1Le village de Wengding est la cible d’un projet de développement touristique depuis le tournant du XXIe siècle. Situé à une trentaine de kilomètres de la frontière sino-birmane, le principal hameau constitutif de Wengding est habité par environ cinq cents personnes locuteurs de la langue wa paraok. Ils sont rattachés à la nationalité Wa (Wazu), l’une des cinquante-cinq nationalités minoritaires (minzu) officiellement reconnues par le gouvernement de la République populaire de Chine (RPC). Dans cet article, je propose de montrer comment se perpétue un rapport d’altérité hiérarchisé entre d’une part les autorités centrales de RPC et la société chinoise Han, et d’autre part la nationalité minoritaire Wa à travers la mise en scène touristique du village de Wengding et le déplacement récent (2018) d’une grande partie de sa population dans un nouvel ensemble de maisonnées. Pour cela et dans un premier temps, j’amènerai les lecteurs sur les pas d’une visite du village tel que la majorité des touristes le découvre. Ces derniers, pour la plupart des urbains appartenant à la nationalité Han (majorité ethnique du pays), sont encouragés à suivre un parcours type par des aménagements et une mise en scène touristique particulière des activités et des espaces villageois. Ce cheminement dans Wengding, accompagné d’une contextualisation succincte des dispositifs mis en place sous la tutelle du Bureau du tourisme de Lincang (organe officiel en charge du lancement, du suivi et de la gestion du projet) sera complété par une étude des attentes et des représentations de plusieurs visiteurs observés et interrogés lors de leur passage à Wengding. Dans un deuxième temps, l’analyse des registres mobilisés par divers agents extérieurs au village (agences gouvernementales, de voyage, médias, etc.) au cours du processus de mise en tourisme de Wengding et pour sa publicité mettra en relief la façon dont les attentes des touristes et le discours officiel sur la nationalité wa se répondent. En effet, les expériences touristiques que les visiteurs font du village reposent sur la découverte et l’expérimentation du caractère primitif que revêtiraient les pratiques culturelles mises en scène au village. Dans la lignée du travail de Liu Tzu-Kai (2013) sur les idéologies patrimoniales et culturelles mises en œuvre à Wengding, de ceux de Magnus Fiskesjö sur la nationalité wa plus généralement (2012 et 2015), et d’un de mes articles analysant en détail la fabrique du Wengding touristique (Coulouma, 2019), les données exposées ici corroboreront le fait que les politiques de préservation et les dispositifs de mise en tourisme de Wengding participent à l’objectivation d’une primitivité de la culture et de la nationalité Wa. Cette caractérisation, qui trouve son origine dans l’identification et la catégorisation officielle des populations du territoire chinois en nationalités minoritaires à des grades de développement variés, est relayée de nos jours dans les discours officiels et le travail des acteurs de la promotion et de l’aménagement touristiques du site, Han dans leur majorité, et se donne à entendre dans les discours de beaucoup de visiteurs à Wengding. La mise en tourisme du village est ainsi un reflet et un acteur de la perpétuation d’un rapport hiérarchique entre, d’un côté, les autorités centrales et la majorité de la société civile Han et de l’autre, la nationalité minoritaire Wa. Avec l’analyse d’une nouvelle donnée, à savoir la mise en place d’une politique publique d’envergure qui a abouti au déplacement forcé de la population de Wengding en 2018, je proposerai d’aller plus loin en montrant que ce dernier type de mesures développementalistes rend compte d’une forme d’impérialisme (entendue ici comme une tendance collective à la domination) de l’État chinois vis-à-vis des populations des marges de son territoire, parmi lesquelles celles rattachées à la nationalité Wa sont d’autant plus visées qu’elles sont longtemps restées hors du champ de contrôle des empires précédant l’avènement du parti communiste chinois.
2Les données mobilisées ont été recueillies à Wengding au cours de sept mois d’enquêtes ethnographiques menées entre mai 2013 et janvier 2017 pour mes recherches doctorales. Hébergée par une famille du village pendant des périodes allant d’une semaine à deux mois, plusieurs journées ont été consacrées à l’observation des déambulations des touristes et de leurs interactions avec les villageois. Participant à l’accueil des touristes ou aux activités touristiques avec ces derniers, j’ai également souvent engagé des conversations avec des visiteurs. En ce qui concerne les évènements plus récents, ils ont été recueillis grâce à une veille informatique alimentée par une correspondance entretenue depuis la France avec quelques villageois.
3En tant qu’industrie, le tourisme est compétitif (Connell et Rugendyke, 2008, p. 30), et chaque destination doit, pour attirer des touristes, créer ses propres images et représentations des populations et des lieux, ainsi, « continuellement (ré)inventés, (re)produits et (re)créés » (Salazar, 2009, p. 49 ; voir également Comaroff et Comaroff, 2009). Ce phénomène dit de « tourismification » (Salazar, 2009) fait référence à tous les processus de mise en tourisme de ces lieux. À Wengding, enchâssés dans les espaces et les activités villageois, la mise en scène, les aménagements et les activités touristiques sont partout et tout le temps. Cela induit une assimilation du Wengding touristique au Wengding non touristique.
- 1 Construite entre 2012 et 2013, cette bâtisse accueille le centre de vente des tickets. Les étages s (...)
- 2 À différents postes, tous les villageois sont impliqués dans les activités mises en place dans le c (...)
4Après avoir garé leur voiture sur un parking aménagé à l’extérieur du village et acheté leur billet d’entrée dans un bâtiment d’accueil1, les visiteurs se rendent à un portique. Construit dans l’hiver 2013-2014, et agrandi entre 2014 et 2015, ce portique massif reproduit – à plus grande échelle – ceux que l’on trouve traditionnellement à l’entrée des villages wa. Là, un groupe d’habitants de Wengding les accueille en musique. Rémunérés pour chaque journée passée à ce portique, les villageois présents revêtent à cette occasion des parures dites ethniques (minzu fuzhuang), spécifiques à la localité ou identifiées comme de style wa2. Notons que la plupart des villageois ont aujourd’hui abandonné ce type de vêtements. Tandis que l’un d’eux frappe un tambour de bois monoxyle, les autres entonnent un chant et une danse de bienvenue. Parallèlement, un villageois se charge de collecter les tickets d’entrée, tandis qu’un autre marque du doigt le front des visiteurs d’un point noir. Cette marque, mo ni hei en mandarin signifiant littéralement « t’effleurer de noir », est réalisée à l’aide d’une encre noire achetée au bourg puis mélangée à une essence végétale. Les visiteurs photographient et filment alors la scène. Certains s’essaient au battement de tambour après la performance des villageois qui sont ce jour-là « de garde ».
- 3 L’espace villageois habité est cerné au total par trois portes, points d’entrée et de sortie symbol (...)
5Les touristes s’engagent ensuite sur la voie d’accès au village, un large chemin pavé de pierre qui mène jusqu’à un autre portique préexistant au développement touristique. Celui-ci s’apparente dans la cosmologie locale à une porte qui marque l’une des limites de l’espace villageois habité pour les habitants de Wengding3. Entouré d’une dense végétation, le chemin menant du portique touristique à la porte d’entrée du village est, depuis 2014, décoré d’une allée de hauts poteaux de bois en forme d’Y avec un crâne de buffle (niutou gugua) accroché à la base de chacune de leur fourche. Ce dispositif installé récemment fonctionne comme une allégorie de la chasse aux têtes, dont les trophées étaient dans certains villages wa et par le passé disposés à l’entrée des espaces habités pour, entre autres, dissuader les intrus d’y pénétrer (Coulouma, 2019 ; voir également Fiskesjö, 2015, p. 499-500).
6Les touristes arrivent ensuite sur la grande place supérieure du village. Comme tous les chemins de l’espace villageois habité, la place a été dallée de petites pierres dans le cadre de son aménagement pour le tourisme. Plusieurs villageois regrettent cette mesure, car cela rend difficile le déplacement des personnes âgées. Les visiteurs passent alors un certain temps à prendre des photos des premières maisons et de la vue sur le village. Beaucoup se photographient également devant un poteau en forme d’Y plus massif que ceux longeant le chemin d’accès au village. Il symbolise de manière explicite la coutume aujourd’hui abandonnée du sacrifice de buffle.
Document 1 : Arrivée à la deuxième porte donnant accès au village
Cliché de l’auteure, 03/11/2014
7Puis, ils s’avancent sur la place en marquant des arrêts aux boutiques qu’ont aménagées les villageois des maisons riveraines. Ces derniers y proposent à la vente des tissus artisanaux réalisés localement et des parures ethniques industrielles. Des sachets de feuilles de thé vert et de thé sauvage, des champignons et des fruits cueillis dans les forêts environnantes sont également commercialisés.
Document 2 : Sur la grande place du village, un groupe de visiteurs s’intéressent au riz paddy en train de sécher sur une natte
Cliché de l’auteure, 27/12/2016
8Les visiteurs continuent leur chemin vers une première bâtisse dans laquelle se trouvent deux niveaux d’expositions. Au rez-de-chaussée sont exposés de grands panneaux avec photographies et textes présentant l’organisation politique du district de Cangyuan auquel est rattaché Wengding, et certaines coutumes de la nationalité wa (wazu xisu). Les textes accompagnant les photographies louent le développement économique et culturel de la région sous les auspices des agences gouvernementales et du parti communiste chinois. À l’étage, des outils agricoles et domestiques, d’apparence usée, sont exposés dans une vingtaine de vitrines sobres et avec pour seuls aménagements muséographiques de petites pancartes indiquant leur nom en mandarin et en wa.
Document 3 : Exposition d’objets de la vie quotidienne.
Une quinzaine de crânes de buffles sont aussi suspendus sur le mur du fond
Cliché de l’auteure, 26/12/2016
9Les visiteurs passent ensuite dans la « Maison des tambours » (mugu fang), un abri en bois recouvert de chaume dans lequel deux tambours de bois monoxyles ont été disposés sur des socles.
Document 4 : Visiteur en train d’essayer un pilon à riz.
En arrière-plan, la « Maison des tambours » 7
Cliché de l’auteure, 03/10/2014
10Ils accèdent ensuite au « Palais du roi wa » (wawang fu), qui est aujourd’hui le plus grand bâtiment du village. Comme la « Maison des tambours », cette bâtisse a été construite dans les années 2000 à l’occasion de la réalisation d’un film. Elle est depuis présentée comme une réplique du quartier général du dernier roi wa reconnu par le gouverneur du Yunnan de l’époque comme l’intendant général du royaume de Hulu, mort en 1934. À l’étage, un vieil homme du village, rémunéré par le Bureau du tourisme de Lincang, leur propose de s’asseoir autour d’un foyer pour déguster une tasse de thé. S’ils le souhaitent, les touristes peuvent revêtir des parures ethniques de style wa et s’installer sur un siège massif en bois qui y a été installé pour s’y faire photographier.
Document 5 : Intérieur du Palais du roi wa
Cliché de l’auteure, 28/09/2014
11Au niveau inférieur du « Palais du roi wa », un magasin propose une large variété d’artefacts manufacturés, quelques tissus réalisés localement ainsi que des arbalètes et des flèches en bois. Pendant les périodes de grande affluence touristique, ces dernières servent au stand de tir à l’arbalète, mitoyen du magasin. D’après plusieurs hommes du village interrogés, cette pratique a définitivement cessé d’être employée pour la chasse depuis les années 1990.
Document 6 : Visiteurs en train d’essayer le tir à l’arbalète à Wengding
Cliché de l’auteure, 02/10/2014
12Devant le « Palais du roi wa », trois sculptures de bois noir ont été érigées dans le cadre de l’aménagement touristique de Wengding en 2006. Un panneau indicatif voisin indique qu’elles sont les « Piliers totémiques de la déesse » (nüsheng tuteng zhuang). Exogène au village, chaque élément de l’ensemble est une réplique du pilier villageois d’un autre village wa situé en Birmanie. À l’exception des guides touristiques, les habitants de Wengding ne connaissent pas la signification des symboles qui les ornent, y compris les personnes âgées interrogées.
Document 7 : Les « Piliers totémiques de la déesse »
Cliché de l’auteure, 28/12/2016
13Les visiteurs s’enfoncent ensuite dans le village en contre-bas en empruntant un étroit escalier jusqu’à la place centrale. Là, ils prennent plusieurs photographies des piliers en son centre, jettent un œil aux échoppes aux abords de la place et discutent avec les tisserandes attelées à leur ouvrage dans les cours des maisons, lorsqu’elles sont présentes. De là et en allant vers l’ouest, ils atteindront les « Poteaux à têtes » (rentou zhuang) où une quinzaine de bambous ont été plantés dans le sol. À leur sommet, quelques-uns des petits paniers tressés qui y ont été fixés contiennent une sculpture en bois en forme de tête humaine. Ce dispositif renvoie sans ambiguïté à la chasse aux têtes que certains groupes Wa ont pratiqué jusqu’au milieu du XXe siècle.
Document 8 : Au sommet de certains « Poteaux à têtes », un panier accueille une sculpture en bois figurant une tête humaine
Cliché de l’auteure, 29/08/2014
14Vers l’Est, les touristes rejoignent un point d’eau en contrebas du village avant de remonter jusqu’à une maison d’hôte construite en 2014, dont la terrasse offre un point de vue sur l’ensemble des maisons du village. Ce bâtiment a été construit en 2014 pour la réalisation d’un film, et est depuis loué à une famille du village qui l’a transformée en maison d’hôtes. Comme pour le « Palais du roi wa », les différents projets filmiques tournés à Wengding ont donc participé à modeler le paysage villageois.
Document 9 : Maison d’hôte au Sud-Est du village, surplombant l’ensemble des maisons
Cliché de l’auteure, 30/12/2016).
- 4 Bosquet où, selon les villageois, réside le principal esprit tutélaire du village.
15Les visiteurs peuvent gagner un autre palier offrant une vue panoramique sur l’ensemble du village avant de rejoindre le dernier lieu incontournable du parcours : un promontoire cerné d’arbres d’envergure et auxquels ont été suspendus plusieurs bucranes. Enfin, au sud-est de la route surplombant le village, un panneau indique la direction d’un escalier menant à la Forêt de la divinité4. D’après mes observations, très peu de touristes s’y aventurent.
16La majorité des visiteurs ne restent pas plus de quelques heures au village, certains choisissent toutefois d’y déguster un repas voire d’y passer une nuit. L’achat, le plus souvent en fin de visite, de quelques objets en guise de souvenir de leur passage à Wengding vient clôturer l’expérience touristique.
Document 10 : Wengding, vue depuis les hauteurs
Cliché de l’auteure, 30/12/2016
17La diversité des profils des touristes à Wengding est grande, et j’ai à plusieurs reprises observé des pratiques et entendu des propos différents de ceux présentés ici. Le plus commun est celui de couple ou de famille, de la nationalité majoritaire chinoise, Han, originaire du district ou de la province. Depuis les années 2010, avec une accélération de la tendance depuis l’automne 2017 favorisée par la construction d’un aéroport de district, un plus grand nombre de visiteurs venus des grandes métropoles orientales chinoises visitent Wengding. Les interactions entre les villageois et les touristes sont diverses, car chaque individu ou groupe impliqué dans l’interaction est différent, que l’on considère le-s premier-s ou le-s second-s. Les différents moments de la journée sont aussi plus ou moins propices à des échanges. Les interactions et les discussions varient donc. Malgré tout, les analyses dégagées des observations et des discours relevés sont emblématiques des représentations de la majorité des visiteurs à l’égard de Wengding et des modes de vie de ses habitants.
18Dans les commentaires recueillis, les caractérisations du village, des villageois et de leurs modes de vie les plus fréquentes sont les suivantes : primitif (yuanshi), écologique (shengtai), écologie primitive (yuanshengtai), pur (chunjie), non pollué (wei wuran), préservé (baocun), arriéré (luohuo), tribu (buluo), amical (youhao), chaleureux (reqing) et simple (chunpu). Le plus souvent, ces différents attributs ne sont pas exclusifs et se mêlent dans leurs commentaires adressés directement aux villageois, ou en réponse aux questions de la chercheuse. Le terme chinois yuanshi reste de loin celui que les visiteurs de Wengding emploient le plus souvent pour décrire la société villageoise. Le 1er octobre 2015, j’interrogeais un groupe de sept personnes sur leur ressenti après la visite. Parmi elles, cinq commencèrent par me dire : « ici c’est très primitif », une me dit : « c’est très écologique, très primitif », et la septième précisa : « bien qu’il y ait des choses qui soient déjà commercialisées, d’autres sont encore plutôt originelles. Le village a quand même préservé la culture de cette nationalité, et aussi ses traditions ». Quatre d’entre elles mobilisèrent le terme « simple » (chunpu) pour qualifier à la fois les villageois et leurs coutumes (minfeng). Un tour d’horizon des articles publiés sur les blogs privés de voyageurs chinois montre la récurrence de la caractérisation « primitif-ive ». En voici un exemple : « Le village de Wengding conserve le style architectural primitif ainsi que les mœurs et les coutumes primitives des Wa » (billet de blog privé, Sina Weibo, 2013). Cette internaute souligne ainsi dans le récit de son voyage à Wengding la qualité de la préservation architecturale des maisons, mais aussi l’idée que la société locale est elle-même primitive (yuanshi), atout sur lequel repose la réputation du village comme site touristique, j’y reviendrai. Voici deux autres exemples d’échanges que j’ai eus avec des visiteurs. Le 5 novembre 2014, l’un d’eux, intrigué par ma présence au village, m’interpelle. Il me demande ce que je fais là, et lorsque je lui réponds que je fais des recherches en anthropologie, il s’exclame d’un ton enjoué : « Alors venir ici regarder des choses primitives c’est parfait ! » Un autre jour, alors que je réalise un croquis de la « Maison des tambours », des touristes chinois me demandent entre autres si je m’habitue à la nourriture, à la vie ici, et concluent : « tu n’as pas peur d’être une fille seule ici ? » Enfin, en 2015, et alors que le panneau d’explication à proximité des « Poteaux à têtes » a disparu, induisant un flou sur la compréhension que les visiteurs peuvent avoir de ces dispositifs, un touriste demande à une jeune villageoise : « les piquets aux têtes humaines, ils sont vrais ? » (propos recueilli le 11/07/2015). L’ensemble de ces discours révèlent la représentation d’un mode de vie local qui serait resté identique à celui d’un passé voire d’un temps primordial, intouché par la « civilisation » et le progrès, et dénué de toute complexité, simple et pur, quoique potentiellement dangereux, les Wa étant réputés pour leur ancienne pratique de la chasse aux têtes.
19Parallèlement à l’aspect originel et primitif du village, une autre qualification récurrente dans les commentaires des touristes est celle du caractère intrinsèquement écologique du mode de vie des villageois. « Tu vois maintenant la viande de poulet que nous mangeons [en Chine], les animaux sont tous nourris aux farines. En arrivant ici, on voit que leurs poulets sont tous élevés en plein air, ce n’est pas possible qu’ils soient nourris aux farines. C’est pourquoi nous aimons venir dans ces endroits à écologique primordiale (ou primitive). […] Ce que nous venons chercher, c’est justement les spécialités locales ». Ce propos d’une vacancière, recueilli le 29 décembre 2016 alors qu’elle était installée sur une terrasse emménagée par un couple de villageois devant de leur maison, en est un exemple. Après avoir passé commande de quelques plats à ses hôtes en spécifiant qu’elle et son époux souhaitaient manger comme les villageois et non pas les plats habituellement proposés aux touristes, elle ajouta : « Ici, c’est vraiment très écologique ! » Comme elle, beaucoup de visiteurs de Wengding entretiennent une forme de nostalgie pour l’écologie originelle que la société locale aurait préservée avec son environnement (Liu, 2013, p. 166). Pourtant, et de manière assez frappante, s’ils viennent découvrir à Wengding un mode de vie proche de la nature, l’écologie reste une pratique des autres et non de soi-même. En effet, il n’est pas rare d’observer des visiteurs jeter des déchets sur les chemins et dans les rigoles qui les longent, alors même que des efforts sont faits localement pour leur collecte. À Wengding, la mise en exergue d’un caractère écologique idéal de la société locale s’apparente donc plus à une façon de standardiser la nationalité Wa comme fixée dans un temps imaginé et imaginaire où les villageois vivraient en symbiose avec leur environnement, qu’à une démarche inscrite dans une forme d’écotourisme. Par ailleurs, tandis que les commentaires des touristes laissent transparaître une estime certaine pour les valeurs écologiques dont la société locale serait porteuse, ceux concernant les habitations ou encore la cuisine sur les feux de bois traduisent une forme de conscience patrimoniale. Par exemple, une touriste dit « c’est vraiment le dernier endroit de Chine aussi bien préservé » (propos relevé le 30/09/2014) ou, une autre : « on peut dire que dans tout Cangyuan, dans tout Lincang, dans toute la Chine, il n’y a que ce village, c’est pourquoi il faut le préserver [...] » (06/07/2015). Par ailleurs, beaucoup sont ainsi surpris de voir les villageois posséder des télévisions, des portables, des ballons d’eau chaude et des machines à laver, informations qui contredisent l’image qu’ils ont et se font de ce lieu, alimentée par la mise en scène touristique de Wengding.
20L’observation des pratiques des touristes au village dévoile quant à elle une forte tendance à l’expérimentation de ce qui ferait l’essence de la « culture wa », et à des interactions qui, quoique filtrées par les appareils photo, sont généralement intrusives pour les habitants du village. En ce qui concerne le premier point, les touristes apprécient l’essayage de parures neuves et aux couleurs vives, qui seraient typiquement wa, mais plus souvent encore celui d’habits d’apparence plus anciens, tels des vestons délavés en fil d’ortie et de facture plus simple qu’ils acquièrent ensuite pour quelques dizaines de yuans. Et tandis que les vêtements des Han sont considérés comme une des marques de la civilisation dans la tradition chinoise (Bray et Will, 1994, p. 785), ces derniers objets attestent symboliquement de la primitivité des Wa. Touchés, enfilés, photographiés, convoités et consommés par les touristes, ils leur offrent l’occasion d’expérimenter et de ramener chez soi un peu de cette altérité exotique. De la même manière, lorsqu’ils visitent la boutique aménagée au rez-de-chaussée du « Palais du roi wa », ils s’intéressent plus particulièrement aux arbalètes et aux arcs disposés sur une table. À l’étage, beaucoup n’hésitent pas à enfiler les parures folkloriques comme des déguisements, et à se prendre en photographie avec les vêtements et accessoires (lances, épées, arcs, etc.) mis à leur disposition.
21Le 14 novembre 2017, j’observe un groupe de touristes qui passe sur la place centrale accompagné de l’une des guides du village. Tandis que cette dernière explique les significations des piliers villageois, les touristes qui l’entourent se prennent mutuellement et successivement en photographie auprès d’elle. Au-delà de la découverte du village nourrie des propos d’une guide qui est originaire elle-même de Wengding, les touristes semblent moins intéressés par ses explications que par la possibilité, facilitée par la situation d’accompagnement, de prendre des clichés avec une villageoise, une locale (dangdi ren). Puis, tous s’amusent à toucher un des éléments composant ce centre symbolique du village, une grosse pierre ronde, après que la guide leur ait indiqué qu’elle portait chance. Beaucoup de touristes cherchent donc à expérimenter la « culture wa » qui leur est présentée. Au-delà de cette expérience, les visiteurs de Wengding cherchent vraisemblablement à voir l’ailleurs et surtout l’autre, et à ramener des clichés et des objets qui attesteront de leur rencontre avec les derniers primitifs de Chine. La photographie de villageois, dans une proximité physique que peu – ou pas – d’échanges avec ces derniers ne précèdent, est ainsi une pratique courante qui immortalise cette rencontre. Enfin, selon mes observations, certains visiteurs n’hésitent pas à rentrer dans les cours, les jardins et jusqu’à l’intérieur des maisons du fait de l’absence de délimitations entre espaces touristiques et espaces de vie domestiques.
22L’ensemble des discours relevés et des interactions observées traduisent une assimilation par les visiteurs de Wengding des discours de l’État et de l’industrie touristique à l’égard de ce village et de la nationalité minoritaire wa. Le terme de nationalité, minzu en mandarin, est mobilisé dès l’époque de la République de Chine (1912-1949). Alors qu’à la fin de la dynastie Qing (1644-1911), plus de cent populations distinctes sont décrites dans les monographies locales du Yunnan, le gouvernement de Tchang Kaï-chek soutient l’idée d’un seul « peuple chinois », zhonghua minzu en mandarin (Mullaney, 2011, p. 2). Parallèlement, le terme minzu est mobilisé par les chercheurs chinois ethnologues et linguistes pour nommer les différents groupes ethniques du pays et faisant sa spécificité (ibid.). À leur suite, les communistes s’emparent de cet argument et défendent l’égalité entre ces différentes minzu (ibid.). Après le recensement national de 1953-1954, le gouvernement communiste fait toutefois face à une prolifération d’endo-ethnonymes recensés au cours du processus et précipite alors le lancement du projet d’« identification ethnique » (minzu shibie). Les historiens, ethnologues et linguistes chinois participant à ce projet contribuent dès lors à établir un tableau général de classification des populations du territoire « selon le type de société et son stade de développement » (Lemoine, 2010, p. 141). Sur la base de ces caractérisations, le gouvernement central détermine dès lors les politiques de développement qui doivent être menées à leur égard pour les mener vers le socialisme (Gros, 2012, p. 101). Trente ans plus tard, le travail de ces équipes aboutit à l’identification et au classement de cinquante-six nationalités, parmi lesquelles les Han, numériquement majoritaires face aux cinquante-cinq autres nationalités minoritaires (shaoshu minzu). Tandis que l’objectif des équipes était d’esquisser une liste des minzu « possibles ou “imaginables” », la concrétisation de ces nationalités – comme catégories, produits du politique (Keyes, 2002, p. 1171) et telles des « communautés imaginées » (Anderson, 1983) – est depuis et toujours en cours. Le Projet a ainsi participé à l’établissement d’une « institution hiérarchique ethnique, composant fondamental de la structure politique de la Chine » (Yang, 2009, p. 742). Au cours du processus d’identification ethnique et sous la tutelle de l’État central qui a régulé et posé les termes de la catégorisation (Mullaney, 2011, p. 11, 42-65), les chercheurs ont situé les différents groupes étudiés sur une échelle de développement définie dans un paradigme évolutionniste à partir des caractéristiques sociales et de production des groupes : primitif, esclavagiste, féodal, capitaliste et socialiste.
- 5 Voir par exemple la vidéo intitulée « The Wending Wa Ethnic Tribe, Yunnan » produite par Discover Y (...)
23Le village de Wengding a été surnommé la « dernière tribu primitive de Chine » (zhongguo zuihou de yuanshi buluo ; parfois aussi « l’une des dernières tribus primitives de Chine » zhongguo zuihou yige yuanshi buluo). Depuis 2006, cette expression est adoptée par tous les acteurs de la promotion du village comme site touristique : agences gouvernementales, mais aussi entreprises privées (agences de voyage, compagnies de transport, etc.). Elle est mobilisée sur toutes sortes de support de communication et par les médias pour nommer et décrire le village : fascicules, plans et guides touristiques, publicités touristiques qui circulent sur internet, mais aussi productions audiovisuelles5, revues de vulgarisation scientifique, articles de journaux et articles académiques (voir par exemple Fan and Zhang, 2011).
Document 11 : Un édifice en bois érigé à l’entrée touristique du village de Wengding
Un édifice en bois érigé à l’entrée touristique du village de Wengding est décoré d’une quinzaine de crânes de bœuf et d’une gravure de caractères chinois en peinture rouge, signifiant « Wengding, l’une des dernières tribus primitives de Chine »
Cliché de l’auteure, 28/12/2016
24Ce titre reprend les termes employés pour la première fois par le journaliste Gao Hong dans un article intitulé « Lointaines montagnes wa », paru cette année-là dans une revue chinoise grand public à la suite du classement du village sur la liste de protection des patrimoines culturels immatériels du Yunnan.
25En mandarin, le qualificatif yuanshi renvoie aux notions d’origine, de commencement, à quelque chose de l’ordre de l’inchangé, de l’origine, du primitif ou du primordial. Le premier caractère yuan se traduit par source, premier, primitif. Associé au caractère shi, qui signifie commercer ou débuter, ce terme est utilisé pour désigner des forêts primaires ou encore des organisations sociales primitives définies sur la base des caractéristiques sociales et de production des groupes et selon un paradigme évolutionniste toujours utilisé en Chine pour identifier et classer les groupes de population de son territoire. Quant au terme de tribu buluo, s’il fut employé plus spécifiquement dès le milieu du XXe siècle pour décrire l’organisation des sociétés villageoises wa dans le pays wa central par les explorateurs anglais en Birmanie, il sert de nos jours en Chine à désigner et à distinguer des groupes de population du territoire qui, selon cette même approche évolutionniste, seraient encore à un stade de développement arriéré (luohou).
26Les acteurs du projet de développement touristique à Wendging – Bureaux du tourisme de Cangyuan et de Lincang, service culturel de l’administration du district de Cangyuan dont le village dépend, professeurs d’université en charge d’études et de conseils, agences touristiques et de publicité, et médias – jouent un rôle important dans la construction des attentes des touristes, de leurs expériences touristiques à Wengding, et plus largement de leurs représentations de la société wa. Ils relaient ce qui s’apparente à la construction idéologique d’une a-historicité de la nationalité Wa, c’est-à-dire que leur omission, dans les présentations qu’ils font du village, des processus de mise en tourisme et de préservation dont certaines pratiques font l’objet concourt à marquer ces dernières du sceau de la continuité. La société villageoise et les modes de vie de ses habitants n’auraient ainsi pas changé depuis un temps immémorial, ou encore seraient restés hors du temps de l’évolution de la civilisation chinoise. En témoignent ces deux textes extraits tirés, pour le premier, d’un panneau indicatif situé à l’entrée du village, et pour le deuxième d’un article publicitaire publié en ligne par un site de voyage :
« Parce que (Wengding) est le village le mieux conservé à ce jour, de nombreuses traditions culturelles – tels que la religion primitive de la nationalité wa, les coutumes de production et les modes de vie, etc. – et les styles architecturaux y sont très bien préservés. C’est un musée naturel de la culture et de l’histoire traditionnelles de la nationalité wa, et c’est aussi un lieu tournage de films et de séries télévisées. C’est la dernière tribu ethnique de Chine à passer d’une société primitive à une société socialiste. Dans le village, les maisons en chaume traditionnelles de la nationalité wa sont complètement préservées, et les totems, les piliers villageois, la maison des rites, la forêt divine, la maison des tambours et les ateliers artisanaux familiaux traditionnels de la nationalité wa y sont plutôt bien conservés. L’environnement extérieur du village est bien préservé, les paysages naturels sont magnifiques. Le folklore du village est simple, les coutumes ethniques riches, transmises de génération en génération, et la culture écologique originelle préservée jusqu’à aujourd’hui. » (Premières phrases d’un panneau de présentation situé à l’entrée du village, traduction de l’auteure).
« À Wengding, tu ressentiras qu’ici, le temps s’est arrêté. Les maisons au toit de chaume parfaitement conservées et les crânes de bœuf suspendus partout te raconteront les mystères de la nationalité wa, c’est un musée naturel de toute la culture et de toute l’histoire de cette nationalité. » (Extrait d’un article publié sur un site de voyages : Xu, 2016).
27Comme en témoignent ces deux textes, le village est présenté aux touristes sur la toile, dans les publicités et à leur arrivée au village sur des panneaux indicatifs, comme une réminiscence d’un passé lointain : les habitants y vivraient selon des modes de vie archaïques, naturels, et leurs superstitions (mixin) et pratiques culturelles – actuelles et anciennes, de manière indifférenciée – en témoigneraient. L’usage de cette terminologie à Wengding porte non seulement à son paroxysme l’image d’une société exotique et primitive (Liu, 2013, p. 172), mais, replacé dans le contexte politique et social national, il inscrit aussi directement le village et ses habitants dans l’« institution hiérarchique ethnique » de la nation chinoise (Yang, 2009, p. 742).
28Parallèlement et dès 2004, l’objectif est d’accentuer la qualité de Wengding comme village écologique originel (yuan shengtai cun). Le caractère de l’environnement et des modes de vie villageois qui seraient comme « à l’origine écologique » est essentialisé et défendu. Ce faisant, il offre un cadre à l’imagination d’une société vivant au plus proche de la nature, en harmonie avec elle (Liu, 2013, p. 173). Pour Liu Tzu-kai, cet « ethos écologique » entre en résonance avec le discours environnementaliste répandu dans les milieux urbains et parmi les populations citadines. L’apparence de l’ensemble villageois, maisons en bois encerclées par des massifs forestiers, qui en partie le résultat de politiques préservationnistes (Liu, 2013 ; Coulouma, 2019), sert l’image d’une société villageoise vivant à l’abri des tumultes et de la pollution qui assaille les grands centres urbains d’où viennent la majorité des touristes, et au cœur d’une nature sauvage avec laquelle les villageois vivraient de manière symbiotique.
29Ces discours – primitivité et écologie – font écho dans une certaine mesure à l’« idéalisation romantique de la primitivité (sagesse immémoriale, vie authentique proche de la nature, respect de l’environnement, etc.) » des discours occidentaux dominants tenus à l’égard de la région Pacifique pendant la période de la colonisation comme à celui des premiers anthropologues, comme l’a souligné Alain Babadzan (2009, p. 85). Mais si la représentation d’une communauté villageoise préservée des excès de la modernité dans son rapport à la nature et à l’écologie émerge dans les discours des visiteurs, elle ne supplante pas celle d’une société primitive aux mœurs archaïques et qui serait restée figée dans un temps et un « stade de développement révolu », une image plus proche de la notion de primitivité telle qu’employé au XIIIe par les Occidentaux pour désigner les sociétés non occidentales (Taylor, 2000 cité par Chabloz, 2009, p. 411). En RPC, ce type de conception, récurrent dans les discours des touristes visitant Wengding, a pour socle des registres et des catégories officiels qui se donnent à voir dans les différents projets mis en place à Wengding – et leurs modalités –, par les autorités locales sous la tutelle des pouvoirs centraux.
30Les modalités de la mise en tourisme de Wengding alimentent donc les représentations identitaires des visiteurs majoritairement Han, des représentations basées sur une dichotomie entre primitivité et civilisation. L’absence d’indications dans les publicités du village et sur les panneaux d’indication localement quant aux processus de préservation et aux choix scénographiques au centre desquels la saturation de piliers à crânes de buffle, le surnom adopté pour désigner le site – « dernière tribu primitive de Chine » –, et de manière plus générale l’usage des termes « primitif », « écologie originelle », « tribu », ou encore « totem » pour qualifier le village et les éléments ou pratiques qui y sont érigés en symboles de la « culture wa » participent d’une objectivation de sa primitivité. L’ensemble s’inscrit aussi dans un rapport fondamentalement hiérarchisé entre les institutions gouvernementales centrales de RPC et les territoires aux marges de son territoire et les populations qui y vivent. Les mesures prises pour développer cette industrie localement rapprochent les Wa des Han tout en maintenant la distance symbolique entre la primitivité des premiers et la civilité des deuxièmes (Coulouma, 2019). Comme le relève Stéphane Gros dans son étude sur les Drung province du Yunnan, « la production d’une certaine image de ces sociétés en marge, culturellement et économiquement, implique un rapport dialectique où l’image de l’Autre conforte l’image de soi. Ainsi, la représentation de la « primitivité » des minorités perdure, car elle sert la représentation de la modernité des Han (cf. Gladney, 1994) » (2012, p. 105). L’auteur se réfère ici à l’article de l’anthropologue Dru Gladney qui a montré que la construction des représentations des nationalités minoritaires en Chine est un processus qui s’inscrit dans une construction binaire d’identités nationales « imaginées », reprenant là le concept de « communautés imaginées » développé par Benedict Anderson (1983). Comme le souligne Timothy Leicester (2008, p. 235) : « Par ce processus, les minorités ethniques sont érigées en un « Autre interne » qui est à la fois un objet de désir, et une image qui rassure et renforce le sentiment de supériorité des observateurs. ». Les projets de type tourisme ethnique (minzu lüyou en mandarin) se développent en Chine en résonance avec les représentations et les relations historiquement construites entre le centre et les espaces du lointain. Ils répondent à une demande de plus en plus prononcée des touristes nationaux, majoritairement des citadins han, en termes de loisirs et de découvertes – phénomène qu’Élisabeth Allès a appelé « un orientalisme intérieur populaire » (2011, p. 250). Cette auteure reprend le concept d’orientalisme intérieur introduit par Dru Gladney (1994) et approfondi par Louisa Schein à partir de ses recherches sur les Miao (1997) pour décrire cette demande et la réponse qu’y apporte l’industrie touristique sous la tutelle des autorités centrales chinoises et de leurs représentants locaux à divers échelons. Les caractéristiques des projets de développement touristique dans les provinces des marges et les politiques culturelles et patrimoniales ciblant les cultures des populations qui y vivent alimentent cette demande. La forme de tourisme développé dans le village wa de Wengding s’inscrit dans ce contexte particulier. D’une manière très réelle, car palpable, visible et sensible, les touristes font l’expérience de cette différence, de cet autre, tout en partageant avec les villageois un rattachement officiel à l’État institutionnel chinois. Leurs discours et représentations envers ce village se nourrissent de l’expérience encadrée par des aménagements de l’espace et des activités qui « reposent sur les imaginations et les attentes publiques d’une primitivité Wa en opposition à la « civilité » de l’espace urbain, non ethnique » (Liu, 2013, p. 177). La mise en tourisme des espaces villageois s’apparente ainsi à Wengding à ce que je propose de nommer un primitivisme intérieur, entendu comme une forme extrême d’orientalisme intérieur. Ce primitivisme est accentué par la quasi-absence d’accompagnements explicatifs quant aux installations touristiques mises en place dans le village – qu’elles renvoient à des pratiques disparues ou exogènes à la localité – qui crée une « distorsion historique » et une réification dans le traitement et l’exposition parfois « grotesque » (Fiskesjö, 2015, p. 498, 510) d’éléments identifiés comme spécifiquement wa par les acteurs privés et public de projet de développement touristique. Par l’image que la mise en tourisme particulière de Wengding nourrit auprès des visiteurs, celle d’une culture wa primitive réifiée et objectivée, la catégorie « nationalité wa » et l’idéologie soutenant le système d’un État chinois multinational unifié sont justifiées. Celle d’une nécessité d’accompagner les populations rattachées à cette nationalité vers le développement (kaifa ou fazhan) avec pour modèle la civilisation chinoise Han peut alors prendre appui sur le prétendu archaïsme du mode de vie de ces populations.
- 6 Les xiaozhen (littéralement petit bourg) sont des plateformes innovantes qui intègrent « des indust (...)
- 7 L’un des villageois m’explique qu’il y aurait eu une compensation financière payée pour ses terres (...)
31Dans le cadre de la politique chinoise de « Construction de nouveaux villages ruraux » (xin nongcun jianshe), la construction du Nouveau village de Wengding (Wengding xinzhai) est amorcée dès 2012 sous l’égide du gouvernement du district. Elle est financée par la compagnie holding China Eastern Airlines engagée depuis 2003 à la « Réduction de la pauvreté » (fupin kaifa) et à la « Construction des nouveaux villages ruraux » dans les districts autonomes Wa de Cangyuan et Lahu, Wa, Bulang et Dai de Shuangjiang, sous la supervision du Conseil d’État du gouvernement central. Pour l’un des cadres de cette compagnie interrogé par un journaliste du Quotidien de la libération, « développer le tourisme est le moyen le plus efficace pour ces deux districts de réduire la pauvreté et de s’enrichir » (Liang, 2016). Selon un document interne du Bureau du tourisme de Cangyuan, la construction du Nouveau village de Wengding a pour objectif d’« adapter progressivement le village wa au développement du tourisme et d’améliorer les conditions de vie des habitants ». Ainsi, le projet s’inscrit également dans le développement des activités touristiques du site. Inclus dans le projet de création du « Bourg de la calebasse » (hulu xiaozhen)6, il pourrait ainsi obtenir le grade 4A. Comme pour le développement du tourisme au « vieux » village, la procédure n’a pas intégré de participation directe des habitants, ni dans la conception du projet, ni dans la conception architecturale des maisons ou leur organisation territoriale d’ensemble. Le projet a requis l’appropriation de 4 hectares de terres arables pour y bâtir un nouvel ensemble de maisons « modernes » (xiandai) où les villageois sont invités à s’installer dès 2013. Alors que le Nouveau village est encore en chantier, les autorités locales commencent à proposer aux villageois d’acquérir les nouvelles maisons, mais aucun d’entre eux n’accepte. Puis, à chacun de mes retours à Wengding, les villageois me disent que leurs injonctions se font plus insistantes. Entre le printemps 2014 et l’hiver 2016, la question du déménagement est récurrente dans les discussions des villageois entre eux, avec les touristes, et avec moi. Elle a constitué au cours de ces deux années le principal point d’achoppement entre les autorités locales et la communauté villageoise qui a affirmé sa résistance au projet jusqu’au printemps 2017. Dans leurs discours, les habitants de Wengding mobilisaient plusieurs arguments pour expliquer leurs refus de déménager, leurs hésitations, leurs incompréhensions voire leurs colères. Les trois principaux étaient : la réquisition de parcelles agricoles appartenant à plusieurs familles du village sans contrepartie financière7 ; de 2012 à 2015, le fait que les autorités locales demandaient aux villageois d’acheter les maisons pour pouvoir s’y installer tout en leur faisant subir des pressions importantes, certains villageois ayant alors le sentiment d’être « escroqués » (pian) d’autant que de nombreuses contrefaçons avaient été identifiées (fuites d’eau, mauvais nivellement, etc.) ; enfin, les difficultés éthiques et cosmologiques que poserait leur déménagement, car comme deux villageois le soulignèrent, il était dangereux d’abandonner les terres de leurs ancêtres où le fragile équilibre entre humains et non-humains assurant la perpétuation du corps social devait être maintenu par les actions rituelles de la communauté (entretiens réalisés les 23/09/2014 et 29/12/2016).
32Le 29 décembre 2016, un nouvel évènement organisé à l’initiative des autorités du district accéléra la procédure. Tous les villageois furent invités à se regrouper devant quatre bureaux où des listes d’émargement et des boîtes remplies de morceaux de papier numérotés les attendaient. Une annonce du secrétaire général du parti et du comité villageois précisa alors le motif du rassemblement : les instances officielles avaient finalement décidé de donner les maisons aux villageois et, pour hâter le processus de déménagement, une personne de chaque maisonnée devait tirer au sort le numéro de la nouvelle maison qui reviendrait à sa famille. Si dès lors, chaque famille possédait une nouvelle maison, aucune d’entre elles ne déménagea jusqu’à l’automne suivant. En décembre 2017 pourtant, l’une des villageoises avec qui j’entretiens une correspondance régulière m’informe que la pression se fait plus forte sur la communauté : les autorités du district menacent chaque maisonnée de ne plus verser les aides financières pour l’entretien des habitations, des ruelles, ainsi que de stopper les assistances techniques pour l’entretien des réseaux électriques et des réseaux d’eau du village, tout en leur permettant d’y rester. Devant cette menace, environ 90 familles sur les 103 que comptait le village de Wengding ont fait le choix de déménager dans le Nouveau village, entre mai et août 2018.
33Créé en 2004 par le Comité du Parti communiste chinois et le gouvernement du district autonome wa de Cangyuan (Duan, 2006), le carnaval de la nationalité Wa, appelé Monihei (comme la marque apposée sur le front des touristes à leur arrivée à Wengding), est organisé chaque année début mai dans les bourgs et villages touristiques de ce district et de celui de Ximeng. Ces festivités portent à son paroxysme l’expérimentation de la primitivité, la principale activité consistant pour les participants à se couvrir mutuellement de boue. Selon M. Fiskesjö, ce festival « joue de manière implicite, mais sans équivoque sur l’idée que les Wa sont des personnes sales » (2015, p. 520 note 11). L’invention et la promotion de telles activités, de tels espaces renforcent les représentations d’une différence graduée entre la société han et les Wa et légitiment le discours des pouvoirs centraux et de la société chinoise dominante à leur égard. Dans une dialectique de l’exclusion et de l’inclusion, la différenciation entre la culture wa et la culture han joue d’un primitivisme intérieur qui puise ses fondements dans une longue histoire d’assimilation des marges, et continuent à produire des connaissances savantes et populaires assorties de représentations qui servent l’élaboration et le renforcement de la nation chinoise multinationale, mais unifiée. Dans cette nation, et plus spécifiquement dans les discours académiques et politiques qui concernent la diversité de sa population, chaque nationalité minoritaire, bien qu’il leur soit reconnu les mêmes droits, est encore associée à une échelle de développement. Cette idéologie est un socle pour l’industrie touristique, et cette dernière concourt à sa propagation et la renforce. Le déplacement forcé de la communauté villageoise de Wengding, à l’initiative des gouvernements local et central, explicite quant à lui un mode de gouvernance souverain et montre l’actualité du rapport hiérarchique qu’entretiennent les pouvoirs centraux envers les populations des marges, parmi lesquelles les Wa figurent les derniers primitifs à devoir être civilisé. L’objectivation de cette caractérisation alimente ce rapport tout en appelant de ses vœux les efforts de développement que seuls seraient à même de mener l’appareil d’État – comme en témoigne la politique des « Nouveaux villages ruraux », dont Wengding et ses habitants, parmi d’autres, sont la cible.