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« L’Autre » peut-il invertir le cadrage dans le champ des études touristiques ?

Tentative de réponse dans un dialogue asymétrique.
Sarani Pitor Pakan
Traduction de Bruno Nys
Cet article est une traduction de :
Can the ‘Other’ Frame Back in Tourism Studies? [en]
Autre(s) traduction(s) de cet article :
O "Outro" pode retornar aos estudos do turismo? [pt]

Résumé

Cet essai est né du malaise et des questions que suscite le constat du peu d’attention qu’accorde la recherche touristique au touriste non-occidental. J’ai alors tenté de réagir à cette carence en présentant les photographies prises en Occident par des étudiants/touristes indonésiens. Cet essai est essentiellement une réflexion sur ma propre tentative de réaction à la production scientifique européocentrique, « orientée Occident » et coloniale, dans le domaine des études touristiques. Alors que je visais initialement à proposer des cadrages touristico-photographiques sud-nord inversés, je me suis retrouvé confronté à la question de savoir si les chercheurs en tourisme non-occidentaux étaient vraiment capables et avaient besoin d’invertir le cadrage et de répliquer dans le champ académique. Bien que l’expérience elle-même ne soit probablement pas susceptible de remettre sérieusement en cause la production scientifique européocentrée en matière de tourisme, je lui ai trouvé un intérêt pédagogique en tant qu’outil d’introspection permettant à un chercheur non-occidental comme moi, de resituer son identité, sa pensée et sa perception post-coloniales, et constituant le germe d’une future pratique décolonisée.

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Notes de l’auteur

Le présent article trouve sa source dans mon mémoire de Mastère en Sciences (mineure) en Loisir, Tourisme et Environnement de l’Université de Wageningen, aux Pays-Bas. Je remercie Linda Boukhris pour en avoir suggéré la réécriture sous la forme de cet article, Fuji Adriza, Kyana Dipananda, et Fajri Siregar pour leurs commentaires, ainsi que ceux qui m’ont autorisé à utiliser leurs photographies.

Texte intégral

I. Point de départ

1C’était l’automne à Wageningen, vers le mois de novembre 2016. Avec quelques autres étudiants, nous suivions le cours de Développement durable et visionnions un documentaire intitulé « Framing the Other » (Kok et Timmers, 2011). Le film avait été réalisé par deux de nos ainés, diplômés du Mastère en Sciences Loisirs, Tourisme et Environnement de l’Université de Wageningen, dans le cadre de leur mémoire ; il y était principalement question de la confrontation entre des Mursi et des visiteurs occidentaux dans un cadre typiquement touristique. Le film montrait des touristes hollandais qui avaient fait un long voyage en Ethiopie pour aller visiter et photographier ces « indigènes magnifiquement parés » dont les femmes « sont célèbres pour les larges plateaux qu’elles placent sur leur lèvre inférieure et pour leurs énormes boucles d’oreilles richement décorées » (synopsis, n.d.). Ce film me rappela d’une certaine façon mon père décédé et le pays des Torajas dont il était originaire. Cette région est depuis longtemps fameuse pour sa culture « exotique » et en particulier ses rites funéraires « uniques au monde », qui font les délices tant de la consommation touristique que des recherches occidentales en tourisme. Bien souvent, j’ai perçu l’étonnement des gens quand je leur apprenais que j’étais (pour moitié) d’origine Toraja. « Ah, ceux qui creusent leurs tombes dans les falaises ! Est-ce que vous allez aussi être enterré dans ces grottes ? », ai-je souvent entendu. Voilà pourquoi je pouvais presque m’identifier à la femme mursi du documentaire.

2En fait, ce documentaire est potentiellement représentatif de nombreux autres comptes-rendus, critiques ou non, de la manière dont les touristes occidentaux viennent visiter et cadrer des lieux, des cultures et des peuples non-occidentaux. Par exemple un article scientifique également intitulé Framing the Other (Snee, 2013) décrit comment les années sabbatiques à l’étranger des jeunes Britanniques reproduisent et souvent renforcent le discours bien établi de « l’Autre exotique ». De leur côté, Caton et Santos (2008), en étudiant les photographies prisent par des étudiants occidentaux en visite dans des pays non-occidentaux, en viennent à la conclusion que ces photos reproduisent de manière frappante les représentations colonialistes/orientalistes de « l’Autre » comme étant traditionnel, arriéré et paresseux. Je me suis alors progressivement demandé : mais qu’en est-il des comptes-rendus opposés, ceux qui parlent de la manière dont les touristes non-occidentaux viennent visiter et photographier les lieux, les cultures et les peuples occidentaux ? Les touristes sont-ils toujours occidentaux ? Si c’est le cas, qui suis-je alors lorsque que je visite les villes européennes pendant mes vacances scolaires ?

3Il semble que j’aie trouvé la réponse à ma question sur Facebook où je m’étais fait ami avec de nombreux autres Indonésiens venus étudier dans les dits « pays occidentaux » (Etats-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas, Allemagne, France, Australie, Suède, Danemark, etc.). J’avais rencontré la plupart d’entre eux via des programmes de bourses dans des universités ou des lycées, ou dans le cadre de cours divers. Eux et moi faisions partie de ces Indonésiens - principalement issus de la classe moyenne, mais pas seulement - qui ont la chance d’étudier à l’étranger, soit sur fonds propres soit grâce à des bourses. Pour faire court, j’étais occupé à parcourir paresseusement la timeline de mon Facebook quand j’ai soudain pris conscience de la myriade de photos prises et partagées par ces amis qui étudiaient dans des universités occidentales. Ces photos offraient (exhibaient) un aperçu de leurs expériences européennes, américaines et australiennes. A nouveau, la question me sauta à l’esprit : et si « les Autres » étaient en train d’invertir le cadrage ?

4Cette question ne me serait peut-être pas apparue si je n’avais pas étudié la sociologie durant mes premières années d’études en Indonésie. Cette question surgit, si je peux faire une hypothèse, grâce à cette imagination sociologique que j’avais acquise. C’est à cette même période que j’avais été initié aux théories post-coloniales, à l’orientalisme et à la problématique de « l’Autre ». En un mot, la question n’était pas née de rien. Le documentaire Framing the Other et les photos de mes amis sur Facebook m’avaient simplement incité à interroger de manière sociologique ma propre situation en Occident, en particulier dans ce pays avec lequel mon pays d’origine partageait un passé colonial. Le fait d’être un Indonésien aux Pays-Bas avait peut-être provoqué chez moi une révélation. Il me fallait prendre conscience du passé colonial de mon pays, de ma situation post-coloniale actuelle et des options décolonisatrices qui s’offraient éventuellement à moi. Cet essai est le produit de cette prise de conscience complexe. Par ailleurs, en tant qu’ancien étudiant non-occidental en tourisme dans une institution occidentale, j’aimerais aussi présenter cet essai comme une forme de questionnement générée par l’angoisse de me sentir cerné par des théories européocentriques en matière de tourisme.

II. Le problème des études touristiques

5Ce qui m’étonne souvent dans les études contemporaines en matière de tourisme, c’est la rareté des travaux portant sur les touristes ou voyageurs d’origines non-occidentales. Il semble que règne encore une dualité archaïque entre « l’Occidental comme touriste » et « le non-Occidental comme objet du tourisme » (Cohen et Cohen, 2015a). Selon Winter (2009, pp. 23-34), « vu que le paradigme du tourisme a été largement construit à partir d’une analyse des confrontations est-ouest ou nord-sud enracinée dans une conception de la globalisation comme processus d’occidentalisation, notre touriste a été implicitement conçu comme blanc (et mâle) ». C’est pour cette raison qu’à mon avis, on peut indiscutablement considérer les études en tourisme comme européocentriques, « orientées Occident » et colonialistes (Cohen et Cohen, 2015b ; Alneng, 2002 ; Chambers et Buzinde, 2015).

6Néanmoins, certains travaux font heureusement exception. Par exemple, Peters et Higgins-Desbiolles (2012) tentent de rendre la recherche en tourisme moins marginalisante en traitant les Aborigènes comme des touristes et non en tant qu’objets du regard touristique occidental. Ils identifient divers types de voyage pratiqués par les Aborigènes, tels que visiter ou retourner sur la terre des ancêtres, et aller récupérer les restes de personnes aborigènes « exhibés » dans des musées coloniaux. De leur côté, Li et al. (2017) explorent les pratiques photographiques des touristes chinois qui visitent divers sites au Royaume-Uni. Leur recherche vise à désoccidentaliser et reconstruire le concept du regard touristique institué par John Urry, en s’intéressant de près à ces touristes chinois et à leurs photos. Pourtant, ces deux études ne sont que de timides rebellions contre le discours dominant selon lequel « les-touristes-sont-occidentaux » En un mot, les touristes non-occidentaux sont toujours largement ignorés, malgré l’essor évident du tourisme non-occidental et en particulier asiatique (Alneng, 2002).

7WInter (2009, pp. 27-28) affirme que « la croissance actuelle des formes non-occidentales de voyage peut être l’élément déclencheur empirique permettant de développer de nouvelles approches et perspectives ». En effet, les tourismes et les voyages non-occidentaux sont abondants sur le plan empirique, mais pauvres sur le plan théorique. Tucker et Hayes (2019) affirment que la théorie du tourisme reste largement enracinée dans le regard touristique occidental, qui est bien évidemment inapproprié non seulement pour les touristes et les tourismes non-occidentaux, mais également pour les étudiants en tourisme non originaires d’Occident. C’est pourquoi Cohen et Cohen (2015b) en appellent à un changement de paradigme pour traiter ce problème. Ils suggèrent d’incorporer les études touristiques dans le modèle des mobilités, qu’ils considèrent exempt des présupposés européocentriques. WInter (2009, p. 27), pour sa part, propose d’adopter une posture pluraliste et va plus loin en appelant à une approche « géographiquement, politiquement et épistémologiquement plurielle », ainsi qu’à une « approche polycentrique ». En bref, il nous invite à « questionner sérieusement les universalismes qui fondent les études touristiques ».

8Ainsi, on observe que les touristes ne sont pas toujours des Occidentaux. Pourtant, les touristes non-occidentaux sont souvent passés sous silence, ignorés, sous-estimés, voire oubliés. Cette prise de conscience est précisément le point de départ à partir duquel j’ai commencé à vouloir réagir et mettre en lumière le cadrage des confrontations touristiques sud-nord, grâce à l’inspiration puisée dans les photos postées sur Facebook par mes amis. En tant que touriste-chercheur originaire du sud, je suis tenté d’écrire, avec « une certaine dose de colère » (Spivak, 1990, p. 62) et « avec mes tripes […] là où ça fait mal » (del Arco, 2017, p. vi), contre l’ignorance qui a réduit au silence les voix du sud depuis si longtemps. C’est pourquoi je définis cet essai comme une tentative de répondre au silence et à l’ignorance contenus dans la production scientifique des études touristiques européocentriques, orientées Occident et colonialistes.

III. Ce que nous photographions : thèmes principaux

9Un jour, tandis que je parcourais ma timeline Facebook, je réalisai soudain que les photos que postaient mes amis - des Indonésiens étudiant dans des pays occidentaux - étaient dominées par trois thèmes majeurs que je définis de la manière suivante : l’architecture européenne, le cycle des saisons et les amitiés internationales.

Figure 1. Illustration des trois thèmes majeurs.

Figure 1. Illustration des trois thèmes majeurs.

Dans le sens des aiguilles d’une montre à partir du coin supérieur gauche : cerisiers en fleur ; la gare centrale de Ljubljana ; chute de neige à Bréda ; ma bande d’amis ; « charmes d’automne ».

(dans le même ordre) : Mohamad Yulianto Kurniawan, Sarani Pitor Pakan, Timoti Tirta, Moniek Zwiers, Kyana Dipananda ; montage de Sarani Pitor Pakan.

  • 1 Association Internationale des Étudiants en Sciences Économiques et Commerciales

10Le premier thème - l’architecture européenne - consiste principalement en des fragments d’immeubles. Omniprésents dans les villes européennes, les immeubles le sont aussi dans les photos des étudiants indonésiens. La présence des immeubles (et leur caractère architectural) est évidente, que ce soit comme décor d’un auto-portrait ou comme sujet principal de la photo. Ce thème recouvre d’autres d’éléments tels que piétons, rues, ponts, trains, voies de tram, statues, monuments, parcs urbains, etc. Ils expriment chacun « quelque chose d’occidental » et peuvent représenter l’idée que se font de l’Occident les étudiants indonésiens. Il y a toutes sortes d’immeubles : églises, maisons, hôtels de ville, cafés, magasins, musées, châteaux et monuments iconiques tels que la tour Eiffel, le Colisée ou les moulins hollandais. Ces immeubles offrent un parfum d’Europe ainsi qu’un aperçu de la civilisation européenne. Dans leur analyse des représentations de l’Ouest parmi les membres indonésiens de l’AIESEC1, Atmaja et Budiastuti (2012) relèvent l’importance de l’architecture européenne dans le processus de construction de l’image, en tant qu’expression de la modernité et de la civilisation occidentale. Les Indonésiens considèrent que l’architecture européenne fait de l’Europe une région « qui vaut la peine d’être visitée […] et d’être présentée » à leurs compatriotes (2012, p. 24).

  • 2 J’ai constaté que les photos prises par les étudiants indonésiens en été n’avaient pas de symboles (...)

11Le deuxième thèmes - le cycle des saisons - s’exprime à travers le recours à des symboles visuels. En automne, le symbole dominant est celui des feuilles mortes, que ce soit sur les arbres ou au sol. Pour l’hiver, la blancheur de la neige est le motif le plus évident, de même que ses variantes comme les chutes de neige, les bonhommes de neige ou les montagnes enneigées. Quelques photos montrent également un lac gelé ou un canal comme évocation synthétique de l’hiver. Le printemps, pour sa part, s’exprime par la présence de fleurs. Les fleurs roses des cerisiers et les tulipes éclatantes sont les symboles les plus forts2. Tous ces symboles saisonniers semblent imposer que l’on photographie et que l’on partage des feuilles mortes en automne, de la neige (ou un bonhomme de neige) en hiver et des tulipes ou des cerisiers en fleur au printemps. Un jour, par exemple, alors que je me rendais sur le campus à vélo, j’ai aperçu un groupe d’étudiants indonésiens en train de prendre des photos dans un « décor automnal » d’arbres typiques et sur un sol couvert de feuilles mortes. L’hiver, s’il neige, il est « obligatoire » de faire un bonhomme de neige et de le photographier. Et lorsque le printemps arrive, les étudiants indonésiens vont faire la chasse aux photos de cerisiers en fleur.

12Le troisième thème - l’amitié internationale - prend la forme de portraits des étudiants indonésiens avec leurs amis étrangers. Le fait d’étudier à l’étranger offre la possibilité de construire des amitiés avec des gens de tous horizons - y compris de pays occidentaux - et ces relations interpersonnelles finissent par produire des objets photographiques. Les photos relevant de ce thème incluent plusieurs personnes - (ce sont des photos de groupe) et indiquent que les personnes dans le cadre sont d’origines « multinationales ». Ce dernier élément est crucial pour mettre en évidence le caractère international de la photo. Les décors varient selon les lieux - classe de cours, restaurant, parc, bar ou pub, centre-ville, cuisine, appartement, maison, café, restaurant, magasin, bord de fleuve, bord de mer, centre sportif, etc. - ou selon les activités - cours, travaux de groupe, voyage scolaire, événement sur le campus, fête, barbecue, drink, repas, voyage, tourisme, sport, détente, cuisine, cyclisme, retrouvailles, etc. Enfin, l’importance de ce thème doit être pesée de manière critique en ayant à l’esprit que l’amitié avec des Occidentaux peut constituer un capital culturel précieux pour les Asiatiques (Bui et al., 2013) et que, pour un Indonésien, entretenir des liens d’amitié avec des Occidentaux constitue en effet un élément de prestige d’une très grande valeur (Atmaja et Budiastuti 2012).

IV. Le mythe derrière le cadre

13Jusqu’ici, tout paraît avoir fonctionné comme prévu. On peut estimer que l’objectif de répliquer a été (pratiquement) atteint. J’ai mis en lumière l’existence des étudiants-touristes indonésiens. Leurs photos ont montré clairement que nous étions là : des touristes en Occident. Comme le dit Barthes (1981, p. 5), « la photographie n’est jamais qu’un chant alterné de « Voyez », « Vois », « Voici » ; elle pointe du doigt un certain vis-à-vis, et ne peut sortir de ce pur langage déictique. » Si on le suit, alors les photographies prises par les étudiants indonésiens peuvent dire quelque chose comme « Regardez, nous sommes là, entourés d’architecture européenne ! » ou « Voyez, c’est la magie de l’hiver » ou encore « Les voilà, mes amis du monde entier ».

14Le problème a surgi dans un deuxième temps, lorsque j’ai essayé de comprendre ce qui se passait au-delà du simple cadre photographique. Sontag (2005, p. 90) considère que « la photographie est mobilisée comme forme de connaissance inconsciente : une façon de ruser avec le monde, plutôt que de l’attaquer de front. » Je me suis peut-être senti vexé de me savoir berné par ces photographies. Du coup, j’ai eu envie de dévoiler cette « connaissance inconsciente » contenue dans le cadre des photos. A la suite de Barthes (1972), j’ai voulu comprendre les « mythologies » à l’oeuvre sous les thèmes visuels de l’architecture européenne, du cycle des saisons et des amitiés internationales.

15J’ai découvert que chacun de ces thèmes reposait sur son propre mythe : (1) l’architecture européenne entretient la fascination pour les civilisations européennes, (2) le cycle des saisons glorifie les conditions climatiques occidentales et (3) les amitiés internationales révèlent l’attirance pour la vision internationale occidentalisée. La différence est ici un enjeu crucial. Hollinshead (1998) voit le tourisme comme l’industrie de la « différence » et de « l’altérité » par excellence. Ainsi, les photos qui illustrent l’architecture typiquement européenne, la neige qui tombe, les feuilles d’automne, le printemps et un groupe d’amis d’origines diverses, représentent potentiellement des expériences de la différence, càd des expériences que l’on ne peut pas faire chez soi. Cependant, en termes post-colonialistes, il ne s’agit pas d’une simple différence, vu qu’il existe une différenciation hiérarchique entre le chez soi (indonésien) et l’étranger (occidental) saisi par ces photographies. C’est cette hiérarchie qui m’amène à voir en termes sémiotiques les mythes de la fascination, de la glorification et de l’attirance pour l’Ouest à travers ces photos d’architecture européenne, de saisons et d’amitiés internationales.

  • 3 Cette idée du destin et de la destination s’inspire de Frantz Fanon (1952, p.12) qui écrit, dans Bl (...)

16Pour aller plus loin encore, j’ai poursuivi mon travail de conceptualisation en situant ces mythes dans le cadre de mythes d’un ordre supérieur qui seraient le Conte de fées occidental et l’Ouest comme destination. Les photographies prises par les étudiants indonésiens, avec leurs schémas thématiques, pourraient exprimer (cette « connaissance inconsciente ») que : (1) être en Occident est une sorte de conte de fées pour les étudiants-touristes indonésiens ; (2) l’Ouest, avec tous ces sujets héroïques présents dans les photos, est notre destination/destinée3 ultime. Tandis que le conte de fées véhicule cette idée d’une expérience quasi-inouïe d’être en Occident, la notion de destination véhicule le désir et l’attirance pour l’Occident.

17Pour valider ces découvertes visuelles et ces analyses, je les ai discutées avec quelques uns de mes amis indonésiens à Wageningen. Comme moi, ils furent choqués de réaliser que nos photos de voyage en Occident pouvaient être interprétées de la sorte. Ils ne pouvaient contester le caractère dominant des trois thèmes que j’avais identifiés et dont ils commençaient eux-mêmes à se rendre compte. Finalement, à regret, ils acquiescèrent à ma conceptualisation de l’Occident comme conte de fées et de l’Ouest comme destination. La notion de conte de fées m’avait été inspirée par une réflexion que m’avait faite une amie pendant un cours ; elle parlait de la chance qu’elle avait de voyager en Europe en tant qu’étudiante indonésienne. Au bout du compte, ce processus de dé-mythologisation s’est révélé éprouvant pour moi, en ce qu’il a suscité énormément d’émotion chez moi, m’a obligé à reconsidérer mon identité post-coloniale et m’a relancé dans de nouveaux questionnements.

V. la possibilité (ou l’impossibilité) d’invertir le cadrage

18Je venais de rentrer chez moi après un séjour académique/post-colonial de deux ans à Wageningen, aux Pays-Bas. Je correspondais par courriel avec ma directrice de mémoire de Mastère. Elle était curieuse de savoir comment j’envisageais ce retour après ce long séjour à l’étranger. Je lui ai répondu, au moins partiellement, la chose suivante :

« J’ai réalisé qu’en vivant deux ans aux Pays-Bas, l’ancienne puissance coloniale de mon pays, j’ai reconfiguré mon corps, ma pensée, mes sentiments et/ou ma position dans une dimension post-coloniale. C’était étrange, en y repensant. Comment le fait de séjourner dans l’ancienne métropole avait-il pu ainsi reconfigurer et compliquer mon identité (post-coloniale) en tant qu’indonésien, en tant qu’homme du sud ? J’ai l’impression d’avoir maintenant une image plus complète de moi-même et des histoires sociale, culturelle et politique qui sous-tendent ma vie. »
(correspondance électronique avec Meghann Ormond, 21 octobre 2018)

19Rétrospectivement, cet extrait apparaît fortement marqué par mon projet de démythologisation des photos de voyage indonésiennes sud-nord.

20Bien que mon objectif initial ait été de simplement répliquer à la production scientifique européocentrique dans les études touristiques, je finis par découvrir qu’une telle réplique épistémologique et expérimentale était plus utile en tant qu’outil d’introspection. Il me semblait entendre l’écho de ma propre voix et, à ma surprise, ma propre analyse dénotait quelque chose de l’ordre du récit orientaliste. Par exemple, les représentations visuelles que je décelais dans les photos des étudiants indonésiens exprimaient, de manière mythique et sémiotique, la fascination, la glorification et l’attirance pour l’Ouest. Dans quelle direction allais-je ? Mon malaise illustrait l’ambivalence que je ressentais face à la question de savoir « d’où les voix viennent-elles vraiment ? » Proviennent-elles, sur le plan épistémologique, de l’intérieur ou de l’extérieur de l’Occident ? Qui parle, qui cadre réellement ? Je peux peut-être prétendre avoir donné une voix au point de vue des Indonésiens, mais sont-elles vraiment nos voix intérieures ? Ou bien ne sont-elles qu’un écho des voix occidentales ?

21Je formule ces questions non pour qu’il y soit répondu, mais en tant que dispositif pour approfondir ma réflexion sur mon intention de répliquer et d’invertir le cadrage. A ce sujet, je voudrais poursuivre la réflexion en discutant l’enjeu de l’occidentalise et du piège qu’il peut cacher. Je veux parler de l’orientalisme inversé.

22Je dois admettre qu’au premier abord, je concevais l’occidentalise comme le simple contraire de l’orientalisme, comme le moyen que des groupes non-occidentaux avaient enfin pour répliquer et pour projeter leur image de l’Ouest. C’est alors que Coronil (1996) me rappelle qu’un renversement de l’orientalisme est impossible dans un contexte de relations asymétriques entre le Soi et l’Autre. Coronil conçoit plutôt l’occidentalisme comme un condition de possibilité de l’orientalisme, et non comme son contraire. Bien que certains penseurs considèrent effectivement l’occidentalisme comme un moyen d’invertir l’orientalisme, j’en suis progressivement venu à développer une compréhension que le premier des deux termes pouvait n’être qu’une nouvelle projection occidentale (Carrier, 1992 ; Venn, 2000 ; Ahsika, 2003). En deux mots, l’occidentalisme opère à l’intérieur du système de pensée occidental et dès lors, conforte le projet hégémonique occidental de la modernité par lequel l’Ouest s’articule, se définit et se représente comme civilisation moderne, développée et supérieure.

23Dès lors, pour être clair, ce projet de répliquer, d’invertir le cadrage et de démythologiser ne peut pas être un projet d’inversion de l’orientalisme et ne peut pas non plus être qualifié de projet occidentaliste, parce que ce à quoi je voulais répliquer n’était pas l’orientalisme lui-même, mais la production scientifique européocentrique, orientée Occident et généralement orientaliste, dans le champ des études touristiques. En fait, si je n’ai pas de problème direct avec l’orientalisme, pourquoi m’échinerais-je à le renverser ?

24Et pourtant à présent, les questions sont les suivantes : qu’en est-il de l’inversion du cadrage ? Est-elle possible ? Je n’ai pas la réponse, mais je sens que la question (de la possibilité) est peut-être une fausse question. La vraie question devrait plutôt être celle de l’enjeu : avons-nous véritablement besoin d’invertir le cadrage européocentrique nord-sud ? Pour quoi faire ? Pour mieux dormir, par colère, par esprit de revanche, ou simplement pour établir un dialogue bilatéral ? Et pourtant, le cadrage inversé n’est possible que si la relation et le dialogue sont symétriques. Sinon, le mieux que nous puissions faire est de mettre en évidence le cadrage sud-nord des photos touristiques, pour revendiquer son existence, bien que ce recadrage soit lui-même européocentrique, orienté Occident et malheureusement colonialiste. Les locuteurs changent, les contenus restent les mêmes.

25C’était une chaude journée à Jakarta, vers le mois d’août 2019. J’étais assis dans un train de banlieue, plongé dans la lecture de Meanings of Bandung (Pham et Shilliam, 2016). A un moment donné, je tombai sur le passage suivant, au chapitre 16 :

« [RI :] Souvenons-nous que lorsqu’on s’adresse à la puissance, on utilise parfois le même langage qu’elle et on peut finir par reproduire les mêmes logiques […] Malheureusement, la puissance n’écoute/n’écoutait pas ; alors, ne soyons pas naïfs en nous adressant à la puissance.
TS : Parce que la puissance réplique. »
(Dialogue entre Rosalba Icaza et Tamara Soukotta, in Icaza et Soukotta, 2016)

26J’étais peut-être effectivement naïf de vouloir répliquer au silence et à l’ignorance que j’avais trouvés dans les études touristiques. Au départ, lorsque j’ai commencé à vouloir répliquer et invertir le cadrage, j’imaginais qu’il s’agissait d’un sorte de dialogue dans lequel nous avions été jusqu’ici réduits au silence et dans lequel il nous fallait à présent répondre. Mais ce que je ne pouvais voir, c’était à qui je voulais répliquer. Il apparaît que c’est à la « puissance », et lorsqu’on s’adresse à la puissance, c’est très compliqué parce que (1) la relation et le dialogue sont asymétriques et déséquilibrés, (2) le langage du dialogue doit être commun, alors que le langage est celui de la puissance et que les logiques et les systèmes de pensée ne peuvent être qu’en sa faveur, (3) la puissance n’a peut-être jamais été disposée à écouter, et (4) lorsque la puissance réplique, on se rend compte qu’il est vain de même commencer à parler, parce que c’est comme « un bouton de fleur immédiatement détruit » (ibid.).

27Et pourtant, il ne s’agit pas de se taire. Comme j’en suis venu à le réaliser, essayer de répliquer (à la puissance) peut être bénéfique en tant que pédagogie introspective. Dans cette mesure, l’introspection peut ouvrir la possibilité de resituer notre identité, notre perception et notre mode de pensée post-coloniaux. Je soutiens que ce positionnement resitué est potentiellement le germe d’une pratique décolonisatrice, c’est-à-dire un premier pas vers une désobéissance épistémologique et un affranchissement par rapport aux catégories de pensée occidentales (selon Boukhris, 2017 ; Mignolo 2013), de même que j’ai toujours pensé que le premier pas de toute révolution était la prise de conscience. La prise de conscience ne peut survenir que lorsqu’on considère et resitue notre position.

28Au-delà de cela, nous avons peut-être besoin d’apprendre à répliquer à la puissance. A mon humble avis, il est beaucoup plus bénéfique de renoncer à la pulsion existentielle de répondre et de répliquer, en particulier contre la puissance. Entretemps, nous pouvons essayer de rappeler, de rassembler, de reconstruire et de reformuler nos propres systèmes de pensée, de perception et d’identité. Pour autant, je n’en appelle pas à plus de silence, car je crois encore en l’importance du dialogue bilatéral et symétrique. Comme le fait Grosfoguel (2012), je voudrais proposer un dialogue inter-épistémique dans lequel n’importe quelle épistémé peut se joindre à la conversation sans qu’elle ne se trouve, en même temps que ses voix, dissoute, incorporée et déstabilisée (selon Coronil, 1996). A cette seule condition, nous pourrons à nouveau revenir ici et invertir le cadrage.

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Bibliographie

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Notes

1 Association Internationale des Étudiants en Sciences Économiques et Commerciales

2 J’ai constaté que les photos prises par les étudiants indonésiens en été n’avaient pas de symboles saillants. Pour comprendre ce phénomène, il faut prendre en considération le contexte indonésien. L’été européen est sans doute moins particulier parce que l’Indonésie possède un climat relativement chaud toute l’année. Les étudiants indonésiens n’éprouvent sans doute pas le besoin de représenter l’ambiance estivale et celle-ci ne se traduit donc pas dans une symbolique particulière. Voilà pourquoi j’ai choisi d’omettre l’été dans cette thématique.

3 Cette idée du destin et de la destination s’inspire de Frantz Fanon (1952, p.12) qui écrit, dans Black Skin White Masks, « Aussi douloureux que cela puisse être pour moi, je suis obligé de l’affirmer : il n’y a qu’une destinée pour l’homme noir, et elle est blanche. »

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Illustration des trois thèmes majeurs.
Légende Dans le sens des aiguilles d’une montre à partir du coin supérieur gauche : cerisiers en fleur ; la gare centrale de Ljubljana ; chute de neige à Bréda ; ma bande d’amis ; « charmes d’automne ».
Crédits (dans le même ordre) : Mohamad Yulianto Kurniawan, Sarani Pitor Pakan, Timoti Tirta, Moniek Zwiers, Kyana Dipananda ; montage de Sarani Pitor Pakan.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/viatourism/docannexe/image/4156/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 6,5M
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Pour citer cet article

Référence électronique

Sarani Pitor Pakan, « « L’Autre » peut-il invertir le cadrage dans le champ des études touristiques ? », Via [En ligne], 16 | 2019, mis en ligne le 30 mars 2020, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/viatourism/4156 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/viatourism.4156

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Auteur

Sarani Pitor Pakan

Gadjah Mada University, Indonesia, mail : saranipitor26@ugm.ac.id

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Traducteur

Bruno Nys

Université Libre de Bruxelles

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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