« Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! »
Franz Fanon
1Fleurissant dans le sillage de la décolonisation et de l’accès à l’indépendance de plusieurs pays du Sud dans les années 1950 et 1960, le tourisme international constitue un champ d’étude propice à l’analyse des expériences historiques tumultueuses qui ont marqué ces pays nouvellement libérés du joug colonial. Ces expériences sont d’autant plus dignes d’attention qu’elles mettent à nu les fractures sociales, territoriales et corporelles engendrées par l’implantation de l’industrie touristique dans un espace-temps postcolonial fragile et instable. Ces fractures correspondent à des retombées de situations économiques et politiques appartenant à des contextes nationaux et régionaux très spécifiques, certes, mais faisant écho à un contexte international et géopolitique plus large marqué également de fractures et d’inégalités. Il faut rappeler que le contexte de l’après-guerre, qui a vu la croissance du tourisme international, a été marqué par des rapports de force internationaux qui ont provoqué des tensions et des divisions aggravées dans le sillage de la guerre froide. Nous devons garder à l’esprit les nombreuses formes de disparités et de dérapages entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, les pays riches et les pays pauvres, les grandes puissances impériales et les pays qui portaient encore le poids de leur passé colonial, etc. Toutes ces divisions pénètrent la politique globale du tourisme international de telle sorte que celui-ci se transforme en une sorte de mouvement de masse, pour ne pas dire d’invasion, mobilisant un flux de touristes et d’investissements touristiques provenant du Nord "froid" et riche vers le Sud "chaud" - et pauvre. La "ruée vers le soleil", pour reprendre l’expression de Pierre Aisner et Christine Plüss (1983), a connu son apogée durant ces années de redécouverte du Tiers Monde et de redéfinition des relations, tant politiques qu’économiques, entre les rives nord et sud de la Méditerranée. L’Europe des "Trente Glorieuses" était à l’affût de nouvelles "colonies"- cette fois-ci de « vacances » - tant ses propres stations balnéaires étaient saturées en France, en Espagne et en Italie. Il s’ensuit l’émergence d’une "double division" internationale du travail et des loisirs, qui profite beaucoup plus aux pays riches qu’aux pays pauvres. En exportant les touristes et les capitaux nécessaires à la construction, si ce n’est à l’appropriation totale ou partielle des nouveaux hôtels bâtis dans les nouvelles « colonies » de vacances, ces pays émetteurs de touristes ont profité de la part géante des bénéfices de l’investissement touristique (Turner, 1976). Ce faisant, ils ont déclenché ce que l’on pourrait appeler une nouvelle ère de "recolonisation touristique" marquée, d’une part, par une suprématie économique et politique toujours exercée à partir des centres métropolitains et, d’autre part, par le marquage continu de périphéries considérées comme inférieures, soit les ex-colonies, désormais envahies par les cohortes de touristes. Sur ce point, Dean MacCannell observe que "au nom du tourisme, les capitaux et les peuples modernisés ont été déployés dans les régions les plus reculées du monde, plus loin qu’aucune armée n’avait jamais été envoyée" (1992, p. 1). Faute de pouvoir faire face à cette démonstration de force, qui était loin de leur être favorable, les pays du Sud nouvellement décolonisés se sont trouvés tiraillés entre le désir d’être définitivement libérés de toute domination coloniale et la nécessité de relever les défis incessants de la construction des "nouveaux" États postcoloniaux. Vu à travers le prisme des avantages qu’il pouvait apporter dans de tels contextes, notamment sous forme de devises étrangères, de création de nouveaux emplois et d’installation de nouvelles infrastructures tant urbaines qu’économiques, le tourisme était considéré par ces pays comme un moyen de mettre fin à ce dilemme. Des organismes internationaux tels que la Banque mondiale et l’UNESCO ont renforcé cette perception en dépeignant le tourisme sous les traits d’un "passeport pour le développement" (de Kadt, 1979) comme le dit le titre d’un livre publié au nom de ces deux organismes.
- 1 Les côtes n'ont pas seulement accaparé l'industrie du tourisme. Des infrastructures industrielles d (...)
2La Tunisie postcoloniale fait partie de ces pays qui ont cru au tourisme comme la panacée économique ultime, tel que prescrit par le grand récit développementaliste des années soixante et soixante-dix. Ceci est d’autant plus significatif que les dirigeants politiques de l’époque, notamment l’ex-président Habib Bourguiba, y voyaient aussi une voie, pour ne pas dire un raccourci, pour reconstruire les liens géopolitiques et géo-historiques avec l’Europe et, par extension, pour hisser la Tunisie au rang des pays développés, comme le répétaient si souvent les médias de l’époque. À cet égard, la construction des premières stations balnéaires au lendemain de l’indépendance a été promue par l’État postcolonial comme une réalisation de grande importance, voire stratégique. Et ce, non seulement parce que ces stations ont donné au pays une façade balnéaire qui constituait une invitation ouverte à l’Europe, accueillant presque exclusivement des touristes européens, mais aussi parce qu’elles constituaient, au moins aux yeux de l’État, l’une des actions concrètes marquant l’entrée du pays dans l’ère du progrès et de la modernisation, au même titre que la libération de la femme et l’interdiction de la polygamie. Il convient de noter, au passage, que le tourisme en Tunisie, s’il a effectivement été un facteur majeur de changement dans le contexte postcolonial, n’a pas été le seul. Dans le sillage de sa politique d’ouverture vers l’Europe, le pays a accueilli des investissements économiques qui ont abouti à l’implantations de quelques zones industrielles non loin des zones touristiques1.
3Quoi qu’il en soit, la propagande politique de concert avec la promotion touristique nationale et internationale, a souvent dépeint le pays sous les traits d’un paradis doublement affranchi du joug colonial et du legs oriental. Ce paradis moderne et idyllique a autant attiré les touristes que les jeunes tunisiens de l’époque. Les premiers pour s’y ressourcer pour l’année en profitant du soleil et de la mer, et les seconds pour y travailler pour la plupart comme serveurs mal rémunérés dans les hôtels nouvellement construits sur les côtes, d’où les déceptions, voire les souffrances qu’ils ont vécues en étant exploités dans le cadre de ce travail. Je me penche dans cet article sur la désillusion de ces jeunes, plus spécifiquement ceux d’entre eux ayant migré des régions intérieures vers les zones touristiques avec l’espoir d’accéder à ce paradis qui, à leur grande surprise, a tourné en enfer. Comme il sera expliqué plus loin, j’étudie cette désillusion en prenant appui sur un néologisme, la biohospitalité, qui me permettra d’analyser les « dressages » corporels dont ils ont fait l’objet dans la foulée de leurs apprentissages du métier de serveur. Au sens de Foucault (1997), le corps sera ainsi envisagé en tant que soubassement, voire comme substrat qui cristallise les expériences de soumission et d’(in)soumission, les situations de fracture individuelle et collective, et les représentations de division nationale et internationale. Mais avant d’arriver à ce stade de l’analyse, rappelons tout d’abord quelques éléments de mise en contexte.
4A peine son indépendance acquise en 1956, la Tunisie s’est retrouvée ballottée dans une saga touristique qui l’a complètement transformée, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur, le tourisme a largement profité à l’économie du pays, ou plus exactement à l’économie de certaines de ses régions, et ce dans un contexte postcolonial marqué par des difficultés de toute sorte, notamment par le défi majeur de décolonisation politique, économique et socioculturelle. Pour le pire, le choix du jeune État de l’époque de se concentrer sur le tourisme balnéaire, et plus particulièrement sur le tourisme d’accueil hôtelier côtier, a enlisé le pays dans un déséquilibre régional, une disparité économique qui dépasse le seul cadre urbain-rural, une disjonction entre les différentes régions balnéaires nouvellement transformées par ces hôtels, et l’arrière-pays dans son ensemble, quasiment mis à l’écart de tout changement ou progrès.
5Pire encore, l’installation de chaînes hôtelières tout au long de la bande côtière a, au fil des années, formé une ligne de démarcation divisant le pays en deux camps hostiles. Le premier, constitué essentiellement de zones touristiques, arbore une façade « moderne » tournée entièrement vers l’Europe. Il apparaît comme moderne, charmant, développé, aisé. Le second, dérobé dans les "zones d’ombre", apparaît en retrait, replié sur lui-même, en un mot, pauvre (Saidi, 2017, 2014). Cette "di-vision", qui a infecté l’imaginaire collectif des Tunisiens de cette époque à nos jours, a imprégné le pays d’une image identitaire perturbée, blessée, fracturée, nuisant surtout à ceux qui vivent dans l’arrière-pays. Pris au piège de cette image, ils se voient disloqués, déchirés - non seulement comme corps politique et social mais chacun dans son propre corps, purement et simplement - d’autant plus que la pauvreté et le chômage, qui sévissent dans leurs régions, les poussent à migrer vers les zones touristiques dans l’espoir d’améliorer leur situation. Cette situation constitue pour l’industrie hôtelière une source inépuisable de main-d’œuvre bon marché, accélérant encore l’exode rural déjà en cours et alimentant le phénomène de migration touristique.
6Bien que peu abondante, la recherche sur la main-d’œuvre du secteur de l’hôtellerie et de la restauration a connu un certain essor ces derniers temps, notamment autour de certains thèmes spécifiques au travail dans ce secteur. On peut citer, entre autres, les compétences et les rôles des employés des hôtels (Solnet et al., 2015), leur niveau de satisfaction au travail (Lam et al., 2001 ; Zopiatis, 2015), les conditions de travail dans les hôtels (Okumus et al., 2018 ; El-Said, 2013 ; Melian-Gonzalez et Bulchand-Gidumal, 2017, Lee et Ok, 2015), les relations avec la clientèle des hôtels (Tuzun et Kalemci, 2018, Karatepe et al., 2009). La question du corps a également été abordée comme un thème, mais le plus souvent sous le couvert de l’"apparence" ou du "look" de l’employé recherché par les employeurs hôteliers (Hopf, 2018 ; Knezevic et al., 2015 ; Abubakar et al., 2019).
7Ma réflexion dans cet article s’inscrit dans la même veine que ces études. Cependant, elle est plus attentive à ce que j’appelle la dislocation ou la disjonction, voire le démembrement du double corps (individuel et collectif) du salarié de l’hôtellerie, plus spécifiquement le serveur. Cette dislocation, issue des ruptures à la fois territoriales et sociétales induites par les lieux d’exclusion de l’activité touristique, est d’autant plus accentuée par les conditions de décolonialité politique, économique, socioculturelle, voire épistémologique (Mignolo, 2015 ; Mencé-Castor et Bertin-Elisabeth, 2018 ; Hollinshead, 2008, 1998). Ces dislocations ou ruptures résultent aussi des rapports de force qui régissent les relations de pouvoir agissant sur le corps social et territorial tel que façonné par le tourisme. À cet effet, je fais recours à Michel Foucault en proposant le concept de biohospitalité en vue d’étudier la « gouvernementalité » des corps qui résulte de la rencontre entre les « techniques de domination » régies par les institutions hôtelières, et les « techniques de soi » développées par les employés d’hôtels (Foucault, 1997, 1994). Le déséquilibre régional tel que vécu par les employés sera examiné à travers le prisme de l’hospitalité corporelle - "l’anatomie de l’hospitalité" au sens littéral du terme -, à savoir les méthodes par lesquelles les dispositifs de pouvoir dans l’industrie touristique manipulent le corps de ses employés pour en faire des actifs, voire des machines de production de l’hospitalité.
8Sur le plan méthodologique, l’article s’appuie sur une méthodologie qualitative grâce à des interviews réalisées auprès d’une vingtaine de professionnels du tourisme, notamment des serveurs d’hôtel. Néanmoins, je me limite dans cet article à quelques-uns d’entre eux, ceux dont les témoignages sont plus développés, plus complets, dans la mesure où ils sont représentatifs de ceux des autres. Tous viennent de régions reculées de l’intérieur des terres comme Jendouba, Le Kef, Kasserine, Sidi Bouzid, Kairouan, Gafsa. Ils ont migré vers la côte à la recherche de petits emplois saisonniers dans le domaine du tourisme. Ce sont aussi tous des hommes, âgés de 10 à 20 ans lorsqu’ils commencent à travailler dans le tourisme dans les années 60, 70, 80 ou 90. L’absence de femmes s’explique par une question socioculturelle de genre, plus précisément religieuse : il était à l’époque inconcevable, socialement inacceptable, de faire travailler des femmes comme serveuses dans des bars ou des restaurants servant de l’alcool. Rappelons que même les cafés, dans le monde arabe et islamique, étaient réservés exclusivement aux hommes, même s’ils ne servaient pas d’alcool. Ce n’est qu’à partir des années 1990 et 2000 que les femmes ont commencé à fréquenter les cafés dans certains quartiers chics des grandes villes arabes, et que l’on a commencé à voir certaines femmes assumer le rôle de serveuse. Pour en revenir à nos jeunes serveurs, remarquons que les plus âgés d’entre eux ont commencé comme apprentis dès l’âge de 10, 12 ou 14 ans, en abandonnant leur scolarité. Presque tous ont commencé par des petits boulots comme bagagiste ou serveur - certains ont même commencé de travailler dans les chantiers de construction sur les sites des futurs hôtels - puis ont gravi les échelons professionnels, acquérant des compétences sur le tas et décrochant des emplois mieux payés.
9Les entrevues menées avec eux ont pris la forme d’entretiens compréhensifs (Kaufman, 1996) et se sont basées sur leurs propres récits de carrière (Berteaux, 2003 ; Delory-Monberger, 2009). Il s’agit de récits de vie axés sur les expériences marquantes qui ont ponctué leurs parcours professionnels, mais aussi qui suscitent en eux le désir de porter un double regard rétrospectif et prospectif sur le tourisme tunisien. J’ai rencontré ces vétérans locaux de l’industrie touristique dans le sillage de la Révolution, c’est-à-dire de 2011 à 2014. Soudain libérés de la dictature et emportés par le vent de la liberté, les Tunisiens se sont engagés dans un débat houleux qui a mobilisé quasiment tout le monde et a presque plongé l’opinion publique dans une sorte de délire collectif. Autant dire que débattre en Tunisie postrévolutionnaire – du tourisme, des libertés individuelles, de la démocratie, de la justice transitionnelle, de la religion, du voile, du niqab, des snipers, de la corruption des Trabelsi, etc. – est devenu le sport favori des Tunisiens, une fois les langues déchaînées et le goût de la liberté acquis.
10Néanmoins, le tourisme a occupé une place de choix dans ce débat. Non seulement il avait été précipité dans la crise par l’instabilité du pays qui s’en était suivie, mais il est devenu parmi les sujets de prédilection dont on peut parler librement contrairement à ce qui était le cas à l’époque de la dictature. Il faut rappeler que sous l’ancien régime, il était pratiquement interdit de parler en public de certains sujets comme le tourisme qui était perçu comme tabou, voire comme un secret d’État, notamment en raison des revenus qu’il générait, des clans d’oligarques qui le dominaient et, par conséquent, de la corruption qu’il engendrait. Ainsi, parler du tourisme dans la foulée de ce débat postrévolutionnaire s’apparente à un acte libérateur qui permet aux Tunisiens de se réapproprier, au-delà des paroles et des opinions qui leur étaient jusque-là confisquées, l’une des fortunes du pays dont ils étaient privés. En ce sens, le tourisme n’est pas seulement abordé en tant que secteur économique qui se trouve conjoncturellement en crise, mais aussi comme source de richesses à redistribuer équitablement et comme partie du pays à se réapproprier par tous les Tunisiens. En d’autres termes, le tourisme est reconsidéré sous l’angle d’un triple modèle économique, social et politique à redéfinir et à refondre. C’est un projet collectif, voire une cause nationale, qui permet à chacun de se prononcer sur l’actualité et le devenir du pays, ainsi que sur l’image que celui-ci doit renvoyer à soi-même et adresser à l’autre.
11Au-delà de la richesse des expériences révélées par les entretiens étudiés au sein de ce débat national, leur intérêt réside dans les liens qu’ils établissent entre les périodes postcoloniales et post-révolutionnaire. Qu’ils pointent les failles du système dans lequel ils ont grandi ou qu’ils décrivent la genèse du tourisme tunisien comme un âge d’or hélas révolu, les professionnels auxquels j’ai parlé font souvent des allers-retours subtils entre ces deux temporalités. Leur discours résonnait des passions et des sentiments qui marquaient les deux périodes : les tensions, les frustrations, les incertitudes, l’espoir, l’euphorie, le patriotisme, la relation amour-haine avec le tourisme, l’indignation contre le système, etc. Il est d’autant plus significatif que la révolution dite de la jeunesse ou révolution du jasmin leur rappelle leurs débuts de carrière quand, à fleur d’âge, ils avaient rêvé d’accéder au « paradis » du tourisme en vue d’y bâtir leur futur et contribuer à la reconstruction de leur pays.
12Les quatre stations balnéaires les plus fréquentées aujourd’hui en Tunisie et qui recrutent la plus grande main-d’œuvre du secteur touristique ont vu le jour dans les années 1960 et 1970. Il s’agit essentiellement de complexes hôteliers, construits pour la plupart en un temps record et implantés dans quatre régions côtières plus ou moins équidistantes allant du nord au sud : la région de Tunis et sa banlieue, notamment la Marsa et la Goulette ; la région du Cap-Bon au nord-est, plus précisément les villes de Nabeul et Hammamet ; la région du Sahel où l’on trouve les deux villes, Monastir et Sousse, auxquelles s’est ajoutée plus tard Mahdia ; et enfin la région du sud-est, presque exclusivement l’île de Djerba et la région de Zarzis. Après les années 1980, la région de Tabarka, au nord-ouest, a donné naissance à un nouveau pôle balnéaire qui peine encore à attirer l’attention malgré son aéroport international.
13 Dans toutes ces régions, la construction hôtelière est si dense et fébrile que les habitants qui y ont toujours vécu ne peuvent plus reconnaître leur propre espace. Prenons l’exemple au Sahel, soit la région de Sousse et de Monastir. De 1962 à 1976, cette région a vu se construire de deux fois plus d’hôtels que le reste du pays : « alors que le nombre d’hôtels dans le pays a été multiplié par quatre, au Sahel il a augmenté de plus de 700 %, passant de 5 à 41 unités » (Sethom et Kassab, 1981, pp. 316-317). Il en va de même pour l’île de Djerba qui, avant 1960, ne comptait que deux petits hôtels. En 1961, une chaîne d’hôtels a été construite le long du littoral sur une dizaine de kilomètres, qui est devenue 150 km en moins de dix ans (Mzabi, 1978, p. 33). Sans compter, bien sûr, toutes les infrastructures ajoutées pour desservir et servir la nouvelle dynamique touristique, telles que les routes pavées, les réseaux électriques, les lignes d’épuration et d’alimentation en eau potable, c’est-à-dire tous ces services d’infrastructure qui manquaient jusqu’alors, et manquent encore, à plusieurs villes et villages tunisiens situés en dehors des zones touristiques.
14C’est donc dans ce contexte - un boom hôtelier sans précédent, mais confiné à quelques zones balnéaires de la Tunisie - que la migration touristique a commencé. Passant de ce que l’on pourrait appeler la « Tunisie de la terre » à la « Tunisie de la mer », elle concerne surtout les jeunes garçons, dont plusieurs quittent l’école pour aller chercher du petit travail saisonnier dans l’une de ces zones. Sur ce point, Mzabi note qu’en 1966, près de la moitié « des employés des hôtels de Djerba ont entre 15 et 24 ans » (1978, p. 50). L’auteur remarque que la plupart d’entre eux sont originaires de zones rurales éloignées et que leur scolarité n’a pas dépassé au mieux la première ou la deuxième année du secondaire, ce qui est particulièrement vrai pour les plus âgés d’entre eux. Ainsi, « Dans plusieurs situations, c’est le lycée qui est menacé par l’hôtel » (Mzabi, 1978, p. 52).
15Le profil assez commun des employés hôteliers que j’ai interrogés correspond grosso modo à cette observation relative à l’île de Djerba, et correspond sans doute à d’autres destinations, d’autant plus que les mêmes employés se déplacent souvent entre différents sites, pour plusieurs raisons. Plusieurs de ceux que j’ai rencontrés m’ont expliqué qu’ils ont pu migrer vers les villes touristiques grâce à l’aide de leurs parents qui s’y étaient déjà installés et qui leur ont offert la possibilité de vivre chez eux tout en cherchant un emploi. En d’autres termes, ce type de migration « touristique » n’est pas à la portée de n’importe qui. La possibilité d’y avoir un parent ou une connaissance, originaire de sa région d’origine, devient une sorte de prérequis pour pouvoir franchir la ligne d’entrée à cette « nouvelle » Tunisie au visage rajeuni, jusqu’alors peu accessible à ces futurs « damnés de la mer », pour paraphraser Fanon (1961). Souvent, c’est un frère, une sœur, une tante ou un oncle qui a migré plus tôt, à Tunis, Sousse, Djerba ou Hammamet, et pour qui les traditions d’aide et d’orientation familiale obligent à un tel accueil de proches, généralement en saison estivale en vue d’explorer les possibilités de formation ou de travail dans le domaine. Une fois installé, la jeune tente, toujours avec l’aide de ses proches, de saisir les opportunités qui se présentent. Faute de maîtriser les rouages de la recherche d’emploi dans un milieu inconnu, il peut se retrouver à faire la navette entre l’agence pour l’emploi et le « wasta » (médiateur ou "piston" en arabe) contacté au préalable par son parent, ou encore à frapper aux portes des établissements hôteliers, voire à se présenter sur les chantiers de construction hôtelière. Dans ce cas, le travail sur le chantier peut favoriser un recrutement ultérieur à l’hôtel même, une fois qu’il sera ouvert. En effet, il est fréquent que les établissements hôteliers engagent de tels travailleurs pour travailler alternativement à l’hôtel et sur le chantier, ce qui leur permet de payer moins que ce qu’ils devraient payer à d’autres travailleurs qualifiés.
- 2 Des pseudonymes ont été utilisés à la place des vrais noms. Cet article reprend des éléments de ter (...)
16Hammouda2, un maître d’hôtel d’une cinquantaine d’années, est l’un de ces travailleurs. Il avait commencé sa carrière en travaillant sur un chantier de construction d’un hôtel. Je l’ai rencontré à Yasmine Hammamet où il avait travaillé pendant une dizaine d’années comme gérant d’un restaurant de la place. Il m’a fait le récit de son parcours, raconté avec beaucoup d’éloquence et d’émotion autour des moments forts, et il m’a fait savoir ce qu’il pensait en avoir tiré. Originaire d’un petit village entre Sfax et Sidi Bouzid, qu’il a préféré ne pas nommer pour éviter d’être identifié par certaines personnes, voici son récit anecdotique de son entrée dans le monde du tourisme. Vers la fin des années 80, alors qu’il était encore en classe de cinquième dans un collège, il a rejoint son grand frère, qui était superviseur d’un chantier de construction d’un hôtel renommé à Djerba, pour travailler pendant les vacances d’été. Un jour, le propriétaire de l’hôtel qui visitait périodiquement le chantier a remarqué sa maladresse à manier la pelle et l’a signalée au frère superviseur. Bouleversé, le frère a expliqué à son patron que l’ouvrier en question n’était autre que son propre petit frère, qui travaillait pour la première fois de sa vie alors qu’il était encore au lycée. « Et c’est la formule magique qui m’a permis d’entrer dans ce domaine pour de bon », a déclaré Hammouda. « Le patron a dit à mon frère qu’il était à la recherche d’élèves du secondaire comme moi pour former une nouvelle équipe d’employés pour le nouvel hôtel qui devait ouvrir dans quelques mois. Il a donc demandé à mon frère de voir si je voulais faire partie d’une telle équipe. Je n’arrivais pas à y croire ; c’était trop beau pour être vrai ! Comme un rêve. Sur le champ, j’ai accepté l’offre que mon frère m’a transmise. Sans hésitation ».
- 3 Cela correspond à environ 600 euros, ce qui n'était pas négligeable à l'époque.
17Le jeune apprenti ouvrier du bâtiment est rapidement devenu apprenti serveur avant d’être promu serveur en chef quelques années plus tard. En quelques jours seulement, le grand frère et le patron de l’hôtel s’étaient mis d’accord sur un parcours pour l’inscrire dans une école de tourisme où il étudierait pendant deux mois. La formation, qui coûtait 2 000 dinars3 et était entièrement payée par l’hôtel, était assurée par des professeurs tunisiens et français et consistait à le préparer avec d’autres jeunes hommes de son âge à travailler dans le restaurant dès son ouverture. « Imaginez, un paysan comme moi, qui ne savait même pas placer couteaux et fourchettes, se retrouve du jour au lendemain impliqué dans le lancement de tout un restaurant dans un hôtel de luxe ». Hammouda me dit qu’il était particulièrement fier d’apprendre, de manière intensive, de nouvelles langues comme l’allemand et quelque chose d’autre qu’il appelait « le savoir-vivre » - les bonnes manières, l’étiquette, le style, le raffinement, dans une classe de mots. Cette expression, le savoir-vivre, qui revient dans presque tous les discours de tous les employés que j’ai rencontrés, résume une vision, pour ne pas dire une philosophie de la vie, qu’ils étaient conscients d’avoir acquise grâce à leurs contacts avec les étrangers et à leur ouverture aux autres cultures. Ils l’illustrent par des comparaisons de leur comportement et de leur vision du monde avant et après leur expérience de l’univers du tourisme. « J’étais très nerveux avant ce travail ; maintenant j’ai développé du sang-froid ; je me sens vraiment à l’aise quelle que soit la situation dans laquelle je me trouve », déclare l’un d’entre eux. « Je ne prenais pas les apparences très au sérieux avant ce travail, et j’ai remarqué que j’ai changé au cours de ma carrière ». « Je peux même dire que je communique par les apparences : la mienne, et celle de mes clients », confirme un autre. « Grâce à cette carrière, ma façon de voir l’autre a énormément changé et est bien meilleure, plus positive. Je peux respecter sans difficulté l’opinion de l’autre même quand je ne la partage pas, ce qui n’était certainement pas le cas avant », ajoute un troisième.
18Du discours de ces différents informateurs découle l’idée que savoir-vivre et savoir-faire sont les deux faces d’une même médaille dans la mesure où ils reposent tous deux sur des techniques et des compétences acquises au cours d’un triple apprentissage formel, lors des cycles de formation, dans les expériences vécues sur le tas et dans les interactions avec le milieu professionnel. Accumulées, enrichies et renouvelées au fil des ans, ces techniques et compétences permettent au salarié de développer sa propre vision, sa manière de regarder les autres et de se regarder soi-même, de réviser sa propre vision de soi ; elles l’amènent à élargir sa capacité d’agir dans son environnement. Simples et concrets, les exemples donnés par Hammouda nous aident à mieux comprendre comment s’acquière cette expertise. Selon lui, le savoir-vivre va au-delà du simple fait d’apprendre « le flambage ou comment placer les couteaux, soit le service à la française ou à la russe (…) ». Il s’agit bien plus d’une compréhension de la culture de l’autre et d’une maîtrise de certains de ses codes afin de ne pas offenser les clients alors qu’ils sont censés s’amuser, en dînant par exemple. « Dès le début, on nous a appris à ne jamais poser une boîte de cure-dents sur une table lorsque les clients étaient anglais, car pour eux c’était un signe de malchance. Et qu’avec les touristes français, il fallait éviter d’utiliser le numéro 13... Tout cela m’a donné le trac au début, mais c’est devenu facile avec le temps. Comme les langues. La première est toujours plus difficile à apprendre, les autres deviennent plus faciles, et ainsi de suite ».
19 Outre l’apprentissage des codes culturels propres aux autres sociétés, le savoir-vivre implique un travail sur soi qui prend le corps pour objet, au sens de Foucault. Il s’agit d’un travail qui implique l’incorporation, voire l’incarnation de règles de conduite sociales et professionnelles qui résultent d’un dressage du corps par les techniques du travail, et qui prédisposent ces jeunes employés du monde hôtelier à une discipline d’auto-surveillance et de contrôle de soi. En d’autres termes, la formation formelle et informelle de ces derniers n’est autre qu’un dispositif de pouvoir au sens foucaldien du terme. Elle inculque à ces jeunes des réflexes gestuels et des postures physiques afin de les imprégner d’une biohospitalité susceptible de les adapter aux normes de bien-être et de satisfaction de la clientèle touristique.
20« On apprend même à se tenir debout dans différentes situations où l’on pourrait se trouver avec les clients », poursuit Hammouda, en donnant d’autres exemples. « Dans tous les cas, vous devez faire attention à votre corps pendant votre travail. Vous devez éviter de vous gratter, par exemple, en présence des clients, ou éviter de vous pencher sur eux lorsque vous servez de manière à ce qu’ils puissent sentir vos aisselles ou votre haleine ». Pour ce faire, il a comparé l’hôtel où il a travaillé la première fois, à Djerba, à une école unique en son genre, voire à une caserne. Les employés de son niveau étaient soumis à une règle de vie quotidienne et à une discipline des plus rigoureuses, liée à une stricte ordonnance. Passant en revue certains détails de cette discipline, il raconte qu’avant de pointer, chaque employé devait passer à la blanchisserie et récupérer son uniforme de travail composé de « deux paires de chaussures, deux pantalons, deux chemises, deux vestes, une serviette, du shampoing ». Ensuite, l’employé devait aller aux toilettes pour se raser et prendre une douche. Il devait ensuite se présenter 30 minutes avant le briefing du matin. « Et ce n’est pas tout », se souvient Hammouda. « Le directeur de la salle à manger nous plaçait en file indienne, sentait nos aisselles, vérifiait nos chaussures si elles étaient bien cirées, nos ongles, notre barbe, puis il nous testait sur le menu ».
21Hammouda était visiblement fier en se rappelant toutes ces règles apprises il y a plus de 20 ans. Elles étaient chargées d’importance ; elles avaient changé sa façon d’être, sa façon de se voir au travail et au-delà du travail. Selon lui, le fait de commencer jeune à ce travail lui avait permis de se plier plus facilement à ses règles qui l’obligeaient à prendre soin de son corps et qui, au fil des ans, étaient devenues des « réflexes et des marques » de sa personnalité, comme il essayait de l’expliquer en arabe. Ces règles lui avaient insufflé le désir de traiter son corps comme un objet précieux, qu’il avait plaisir à admirer et à faire admirer par les autres. Il avait développé ces « techniques de soi », pour emprunter à nouveau à Foucault, en prenant peu à peu conscience que son corps était un théâtre, la scène sur laquelle il se produisait en jeune homme élégant, séduisant, devant recevoir les soins les plus exquis, comme il sied à une œuvre d’art. « Je n’avais que 18 ans à ce moment-là et je m’étais tellement éclaté que je ne me reconnaissais plus. Je me souviens que je me regardais dans le miroir et je me disais : Oh ! Hammouda, tu étais où avant et tu es devenu quoi maintenant ? Une chaîne en or autour du cou, un pendentif de valeur parfaitement mis en évidence à l’encolure ouverte de la chemise, des bagues et des bracelets aux doigts et aux poignets, mes chaussures et mes vêtements étaient le top du top à l’époque, je louais une voiture chaque fois que je rentrais chez moi, au moins une fois par mois, et ainsi de suite ».
22Pour des employés comme Hammouda, la biohospitalité combine l’épreuve de la soumission à des règles imposées de l’extérieur par une institution détentrice d’un pouvoir disciplinaire, en l’occurrence l’hôtel, avec le plaisir de jouir de la redécouverte de soi en se faisant maître et artisan de son propre corps. En d’autres termes, la biohospitalité incarne l’ambivalence du serveur face, d’une part, à l’exigence de dépossession, de s’effacer dans son corps devant le patron ou les clients, et d’autre part, à la possibilité de s’épanouir et de « sortir de soi-même » en remodelant son rapport à soi. Ce déchirement du corps effacé et du corps éclaté ou en expansion est d’autant plus difficile à vivre qu’il s’opère à l’intérieur d’un troisième corps, celui d’origine avec lequel le jeune homme est arrivé de la région dont il est originaire.
23 En réponse à ma question sur ce qu’il ressentait du regard des gens lorsqu’il rentrait au bled avec ce newlook qu’il a décrit plus haut, Hammouda a commencé à soupirer profondément. Il me dit qu’il était heureux de retourner dans son village natal de temps en temps, mais qu’il se sentait tout de même mal à l’aise de voir les jeunes de son âge souffrir encore du chômage et des privations : « Leurs vêtements, leur pauvreté, me rappelaient ma vie d’avant, et je me sentais terriblement désolé pour eux, d’autant plus que je sentais que je ne pouvais pas les aider. » Il me dit qu’il se sentait impuissant chaque fois que quelqu’un de son village le suppliait de lui trouver du travail parce qu’il constatait bien que son apparence les trompait.
24Ce malaise, cette blessure intime même, faisait partie d’une tension intérieure qui semblait habiter tous ces employés. Si elle peut varier en intensité d’un serveur à l’autre, elle refait toujours surface chaque fois qu’ils sont amenés à évoquer le contraste entre ce qu’ils ont été avant, pendant et après l’expérience du tourisme, ou entre les conditions de vie dans leur région d’origine et la vie dans les bandes touristiques. D’où leur tendance à s’enfoncer dans ce sombre état de « biodésenchantement » ou de déni de soi, ce dont témoigne Hammouda : « un désenchantement qui s’est produit à la frontière entre deux autres états, entre celui de se voir comme un corps à part entière, florissant et digne d’une œuvre d’art, et celui de voir se désintégrer, sous l’épreuve d’une certaine réalité, ce même corps comme un château de sable happé par les vagues d’un passé qui refuse de passer ».
25Voisin de travail de Hammouda dans la même zone touristique, Yasmine Hammamet, Najib travaille lui aussi dans le domaine de l’hôtellerie depuis plus de 20 ans. Il vient d’une zone rurale de Sakyat Sidi Youssef, à la frontière tunisienne avec l’Algérie. Alors qu’il était encore jeune lycien, il se rendait régulièrement à Tunis pour rendre visite à sa sœur qui y vit depuis les années 1970. À la fin des années 80, n’ayant pas obtenu son diplôme d’études secondaires, il s’inscrit dans une école de formation au tourisme à Sousse, puis travaille dans un hôtel pendant sept ans comme serveur, obtenant le grade de chef de cuisine. Comme la plupart de ses collègues, il affirme aimer le tourisme mais ne pas approuver entièrement la politique touristique de son pays. De son point de vue, pour lui qui est issu d’une famille d’agriculteurs, le tourisme n’a fait que nuire à l’agriculture, alors qu’il était censé la soutenir en diversifiant les ressources économiques du pays. « Pire encore », dit-il, « le tourisme risque de compromettre l’avenir de l’agriculture en Tunisie. Vous vous demandez comment sera l’agriculture dans quelques années quand vous entendez parler du pillage de l’eau des régions intérieures pour la mettre à la disposition des hôtels, des golfs, des piscines, etc. ». À cet égard, il considère les régions intérieures comme les perdantes de la redistribution des richesses opérée dans le sillage de l’avènement du tourisme et du nouveau modèle de développement mis en place après l’indépendance : « Les régions intérieures donnent à la côte plus qu’elles n’obtiennent en retour. Elles fournissent des produits agricoles, de l’eau, de la main-d’œuvre bon marché, et elles ne reçoivent rien en retour. Pire, elles sont devenues des otages du tourisme : les pauvres agriculteurs de l’arrière-pays ont vu le prix de leurs produits chuter avec la crise du tourisme depuis la Révolution ».
26Najib dénonce ainsi la désintégration du double corps social et territorial du pays résultant de ce déséquilibre entre les régions. En ce sens, la disparité économique entre les régions participe d’un démembrement organique et psychologique qui fait vivre aux serveurs comme Najib une double aliénation ; ils ont le sentiment d’appartenir à aucune des deux parties inégales du pays. Ils se retrouvent coupés en deux et tiraillés entre deux impossibilités : l’impossibilité de se reconnaître dans la Tunisie de la mer et l’impossibilité de revenir en arrière et de se retrouver dans la Tunisie de la terre. « Je suis déchiré entre l’agriculteur que je suis encore et le serveur que je suis devenu. Oui, je me considère toujours comme un agriculteur, je travaille toujours la terre avec mon père ; mais je ne me sens plus enraciné là comme avant. Je la trouve appauvrie parce qu’elle n’a pas la capacité de me retenir, ni de retenir tous ces pauvres gens qui essaient de la fuir. Et j’aime mon travail dans le tourisme, il m’a permis de construire deux maisons dans la campagne où je suis né. Mais je ne peux pas me reconnaître dans l’image de la Tunisie et des Tunisiens que le tourisme a fait de nous ».
27 Jilani est l’employé d’hôtel le plus âgé de tous ceux que j’ai rencontrés lors mes enquêtes de terrain. Il avait plus de soixante ans, mais il continuait à travailler. Il se présente comme responsable des loisirs à bord d’un bateau de plaisance avec le grade de capitaine dans la hiérarchie en vigueur dans le port de plaisance à Hammamet où je l’ai rencontré. D’ailleurs, il portait un uniforme bleu marine avec un béret noir sur la tête. Il m’a raconté les débuts de sa carrière dans les années 1960, lorsque son père a choisi de mettre fin à ses études et de le confier à un ami propriétaire d’un hôtel à Sousse pour lui trouver du travail. Originaire de la campagne de Kairouan, il se retrouve ainsi loin de sa famille, à dix ans, dans une ville qu’il ne connaît pas, sans même avoir eu la chance d’obtenir son diplôme d’études primaires. Bien que conscient de la dureté de l’expérience, il en est fier et se dit tout à fait satisfait de son trajectoire de vie, notamment des compétences qu’il a acquises. Il a mis l’accent sur les sept langues qu’il dit avoir apprises au cours des cinq premières années : « C’était dur, je devais travailler en même temps que suivre des cours informels de langue de mon "maître" qui n’était autre qu’un collègue plus âgé, qui m’avait simplement proposé de m’enseigner les langues qu’il avait apprises sur le tas. Il m’a dit d’écouter attentivement les touristes quand ils parlaient et de transcrire ce que j’entendais sur une feuille de papier en utilisant des lettres arabes parce que je ne connaissais pas les lettres latines. Sinon, il m’écrivait de la même manière dix phrases et me demandait de les apprendre dans une journée et si je ne réussissais pas à le faire, il me punissait en me tapant sur les mains avec un petit bâton. Et c’était bien calculé : un coup pour chaque phrase non apprise. »
28 Malgré ces punitions qu’il avait manifestement reçues à plusieurs reprises, Jilani jurait avoir une grande dette envers ce « maître » qui lui avait transmis un précieux don, celui de maîtriser rapidement et efficacement les langues des étrangers. Pour lui, apprendre des langues étrangères, c’est comme voyager à travers le monde. Il avoue n’avoir jamais parcouru le monde, malgré les nombreuses invitations de ses amis touristes ; il n’en a tout simplement jamais ressenti le besoin. « J’ai l’impression de voyager quand je commence à apprendre une langue, et bien entendu quand je réussis à en maîtriser une. J’ai récemment appris le russe. Maintenant, je m’intéresse aux langues slaves et scandinaves. Vous savez, cela me donne de l’espoir quand j’apprends une langue, j’ai l’impression que le monde s’ouvre à moi et m’inonde de sa générosité, et c’est ce que je fais en retour en accueillant des touristes dans mon pays. Sans espoir, le monde devient triste et dangereux ».
- 4 Une expression qui revient souvent dans le discours en ligne des blogueurs et des activistes de ces (...)
29Comme mentionné plus haut, le contexte d’après-révolution dans le cadre duquel j’ai rencontré ces employés hôteliers, a conduit ces derniers à s’identifier aux jeunes de la révolution en faisant la navette entre les deux temps postcolonial et postrévolutionnaire. À travers des commentaires, des clins d’œil, et des digressions qui reviennent souvent dans leurs discours, ils rappellent en substance que ce n’est pas par hasard si les jeunes des régions de l’arrière-pays ont été les premiers à se révolter contre cette politique de cache-misère incarnée à leurs yeux par le tourisme. Ce n’est pas par hasard non plus si ces révoltés ont déversé leur colère révolutionnaire contre ce qu’ils ont convenu d’appeler « les villes de la corruption bourgeoise4 » en désignant certaines villes favorisées de la côte. Mes informateurs m’ont fait comprendre qu’après des décennies de mépris, de souffrance et de sentiment d’injustice, ils étaient arrivés à la conclusion, tout comme ces jeunes, que la façade maritime, là où une minorité de Tunisiens s’en sortait si bien, était tout simplement la source de leur propre pauvreté. Non seulement parce qu’elle leur avait toujours tourné le dos, en leur rappelant leur marginalité, mais aussi parce qu’elle les réduisait à un réservoir local de main-d’œuvre bon marché. Contrairement à beaucoup de leurs compatriotes résidant dans les bandes côtières qui voient dans la zone touristique un symbole de fierté et une marque de prestige qui résonne jusque dans leurs régions, ces jeunes de la « Tunisie des profondeurs », de l’arrière-pays d’hier et d’aujourd’hui, voient dans la "Tunisie de la mer" une destination, certes incontournable, mais aussi lointaine et souvent hostile, d’une migration stressante. Il n’est pas rare qu’ils voient leur rêve de quitter leur région d’origine pour travailler dans les hôtels se transformer en cauchemar. Car malgré la minuscule "fortune" qu’ils parviennent à amasser grâce à ce travail, ils restent déchirés entre les pauvres chômeurs qu’ils ont été, privés presque de tout espoir, et les petits employés qu’ils sont maintenant, soumis mais exclus du paradis touristique dont ils servent les intérêts. Ce paradis est après tout leur propre pays, converti au moins en partie en une chaine de colonies de vacances au moment même où il luttait par tous les moyens pour se déclarer pays décolonisé.