1Les nouvelles formes migratoires, appréhendées en termes de mobilité, ont suscité un foisonnement de notions censées rendre compte de leur spécificité. Je me propose dans cet article de porter attention à la diversité des mots qui parlent de la mobilité dans différents registres discursifs et à la façon dont ils voyagent eux-mêmes d’un répertoire à un autre. Je tenterai de montrer comment dans le cours changeant de leurs usages, des mots comme circulation, transit, migrant, ainsi que d’autres qui leur sont voisins, se trouvent pourvus de significations variables, se chargent de jugements moraux explicites ou implicites, appellent des inférences, produisent des catégorisations, définissent des identités.
- 1 En 1977, après la fermeture des frontières ayant suivi le choc pétrolier, le gouvernement instaure (...)
2Les emplois catégoriels que les mots trouvent dans des usages en contexte nous informent autant sur le phénomène qu’ils servent à configurer que sur le contexte dans lequel il apparaît. On peut voir par exemple que le mot retour fait périodiquement surface dans le registre des politiques publiques, indiquant généralement qu’une vague migratoire est ou est devenue indésirable : comme dans prime au retour dans les années 1970 du siècle dernier1, et plus récemment dans retour volontaire employé par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) à propos des immigrés irréguliers, ou par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) pour inciter les présumés clandestins présents dans les pays dits de transit à renoncer à leur projet.
3Du fait de l’abondement des financements de recherche accompagnant les politiques de retour, le mot fait simultanément son apparition dans le domaine académique à certaines périodes. Mais, à l’exception d’Abdelmalek Sayad qui en faisait une catégorie de l’imaginaire perpétuant l’illusion du provisoire (Sayad, 1991), la notion de retour ne semble pas avoir fait l’objet d’une élaboration scientifique très poussée. Dans la plupart des cas, les auteurs qui l’utilisent l’emploient comme un mot courant, et ceux qui s’interrogent sur sa pertinence comme catégorie d’analyse soulignent la difficulté à le définir indépendamment de la signification qu’il revêt dans la gestion politique des flux migratoires (Cassarino, 2008).
4On peut donc en conclure que dans le lexique migratoire le mot retour est essentiellement une catégorie politique.
5Il en va tout autrement avec le mot circulation qui, lui, s’est constitué en catégorie analytique dans les sciences sociales de façon relativement autonome. Les conditions de son apparition et de son succès dans le domaine des migrations sont (pour reprendre une opposition utilisée par Victor Borgogno) d’ordre paradigmatique et non pas programmatique (Borgogno, 1989)..
6Contrairement à retour qui a une carrière conjoncturelle, circulation est marqué par une dimension « épochale ». Il est le mot-clef d’une nouvelle façon de penser les migrations (Hily, 2009) qui s’impose à l’époque charnière de la fin XXe et début XXIe siècles à la fois du fait de changements dans le phénomène étudié (la migration) et d’un mouvement dans l’histoire des idées.
- 2 Si du point de vue des politiques publiques, il est abusif de considérer la décision de fermer les (...)
- 3 Le terme de migration circulaire fournit un bon exemple de la dépendance contextuelle du lexique de (...)
7Concernant le phénomène, les changements sont liés à la mise en œuvre de mesures restrictives de l’immigration, culminant dans la fermeture des frontières par la France en 19742. Les chemins de la migration conduisant l’émigré-immigré d’un espace à un autre suivant des itinéraires bien balisés font place à des parcours plus erratiques où la progression se fait par étapes, retours en arrières, rebonds (Arab, 2008). L’apparition du mot transit, pour désigner les espaces intermédiaires (ville de transit, pays de transit) et les individus qui les traversent (migrants en transit) rend compte de cette nouvelle configuration des mouvements migratoires. Avec le durcissement des mesures restrictives dans le cadre de la politique européenne de maîtrise des flux migratoires et la priorité à la lutte contre l’immigration clandestine, actée par le sommet de Séville en 2002, on voit éclore un lexique (approche globale, renforcement des capacités, retour volontaire, pays de transit) qui signale la montée en puissance d’une approche managériale des migrations, mise en œuvre par les institutions européennes et les organismes internationaux comme l’OIM. Parmi ce corpus on ne trouvera pas le mot circulation qui n’est utilisé qu’en référence à la suppression des frontières dans l’espace européen (l’espace de libre circulation), mais l’idée de circuler est présente dans l’expression migrations circulaires (prônée par l’OMC) qui est en fait davantage une injonction à la non-installation qu’une autorisation à circuler3.
8Dans l’espace intellectuel français (et plus spécifiquement dans la sociologie), le changement d’époque se manifeste entre autres par la contestation d’un paradigme qui avait occupé une place très importante depuis des décennies : le constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu. Ce retournement est particulièrement visible dans la sociologie des migrations, longtemps dominée par la pensée très influente d’Abdelmalek Sayad pour qui la condition de l’émigré-immigré est le reflet des rapports de domination entre sociétés d’émigration et d’immigration (Sayad, 1991). Le concept de circulation apparaît comme un retour de balancier : il s’inscrit dans un paradigme mobilitaire qui consiste contre le déterminisme à affirmer l’initiative des acteurs, ou contre la centralité accordée au rôle de l’État et des institutions à montrer le caractère structurant des réseaux informels. Outre la plus-value scientifique qu’on en attend, le paradigme de la mobilité est investi d’une charge normative. Il a valeur argumentative pour contrer les discours sur les difficultés d’insertion des immigrés, les pressions à l’assimilation et les fantasmes d’invasion. Comme l’explicite Michel Peraldi « … il importe de comprendre que cette conception restrictive qui assimile toute forme de mobilité, dès lors qu’elle est mouvement des pays pauvres vers les pays riches, comme transfert durable de population, est aujourd’hui dépassée » (Peraldi, 2002, p. 20). Ou dans les termes d’Alain Tarrius : « il ne s’agit plus désormais de soumettre les étrangers au modèle des autochtones, mais d’accueillir la présence locale de circulations mondiales » (Tarrius, 2002, p. 157).
- 4 Bien au contraire, les auteurs qui promeuvent les études « transnationales » vont jusqu’à voir dans (...)
9Son succès vient aussi de la jonction avec la notion de « transnational » (Glick-Schiller et alii, 1995 ; Guarnizo, 2001), alors même que l’on peut douter qu’il y ait en réalité entre les deux une grande proximité, tant sont diverses leurs références : l’idée de mobilité, telle qu’elle a été développée dans l’espace français notamment par Alain Tarrius, trouve son inspiration dans la sociologie de Simmel et dans la tradition de l’École de Chicago qui n’ont guère d’influence dans les débats américains sur le phénomène transnational4 ; plus que sur une affinité théorique, la jonction s’établit sur la mise en cause, partagées par les deux courants, de l’État-nation comme forme politique et comme cadre d’analyse.
- 5 L’expression « routes migratoires » est à la fois géographique et politique. Elle est utilisée dans (...)
10La notion de circulation appartient donc de plein droit au lexique des sciences sociales, mais elle n’en comporte pas moins une certaine ambiguïté puisque le mot peut être utilisé comme un concept signalant l’engagement de l’auteur dans un courant d’analyse des phénomènes migratoires (le paradigme mobilitaire), ou comme un fait empiriquement observable dont on peut mesurer l’importance, décrire les rythmes et établir la cartographie (cf. les infographies sur les « routes migratoires »5).
11Les deux aspects sont liés, mais ne sont pas tout à fait au même niveau. On peut certes observer que dans la réalité les parcours migratoires sont devenus plus sinueux spatialement et fractionnés dans le temps, bref que les migrants circulent davantage. Cela permet-il pour autant de dire que ces mouvements sont en eux-mêmes indicateurs de formes sociales nouvelles, réticulaires, transnationales, cosmopolites, etc. ? En confrontant comme deux modèles la circulation de l’acteur migrant, à l’intégration de l’immigré voué à la sédentarité, n’en vient-on pas à minimiser le fait que la circulation peut en elle-même être une contrainte ?
12Le paradigme de la mobilité s’est construit autour de l’observation de mouvements pendulaires inédits souvent liés à des pratiques commerciales : les colporteurs et « fourmis » marocains investis dans l’économie informelle (Tarrius, 2002), les commerçantes « à la valise » tunisiennes (Schmoll, 2005), les voyages touristico-commerciaux des femmes algériennes (Peraldi, 2001), ou encore les migrations mobilités temporaires d’hommes et femmes de la classe moyenne des ressortissants des ex-pays de l’Est (Morokvacic, 1996 ; Potot, 2002) après la chute du Mur.
13Ces figures exemplaires du « transmigrant » ou du « circulant » ne doivent pas faire oublier que si les migrants d’aujourd’hui circulent, c’est pour la plupart d’entre eux qu’on les oblige à circuler, soit sous la forme de contrats temporaires qui organisent le va-et-vient entre un pays du Sud et un pays du Nord (Hellio, 2008), soit sous l’effet du dispositif de confinement comme celui mis en place en Europe par l’agence Frontex qui les contraint à des itinéraires erratiques à l’intérieur du continent africain (Streiff-Fénart et Segatti, 2012). Le phénomène de la circulation peut alors être vu comme l’effet de l’emprise d’un pouvoir centralisé, national ou supranational, sur les trajectoires et les carrières, plus que comme l’expression d’un ethos de la mobilité.
- 6 Rappelons qu’en anthropologie, on appelle emique une interprétation fondée sur le point de vue des (...)
- 7 Voir : Poutignat et Streiff-Fénart, 2006 ; Timéra, 2009 ; Pian, 2009.
14Il n’en reste pas moins vrai que les migrants du XXIe siècle, du moins ceux d’Afrique subsaharienne dont les chercheur·e·s de l’Urmis ont étudié les parcours7, ont de la migration une représentation et une pratique bien différentes de ceux de l’époque antérieure. Si l’émigré-immigré décrit par Abdelmalek Sayad était tiraillé entre ici et là-bas, le candidat à l’émigration bloqué aux frontières de l’Europe est lui enlisé dans un entre-deux qui peut parfois s’étirer sur plusieurs années. Toujours en recherche de l’occasion favorable, les migrants sont amenés à se déplacer dans une multiplicité de lieux, l’espace comme ils disent des pays où l‘on tourne : ceux où ils ne font que passer, ceux où ils s’attardent, ceux où ils s’ancrent pour redéployer leurs itinéraires, ceux où, éventuellement, ils s’installent. C’est donc dans les temporalités propres au parcours migratoire lui-même, au fur et à mesure de ses étapes, de ses épreuves et de ses opportunités, que se construit une expérience sociale spécifique : celle qui se trouve condensée dans la notion d’« aventure » et de ses dérivés (le substantif « aventurier », le verbe « s’aventurer »), largement utilisés par les migrants pour se présenter dans les récits personnels qu’ils font de leur parcours.
15Contrairement à circulation et retour qui appartiennent aux lexiques savant, expert ou politique, aventure et ses dérivés est un mot tiré du discours des acteurs. Il fait partie du stock d’expressions (s’aventurer, chercher la route, brûler) que les migrants utilisent pour parler de leur mobilité, des contraintes qui l’entravent et des défis qu’elle représente à leurs yeux.
16On peut toutefois se demander dans quelle mesure l’héroïsation de la mobilité que recouvrent toutes ces expressions n’est pas une contrepartie de la domination consistant à faire contre mauvaise fortune bon cœur ou de nécessité vertu. Pour ces migrants, le parcours idéal, mais inaccessible, est celui qui conduirait à destination de la façon la plus directe et la plus sûre possible. Le sentiment d’être bloqué qui s’exprime dans tous les récits montre qu’ils se représentent l’espace dans lequel ils circulent pour ce qu’il est en réalité : un espace d’immobilisation contrainte (Brachet, 2012).
17Un autre mot pour dire la mobilité est voyage, lui aussi polysémique. Il existe une anthropologie du voyage (Adelkhah et Bayart, 2006) qui considère la mobilité des migrants comme un espace social sui generis, avec ses réseaux de relation, ses acteurs, ses pratiques sociales spécifiques. On va même jusqu’à parler, à propos de cet espace, de « communautés », dont les membres sont liés par le partage de savoir-faire propres au voyage (Escoffier, 2006). Mais dans l’usage courant du mot dans les sociétés d’Afrique de l’Ouest, voyage a un sens tout autre et ne concerne pas précisément le phénomène migratoire : on l’emploie pour parler de quelqu’un qui se déplace pour régler des affaires, professionnelles, familiales : de tel collègue absent de l’université dont vous demandez des nouvelles, on vous dira simplement qu’il voyage. Dans ce sens-là, et contrairement au terme d’aventure qui peut parfois être utilisé dans un sens stigmatisant, il n’a aucune connotation négative, et même il a une aura de respectabilité.
18Lorsque ces mots de la mobilité sont utilisés pour désigner des personnes (migrants, voyageurs, aventuriers) ils peuvent servir des stratégies de qualification ou disqualification sociale.
- 8 Le Centre d’information et de gestion des migrations (CIGEM), créé en 2008 avec un financement euro (...)
- 9 Le « retour volontaire » a été érigé en modèle par les organismes internationaux en dépit du nombre (...)
19Par exemple, à Bamako, où la création du CIGEM8 a impulsé tout un marché de la migration irrégulière (financement d’actions pour la réinsertion et la formation des refoulés, campagnes de dissuasion), on peut voir comment différentes associations de migrants ont joué de ces étiquettes dans leurs tentatives de gagner une part du marché. L’une d’entre elles regroupant des Maliens refoulés depuis la Libye (l’Association retour travail dignité) se présentait comme un regroupement d’aventuriers repentis, pensant ainsi se positionner comme les mieux placés pour participer aux campagnes de dissuasion et à la politique du retour volontaire9. Par contre les leaders d’une association de refoulés camerounais (l’Association des refoulés d’Afrique centrale au Mali, Aracem) ont choisi de s’auto-présenter comme des dignes voyageurs. Dans le choix de cette étiquette se manifestait à la fois une dimension d’engagement militant (le droit de circuler), et une volonté d’imposer une image des migrants plus honorable et moins potentiellement disqualifiante que celle attachée aux aventuriers. Se trouvaient ainsi doublement affirmées la légitimité de leur quête et leur respectabilité.
20Ce jeu d’étiquette est typique des situations que nous avons appelées, après d’autres, l‘après-transit (Choplin, 2010 ; Streiff-Fénart et Poutignat, 2014). Le choix de ce terme ne va pas de soi, puisque comme on l’a signalé, le mot transit (dans l’expression pays de transit) fait partie intégrante du lexique du Migration Management. Tout autant que retour, transit est une catégorie politique, charriant des visions de la migration et des migrants élaborées en fonction d’enjeux migratoires propres à l’Europe. Sous couvert d’une catégorie descriptive, son usage dans le lexique des organismes internationaux l’inscrit dans une matrice d’institutions, de technologies, de systèmes de classification, de discours, soutenant l’externalisation des contrôles migratoires et légitimant ce qui est en fait un régime de privation de liberté. Le terme d’après-transit peut néanmoins s’avérer adéquat pour rendre compte d’un moment et d’un lieu où le projet est à l’épreuve des contraintes migratoires.
21En effet, nous avons pu observer, notamment à Nouadhibou dans les années 2000 et jusqu’à la fermeture de cette route migratoire vers les Canaries, que plusieurs candidats à la migration renonçaient à passer en Europe sans pour autant envisager de revenir à leur point de départ. Certains s’attardaient sur place en occupant des emplois plus ou moins rémunérateurs (chauffeurs, professeurs de français), d’autres faisaient des affaires dans le commerce du poisson, ou développaient de petites entreprises : restaurants, cybercafés, barbershops. Et nous retrouvions certains d’entre eux d’année en année à chacun de nos passages, toujours là, mais ne se considérant en aucune manière comme des immigrés (Streiff-Fénart et Poutignat, 2008). On pourrait penser que cette installation dans l’après-transit constitue un renoncement à un projet migratoire mis à mal par les obstacles rencontrés dans le parcours. Mais le propre des projets migratoires dans le cadre de la fermeture des frontières est précisément d’intégrer la prise de risque et l’incertitude. Qu’est ce que s’aventurer, si ce n’est partir en s’orientant dans un univers de contraintes, semé d’obstacles ? Dans toutes les situations d’après-transit que nous avons observées, l’installation à un moment et dans un lieu n’est jamais un renoncement. La stabilisation provisoire, même dans des conditions difficiles, est ce qui permet de ne pas « tout recommencer à zéro ». Elle est vue comme une opportunité, quelque peu paradoxale, de rester pour poursuivre la quête, ce que ces migrants appellent trouver sa chance. Ces mots rendent bien compte de l’ajustement de l’ethos migratoire aux logiques institutionnelles qui imposent d’en haut le sens de la migration. Le mot chance, qui revient constamment dans leurs discours, exprime le caractère imprévisible de mobilités gouvernées par le hasard, mais aussi l’audace dont le migrant doit faire preuve pour saisir sa chance lorsque l’opportunité se présente.
22Plus que circulation migratoire, le terme qui permet de rendre compte de ces mobilités, est celui de mobilités d’opportunité. Mobilités d’opportunité d’abord par opposition aux migrations « ordonnées » ou « planifiées » de l’époque antérieure. Les lieux de destination et les itinéraires se recomposent constamment pour s’ajuster aux fermetures des « routes migratoires » devenues impraticables et à l’ouverture de nouvelles, si bien que le sens du projet lui-même se construit au fil des épreuves. Parfois les départs se font non pas forcément lorsqu’on est prêt mais lorsqu’une opportunité de passage s’ouvre, comme cela a été le cas en Tunisie en 2011.
- 10 L’insistance avec laquelle le terme eldorado est utilisé dans les discours médiatiques à propos des (...)
- 11 Qu’on peut définir, suivant Portes, comme un entrepreneur dont le succès dépend des contacts réguli (...)
23Mobilités d’opportunité aussi par les imprévus offerts par les rencontres, les aléas et les découvertes au cours du périple, tout ce qu’il faut précisément savoir saisir pour poursuivre ou reconstruire le projet. Trouver sa chance ou, autre variante, trouver sa vie, ce n’est pas chercher l’Eldorado contrairement au cliché répandu10, c’est d’abord trouver, où que ce soit, des conditions favorables à une accumulation primitive suffisante pour envisager un « après... » : rentrer au pays la tête haute, rebondir vers une autre destination, ou continuer à circuler en sortant de la précarité de l’aventurier. Nous avons pu observer deux exemples typiques de cette dernière voie de sortie de l’aventure. Au Mali, les migrants camerounais fondateurs de l’Aracem étaient parvenus à se tailler une place dans les réseaux associatifs transnationaux. Ils étaient à ce titre invités aux réunions militantes et aux forums mondiaux partout dans le monde : à Paris, Bruxelles, Berlin... En Mauritanie, plusieurs des aventuriers rencontrés en 2003 à Nouadhibou avaient réussi des carrières de commerçant transnational11 en se branchant sur des circuits de commerce de poisson à longue distance préexistants ou en créant de nouvelles filières. Dans les deux cas, le succès est venu de la capacité à mettre à profit une opportunité d’ancrage local (l’insertion dans un site de transformation artisanale du poisson à Nouadhibou ou dans le tissu associatif à Bamako) pour déployer des initiatives donnant accès à un secteur d’activité (le commerce, l’activisme altermondialiste) transnational.
- 12 On en trouvait un exemple parmi d’autres sur le site du ministère de l’Intérieur :
- 13 Déclaration sur l’accueil des réfugiés en France et en Europe devant l’Assemblée nationale, 16 sept (...)
24Les mouvements induits par la situation de guerre en Syrie ont récemment bouleversé les représentations des migrants et fait surgir de nouvelles catégories pour penser la mobilité. Le mot fuir accolé à l’étiquette réfugié12 a dans un premier temps connoté une mobilité vertueuse parce que contrainte par les situations de guerre et encadrée par les accords internationaux par opposition aux mobilités condamnables des migrants venus d’Afrique subsaharienne, marquées du sceau de l’irrégularité. Avec la doctrine du « cœur ferme » prônée par le premier ministre français13, la dualité sauvetage/refoulement, qui constitue le socle des actions envers la migration irrégulière, s’est redistribuée sur les deux figures du migrant réfugié et du migrant économique. La mise en balance du droit à la circulation des uns avec le retour forcé des autres a été fortement affirmée par les ministres de l’Intérieur français et allemand : « Tout cela (les mesures d’aide aux réfugiés) ne tient et n'est soutenable que dès lors que nous procédons à la reconduite à la frontière de ceux qui sont en situation d'immigration économique irrégulière » (déclaration de Bernard Cazeneuve à l’Assemblée nationale 17 juin 2015) ; « Nous pouvons accepter et soutenir les gens qui ont besoin d’une protection, seulement si ceux qui n’en ont pas besoin ne viennent pas ou sont renvoyés rapidement » (Thomas de Maizière, 8 octobre 2015).
25La « crise migratoire » a donné une nouvelle occasion d’observer la plasticité des catégories de la mobilité, la façon dont elles sont investies de significations nouvelles en fonction des enjeux des politiques migratoires et des discours qui les légitiment aux yeux de l’opinion publique.
26Si l’on prend par exemple le terme de migrant, sa promotion par les sciences sociales visait à mettre l’accent sur la dimension positive, circulatoire et cosmopolite, des mobilités contemporaines, au détriment de celui d’immigré trop connoté par le travail salarié et la problématique statique de l’intégration. Avec la « crise migratoire », il connaît un renversement de sens qui le re-sémantise du côté de l’économique, le terme de « migrant » devenant la métaphore de la migration de travail indésirable, construite par opposition au « réfugié » ayant, en principe, vocation à être accueilli. Cette nouvelle problématique place au cœur de la question migratoire les opérations de triage se traduisant par l’introduction dans le lexique de la gestion internationale des migrations du nouveau terme de hotspot.
27Tandis que la circulation, mot toujours utilisé dans les discours officiels dans l’expression libre circulation en référence à l’espace européen, est devenue un enjeu majeur avec la revendication de certains États de fermer leurs frontières à l’intérieur de l’espace Schengen, le retour se présente désormais sans fard sous la forme brutale de l’expulsion : « Les retours sont toujours durs, c’est comme ça » (Thomas de Maizière, 8 octobre 2015).
28Cette reconfiguration devrait plus que jamais inciter les chercheurs à poursuivre leur travail de réflexion sur les termes dans lesquels se construisent les débats sur les questions migratoires, sur les catégories qui servent de justification aux politiques publiques en la matière et sur la vigilance à exercer pour éviter leur porosité avec les catégories des sciences sociales.
29Le paradigme de la mobilité a grandement contribué à libérer la sociologie des migrations de l’emprise de ce que Sayad appelait « la pensée d’État » (Sayad, 1999). L’extrême durcissement des contraintes migratoires auquel nous assistons implique toutefois plus que jamais de penser les formes renouvelées selon lesquelles les institutions étatiques et supra-étatiques exercent le pouvoir de définition et de délimitation de frontières intérieures ou extérieures (Fassin, 2012), auquel participent des mots comme migrants, réfugiés, retour, transit, ou circulation.