ; mais l’heure est désormais à la réconciliation, selon des modalités qui rappellent celles du uotum, le vœu formulé avant une bataille décisive par un chef militaire qui promettait aux dieux, en cas de victoire, un temple ou une offrande. Les dieux invoqués ici sont logiquement ceux de la passion amoureuse, sanctae Veneri Cupidinique / uouit (v. 3-4 : « elle a fait vœu à la sainte Vénus et à Cupidon »)70 ; quant à l’objet choisi pour leur être consacré, il atteste pour le moins que la puella sait l’importance de la poésie aux yeux de Catulle et qu’elle connaît ses goûts en ce domaine, voire qu’elle les partage entièrement et qu’elle se pose en critique littéraire digne de lui. Ainsi s’expliquent la tonalité amusée des reproches que le poète feint d’adresser à « la vilaine fille »71 (v. 9 : pessima […] puella), et l’admiration qu’il éprouve en réalité pour l’« humour » et l’« esprit d’à-propos » avec lesquels elle a choisi l’objet de son offrande (v. 10 : iocose lepide), et pour ce vœu qui ne manque « ni d’humour ni de charme » (v. 17 : non inlepidum neque inuenustum), c’est-à-dire, au sens propre, qui n’est « pas trop déplaisant et indigne de Vénus »72, si nous rendons à l’adjectif inuenustus son sens étymologique.
22Cette complicité entre le poète et la puella – complicité nourrie ici par une commune détestation de la mauvaise poésie – s’exprimait de manière positive dans le poème précédent (c. 35), puisque s’y trouvaient analysés, à l’inverse, les effets pour ainsi dire « aphrodisiaques » de la bonne poésie.
23Le carmen 35 se présente comme une épître envoyée par Catulle à un certain Caecilius, pour qu’il vienne le rejoindre à Vérone. La matérialité du support et de l’écriture est mise au premier plan puisque le poète s’adresse, avec une élégance empreinte de préciosité, au papyrus sur lequel il est censé composer sa demande :
Poetae tenero, meo sodali
uelim Caecilio, papyre, dicas
Veronam ueniat, Noui relinquens
Comi moenia, Lariumque litus,
- 73 Catull. 35, 1-4, trad. Ernout 1964 modifiée.
Au poète des amours, Caecilius mon compagnon, va dire, petit billet, qu’il vienne à Vérone, laissant là les murs de la Nouvelle Côme et le rivage du Larius73.
- 74 Le seul autre exemple que nous trouvons, chez Catulle, d’une « feuille » qui parle figure en 68, 46 (...)
- 75 Sur cette nouveauté, voir Thomson (1998 : 293-294) ; pour une histoire du procédé, voir Citroni 198 (...)
- 76 Bardon (1970 : 76, n. 2).
- 77 Voir notamment Ernout (1964 : 170, n. 2 ad loc.) ; Lafaye (1992 : ad loc). D’autres interprétations (...)
- 78 Cf. Catull. 63, 13 : Dindymenae dominae (« la souveraine du Dindyme », trad. Lafaye 1992) ; 63, 91 (...)
- 79 Cf. Basto (1982 : 30-32), qui n’hésite pas à utiliser le poème 63 comme une sorte de « commentaire (...)
24C’est là un procédé nouveau dans la poésie latine74, qui annonce celui de l’apostrophe au livre personnifié, fréquent par la suite, en particulier chez Horace, Ovide ou Martial75. Caecilius, comme Calvus ou Cinna, fait manifestement partie du cercle des noui poetae : c’est un compatriote de Catulle, puisqu’il habite Côme, une ville située sur les bords du lac alors appelé le Larius, qui prit le nom de Côme-la-Neuve en 59, lorsque César y établit une colonie de vétérans76 ; l’épithète tener, qui sert à qualifier Caecilius, appartient non seulement au registre affectif (il traduit un sentiment de tendresse amicale), mais aussi à celui de la critique littéraire (il sera fréquemment utilisé, à partir de l’époque d’Ovide, pour caractériser l’inspiration « amoureuse » de Catulle et des élégiaques augustéens) ; enfin, le substantif sodalis marque, comme dans le carmen 95, le partage d’idéaux artistiques communs. Dès lors, le carmen 35 nous paraît pouvoir être interprété comme une sorte de proposition de « collaboration artistique » : l’expression quasdam […] cogitationes / amici […] sui meique (v. 5-6) serait une invitation lancée à Caecilius pour qu’il vienne jusqu’à Vérone recueillir « certaines réflexions » concernant son travail poétique, réflexions d’un « ami commun » qui serait Catulle lui-même, désigné ici par une périphrase à la fois humoristique et contournée77. Pareille interprétation s’appuie notamment sur les similitudes du carmen 35 avec le carmen 63, similitudes qui suggèrent, entre les deux amis, l’existence de thèmes d’inspiration voisins, et, de la part de Catulle, la volonté de donner à Caecilius des conseils sur la manière d’achever son œuvre, une œuvre qu’il présente avec insistance comme encore « sur le métier » : incohatam (v. 13) et incohata (v. 18). Le sujet du poème de Caecilius est proche en effet de celui de Catulle sur Attis : il traite de Cybèle, la « Grande Mère » (v. 18 : Magna […] Mater), c’est-à-dire la « souveraine du Dindyme » (v. 14 : Dindymi dominam) – c’est le nom de la montagne de Phrygie sur laquelle se trouvait son temple –, deux expressions qui font écho à celles employées par Catulle pour désigner son propre poème78 ; de même, évoquer le comportement de la puella envers Caecilius, qu’elle cherche passionnément à retenir auprès d’elle (c. 35), en des termes comparables à ceux qui décrivent l’attitude de l’impérieuse Cybèle envers Attis, incapable d’échapper à l’emprise de la déesse (c. 63), pourrait être une manière pour Catulle de suggérer à son ami qu’il a des propositions à lui soumettre, en vue de la mise au point d’un poème qui n’est pas sans rapport avec le sien79.
- 80 Trad. Ernout 1964.
- 81 Ernout 1964 relève l’équivoque et propose deux traductions : « car, depuis qu’il lui a lu (ou qu’el (...)
- 82 Valette-Cagnac (1997 : 111-169).
- 83 Cf.ci-dessus la réaction de Catulle après ses « jeux poétiques » avec Calvus (c. 50).
- 84 Trad. Robert 2004.
- 85 Trad. Robert 2004.
- 86 Cf. trad. Ernout 1964 : « il est en effet digne d’amour, le début du poème où Cécilius chante la Gr (...)
25De fait, l’originalité du carmen 35 tient surtout, nous semble-t-il, à ce que le vocabulaire de la critique littéraire y coïncide avec celui de la séduction amoureuse. Si Caecilius pourrait tarder à prendre la route, c’est qu’il est retenu par sa maîtresse en proie à un amour contre la violence duquel elle ne saurait lutter (v. 11-12 : quae nunc […] / illum deperit inpotente amore, « elle qui […] se meurt pour lui d’amour et ne se possède plus »)80. Plus que les symptômes de cette passion, c’est l’origine de celle-ci qui nous paraît remarquable, dans la mesure où elle est présentée comme la conséquence immédiate d’une lecture : nam quo tempore legit incohatam / Dindymi dominam (v. 13-14). Le verbe legere est le terme générique qui désigne l’acte de lecture – lecture silencieuse, murmurée ou à voix haute –, et l’absence de sujet exprimé laisse libre cours à l’interprétation : on supposera ou bien que la docta puella a lu elle-même l’ouvrage, ou bien que Caecilius lui en a donné lecture, soit dans l’intimité d’un tête-à-tête, soit devant un auditoire restreint81. Certes, au moment où Catulle compose son livre, la mode des recitationes n’a pas encore été généralisée par Asinius Pollion, qui n’est alors qu’un tout jeune homme (c’est ce que l’on peut déduire d’une allusion contenue dans le carmen 12, poème inspiré par le mauvais tour qu’a joué au poète Asinius Marrucinus le frère aîné de cet Asinius Pollion) ; il n’en reste pas moins vraisemblable que Caecilius a pu lire à son entourage des extraits de son poème, poème encore sur le métier, dans le but d’en éprouver la valeur et de procéder aux ajustements nécessaires, selon une pratique bien attestée à l’époque de Pline le Jeune82. Le résultat a dû en tout cas dépasser ses attentes, puisque la puella s’est éprise de l’auteur en même temps que de son œuvre, effet contagieux de la lecture, comme lorsque Catulle rapporte, non sans ironie, que l’éloquence à proprement parler « glaciale » de Sestius lui a causé un refroidissement (c. 44)83. Mais les émois amoureux de la puella sont ici gage de qualité littéraire : cette victime de la poésie est une « jolie fille, plus savante qu’une disciple de Sappho »84 (v. 16-17 : Sapphica puella / musa doctior), et Catulle lui-même confirme la réussite esthétique de l’ouvrage, un ouvrage dont la beauté est indissociable de l’attrait érotique qu’il exerce, comme le suggère de nouveau le double sens de l’adverbe uenuste, pour qualifier un poème à la fois « plein d’élégance »85 et « digne de Vénus » (v. 17-18 : est enim uenuste / Magna Caecilio incohata Mater)86.
- 87 Julhe (2004 : 129-406).
- 88 Julhe 2020.
26Le jugement de Catulle sur les poètes de son temps s’exprime souvent à travers des références très concrètes à l’écriture, à la lecture et à la publication des livres. La mention des supports sur lesquels s’élabore le texte : « tablettes » (tabellae), « carnets » (codicilli), « papyrus » (papyrus) ou « palimpseste » (palimpsestos) ; la description du « rouleau » (uolumen ou charta) à la « mise en page soignée » (derecta plumbo), « poli à la pierre ponce » (pumice omnia aequata), et rangé dans un « étui de parchemin » (membrana) ; l’hommage rendu aux destinataires privilégiés à qui l’auteur envoie son « poème » (hoc poema) ou son « petit recueil » de vers (libellus) ; l’évocation des tabernae librariae dans lesquelles sont fabriqués les exemplaires à destination du grand public : tels sont quelques-uns des éléments qui ont retenu notre attention. L’emploi des termes que nous avons ainsi relevés est d’abord et avant tout l’indice d’une inspiration vivante, puisée par Catulle au plus près des réalités de la création littéraire ; c’est également un procédé qui permet au poète de traduire tantôt la ferveur de son admiration pour ses amis en littérature – l’historien Nepos et les noui poetae –, tantôt l’âpreté de ses sarcasmes contre les « détestables versificateurs » du siècle, tous les pessimi poetae. Par son intérêt pour le livre, par ses réflexions partisanes sur la vie littéraire de son temps ou par sa défense illustrée d’une poésie composée à l’intention des doctae puellae, Catulle annonce d’ores et déjà les poètes élégiaques de l’époque augustéenne, Properce et Ovide surtout, dont les vers célèbreront Cynthie ou Corinne, muses charnelles en même temps que lectrices avisées, éprises de celui dont elles admirent les œuvres, et quelquefois auteurs elles-mêmes, telle Sulpicia, dans la dernière partie du Corpus Tibullianum87. Plus tard, à l’époque flavienne, Martial prolongera les réflexions de Catulle en se montrant lui aussi particulièrement sensible au « Livre », saisi à la fois dans sa matérialité d’objet et comme expression d’un idéal poétique88 : le maître de l’épigramme latine portera notamment témoignage de la révolution que constitue le passage du uolumen (le livre « en rouleau ») au codex (le livre « en cahiers »), et de la relation privilégiée que l’auteur entretient avec son « lecteur », lector, le lecteur générique, envisagé au-delà de toutes les spécificités, et destinataire ultime de l’œuvre immortelle.