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Quand enquêter rime avec racialité. Revisiter les migrations du «  Nord  » vers le «  Sud  » et la production sociale des catégorisations arabe, noire et blanche à travers la réflexivité

When field study rhymes with raciality. Revisiting migrations from North to South and the social productions of Arab, Black and White identities through reflexivity
Hélène Quashie

Résumés

Cet article introduit les six analyses présentées dans ce dossier thématique qui aborde les enjeux sociaux de la relation d’enquête au prisme des catégorisations ethnoraciales assignées aux chercheur·es. Faire le parallèle entre les départs d’universités occidentales pour des études de terrain avec des contextes de mobilité/migration du « Nord » vers le « Sud », qui restent peu analysés en sciences sociales, souligne l’importance des catégorisations ethnoraciales dans le cadre de la réflexivité scientifique. Élargir notamment l’étude de la blanchité en tenant compte de ses définitions sociales plurielles depuis le « Nord » et depuis le « Sud » renforce les réflexions épistémologiques qui découlent d’une prise en compte des catégorisations ethnoraciales dans la relation d’enquête. Il en résulte notamment une meilleure appréhension de la confusion des couleurs et des identités assignées dans le champ social pour repenser les labilités et nuances de ces catégorisations.

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Texte intégral

Les enjeux sociaux de la relation d’enquête

1La pratique dite ethnographique en sciences sociales, de plus en plus multi-située (Marcus, 1995), s’inscrit dans des contextes marqués par une intensification des relations dans des espaces à la fois multi-connectés et discontinus, et par une circulation accélérée des personnes, objets, capitaux et symboles qui reconfigurent les catégories d’appartenances, les classifications sociales et les signifiants culturels. Or, cette pratique d’enquête repose sur une rencontre de l’altérité, soutenue par un éloignement géographique du lieu de résidence des chercheurs si les investigations de terrain ne sont pas réalisées « chez soi ». L’analyse résulte d’un va-et-vient constant entre immersion et décentrement, entendus comme garants du travail scientifique. Toutefois, la rencontre de l’altérité à travers la relation d’enquête est généralement source d’inconfort, souvent traduit par le sentiment de ne pas être à sa place (Naepels, 1998), renforcé par les enjeux sociaux de la globalisation actuelle — que l’on se déplace dans une société étrangère pour réaliser sa recherche ou que l’on demeure dans un environnement familier. En effet, la définition du « chez soi » par les participants à la recherche ne coïncide pas nécessairement avec celle des chercheurs (Diawara, 1985 ; Ouattara, 2004).

2Les questions abordées autour des enjeux sociaux de la relation d’enquête sont de longue date explorées et devenues classiques dans les sciences sociales qui adoptent des approches qualitatives. L’altérité que négocient les chercheurs, et qui s’impose à leurs interlocuteurs, a provoqué de nombreuses réflexions académiques. Les plus courantes concernent les variables de l’asymétrie d’enquête, les stratégies possibles pour faire fonctionner celle-ci sur le long terme, la prise en compte des intérêts des participants, les capacités à se fondre dans le tissu social enquêté tout en maintenant une juste distance, l’utilisation critique des outils méthodologiques, l’alliance de sources formelles et informelles de données, les incompréhensions que suscitent les disciplines universitaires associées au travail d’enquête, les obstacles sur des terrains déjà investis par de multiples acteurs sociaux, la place des affects dans la relation d’enquête, l’accès aux points de vue des acteurs rencontrés et non pas seulement à des informations, enfin les différents paramètres de l’éthique de la recherche.

  • 1 Je tiens à remercier les auteures de ce numéro thématique pour avoir travaillé à faire émerger ces (...)

3Toutes ces questions se retrouvent dans les articles de ce numéro thématique1. Leur premier point commun réside en effet dans la proximité des disciplines des auteures (sociologie et anthropologie) et des méthodes d’enquêtes (observation directe et participante, entretiens qualitatifs et récits de vie, photographie) qui permettent de solidement décortiquer les enjeux de la réflexivité et de croiser différents aspects des contextes analysés. De plus, au-delà de la variété des objets d’étude présentés, ceux-ci ont tous concerné des recherches doctorales et par conséquent, des enquêtes de longue durée favorisant l’apprentissage des normes et codes quotidiens des acteurs sociaux rencontrés, mais aussi des rapports d’intersubjectivités et des négociations à long terme de rôles, places, statuts et mises en scène de soi selon les contextes d’interaction. Ainsi, ces articles rendent compte de manière approfondie des postures des auteures dans leurs relations d’enquête, des dynamiques de pouvoir qui les ont encadrées et des manières dont elles ont été perçues et positionnées par les participants à leurs recherches. Les enjeux abordés peuvent donc constituer le socle de réflexions approfondies pour d’autres disciplines des sciences sociales qui ont recours à des enquêtes qualitatives (sciences politiques, histoire, géographie, droit).

4Toutefois, il est utile de souligner d’emblée une particularité non négligeable des articles de ce dossier : tous ont été écrits par des femmes, jeunes chercheuses. Ce positionnement social et académique n’est pas anodin quand on constate la richesse des analyses. Il reflète les multiples aspects qui peuvent structurer des postures subalternes, lesquelles produisent une attention plus vive aux effets des rapports de pouvoir dans le champ social. Ces postures sous-tendent aussi un courage qu’il apparaît nécessaire de souligner : celui d’assumer et de prendre à bras le corps la description d’enjeux sociaux, d’engagements moraux et émotionnels, avec un détail et une précision que l’on retrouve peu dans la littérature scientifique, dans un contexte académique où la pratique réflexive ne s’étend pas encore à toutes les sciences sociales et où la question des catégorisations ethnoraciales, au cœur de ce numéro, reste difficile à porter.

Des études de terrain en contexte de migrations du « Nord » vers le « Sud »

5Les analyses des relations d’enquêtes au cœur de ce numéro renvoient à une double spécificité scientifique, peu analysée en sciences sociales, particulièrement francophones.

6La première est que ces articles soulignent tous l’importance de tenir compte d’un contexte de trajectoires sociales et géographiques qui permet de réaliser une recherche à partir d’une université occidentale vers une société du « Sud ». Ce type de déplacement est par exemple évident en anthropologie, tant il a structuré cette discipline, mais il n’a pas été pensé en termes de mobilité/migration du « Nord » vers le « Sud » pour aborder différemment plusieurs aspects de la pratique d’enquête en sciences sociales.

7L’intensification des mouvements liés à la globalisation actuelle constitue un contexte particulier pour les circulations depuis le « Nord », mais la recherche reste timide dans l’appréhension de ce phénomène (Fabbiano et al. 2019). Ses enjeux sont encore moins abordés dans le cadre de la réflexivité autour de la pratique académique, alors que les chercheurs, inscrits ou en poste dans des universités occidentales, n’échappent pas à cette catégorie particulière de mobilité/migration vers le « Sud », plus encore pour des enquêtes de longue durée. Selon celle-ci, les chercheurs deviennent en effet eux aussi des migrants au sens strict du terme, ayant besoin d’autorisations et de titres de séjours, associés ou pas à certains privilèges qui peuvent les placer en position de domination sociale face aux participants de leurs recherches, même dans leurs sociétés de naissance ou qui accueillent de longue date leurs familles. Dans les six articles présentés, seule une auteure ne dispose pas d’un passeport occidental, reflet du privilège par excellence dans les circulations entre « Nord » et « Sud » (Le Renard, 2019).

8Aborder les enjeux sociaux de la relation d’enquête, en pensant ce reversement de mobilité/migration que peut sous-tendre la recherche en sciences sociales, permet donc d’appréhender sous un jour nouveau les positionnalités des chercheurs et les questions épistémologiques auxquelles ils se trouvent confrontés. Dans les articles de ce dossier, l’ensemble des auteures est en effet parti de France, y compris pour des recherches réalisées dans leur pays de naissance ou associé à leurs trajectoires familiales au « Sud ». Ce départ de la France apparaît non négligeable dans plusieurs contextes d’interaction avec les participants à leurs recherches et dans les identités qui leur sont assignées.

9En tenant compte de ce contexte de mobilité/migration du « Nord » vers le « Sud », le présent volume offre des articles aux perspectives variées, en termes d’expériences d’enquêtes, de contextes géographiques (Moyen-Orient, Maghreb, Afrique de l’Ouest, Mascareignes et Comores, Amazonie brésilienne) et de positionnalités (en contexte de résidence étranger ou proche d’attaches familiales et du lieu de naissance). La majorité de ces articles traite en outre précisément de questions migratoires (Ahmed, Cosquer, Drif, El Chab, Lasserre), ce qui n’est pas un hasard au regard des trajectoires personnelles des chercheuses et dévoile ainsi une mise en abîme de ce que la migration — dans ces formes croisées Nord-Sud, Sud-Sud et Sud-Nord — fait à la relation d’enquête. Enfin, ces articles s’intéressent à des minorités démographiques, locales ou étrangères, dans les sociétés qui accueillent leurs recherches — que les enquêtrices appartiennent ou pas à ces minorités. Cette particularité rend plus saillantes les ambivalences des classifications sociales revendiquées ou assignées, des chercheuses comme de leurs interlocuteurs, et souligne la place des privilèges que les premières incarnent qui conditionne les relations d’enquête.

Catégorisations ethnoraciales et réflexivité scientifique

10La seconde spécificité des articles de ce numéro thématique, qui découle du contexte de mobilité/migration du « Nord » vers le « Sud », concerne l’angle d’analyse choisi pour révéler des mécanismes de différenciation sociale, également peu interrogés dans la pratique réflexive en sciences sociales : la production sociale des catégorisations ethnoraciales. Cet enjeu reste difficile à appréhender dans le contexte scientifique français, où il est lié à un risque de participer à la réification de la « race » (Fassin & Fassin, 2006), même si ces questions sont désormais vulgarisées dans le champ social et l’espace public. Le débat scientifique se construit en effet autour de l’utilité et de la nécessité de recourir à la notion de « race » pour analyser la persistance de phénomènes sociaux associés, sans la naturaliser implicitement. Toutefois, cela n’empêche pas ces catégorisations ethnoraciales d’être produites au quotidien par les acteurs du champ social. On peut aussi souligner, dans le débat scientifique, un glissement récurrent entre l’analyse de ces processus de différenciation sociale et celle des enjeux du racisme. Or, ces deux perspectives peuvent être distinctes dans l’étude des constructions sociales des catégorisations ethnoraciales. Cette distinction permet une analyse plus itérative de ces dernières et de sortir de l’impasse qui questionne la prédominance de la classe vs celle de la « race » dans l’analyse des configurations sociales. Car s’intéresser aux productions sociales des catégorisations ethnoraciales ne signifie pas effacer l’importance de la stratification des rapports sociaux par la classe, bien au contraire.

11De nombreux objets d’étude révèlent des tensions permanentes entre des processus d’assignation, de réappropriation et d’autodésignation identitaire, dont les frontières fluctuantes (Barth, 1995 [1969]) se construisent et reformulent les appartenances. Ces mécanismes de différenciation et de distinction sociale s’appuient sur des référents « ethniques », qui réifient une « origine », une substance culturelle mythifiée, et/ou des marqueurs chromatiques génériques. Les phénomènes d’ethnicisation et de racialisation qui en découlent sont souvent difficilement dissociables (Primon, 2007) et leurs modes de catégorisation convergent vers la naturalisation et la légitimation essentialisée des différences. Ils reposent en outre sur des hiérarchisations de classe qui engendrent des privilèges sociaux, y compris parmi des individus labellisés sous la même identité phénotypique et/ou culturelle (Bonniol, 1992 ; Ndiaye, 2006).

12La complexité de ces questions peut être abordée à travers de nombreuses thématiques de recherche, mais elle l’est peu souvent dans un cadre réflexif. Or, les objets d’étude, leur originalité et leur renouvellement ne peuvent se construire sans un retour approfondi sur les situations d’enquête expérimentées (Leservoisier & Vidal, 2007). Ainsi, si la pratique du terrain interroge souvent les effets de l’âge, du sexe et de l’appartenance sociale des chercheurs dans leurs interactions avec leurs interlocuteurs, il est peu question des enjeux posés par les identités ethnoracialisées qui peuvent leur être attribuées. L’analyse des questions identitaires semble davantage se concentrer sur les dynamiques sociales étudiées, comme si le chercheur était extérieur à ces phénomènes, sauf lorsqu’il est identifié comme appartenant au groupe social concerné (Boukir, 2016). A longtemps perduré l’idée, dans la réflexivité académique francophone, qu’aborder la question ethnoraciale sous-tendrait une indexation identitaire des chercheurs (cf. Timera, 2008) s’il s’agit d’acteurs catégorisés comme non blancs, et impliquerait un possible manquement à une objectivité idéale. L’article de L. Drif dans ce numéro pose très justement la question du rapport à l’enquête qui peut devenir naturalisé dans les discours académiques, dès lors que les chercheurs ne « présentent » pas une distance ethnique, culturelle et raciale avec les participants à leur étude quand ils sont catégorisés comme non blancs. Ceci produit des confusions méthodologiques dans les représentations scientifiques de l’« anthropologie chez soi », reflets d’enjeux de légitimation et de reconnaissance des chercheurs supposés liés racialement à leur objet d’enquête situé au « Sud » (Drif).

13Or, prendre en compte les enjeux d’assignation/appropriation ethnicisée et racialisée des chercheurs sur leurs terrains d’étude complète l’analyse de leur positionnalité, indispensable pour saisir les logiques de production du savoir et ses ressorts sociaux. Les articles de ce numéro démontrent notamment que la construction des identifications ethnoraciales dans le champ social va de pair avec l’accès au terrain : parce qu’elles sous-tendent une connivence avec les acteurs sociaux rencontrés, même si ponctuée de malaise ou de remise en cause (Cosquer, El Chab, Silva da Silva), ou parce qu’elles révèlent des difficultés à ouvrir ou rester sur un terrain d’enquête (Ahmed, Drif, Lasserre). Si l’identification ethnicisée et/ou racialisée peut constituer un marqueur déterminant pour catégoriser les acteurs sociaux étrangers dans un pays donné et se décliner en fonction de leur nationalité (Doquet, 2005), elle ne peut pas épargner les chercheurs étrangers à leur pays d’étude, et/ou qui n’appartiennent pas aux groupes ethnoraciaux ni aux classes sociales de leurs interlocuteurs (Bonnet, 2008 ; Quashie, 2017), même lorsqu’ils sont « du cru » (Diawara, 1985).

14Un autre point qui tend à gommer la réflexivité scientifique dans les sciences sociales francophones autour des catégorisations ethnoraciales vient du fait que ces catégorisations sont peu pensées à l’intérieur même du monde académique français, dans ses segmentations et configurations (Gueye, 2019). Les pratiques ethnographiques concernent aujourd’hui des chercheurs de tout horizon. Or, plusieurs articles de ce numéro montrent le rôle de l’université française et de ses acteurs dans la construction de catégorisations ethnoraciales assignées aux auteures (à partir de leur patronyme, couleur de peau et apparence), par les socialisations et échanges académiques sur leurs recherches dans les institutions auxquelles elles appartiennent (Drif, Silva da Costa), et/ou dans les implantations universitaires françaises sur leur terrain d’étude au « Sud » (Cosquer ; Quashie, 2019) — qu’elles soient chromatiquement perçues comme blanches ou non blanches.

Élargir l’étude de la blanchité en sciences sociales depuis le « Nord » et le « Sud »

15Dans l’analyse scientifique des productions ethnoraciales, alors que de nombreux travaux ont suivi les « théories de l’ethnicité » (Poutignat & Streiff-Fenart, 1995) et attestent aujourd’hui de la « globalisation de l’ethnicité » (Cunin, 2006), l’étude de la blanchité reste très discrète dans les sciences sociales françaises et francophones (Cervulle, 2012). Or, la blanchité s’inscrit aussi dans des logiques d’ethnicisation et de racialisation qui dépassent les contextes nationaux.

16Nées dans les années 1990 aux États-Unis, les whiteness studies visent à la fois à déconstruire et à dénaturaliser la catégorie sociale blanche et à montrer les privilèges qui lui sont associés (Bosa, 2010). Elles ont ainsi analysé les différents processus par lesquels des groupes sociaux en sont venus à s’identifier et à être labellisés comme chromatiquement blancs, ainsi que les effets de ces changements de catégorisation dans l’ordre social. Ces travaux permettent de se défaire d’une vision monolithique de la blanchité, et de montrer que le fait d’être assigné à une « race » est fonction de l’époque, du lieu et des circonstances sociales dans lesquelles les catégorisations ethnoraciales sont produites (ibid.). La construction sociale de ces différenciations et distinctions ne concerne donc pas que les individus labellisés comme non blancs : être assigné comme blanc conditionne aussi les expériences et les interactions sociales quotidiennes. Cette analyse a permis de penser les normes, privilèges et acquis sociaux d’acteurs majoritaires sur les plans démographiques, politiques et économiques dans des sociétés du « Nord » (Frankenberg, 1993 ; Essed & Trienekens, 2008 ; Cervulle, 2013). Ces normes et acquis renforcent la reproduction des inégalités et la façon dont opèrent les processus de domination, sans qu’ils ne soient jamais perçus consciemment par les acteurs concernés. L’idée sous-jacente est celle d’une invisibilité de la catégorie blanche par ceux qui y sont associés, et qui est constitutive de ses privilèges.

17En suivant ce fil directeur, des études ont associé la question de la blanchité aux trajectoires d’acteurs sociaux se déplaçant du « Nord » vers le « Sud, dont l’un des privilèges réside dans leur liberté de circulation. Leur environnement local rend alors visible un processus de racialisation qui peut les déstabiliser (Fechter, 2005 ; Hayes, 2014 ; Le Renard, 2019) et entraîner leur repli identitaire ou des formes de négociation de leur blanchité (Hayes, 2015). Ces travaux ont l’avantage de questionner la notion d’invisibilité de la blanchité. Cependant ils s’intéressent surtout à sa construction sociale à travers les discours et pratiques d’Occidentaux chromatiquement blancs, même quand leurs cercles intègrent des acteurs non blancs de même provenance géographique (Le Renard, 2019). Ce choix peut figer des référents somatiques dans la construction des analyses et confirmer les critiques contre l’étude des catégorisations ethnoraciales au motif qu’elles naturaliseraient la « race ». L’article de C. Cosquer dans ce numéro explique en outre qu’il ne lui est pas possible de parler de blanchité avec les participants à sa recherche et que ces derniers ne se dénomment pas comme blancs, bien qu’ils le soient tous chromatiquement. Comme le précise également C. Cosquer dans une analyse réflexive très rigoureuse, aborder l’étude de la blanchité depuis une position somatiquement blanche dans un entre-soi blanc ouvre certaines perspectives mais en ferme d’autres.

18La perception de la blanchité par des groupes sociaux labellisés comme non blancs fait en effet l’objet d’études moins poussées (Frankenberg, 1997), ce qui crée le risque de réifier la catégorisation ethnoraciale blanche supposée être déconstruite. Or, si l’Occident a produit ses « Autres » ethnicisés et racialisés, lesquels se sont réapproprié ces catégorisations pour les modifier, les renouveler ou les subvertir, au « Nord » comme au « Sud » (Cunin, 2006), il serait logique de penser qu’ils ont aussi produit leurs propres catégorisations de l’Occident, que ce dernier n’a simplement pas interrogées. En ce sens, l’analyse de M. Lasserre dans ce dossier a le grand mérite d’ouvrir une analyse originale en se concentrant sur les représentations de sa blanchité dans les discours et pratiques de ses interlocutrices sénégalaises racialisées comme noires, à l’aune de leurs interactions, mais aussi de celles qu’elles entretiennent avec d’autres groupes sociaux genrés (hommes) et racialisés différemment (Marocains) sur ce même terrain d’étude.

19Toutefois, peu de travaux en sciences sociales anglophones comme francophones conçoivent que la blanchité ne renvoie pas nécessairement à une couleur, un type corporel, une « origine », et qu’elle peut faire partie intégrante de modes de distinction sociale, économique et politique au-delà du marqueur chromatique, comme le montrent très bien les travaux associant « race » et religion (Timera, 2008 ; Fabos, 2012). La construction sociale de la blanchité existe en effet en dehors de la présence d’acteurs sociaux somatiquement blancs (Diawara, 1994 ; Pierre, 2012 ; Fabos, 2012 ; Quashie, 2015, 2018). Elle s’intègre à un imaginaire social qui stratifie les sociétés locales et qui s’avère parfois plus saillant au regard des circulations diasporiques entre « Nord » et « Sud », des déplacements entre milieux urbains et ruraux, des multiples citoyennetés et appartenances, etc. C’est tout l’intérêt d’approfondir de telles analyses dans des milieux sociaux labellisés comme non blancs de pays du « Nord », et dans des pays du « Sud » comme l’exposent les articles de Z. Ahmed et M. Silva da Costa dans ce numéro. Ils démontrent, à travers une fine analyse de la relation d’enquête, qu’il est possible de revendiquer une identité associée à un phénotype physique non blanc et à des « origines » non occidentales, mais d’être socialement catégorisé comme blanc dans un milieu d’entre-soi non blanc, en raison de l’appartenance de classe et du style de vie adopté (l’inverse — devenir noir socialement en étant phénotypiquement blanc — n’est pas possible). Cette logique sociale se distingue du phénomène d’adéquation entre couleur de peau claire et ascension sociale (Ndiaye, 2006) et des stratégies de blanchiment généalogique (Bonniol, 1992). Cette caractéristique est bien ce qui fait de la blanchité un construit social que l’on peut détacher de sa marque somatique et qui permet de dés-essentialiser cette notion en ne réduisant pas son étude à des groupes sociaux ciblés par leur couleur de peau. Car en limitant ainsi l’étude de la blanchité, elle n’est jamais interrogée à partir du regard de l’Autre non occidental, qui reste considéré comme porteur de particularités culturelles et identitaires.

20S’intéresser à la labilité sociale de la blanchité au-delà du phénotype physique conserve sa valeur de construction sociale et souligne aussi la production de ses stigmates (Goffman, 1975) imbriqués à l’appartenance sociale, genrée et identitaire (Ahmed, Da Costa). Ainsi, un individu peut être catégorisé comme non blanc dans un pays du « Nord » et labellisé comme blanc dans un pays du « Sud », dans des logiques où race et classe ne sont pas appréhendées de la même manière par les acteurs sociaux. Noter ces différenciations permet de prendre en compte tous les retournements dont la notion de blanchité peut faire l’objet dans le champ social, et qui sont d’autant plus observables dans des contextes de mobilités/migrations du « Nord » vers le « Sud ». Par exemple, la construction sociale d’une identité blanche/occidentale à travers les langues locales vis-à-vis d’acteurs non blancs sur le continent africain (Diawara, 1994 ; Papinot, 1999 ; Pierre, 2012 ; Quashie, 2015 : Horne, 2019), suggère que la blanchité peut être étudiée au croisement de l’ethnicité et de la racialité en contexte postcolonial (Quashie, 2018). Elle s’imbrique à des marqueurs de différenciation et de hiérarchisation sociale qui nourrissent les crispations identitaires contemporaines — lesquelles se rencontrent dans la relation d’enquête.

21Marquée à la fois par des attributs positifs et négatifs parfois au miroir les uns des autres (Diawara, 1994 ; Pierre, 2012 ; Quashie, 2015), la blanchité participe à la production d’autres identités ethnicisées ou racialisées, qui se reconfigurent en tension et négociation, par opposition, distinction, comparaison et entrelacement avec elle. C’est l’un des paradoxes de la postcolonialité, peu étudié malgré la large production scientifique à son sujet. Les catégorisations identitaires qui sous-tendent des ethnicités globalisées (Cunin, 2006) sont aussi produites de manière tacite, en creux, par rapport à une catégorisation blanche qui continue de se déployer, de se renouveler et de les habiter. L’analyse des processus d’ethnicisation et de racialisation doit donc inclure l’étude de la production sociale de la blanchité, dans un contexte sociohistorique transnational où les catégorisations ethnicisées et racialisées des anciens empires ont été réinvesties dans les sociétés contemporaines du « Sud » comme du « Nord » (Giraud, 2002 ; Timera, 2006 ; Pierre, 2012).

22La blanchité étant à la fois ethnicité et racialité, comme le démontrent explicitement ou en filigrane plusieurs articles de ce numéro (Ahmed, El Chab, Silva da Costa), elle co-construit d’autres types d’assignations ethnoraciales, ce qui permet de mieux comprendre ses performativités (Cosquer, Drif), mais aussi les situations où la blanchité peut être performée sans le vouloir (Ahmed, El Chab, Lasserre Silva da Costa). Ces dynamiques sociales dévoilent également une autre manière d’appréhender les modes de subversion d’acteurs dominés racialement, politiquement et économiquement, et les formes de pouvoir, contrôle et manipulation élaborées par les participants à la recherche en réponse à des situations d’inégalités globales (Ahmed, Lasserre).

Des catégorisations ethnoraciales dans l’enquête aux réflexions épistémologiques

23Les enjeux de couleur, d’ethnicité, de racialité et leurs frontières sont explorés dans ce numéro thématique à travers de riches analyses réflexives issues d’expériences d’enquêtes plurielles et situées.

24L’identification ethnoraciale des chercheuses par leurs interlocuteurs renvoie à l’usage de qualificatifs chromatiques génériques (noir, blanc), comme au postulat d’une « origine » associée à une identité culturelle essentialisée (arabe, occidental). Ces catégorisations changent d’un espace d’interaction à un autre, les identités étant fortement conditionnées par le contexte relationnel, dessinées contre et en contournant celles des autres, corrélativement aux rapports sociaux de classe en jeu. À l’exception ici des chercheuses insérées dans des cercles sociaux somatiquement blancs appartenant à des catégories supérieures, où elles sont catégorisées comme ces acteurs (Cosquer). En revanche, les étiquettes ethnoraciales assignées aux chercheuses révèlent des ambivalences lorsqu’elles sont identifiées comme blanches par des interlocuteurs qui ne sont pas considérés et ne se considèrent pas comme tels (Lasserre) ou quand elles ne sont pas somatiquement identifiées et auto-désignées comme blanches (Ahmed, Drif, El Chab, Silva da Costa). Ces catégorisations se modifient lorsqu’elles sont corrélées à la perception locale de l’appartenance de classe des chercheuses (Ahmed, Silva da Costa) et de leur accumulation de capitaux (Bourdieu, 1979) sociaux, symboliques et culturels (Ahmed, Drif, El Chab, Lasserre). Ces catégorisations se modifient aussi quand la chercheuse adopte des pratiques religieuses non conformes à celles de ses interlocuteurs, une distanciation avec des normes genrées et présente une ascendance familiale marquée par une alliance matrimoniale qui questionne (El Chab). Ces modifications dans les assignations ethnoraciales peuvent être sur-jouées par les chercheuses ou se heurtent à l’identité qu’elles préféreraient revendiquer. Les processus sociaux qui les ethnicisent et racialisent interrogent ainsi directement les perspectives épistémologiques des recherches entreprises, puisqu’ils affectent l’accès au terrain et les positions que les chercheuses y adoptent, les rôles qu’elles (re)construisent durant l’enquête, la façon dont elles organisent leurs modes d’interactions, et leurs (in)capacités à jouer de ces catégorisations ethnoraciales, selon ce qu’elles signifient pour leurs interlocuteurs. Qu’apportent donc ces enjeux à la production de connaissances ?

25Ce que ces articles donnent à voir concerne tout d’abord la pluralité des définitions de ce que recouvre la migration.

26À l’instar de ce que C. Cosquer décrit des Français résidant à Abu Dhabi, les chercheurs qui partent du « Nord » pour une étude de terrain dans un pays du « Sud » ne se désignent pas et sont rarement désignés comme migrants, même dans le cadre de séjours très prolongés. Ils possèdent souvent le privilège du passeport occidental et/ou la possibilité d’une aide à l’obtention du visa dans le pays d’accueil.

27Se déplacer en tant que chercheur dans un tel contexte permet aussi l’ouverture de champs d’études peu explorés, tels que les enquêtes sur des migrants privilégiés, différents des participants habituels aux recherches en sciences sociales, qui apparaissent en position de domination structurelle dans un pays du « Sud » et qui ne se pensent pas comme des sujets observables, car ils n’en ont pas l’habitude (Cosquer). Étudier les processus de domination, que favorise cette migration vers le « Sud », et la construction d’entre-soi racialisés dans des catégories supérieures renverse la perspective scientifique courante, qui focalise davantage les sciences sociales sur des acteurs issus de strates sociales subalternes, de conditions modestes, stigmatisés et/ou marginalisés, parfois dans le projet politique de leur donner une « voix ». Ce « retournement des sciences sociales vers les dominants » (Cosquer) rejoint l’étude des mouvements transnationaux d’élites (auxquels participent les chercheurs) qui restent peu étudiés. Dans certaines régions du monde considérées au « Sud », cela permet en outre d’explorer les nuances structurelles de la domination, lorsque par exemple les nationaux du pays d’accueil bénéficient d’une supériorité sociale, juridique et politique plus importante face à des ressortissants du « Nord » (Cosquer).

28En sens inverse, dans la lignée de travaux en sciences sociales classiques qui s’intéressent à des acteurs économiquement, politiquement et racialement dominés, habitués à observer et à être observés, et dont la vulnérabilité sociale est souvent plus forte que celle des chercheurs, plus encore dans un contexte du « Sud », l’assignation de catégorisations ethnoraciales aux chercheurs révèle les expériences, subjectivités et conditions différentes de leur migration (Ahmed, Drif, Lasserre). Plusieurs représentations locales présupposent alors chez les chercheurs une méconnaissance de la vie dans un pays du « Sud » (Lasserre), que renforce la classification « touriste » parfois délivrée par les autorités locales pour entrer sur le territoire avec un passeport occidental (Drif). Cette catégorie administrative interroge en retour localement la présence d’un individu venu du « Nord » (Drif, Lasserre) et dessine des distorsions autour du statut binational. Lorsque celui-ci est associé à une identification ethnoraciale non blanche, la classification « touriste », couramment associée à des ressortissants étrangers occidentaux, pose question et fait écho à d’autres contraintes rencontrées dans l’accès aux milieux internationaux pour des chercheurs catégorisés comme non blancs (Drif). Des obstacles inverses se font jour quand la blanchité chromatique de la chercheuse et ses activités d’observation confirment chez les participants à sa recherche, en tant que groupe minoritaire subalterne, leurs représentations de la catégorie « touriste » (Lasserre). Dans tous ces cas de figures, le passeport et une nationalité occidentale ressortent du privilège, la migration prend donc le sens d’un passage très ponctuel et n’a pas le sens d’exil (Drif, El Chab).

29Sur le plan méthodologique, les différentes analyses des relations d’enquêtes présentées soulignent l’inconfort que suscite la blanchité assignée par les participants à la recherche (Cosquer, Silva da Costa) et le fait d’être ainsi renvoyé à un groupe majoritaire hégémonique global. Ces dynamiques peuvent transformer des terrains d’étude en contextes sensibles, en dépit de toute forme de proximité sociale, culturelle ou genrée avec les chercheuses (Ahmed, Lasserre). Avoir une activité dans les milieux sociaux enquêtés devient plus difficile, tout comme la création de sociabilités. Contourner l’association à ce majoritaire hégémonique par la mise en scène d’autres attributs sociaux, culturels et symboliques apparaît en particulier impossible face à des acteurs qui font face aux effets cumulés d’une domination structurelle dans leur environnement quotidien. Au mieux, les chercheuses se trouvent alors renvoyées à un autre majoritaire moins hégémonique (Lasserre). Seule la performativité d’une appartenance religieuse musulmane, dans les contextes sociaux où elle est présente, ou plutôt l’observance de codes de convenance qui lui sont associés, en particulier parce que ce sont des femmes (Fabos, 2012), semble pouvoir atténuer les effets d’une blanchité assignée (Ahmed, Drif, El Chab).

30Le rapport entre enquêteur et enquêtés, intrinsèquement asymétrique, lorsqu’il est confronté aux assignations ethnoraciales de la blanchité, renvoie plus encore à l’histoire coloniale de l’ethnographie (Lasserre) et à l’ethnocentrisme dans la réflexion sur l’éthique de la recherche et la déontologie de l’ethnographie, qui présupposent la vulnérabilité des enquêtés (Cosquer). Cette éthique repose sur le différentiel de pouvoir entre enquêteur et enquêtés et entrave d’une certaine manière l’étude de la domination, engageant des tensions spécifiques, en particulier au regard de la production des rapports sociaux de race (Cosquer, Lasserre). Aussi, la prise en compte des catégorisations ethnoraciales de la blanchité dans la relation d’enquête souligne la récurrence prononcée de questionnements sur les engagements moraux et émotionnels des chercheuses dans leurs rapports à la domination, qu’elles peuvent participer à reproduire. Ces questionnements suscitent des réflexions sur la construction de protocole de recherche alternatif, recourant à des types plus confrontatifs d’observation participante (Cosquer), l’appréhension conversationnelle des entretiens, ou encore sur les enjeux du don et contre-don dans l’expression de la réciprocité des échanges (Lasserre). Ces questionnements révèlent aussi combien les subjectivités des chercheuses s’avèrent en total décalage avec celles des participants à leur recherche, notamment dans le cas de rapports sociaux féminins (Ahmed, Lasserre). Ils interrogent les différences d’engagement moral et émotionnel entre des chercheuses assignées à une blanchité similaire, mais dont les postures d’outsider et d’insider modifient leur accès au terrain et placent les chercheuses insider dans des rapports sociaux qui débordent la relation d’enquête et dont il apparaît impératif de réguler les aspects conflictuels (Ahmed).

31Un autre cadre de réflexion épistémologique apparaît en filigrane des articles de ce dossier et concerne les pratiques sociolinguistiques. Si la maîtrise de la langue principale parlée sur le terrain d’étude constitue un préalable à l’enquête qualitative de longue durée en sciences sociales (Copans, 2011), il apparaît que ce n’est pas toujours le cas et que ne sont pas non plus toujours pensées, en amont du terrain, les échelles sociolinguistiques que celui-ci peut susciter. Ainsi, on peut parler français et anglais avec ses interlocuteurs occidentaux aux Émirats arabes unis sans maîtriser l’arabe (Cosquer), donc limiter ses interactions dans le pays d’accueil où s’insère l’étude. Ou on peut parler français au Maroc et apprendre l’arabe sans maîtriser le wolof, langue des principaux interlocuteurs de l’étude (Lasserre). Dans les deux cas, ces circonscriptions sociolinguistiques performent la blanchité assignée aux chercheuses dans la relation d’enquête, tout en confortant leur appartenance de classe. En effet, sont reproduites ici des hiérarchies sociolinguistiques postcoloniales globalisées, qui contribuent à structurer les privilèges dans les migrations internationales — ce qui est confirmé par le fait que les chercheuses catégorisées comme non blanches d’un point de vue chromatique adoptent spontanément comme compétences stratégiques la pratique des langues locales non hégémoniques (Ahmed, Drif, El Chab).

32Ces hiérarchies sociolinguistiques, et les privilèges qui leur sont associés, sont connus des acteurs sociaux rencontrés, quelle que soit leur catégorie sociale. Des réfugiés syriens peuvent ainsi conseiller de manière complice la chercheuse pour qu’elle s’exprime en français et performe une appartenance aux classes supérieures, afin de mieux intégrer les milieux internationaux de l’aide (Drif). Ou encore des chefs d’entreprise libanais en Afrique de l’Ouest peuvent exiger de la chercheuse qu’elle réalise l’entretien sollicité uniquement en anglais (El Chab). La blanchité que caractérisent certaines pratiques sociolinguistiques concerne tant les enquêtrices que leurs interlocuteurs. Les langues locales non européennes qui jalonnent les contextes décrits comportent d’ailleurs des mots et expressions pour exprimer et assigner des catégorisations sociales et ethnoraciales liées à la blanchité — en termes d’attitudes, pratiques, discours et statut, dans l’environnement quotidien et au-delà de la présence des chercheuses (Ahmed, Cosquer, Drif, Lasserre, Silva da Costa). Ces mots et expressions reflètent des mécanismes de distinction locaux, comme l’ont révélé d’autres travaux dans des pays du « Sud » (Diawara, 1994 ; Papinot, 1998 ; Fechter, 2005 ; Pierre, 2012 ; Hayes, 2014 ; Quashie, 2015 ; Horne, 2019). Ces langues non européennes possèdent donc la capacité de retourner, du moins de contraindre et résister aux privilèges associés à la blanchité. Par exemple, lorsque les participants à la recherche ont recours à une langue située au bas de la hiérarchie sociolinguistique postcoloniale que l’enquêtrice ne maitrise pas (Lasserre). La pratique hésitante de cette langue étrangère par la chercheuse (que reflète la différence entre comprendre ce qui est dit et avoir des difficultés à s’exprimer, problématique connue dans tout apprentissage linguistique) devient alors source de subversion pour ses interlocutrices dans un schéma d’asymétrie ethnographique classique (Lasserre). La chercheuse ne peut accéder au sens du non-dit ni sortir du cadre des interactions publiques pour intégrer des espaces privés, malgré l’effet de proximité genrée. Se dessine ainsi une « barrière communautaire » en opposition aux langues européennes, que l’on retrouve dans d’autres articles (Ahmed, Drif, El Chab), le français et l’anglais étant plus susceptibles d’être parlés par les élites intellectuelles qu’incarnent des chercheuses appartenant à une université du « Nord ». Cette « barrière communautaire » se décline aussi en cascade, puisque des langues peuvent être investies d’une position de prestige intermédiaire qui tend vers celui des langues européennes, comme l’arabe (cf. Timera, 2011), et valoriser l’insertion sociale des chercheuses ou mettre à distance des acteurs issus de catégories modestes et discriminées (El Chab, Lasserre). La reproduction implicite d’une hiérarchie sociolinguistique postcoloniale se réalise à plusieurs échelles dans la relation d’enquête, et au-delà dans la société locale. Par conséquent, plus que le reflet d’un simple outil de communication, la pratique d’une langue porte les traces, tout autant qu’elle produit des interactions, subjectivités et rapports de pouvoir situés, en interaction avec le social, l’historique et le politique (Canut et al., 2018). Si le langage fait société (ibid.), et qu’il se retrouve par là même au centre de l’expression des catégorisations ethnoraciales, alors il doit concentrer une attention particulière dans la relation d’enquête et son analyse.

33Le dernier aspect épistémologique que révèlent les articles présentés dans ce numéro s’attache à la façon dont sont co-construites d’autres identités, corrélativement aux assignations ethnoraciales dont les chercheuses ont fait l’objet, et qui apparaissent tout aussi fluctuantes et modifiables selon les contextes d’interaction.

34Ainsi, la classe et l’appartenance sociale des chercheuses, même lorsqu’elle est supposée supérieure ou égale à celles des participants à leur étude, en raison de leur provenance géographique et de leur statut d’élite intellectuelle qui circule à l’international, ne sont jamais le reflet exact de leur position de classe (dans leurs sociétés de départ et d’accueil). Par exemple, le fait qu’elles puissent avoir un ancrage rural ou provincial dans les pays dont elles sont issues, tant au « Nord » qu’au « Sud », apparaît impensé par leurs interlocuteurs : soit parce que cette condition sociale est masquée pour les besoins des interactions (El Chab), soit parce que les interlocuteurs ne présupposent pas cette condition sociale (Lasserre, Silva da Costa). Si les chercheuses performent ou sont associées à une identité ethnoraciale noire, on constate aussi leur dévalorisation dans leurs rapports aux enquêtés, la noirceur étant spontanément associée à une appartenance aux classes inférieures (Silva da Costa). Toutefois, si ce stigmate se convertit, par le biais de capitaux sociaux, symboliques et culturels (Bourdieu, 1979), en blanchité sociale, alors, auprès d’acteurs de catégories sociales modestes notamment, apparaît l’idée que ces chercheuses peuvent procurer des ressources (Silva da Costa). La blanchité devient bienfaitrice (Quashie, 2018), et positionne les personnes qui y sont assignées dans une appartenance à des classes supérieures, quand bien même celle-ci est inexistante.

35L’identité religieuse et ses assignations présentent aussi des ambivalences dans les perceptions que les enquêtés semblent avoir de leurs enquêtrices, peut-être parce que cette identité relève aussi du système sociopolitique globalisé qui structure les migrations internationales postcoloniales. La blanchité est associée au religieux chrétien (Cosquer) ou à l’athéisme, et peut empêcher d’intégrer un milieu social subalterne non chrétien (Lasserre). Tandis que l’appartenance à l’islam produit une inclusion ethnoraciale en miroir (Ahmed, El Chab, Drif). De sorte qu’y faire référence, via la pratique de l’arabe et la théologie par exemple qui sont au cœur de la représentation de l’islam hégémonique (Timera, 2011), peut brouiller les assignations identitaires et faire passer de la blanchité à l’arabité (Lasserre). Ces ambivalences sont favorisées par le fait qu’en islam, les bonnes pratiques et observances sont associées à une blanchité non chromatique dans la valorisation des identités musulmanes, qui construit en creux la séparation des groupes sociaux désignés et auto-désignés comme arabes et noirs (Timera, 2008 ; Fabos, 2012). En outre, il semble que les femmes portent davantage ces enjeux identitaires et ethnoraciaux (Fabos, 2012), ce qui peut procurer des marges de manœuvre spécifiques à ces actrices, y compris lorsque ce sont des enquêtrices (Ahmed, Drif, El Chab, Lasserre). Croisées à la production d’identités ethnoraciales, les assignations religieuses deviennent donc tout aussi ambivalentes que celles de classe.

36L’identité de genre, enfin, peut projeter de multiples facettes fluctuantes dans la relation d’enquête en fonction du contexte social, et modifier les autres identités assignées. Tout d’abord, l’âge structure le genre pour les femmes, étant corrélé à leur statut conjugal et maternel. Dans le cadre de recherches doctorales, jouer avec le statut d’étudiante permet d’éviter plusieurs dimensions attendues de la féminité et de taire des aspects de sa vie privée, notamment lorsque les styles de vie des enquêtrices ne correspondent pas aux canons sociaux de leurs interlocuteurs (Ahmed, El Chab). Ne pas jouer de cette corrélation entre âge, genre et études (même si ce dernier point se complique au niveau doctoral, car la prolongation des études peut être considéré comme une réalisation de soi transgressive), en dévoilant ses normes féminines expose à des interactions difficiles au cours de l’enquête (Ahmed, Lasserre). Dans cette logique de brouillage des assignations identitaires, les changements vestimentaires ont été l’un des socles pratiques de la majorité des relations d’enquêtes présentées dans ce dossier (Ahmed, Cosquer, El Chab, Lasserre). À plusieurs reprises, ces chercheuses semblent en effet se « changer en femmes », en s’accordant aux perceptions des participants à leur recherche et performent une esthétique sexuée. Celle-ci peut contribuer à modifier l’assignation ethnoraciale des chercheuses, en accentuant ou en atténuant par exemple la blanchité qui leur est associée (Ahmed, El Chab, Lasserre), et/ou en augmentant leur appartenance de classe supposée (Ahmed, Cosquer, El Chab, Lasserre). La conformité à certaines normes genrées peut en outre ouvrir un accès au terrain sous le prisme de la sororité (Cosquer, Drif, El Chab), tant dans l’homogénéisation de classe que dans la reconnaissance d’une appartenance subalterne. À l’inverse, en ne performant pas des identités féminines proches de celles de leurs interlocutrices notamment, les chercheuses s’exposent à un rejet du principe de sororité très marqué (Ahmed, Lasserre). Enfin, déjouer les assignations ethnoraciales de la blanchité par le genre s’avère un atout dans la majorité des relations d’enquête exposées (à l’exception de celles ayant lieu dans un entre-soi chromatiquement blanc), car féminité et blanchité croisent des logiques qui accentuent un phénomène de stigmatisation. La « blanchité sexuelle » (Fassin, 2010) peut en effet être davantage, pour les femmes, synonyme de manque de respectabilité. Cela se constate dans les relations d’enquête où les écarts de classe avec les chercheuses (Lasserre) et/ou les écarts d’âge (Ahmed) sont très prononcés. Au centre de ces enjeux apparaissent les relations que les chercheuses entretiennent avec les hommes, qui conditionnent les logiques des rapports sociaux de genre dans les interactions d’enquête. La méconnaissance de certains aspects des rapports de domination entre hommes et femmes, mais aussi entre femmes, dans le contexte social étudié, participe à obstruer et mettre en péril la durabilité de ces relations d’enquête (Drif, Lasserre). Si cette méconnaissance est avérée, elle semble plus encore associer la chercheuse à une blanchité qui suscite des confrontations et subversions frontales de la part de ses interlocutrices (Lasserre) : cette méconnaissance renvoie à l’ignorance « touristique » et aux privilèges de liberté qui la sous-tendent. De même, une chercheuse issue « du cru » qui s’éloigne des normes genrées locales et fréquente ou établit des relations conjugales avec des hommes occidentaux catégorisés comme blancs, passe du côté d’une blanchité tantôt valorisée (Ahmed, Silva da Costa), tantôt dénigrée (Ahmed). De par le rôle maternel qui lui est associé, l’idée que la femme transmettrait ou modifierait la « race » apparaît en filigrane d’échanges recueillis au cours de ces enquêtes. L’ensemble de ces ambivalences autour du genre, et des attitudes adoptées pour naviguer entre elles, reflètent le spectre des positions subalternes féminines, qui incluent aussi les chercheuses puisque dans la relation d’enquête, elles sont dépendantes des rapports de pouvoir genrés dans lesquels leurs interlocuteurs sont eux-mêmes socialement insérés. La performativité de l’identité féminine doit donc procéder à de multiples changements pour mener à bien leur recherche et se préserver.

La confusion des couleurs et des identités ou repenser les labilités ethnoraciales

37Les analyses présentées dans ce numéro thématique convergent toutes vers l’idée que la construction raciale est composite, ambivalente et fluctuante dans le temps et que la couleur ne suffit pas à la définir (Timera, 2008). Les frontières ethnicisées et raciales produisent des confusions sociales et identitaires, qui interviennent aussi dans la relation d’enquête (Quashie, 2017). L’une des raisons est que la couleur de peau des acteurs sociaux, et plus largement le corps, n’est qu’un médiateur de l’ethnicité/racialité assignée ou performée, un signe socialement interprété et interprétable (Timera, 2008). Si la couleur ne fait donc pas la race (ibid.), alors sa référence dans le champ social n’implique pas la racialisation : la couleur nomme, mais la race se construit à partir d’autres facteurs sociaux (ibid.), comme la classe et la reproduction sociale qu’elle permet, ou encore le genre et la religion (ibid. ; Fabos, 2012). En ce sens, couleur physique, couleur morale et couleur sociale ne coïncident pas toujours (Diawara, 1994 ; Timera, 2008 ; Fabos, 2012), comme le confirme la majorité des articles de ce dossier dans la description des rapports sociaux entretenus avec les groupes d’acteurs enquêtés. Ces rapports sociaux sont en outre élaborés à partir d’échelles historiques nationales et transnationales enchâssées, de sorte que les identités ethnicisées et racisées assignées aux chercheurs sont travaillées différemment dans leur société de naissance, celle où ils entament ou exercent leur carrière et celles où ils se rendent pour réaliser des enquêtes. Les articles présentés montrent que les chercheuses concernées jonglent aussi entre ces différents niveaux d’identification.

38À partir de l’analyse des études de terrain dans les pays du « Sud » choisis par les auteures pour leurs recherches, on constate que les catégorisations identitaires et raciales dont elles font l’objet vont au-delà du chromatique et de leurs traits phénotypiques, et peuvent se modifier en fonction des contextes d’interaction, c’est-à-dire que leur couleur est finalement sociale (Timera, 2008). Ce phénomène permet de revisiter les productions des catégorisations arabe, noire et blanche, à l’aune de relations d’enquêtes inscrites dans des contextes qui se font écho les uns aux autres. En effet, en plus d’attester d’une « globalisation de l’ethnicité » (Cunin, 2006), qui inclut la blanchité, ces dynamiques démontrent que les labilités ethnoraciales, même si elles sont situées, ne sont pas seulement circonscrites au contexte local.

39Être assignée et se présenter comme une femme arabe dans des milieux sociaux syriens et palestiniens au Liban (Drif) et dans des cercles libanais en Afrique de l’Ouest (El Chab) est un processus qui repose sur l’identification des prénoms et patronymes (donc l’ascendance familiale), la pratique de la langue arabe, un style vestimentaire esthétique et normatif du point de vue genré, l’observance de codes de bienséance voire l’adoption de pratiques religieuses musulmanes, une attention portée aux fréquentations masculines et leurs implications, des modalités résidentielles en famille, l’intégration d’associations féminines, une distanciation avec des milieux sociaux occidentaux, la valorisation du mariage. On relève aussi une position d’intermédiation de la catégorisation arabe entre blanchité et noirceur, qui penche en faveur de la première (cf. Fabos, 2012).

40Ces éléments entrent en résonnance avec des pratiques adoptées en contexte urbain marocain, où l’appropriation de codes liés à la connaissance de l’islam, l’apprentissage de la langue arabe, une régulation des interactions masculines et des modifications vestimentaires, ont permis à la chercheuse de « sortir » de sa blanchité et d’être davantage assignée comme arabe (Lasserre). Plusieurs de ces éléments répondent également, par reflet ou opposition, aux stéréotypes racialistes qui émanent de cercles sociaux occidentaux établis aux Émirats Arabes Unis, et qui rejettent par un mécanisme de distinction la masculinité locale dominante, l’obscurantisme de l’islam, le traditionalisme familial et le manque d’hygiène corporelle local (Cosquer). Enfin, la question de l’esthétisme féminin arabe et celle de la position d’intermédiation entre blanchité et noirceur font écho à des représentations sociales issues de milieux subsahariens au Maroc — dont les actrices ont investi le marché des cosmétiques et du blanchiment de la peau, tout en soulignant un racisme anti-noir à leur encontre (Lasserre) — comme au contexte mahorais où l’islam discrédite les pratiques dites « traditionnelles » portant les traces d’une africanité (Ahmed).

41Être assignée et se désigner comme une femme noire, dans les villages quilombola de l’Amazonie brésilienne (Silva da Costa) ou les milieux mahorais de la Réunion et à Mayotte (Ahmed), semble s’appuyer sur des facteurs sociaux similaires aux assignations de l’arabité : ascendance familiale, style vestimentaire sexué, attention portée aux rapports sociaux de genre, pratique des langues locales, éloignement des cercles occidentaux, modalités résidentielles en contexte familial, valorisation du mariage. Cependant, la catégorisation ethnoraciale noire apparaît reposer aussi sur l’idée d’une absence d’esthétique, l’appartenance à des classes sociales inférieures, l’expérience de la minorisation et de la discrimination basées sur le préjugé de couleur, le sceau du stigmate de l’esclavage, l’imaginaire de la sauvagerie, la responsabilité féminine de l’impropre de la noirceur et la quasi impossibilité d’acquérir du prestige social.

42Ces éléments dépréciatifs trouvent écho dans des stéréotypes racialistes provenant de milieux marocains qui associent identité noire et incapacité d’observance religieuse, marges sociales et incivilité (Lasserre). Le renforcement de cette stigmatisation s’illustre aussi dans le déclassement possible d’une identité arabe en identité noire (El Chab) dans des milieux libanais d’Afrique de l’Ouest, marqués par un entre-soi racialisé selon des normes de classe, d’esthétisme et d’alliances matrimoniales qui entretiennent une distinction ethnoraciale pensée comme supérieure vis-à-vis des individus subsahariens. Dans ces milieux libanais, le grain de peau plus foncé semble relatif à une ascendance familiale supposée marquée du sceau de l’esclavage (via les références à l’Égypte, la Colombie, les Caraïbes) et renvoie, par l’association au genre féminin, à des représentations de la prostitution et de la domesticité qui ont cours au Liban concernant les résidents subsahariens (Dahdah, 2020). Cette hiérarchie postcoloniale chromatique subsiste face au fantasme d’origine qui ramène l’identité noire au continent africain et à son histoire esclavagiste arabe et européenne (Timera, 2008, 2011 ; Fabos, 2012), faisant de la catégorie ethnoraciale noire une expression de la servitude (ibid.).

43Aussi, il n’est pas surprenant de trouver, à côté de ces modes de dévalorisation identitaire en partie réappropriés, des logiques locales visant la préservation et la protection de savoirs endogènes (Ahmed) ou encore l’engagement dans des processus de revalorisation sociale, culturelle et/ou politique du stigmate noir (Silva da Costa), comme on le constate aussi sur le plan religieux (Timera, 2011). Ici, ces logiques passent par la médiation d’élites sociales et intellectuelles noires, que les deux chercheuses concernées incarnent en partie. Toutefois, cette médiation suscite de la méfiance dans les deux contextes sociaux étudiés, comme dans d’autres environnements noirs, y compris au « Nord », où se manifeste une prudence vis-à-vis des revendications des élites au profit d’autres formes de valorisation de soi (Timera, 2006). Si le retournement politique du stigmate noir par les élites intellectuelles est une logique avérée en de nombreux contextes de domination sociale, économique et raciale (ibid. ; Cunin, 2006 ; Gueye, 2006), il ne correspond pas toujours aux représentations identitaires forgées dans des classes sociales modestes, qui souhaitent par exemple éviter le renforcement de leur racialisation, car il les rendrait, à leurs yeux, perdants dans l’acquisition de ressources (Timera, 2006). L’article de M. Silva da Costa le montre très bien à partir des enjeux des politiques multiculturelles dans l’Amazonie brésilienne, et à travers les assignations ethnoraciales hésitantes qui lui sont adressées et qui la confondent parfois avec une militante du Mouvement noir. Le retournement du stigmate noir par les élites intellectuelles peut en outre être producteur d’une blanchité sociale, par l’écart de classe qui s’instaure avec des catégories sociales issues du monde rural et des catégories urbaines de condition modeste, comme le souligne aussi l’article de Z. Ahmed. Malgré un stigmate plus fort que la catégorisation arabe, apparaître comme noir est donc également corrélé à un ensemble de facteurs sociaux qui n’en font pas toujours une évidence (Diawara, 2016).

44La catégorisation ethnoraciale de la blanchité, dans sa dimension chromatique et/ou sociale, n’est pas revendiquée par les acteurs auxquels elle est assignée (Essed & Trienekens, 2008) : elle heurte les logiques antiracistes. Toutefois, des cercles français à Abu Dhabi (Cosquer) aux milieux commerçants sénégalais à Casablanca (Lasserre), les assignations ethnoraciales de la blanchité sous-tendent un prisme positif relatif à la possession de privilèges, réels ou supposés, parmi les plus inaccessibles, car ils appartiennent aux classes supérieures hégémoniques. Ces privilèges sont associés à un parcours scolaire et universitaire avancé dans des établissements liés au « Nord », à la détention d’une nationalité et d’un passeport occidentaux impliquant une circulation aisée entre « Nord » et « Sud », ainsi qu’au loisir. Cette catégorisation ethnoraciale, particulièrement depuis le « Sud », évoque aussi une esthétique valorisée, tout en caractérisant un style vestimentaire qui n’est pas nécessairement sexué mais plus libre. Elle renvoie donc à l’idée d’autonomie, caractérisée par un lieu de résidence individuel, la fréquentation de milieux occidentaux, une autodétermination féminine et une méconnaissance du rôle de cadet.

45Comme toutes les auteures de ce dossier thématique circulent entre « Nord » et « Sud », sont passées par une université française, maîtrisent plusieurs langues européennes, sont parfois binationales, et que certaines ont des conjoints occidentaux blancs de peau, il n’est pas étonnant de déceler, selon les contextes d’interaction, l’assignation d’une blanchité valorisante aux chercheuses lors de leurs enquêtes, y compris à celles qui ne sont pas considérées comme blanches d’un point de vue phénotypique. L’attribution du statut de bienfaitrice ou d’intermédiaire dans l’obtention de ressources (Drif, Silva da Costa), l’appréciation de compétences photographiques (Silva da Costa), la valorisation du statut d’élite intellectuelle (Ahmed, El Chab), l’incarnation d’une « émancipation » féminine (Ahmed) illustrent ce glissement dans l’assignation identitaire.

46Toutefois, parce qu’elle se situe à l’articulation entre ethnicité et racialité, la blanchité structure des rapports sociaux qui appuient à la fois la valorisation et la différenciation des individus ainsi assignés (Quashie, 2018), en jouant sur un ensemble ambivalent de caractéristiques positives et négatives, héritage postcolonial réapproprié et réactivé pour mobiliser des frontières sociales. Celles-ci jouent sur des ambigüités sources de stigmates (Goffman, 1975) et confèrent une position d’extériorité — plus encore à l’égard d’acteurs qui a priori n’incarnent pas ou ne devraient pas incarner la blanchité qui leur est assignée (cf. Fanon, 1952 ; Diawara, 1994, 2016 ; Quashie, 2015). Par exemple, lorsque la catégorisation de la blanchité est produite dans un milieu social qui réunit des acteurs de classes modestes considérés et auto-désignés comme noirs, apparaissent frontalement des attributs peu laudatifs associés aux chercheuses (Ahmed, Lasserre) qui servent des modes de subversion. La blanchité est alors stéréotypée et associée à une supériorité arrogante, une méconnaissance des pays du « Sud » et de leurs réalités sociales, une ignorance des langues non européennes et une naïveté permettant de tenter d’instrumentaliser la personne concernée (Lasserre). D’autres attributs négatifs de la blanchité, parfois construits dans une opposition symétrique aux stéréotypes racialistes occidentaux, concernent la liberté sexuelle, l’expression de la vulnérabilité émotionnelle dans l’interaction sociale, l’indiscrétion, une tendance au laxisme et à la paresse, l’incapacité à la décence et à la propreté, le refus de la posture de cadet (Ahmed, Lasserre).

47Aussi, pour des chercheuses racialisées comme non blanches dans la société française, mais pouvant être catégorisées à l’inverse dans le pays du « Sud » où elles enquêtent, la blanchité symbolique qui leur est assignée (traduite parfois par une « francisation ») investit et construit la pluralité de leurs identités arabe et noire. Cela se reflète particulièrement dans les perspectives méthodologiques et épistémologiques qui soulignent chaque fois le statut paradoxal d’outsider insider ou de « semi étrangère » des chercheuses lorsqu’elles pensaient réaliser une étude proche d’une « l’anthropologie chez soi » (Ahmed, El Chab, Silva da Costa). Elles négocient constamment leur identité ethnoraciale, et parfois surinvestissent des marqueurs socioculturels locaux.

48Leurs relations d’enquête révèlent ainsi qu’une identité initialement assignée et revendiquée comme arabe peut devenir blanche, si les chercheuses arborent un style vestimentaire peu féminisé, ont des pratiques religieuses éloignées de certaines normes musulmanes, connaissent intimement la chrétienté, ont des pratiques de loisir transgressives (consommation d’alcool, participation à des soirées avec des hommes), ou encore adoptent un style de vie non familial en France. Cette blanchité sociale, en partie performée par les chercheuses, peut faciliter le terrain d’étude et favoriser des ouvertures, plus encore si l’enquête s’inscrit dans des relations qui incluent des aspects familiaux (Drif, El Chab) — tout en devant être régulée.

49De la même façon, une assignation noire peut devenir blanche à travers des pratiques sociales similaires et engendrer des ouvertures et marges de manœuvre dans l’enquête. La question généalogique liée à une relation conjugale avec un homme occidental blanc et une descendance métisse, l’absence d’une ascendance marquée par l’esclavage, un ancrage social urbain, une ascension sociale par rapport à l’appartenance de classe familiale, et la fréquentation d’élites intellectuelles occidentales renforcent l’assignation de cette blanchité sociale (Ahmed, Silva da Costa) — dans un contexte français d’outre-mer marqué par un racisme anti-noir et un contexte brésilien où subsistent les traces des politiques raciales du métissage visant à effacer la catégorie noire. On note parallèlement que performer une blanchité sans le vouloir peut s’avérer problématique et favoriser des obstacles à l’étude de terrain. Aussi, l’assignation de la blanchité face à une identité présentée et appropriée comme noire peut susciter davantage de déstabilisation émotionnelle, notamment ajoutée à des assignations genrées, dans le cadre d’une « anthropologie chez soi » (Ahmed).

50Ces labilités identitaires démontrent que ce n’est pas l’appartenance des chercheurs aux milieux enquêtés, mais leurs compétences et capacités à jongler avec les assignations dont ils font l’objet, qui rendent leur étude possible.

51L’analyse de la relation d’enquête, au prisme des catégorisations ethnoraciales assignées aux chercheurs et des significations sociales de leurs couleurs, révèle l’intérêt de contextualiser la réflexivité scientifique dans une postcolonialité dont certaines logiques se sont globalisées, notamment pour des études de terrain menées au « Sud » depuis des institutions universitaires du « Nord ». Sans nécessairement considérer une continuité symétrique avec les logiques de classification des anciens empires coloniaux, force est de constater que certaines configurations identitaires sont réinvesties, associées à des rapports de force économiques et politiques mondialisés, sources d’inégalités nationales et transnationales, et gouvernent la circulation et la (re)production sociale de catégorisations ethnoraciales tant au « Nord » (Timéra, 2006 ; Boukir, 2016) qu’au « Sud » (Pierre, 2012 ; Le Renard, 2016 ; Quashie, 2015, 2018). Prendre en compte ces dynamiques permet de considérer la labilité de ces catégorisations et d’enrichir les analyses de la relation d’enquête en sciences sociales.

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Notes

1 Je tiens à remercier les auteures de ce numéro thématique pour avoir travaillé à faire émerger ces perspectives scientifiques difficiles à mettre au jour, notamment en début de carrière, et qui demandent une grande rigueur vis-à-vis de soi.

Je suis également très reconnaissante envers leurs relecteurs et relectrices pour leur bienveillance, leurs critiques constructives et leur accompagnement à l’écriture : Myriam Hachimi Alaoui, Véronique Boyer, Christine Chivallon, Alice Desclaux, Anne Doquet, Giulia Fabbiano, Abdoulaye Gueye, Marie-José Jolivet, Marie Morelle, Fatoumata Ouattara, Nicolas Puig, Christian Rinaudo, Mahamet Timera, Juliette Sakoyan.

Enfin, je remercie particulièrement Élisabeth Cunin pour avoir accompagné la naissance de ce projet lors de sa direction de l’Urmis et pour ses recommandations dans la coordination ; Hervé Andrès pour son patient travail d’édition dans la publication de ce dossier ; Laura Schuft pour certaines traductions ; ainsi que Mahamet Timera pour ses conseils et des échanges scientifiques toujours riches et denses en réflexions.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hélène Quashie, « Quand enquêter rime avec racialité. Revisiter les migrations du «  Nord  » vers le «  Sud  » et la production sociale des catégorisations arabe, noire et blanche à travers la réflexivité »Cahiers de l’Urmis [En ligne], 19 | 2020, mis en ligne le 20 novembre 2020, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/urmis/2172 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/urmis.2172

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Auteur

Hélène Quashie

Docteure en anthropologie, Institut des Mondes Africains, Université Paris Sciences et Lettres, EHESS.
Chercheuse associée en accueil au Laboratoire de Recherche sur les Transformations économiques et sociales, IFAN Ch. A. Diop, Dakar.
Fellow de l’Institut Convergences Migrations, Paris.

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Droits d’auteur

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