Navigation – Plan du site

AccueilCahiers de l'Urmis8Le cosmopolitismeL’universel au service du local :...

Le cosmopolitisme

L’universel au service du local : le cosmopolitisme à Sarajevo

Dejan Dimitrijevic

Résumé

Cet article présente dans un premier temps le rapport des habitants de Sarajevo à leur ville et ce qu’elle représentait pour les autres Yougoslaves avant la guerre, puis dans un deuxème temps, l’utilisation de la notion de cosmopolitisme à Sarajevo depuis le début de la guerre en 1992. Il montre comment le nationalisme contemporain peut tout à fait utiliser à son profit l’idée cosmopolite en l’adaptant aux différentes périodes.

Haut de page

Texte intégral

1Avant de nous intéresser à l’utilisation de la notion de cosmopolitisme à Sarajevo depuis le début de la guerre en 1992, nous allons examiner le rapport des Saraïliens à leur ville et ce qu’elle représentait pour les autres Yougoslaves avant le début de la guerre.

2L’idée que « Sarajevo était le paradigme de la Bosnie et la Bosnie celui de l’ex-Yougoslavie » était commune aux Saraïliens et aux autres yougoslaves. Sarajevo est synonyme de diversité, tout comme la Yougoslavie ou l’ « idée yougoslave ».

Sarajevo et la diversité yougoslave : un modèle aux prétentions universelles

3Dans le contexte de l’ex-Yougoslavie, la notion de cosmopolitisme appliquée à Sarajevo ne renvoyait pas directement à l’universel. Ce rapport à l’universel passait par l’intermédiaire de l’idée yougoslave telle qu’elle était formulée au sortir de la Seconde Guerre mondiale par le nouveau régime socialiste, et qui peut se résumer ainsi : « Fraternité et unité dans la grande diversité ». Cette diversité est religieuse, linguistique et culturelle.

4Nous retrouvons la présentation de la diversité religieuse dans les discours politiques, dans la production littéraire1 et l’imagerie touristique, où nous voyons toujours côte à côte des églises, catholiques et orthodoxes, des mosquées et, plus rarement, des synagogues. La diversité linguistique s’exprime dans la Constitution : le slovène, le serbo-croate (ou croato-serbe) et le macédonien sont les langues officielles, et une multitude de langues minoritaires sont reconnues et enseignées à des degrés divers. La diversité culturelle est, le plus souvent, présentée par les « coutumes populaires », la pratique culinaire et la convivialité.

5La présentation d’une coexistence harmonieuse de cette diversité a permis aux autorités politiques yougoslaves de poser cette « idée yougoslave » en modèle universel ; cela était même très présent dans la représentation que les Yougoslaves se faisaient d’eux-mêmes.

6Sarajevo, comme paradigme de la Yougoslavie, était érigée en modèle universel du règlement de la question des différences nationales, ethniques, religieuses et linguistiques. C’est pour cette raison que Sarajevo a été proposée pour organiser les Jeux olympiques d’hiver de 1984. Toute la propagande des Jeux a été élaborée autour du thème de l’harmonieuse diversité.

« Centre de la vie politique, économique, scientifique, culturelle et sportive de la république socialiste de Bosnie-Herzégovine, Sarajevo réunit une communauté de différentes nationalités reflétant ainsi l’image démographique des autres régions yougoslaves. Sous le même toit de la ville vivent des Musulmans, des Serbes, des Croates, des Monténégrins, des Slovènes, des Macédoniens, des Juifs et des ressortissants d’une vingtaine d’autres nationalités »2.

7Si la sélection ne s’était faite que sur des critères d’infrastructure sportive et hôtelière, le choix d’une ville slovène se serait imposé. De plus, les seuls sportifs compétitifs au niveau international et susceptibles de gagner des médailles étaient slovènes3. Mais la population de la république de Slovénie est la plus homogène de toute la Yougoslavie, puisqu’elle est à 90 % slovène. Les officiels sont intervenus dans la presse pour justifier le choix de Sarajevo par l’intérêt yougoslave.

« Certains diront que les Jeux auraient dû être organisés par les Slovènes plutôt que par les Bosniaques. Mais les sportifs ne pensent pas ainsi ; ils aiment la compétition, et ils savent que ce sont nos Jeux - yougoslaves, les premiers de l’histoire »4.

8La diversité unifiée était mise en scène dans les cérémonies des Jeux. Le drapeau olympique a été introduit dans le stade olympique par huit sportifs yougoslaves représentant chacun une république et une région autonome5. Et le caractère égalitaire de cette unité était souligné à chaque occasion.

« Par ton6 intermédiaire, ton pays a exprimé avec autant de discrétion que de persévérance l’égalité de ses fils et de ses filles »7.

9Les Jeux n’étaient pas seulement l’occasion de célébrer l’unité du présent, mais également la réconciliation du passé, d’un passé glorieux et traumatisant8.

« A ce merveilleux moment que tu n’oublieras certainement pas, devant les spectateurs du monde entier, tu9 as été la Yougoslavie. Parcourant cette dernière piste tenant la baklja dans ta main levée, jeune et belle comme tu es, tu as d’une certaine manière unifié en toi le passé et l’avenir »10.

10Les discours politiques et les articles de presse utilisent « Sarajevo » et « Yougoslavie » comme un ensemble : un terme est rarement employé sans l’autre. Les gros titres et les slogans sont le plus souvent élaborés en référence aux devises à la gloire de l’unité yougoslave. Comme ce titre du quotidien de Sarajevo « Nous avons réussi ensemble » qui est une déclinaison d’un des slogans favoris du régime « Ensemble, nous sommes plus forts »11.

11Pendant la période des Jeux, Sarajevo est devenue la capitale de la Fédération. Le 5 février 198412, de retour en Yougoslavie après une visite officielle aux Etats-Unis et une rencontre avec le président Reagan, le président de la présidence de la république socialiste fédérative de Yougoslavie, Mika Spiljak, a atterri à Sarajevo au lieu de Belgrade13.

12Les Jeux de Sarajevo étaient une célébration de la diversité yougoslave, « unie, égalitaire et harmonieuse ». Bien que le terme cosmopolitisme ne soit que rarement explicitement utilisé, c’est ce contenu qui lui sera donné par la suite. Pendant la guerre, la notion est abondamment utilisée tant dans la sphère politique que privée.

Le cosmopolitisme, un argument de guerre

13Au début de la guerre en Slovénie puis en Croatie, Sarajevo était perçue comme le dernier bastion de l’idée yougoslave. C’est à Sarajevo qu’ont eu lieu les grandes manifestations pro-yougoslaves. D’une part parce qu’une grande partie de la population se reconnaissait dans la représentation de leur ville, et d’autre part parce que les forces politiques pro-yougoslaves y étaient très présentes, principalement fédérées par les communistes réformateurs regroupés autour du premier ministre fédéral, Ante Markovic, un Croate.

14Avec le début de la guerre à Sarajevo, les autorités politiques musulmanes ne présentent plus la ville comme représentative de la Yougoslavie mais comme l’exception où la pluralité est encore une réalité14. C’est dans ce contexte que la notion de cosmopolitisme commence à apparaître dans les discours. Cela est perceptible dans les premières explications données à la guerre : on a parlé d’une guerre des campagnes contre les villes15. Ce qui recouvrait une présentation ethniciste du conflit, une sorte d’euphémisme pour ne pas dire « les ploucs serbes contre les Musulmans et les Croates civilisés » ; ce qui par ailleurs se disait communément dans les conversations privées. Mais cela était tempéré par d’autres lignes de démarcation qui séparaient les Saraïliens qui étaient restés à Sarajevo de ceux qui avaient quitté la ville, et plus radicalement encore, de ceux qui la combattaient. La frontière qui séparait ceux qui défendaient la ville de ceux qui l’assiégeaient était présentée comme un fossé entre l’humanité et l’inhumanité. Après les accords de Dayton, signés en novembre 1995, qui ont mis fin au conflit armé en Bosnie-Herzégovine, la fédération croato-musulmane a publié une carte de Sarajevo qui rend parfaitement compte de cette frontière. Sur cette carte, nommée « carte de survie », seule la partie de la ville tenue par les forces croato-musulmanes présente des signes de vie humaine : on y voit des hommes, des femmes et des enfants qui vivent et qui ont peur, des rues, des immeubles, des maisons ; tous les bâtiments endommagés y sont reproduits. Alors que le côté serbe est vide de toute vie humaine, seuls des chars y sont représentés. En réalité, la partie de Sarajevo tenue par les forces serbes comprenait des quartiers très peuplés, notamment Grbavica. De plus, les Serbes qui se trouvaient d’un côté ou de l’autre de cette frontière ne portaient officiellement pas le même nom. Il était politiquement correct de désigner ceux qui se trouvaient dans la partie croato-musulmane du nom des « Serbes » ou « Saraïliens », alors que ceux qui étaient du côté serbe étaient des Tchetniks ou des Papci16.

15Dans ce contexte, la notion de cosmopolitisme était utilisée comme synonyme des valeurs humanistes universelles de tolérance qui caractériseraient les « vraies » villes, seules porteuses de civilisation. En manipulant ces références, Sarajevo s’inscrit dans l’actualité occidentale et dans le passé islamique et ottoman, qui aurait doté Sarajevo de ces valeurs qui s’opposeraient aujourd’hui à l’ethno-nationalisme prétendument caractéristique de la ruralité.

16Cet usage de la notion de cosmopolitisme, apparu pendant la guerre, met également en scène des urbains policés et des villageois arriérés, et potentiellement barbares, mais sans aucune connotation ethnique. Il s’agit dans ce cas de réfugiés musulmans venus des campagnes et qui se sont installés dans les appartements laissés vacants par ceux qui ont quitté la ville, principalement des Serbes.

« Dans mon immeuble, il n’est pas possible d’entretenir et de réparer les parties communes : les ascenseurs qui ne fonctionnent plus depuis le début de la guerre, la pompe à eau qui ne délivre plus d’eau aux étages élevés, les escaliers, etc. Ces gens ont un grand sens de la propriété privée. Dans leur appartement tout est propre et bien rangé, mais ils n’ont aucun sens de la vie en communauté. C’est quelque chose qu’on doit leur apprendre. Les représentants de l’immeuble viennent collecter de l’argent et ils disent : « c’est la guerre, nous n’avons pas d’argent ». (…) Beaucoup de Saraïliens de mon entourage sont partis, et la communication ne passe plus, car nous étions cultivés, alors que ceux qui sont arrivés ne comprennent pas les mots qu’on utilise à Sarajevo : mes voisins ne comprennent pas le mot « relatif ». Nous parlions avec les référence de la culture mondiale. De plus, les gens arrivés ne manient pas les règles de la langue serbo-croate. Je ne sais pas ce que ça va donner. (…) Ce qui m’inquiète le plus, davantage que la séparation entre les nations, car cela va revenir vite à Sarajevo - nous ne savons pas ce qu’est l’égorgement, nous n’avons pas vécu la Seconde Guerre mondiale, contrairement aux gens de Foca17- c’est le primitivisme des nouveaux. Quand je marche dans la rue, la langue que j’entends n’est pas la mienne. Quand je vais dans les quartiers serbes (de Sarajevo), ils me prennent pour une Serbe, car j’ai toujours parlé la variante orientale du serbo-croate18, et quand je me présente, ils me disent : « ça ne fait rien, tu es des nôtres » (…) ».

17Les propos de Halima Music19, tenus lors du colloque international « Villes dans la guerre en ex-Yougoslavie »20 sont le prolongement du discours officiel des années de guerre. A ce même colloque, l’ambassadeur de la Bosnie-Herzégovine en France, Nikola Kovac, un Serbe, a donné le ton dans son discours inaugural. Il a présenté la guerre comme un conflit des mentalités, une oppositions entre les campagnards et les citadins.

« Les villes sont un lieu de tolérance, de cohabitation multiethnique et de démocratie politique. Ce sont donc deux conceptions politiques qui s’affrontent. Il s’agit d’une agression de la ville par la campagne. »

18Ce type de discours est essentiellement développé lors d’interactions entre Saraïliens de nationalité différente, et avec des représentants de l’espace qui est la référence en matière d’humanisme universel : les Européens occidentaux et les Nord-Américains. Il reste peu de Serbes dans les frontières géographiques de Sarajevo, mais ils sont encore une partie constitutive de sa frontière symbolique. Ils sont indispensables à la définition cosmopolite de Sarajevo. Cette acception locale et cet usage politique du cosmopolitisme saraïlien est hérité de la Yougoslavie titiste. La tolérance « naturelle » et l’ouverture à l’autre n’est plus orientée vers le maintien de l’unité de la Yougoslavie mais vers celui de la Bosnie-Herzégovine, comme le révèlent les déclarations de Ibrahim Bakic lors de ce colloque de 1996 :

« Sarajevo est le paradigme de la Bosnie, et le maintien de Sarajevo entier est important ; et il faut que Sarajevo retrouve son authenticité. »

19Le cosmopolitisme de Sarajevo, au service de la Yougoslavie puis de la seule Bosnie-Herzégovine, est avant tout un moyen de capter en sa faveur les valeurs dominantes d’un contexte international donné : celles d’égalité socialiste et tiers-mondiste sous Tito, celles de tolérance des démocraties libérales aujourd’hui. Les aspirations et les valeurs universelles changent, le cosmopolitisme saraïlien s’adapte.

Haut de page

Notes

1 La plus célèbre étant celle de Ivo Andric, Un pont sur la Drina, qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 1962.
2 Comité d’organisation des XIVes Jeux olympiques d’hiver, Sarajevo 84, Svijetlost, Sarajevo.
3 Primoz Ulaga (saut), Bojan Krizaj (slalom spécial), Boris Strel (slalom géant) et Jure Franko, qui a remporté une médaille d’argent en slalom géant.
4 Miroslav Radojcic (membre du Comité olympique yougoslave), « Igre nase radosti », Politika, 5 février 1984, p. 2.
5 Politika, 8 février 1984, p. 13, et 9 février, p. 1.
6 En parlant de la patineuse, Sanda Dubravicic, qui a allumé la flamme olympique.
7 Miroslav Radojcicic, Politika, 9 février 1984, p. 4.
8 C’était le sens du choix du parcours de la flamme olympique en Yougoslavie. Miroslav Radojcic, ibid.
9 En parlant de la patineuse, Sanda Dubravicic, qui a allumé la flamme olympique.
10 Miroslav Radojcicic, ibid.
11 Zajedno smo jaci.
12 Les Jeux ont été inaugurés le 8 février 1984.
13 Politika, 6 février 1984, p. 5.
14 Alors que les nationalistes serbes n’ont de cesse de vouloir démontrer que la légendaire tolérance de Sarajevo est une hypocrisie.
15 X. Bougarel, « La revanche des campagnes : entre réalité sociologique et mythe nationaliste », Balkanologie, vol. 2, n°1, juillet 1998, Paris, pp. 17-35.
16 Autrement dit, fascistes ou ploucs.
17 Ville située en Bosnie orientale, qui a connu d’importants massacres pendant la Seconde Guerre mondiale et durant la guerre des années 1990.
18 Le caractère construit et circonstancié du discours apparaît ici fortement puisque les Serbes de Bosnie utilisent la même variante phonétique que les autres habitants de Bosnie-Herzégovine : le « jekavski », alors que les Serbes de Serbie utilisent le « ekavski ».
19 Interprète et comédienne de Sarajevo.
20 Organisé les 25 et 26 Janvier 1996 par l’Université Paris X à l’Institut International de Paris - La Défense.
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Dejan Dimitrijevic, « L’universel au service du local : le cosmopolitisme à Sarajevo »Cahiers de l’Urmis [En ligne], 8 | 2002, mis en ligne le 10 septembre 2008, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/urmis/613 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/urmis.613

Haut de page

Auteur

Dejan Dimitrijevic

Maître de conférences, université de Nice Sophia-Antipolis, Urmis-Soliis

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search