1La méthodologie des enquêtes qualitatives en anthropologie repose sur l’équilibre précaire des interactions entre chercheur et enquêtés et son analyse permet de saisir la construction du savoir et ses ressorts intimes. Comme le souligne F. Bonnet, « le questionnement méthodologique ne doit pas se résumer à décrire à quel point on a réussi à accéder au terrain. Il est naïf de croire que le chercheur, parce qu’il serait désintéressé et bienveillant, obtient des données pures de la part des sujets : ces derniers ne sont pas des êtres passifs mais des acteurs intelligents, compétents qui peuvent manipuler et instrumentaliser le chercheur » (2008, p. 59). Quels que soit le lieu d’enquête et l’appartenance sociale et identitaire du chercheur, le travail de terrain comporte des biais et une instrumentalisation de celui-ci par les enquêtés. Cette situation participe à la négociation de la présence du chercheur sur son lieu d’étude. Son entrée dans le jeu des interactions sociales constitue un moyen de répondre à des objectifs de connaissance et de carrière professionnelle. Parallèlement, son instrumentalisation est une stratégie des enquêtés pour satisfaire leurs attentes. F. Bonnet (ibid.) précise en effet que le terrain d’étude est constitué d’acteurs ayant des besoins et des exigences liés à leur vie quotidienne.
- 1 Ces deux territoires français sont connectés par une liaison aérienne d’une durée d’environ deux he (...)
- 2 L’anthropologie « chez soi » désigne un contexte d’enquête spécifique où le chercheur est issu du m (...)
2Le présent article souhaite questionner en particulier la démarche d’une chercheuse mahoraise française à la Réunion et à Mayotte1. J’ai effectué des séjours ethnographiques sur ces deux îles entre 2012 et 2016 pour ma recherche doctorale en anthropologie. L’analyse que je développerai à propos de ces terrains d’étude s’inscrit dans la lignée des travaux réflexifs sur l’anthropologie « chez soi »2. F. Ouattara (2004) souligne que dans le contexte académique français, une certaine discrétion sur les modalités de production du savoir caractérise les chercheurs africains explorant cette forme spécifique d’anthropologie. Dans cette discipline, enquêter au sein d’un groupe dont le chercheur est proche d’un point de vue social et culturel a été perçu tantôt comme une entrave à la rupture épistémologique, tantôt comme une compétence stratégique. Occuper un statut de chercheur au sein de son milieu d’origine est en effet complexe, nécessite des choix inconfortables et génère des situations ambivalentes. Par exemple, en analysant les diverses attentes de personnes séropositives enquêtées dans le cadre d’un dispositif d’aide à l’accès aux soins au Burkina Faso, B. Bila (2009) montre que les difficultés vécues par ces dernières, liées à leur maladie et à leurs faibles ressources, les amènent à négocier des demandes multiples vis-à-vis d’une chercheuse de même nationalité qui réside dans la même ville, par opposition à des chercheurs étrangers présents ponctuellement.
- 3 La totalité de mon échantillon d’enquêté.e.s se compose d’individus qui se déclarent mahorais.e.s, (...)
3A l’instar de F. Ouattara et B. Bila, je travaille sur ma société d’origine. Mon objet d’étude porte sur les rituels d’initiation féminins durant la maternité de femmes mahoraises3 à la Réunion. Dans les années 1990, j’ai vécu avec ma famille maternelle (ma mère, ses frères et sœurs) une migration similaire à celle entreprise par de nombreuses femmes accompagnées de leurs enfants et de leur fratrie, qui possèdent la nationalité française, entre ces deux territoires français de l’Océan indien. La plupart de ces femmes viennent de Mayotte et s’installent à la Réunion suite à une séparation ou des conflits conjugaux. J’entretenais donc des liens de proximité avec mes interlocuteurs avant mes premières enquêtes ethnographiques. De 1990 à 2004, j’ai vécu avec ma famille dans de nombreux quartiers de Saint-Pierre auprès d’autres familles originaires de Mayotte, de sorte que, dans cette ville, je connais la plupart des familles mahoraises. Puis de 2004 à 2011, j’ai débuté mes études universitaires à la Réunion. Parallèlement, j’ai été mariée à un homme français « blanc », non-mahorais et non-musulman avec lequel j’ai eu un enfant. En 2011, j’habitais encore à la Réunion avec mon conjoint et notre enfant lorsque je m’inscrivis en première année de thèse d’anthropologie en France hexagonale. J’ai alors choisi un quartier voisin de celui où ma famille avait vécu pour réaliser mes premières ethnographies. Mais en débutant l’analyse des pratiques socioculturelles de la grossesse et de la maternité auprès de ce groupe social à la Réunion, je ne pensais pas rencontrer les difficultés auxquelles j’ai été confrontée. En tant que chercheuse mahoraise, j’ai en effet été exposée à des critiques acerbes de la part de mes enquêtées, qui ne se sont pas atténuées après que j’aie choisi en 2013 de déménager en France hexagonale pour me rapprocher de mon université d’affiliation. Que ce soit avec des proches ou des individus qui ne me sont pas apparentés, j’étais d’abord identifiée à Mayotte comme à la Réunion par ma filiation : mes interlocuteurs me demandaient à quelle famille j’appartenais. Cette compétence de mes interlocuteurs a créé une certaine aisance dans nos interactions, comme elle a constitué un biais significatif – deux aspects qui seront analysés ici.
4La méthodologie des enquêtes qualitatives par observation in situ et entretiens est l’un des outils heuristiques de l’anthropologie (Olivier de Sardan, 2008). Cependant, l’anthropologue est tributaire des données de terrain et du « réel des autres » (ibid. p. 419) dans la construction du savoir. L’objet de cet article est d’exposer les écueils auxquels j’ai été confrontée face aux représentations sociales et identitaires de mes enquêtées et d’expliquer les solutions trouvées pour tenter d’y échapper. Mon approche repose sur le postulat suivant : face à un même terrain d’étude, si la démarche cognitive est la même pour les chercheurs insider et outsider, l’engagement moral et émotionnel ne saurait être similaire. Aussi, comment allier la quête de rigueur et la préservation de soi, lorsque l’intime se mêle aux diverses postures du chercheur local ? Comment garder une bonne distance nécessaire à la réalisation des objectifs académiques et ne pas altérer les liens qui unissent aussi, en dehors de l’enquête, le chercheur et ses enquêtés ?
5L’exercice de réflexivité questionnera ici les identités plurielles qui m’étaient associées et le processus d’ethnicisation qui conduisait mes interlocuteurs à me qualifier de « blanche/occidentale », renvoyant ainsi parfois mon statut de chercheuse insider à une position d’outsider. L’objectivation de ce processus permettra en outre de comprendre les rapports sociaux qu’entretient le groupe mahorais avec celui des Français « blancs » à la Réunion et à Mayotte.
6L’île de Mayotte appartient de par son histoire, sa population, ses religions (islam et animisme) et ses langues locales (Mahorais, Malgache, Arabe) aux mondes africains, sud-asiatiques et arabo-musulmans. Cette île est une possession française depuis 1841 (Martin, 1983). Elle fut séparée administrativement des trois autres îles de l’archipel des Comores en 1975 au moment de l’Indépendance. Les îles d’Anjouan (N’dzuani), Grande-Comore (N’gazidja), Mohéli (Mwali) sont devenues l’Union des Comores, tandis que Mayotte est demeurée française. L’archipel comorien se caractérise par une unité linguistique et socioculturelle, mais également par des rivalités et tensions politiques anciennes perpétuées jusqu’à aujourd’hui. Par ailleurs, des liens familiaux continuent à exister entre ces quatre îles. Mais la paupérisation de l’Union des Comores et son instabilité politique entraînent des flux migratoires importants vers Mayotte, notamment pour des soins (Sakoyan, 2010).
- 4 Concernant notamment le droit du travail et le SMIC, Mayotte fait l’objet d’adaptations spécifiques (...)
- 5 Peu d’entre eux s’intéressent au mode de vie local et peu connaissent l’histoire sociale et politiq (...)
7Le statut institutionnel de Mayotte est longtemps demeuré incertain pour l’État français, oscillant entre territoire d’outre-mer et collectivité territoriale, avant de devenir un département français en 2011. Ceci a eu pour conséquence la non-application d’un ensemble de mesures législatives sur le territoire mahorais4 et une situation de discrimination par rapport aux autres territoires d’outre-mer (Roinsard, 2014). Ainsi, depuis les années 1980, les investissements pour l’essor socio-économique de l’île sont parcellaires. Face aux autres territoires d’Outre-mer, Mayotte connaît un contexte de sous-développement dans de nombreux domaines juridiques et administratifs (Math, 2012). On observe une inflation du coût de la vie, en même temps qu’une inégalité des salaires entre des Français venus du territoire hexagonal et les Français mahorais. Depuis 2012, des manifestations sociales sont devenues régulières, dénonçant des inégalités entre la population locale et les résidents « blancs5 » qui bénéficient de primes et de salaires plus élevés. La majorité des agents de la fonction publique dans les structures de santé, comme de l’enseignement, viennent en effet de France hexagonale. Ils sont désignés par le terme m’zungu, l’équivalent local d’« occidental/blanc » en shimaoré.
- 6 Dans les représentations locales courantes, les M’zungu succèdent aux colons, aux militaires et aux (...)
- 7 « Le terme ‘postcolonial’ désigne en principe le monde qui émerge après l'ère des indépendances, ma (...)
8Peu d’études sociologiques sont menées sur les relations entre Français mahorais et M’zungu6. Il existe une séparation spatiale ethnicisée dans certains villages, on trouve aussi des quartiers où n’habitent que des Français « blancs ». Plus généralement, peu d’interactions s’observent entre ces deux groupes sociaux à Mayotte et leurs valeurs et références culturelles sont localement établies et perçues comme différentes. Ils entretiennent des tensions larvées, alimentées par la mobilité de nombreux Mahorais vers l’Hexagone et le racisme qu’ils subissent en France en étant associés à des migrants africains bien qu’ils soient de nationalité française. Entre Mahorais et M’zungu subsiste donc un rapport ambivalent qui oscille entre attraction et répulsion, ainsi qu’un rapport de pouvoir que des références postcoloniales7 viennent entretenir.
9La population de Mayotte est aussi divisée en plusieurs strates sociales. Une partie de l’élite mahoraise, des M’zungu et des Créoles réunionnais connaît une situation économique supérieure à la moyenne, tandis qu’une large part de la population vit dans une pauvreté importante. Cette situation accentue une pression migratoire en provenance des îles comoriennes, de Madagascar et d’Afrique et se fait ressentir au niveau sanitaire. L’état des structures de santé est entre autres reflété par un nombre important de naissances (7000 enregistrées en 2010 selon l’Agence régionale de santé), alors que la capacité du service gynécologique du centre hospitalier de Mayotte est de 7 salles d’accouchements et de 70 lits d’hospitalisation. Régulièrement, des incidents font la une des journaux locaux et nationaux8 et rappellent que les carences structurelles publiques mettent souvent en danger la vie des mères et des enfants. En 2016, l’INSEE9 enregistrait 9500 naissances et les structures de santé connaissaient une surcharge de travail, ainsi qu’un manque de personnel soignant qualifié10. C’est dans ce contexte que de nombreuses femmes et leurs enfants quittent Mayotte pour s’installer à la Réunion11, où, d’une manière générale, les Mahorais sont confrontés à des situations de violences et d’inégalités plurielles (Hachimi Alaoui et al., 2013). Les principaux motifs de départs féminins vers la Réunion concernent des violences intrafamiliales et sont alimentés par une asymétrie des rapports sociaux de sexe (de nombreuses femmes sont confinées à la sphère domestique, face à la figure masculine de l’époux pourvoyeur de biens matériels et symboliques), la précarité des moyens de subsistance et les dysfonctionnements des services publics. Ces éléments, associés à la détention de la nationalité française, expliquent les migrations féminines lors de la période périnatale vers la Réunion.
- 12 Incarné, par exemple, par le fait d’avoir mes propres ressources, de ne pas dépendre financièrement (...)
10Dans ce contexte spécifique, sera donc analysée la façon dont la présence d’une chercheuse locale peut réactualiser des situations d’inégalités sociales et de violences genrées vécues par ses enquêtées. Quelles sont alors les conséquences de liens sociaux préexistants à l’étude ? Il s’agira de voir, dans la gestion de la proximité entre enquêtrice et enquêtées, quelles ont été les stratégies d’instrumentalisation de la part de ces dernières et dans quelle mesure la posture de chercheuse locale constitue à la fois une compétence et un stigmate dans le jeu de ces négociations. L’objectivation des modalités et écueils de l’enquête participe à la rigueur méthodologique et au cadre heuristique de l’étude anthropologique (Olivier de Sardan, 2008). Elle éclairera aussi plus précisément les rapports entre savoir et pouvoir (Fassin, 1992) dans la cohabitation entre médecines locales et biomédecine. Ces questions viendront interroger les catégorisations identitaires assignées au chercheur local sur son terrain d’étude. Les représentations sociales qu’elles construisent seront appréhendées dans le courant des travaux constructivistes liés aux processus d’ethnicisation (Amselle, M’Bokolo, 1985) pour souligner différentes dynamiques de perception de l’altérité. A Mayotte comme à la Réunion, les asymétries de classe sont mises en exergue et perçues à travers un prisme postcolonial qui renvoie à une opposition binaire entre « eux » (les Blancs) versus « nous » (les Mahorais). Elles peuvent donc également participer à la construction de tensions sous-jacentes entre le chercheur local et ses enquêtés. Ainsi, le stigmate « blanc » (m’zungu) qui a pu m’être associé faisait référence à mes marqueurs sociaux et culturels, tels que mon style de vie qualifié localement d’« occidental » en France hexagonale, et ma classe socio-économique réelle ou supposée par mes enquêtés, au-delà du caractère chromatique de mon apparence physique (cf. Quashie, 2015). Être une femme autonome12, issue d’une famille maternelle qui détient un capital social et symbolique important, et refuser certaines normes et valeurs de la société mahoraise a constitué aux yeux de plusieurs enquêtés une forme de subversion de l’ordre social. Mon parcours personnel et universitaire apparaissait en rupture avec le modèle hiérarchique de ma famille maternelle, par rapport à laquelle j’étais principalement identifiée.
11L’analyse sera organisée en trois parties. La première abordera les situations de précarité et de violence vécues par plusieurs interlocutrices rencontrées à la Réunion et permettra de comprendre les normes sociales qui entourent le corps féminin dans le milieu mahorais. Ce cadre de référence fournira une base d’analyse pour une deuxième partie qui s’intéressera aux ressorts du stigmate m’zungu qui m’a été associé par mes enquêtées et qui faisait de moi une chercheuse à la fois insider et outsider. Aussi, la troisième partie portera sur la nécessité de jouer avec ces identifications et de devenir mobile entre différents terrains d’enquête. Elle présentera mes interactions avec des femmes plus jeunes au sein d’un service de protection maternelle et infantile, et abordera mes rencontres avec des détentrices de savoirs médicaux à Mayotte. Ce dernier contexte d’étude explicitera les rapports difficiles entre médecine locale et biomédecine, la réactivation de hiérarchies sociales entre enquêtrice et enquêtées et les manières dont j’ai pu jouer de mes différentes appartenances et identités pour tenter de m’y soustraire.
12Dans la relation triangulaire entre objet d’étude, contexte de terrain et relations aux enquêtés, la présence du chercheur peut réactualiser et exacerber des tensions locales. La description des hiérarchies sociales intrinsèques au milieu mahorais enquêté permet d’aborder la stratification dans laquelle j’étais inscrite et les logiques de pouvoir qui apparaissaient dans les interactions avec mes interlocutrices.
- 13 La filiation, ainsi que la transmission des valeurs et des biens, suit la lignée maternelle, c’est- (...)
- 14 Saint-Denis, la capitale, est au nord de l’île.
- 15 A la différence de Mayotte où tous les services étatiques se trouvent pour la plupart à Mamoudzou, (...)
13Les liens sociaux entre les enquêtées de mon premier terrain d’étude (2011-2012) s’organisaient autour de la filiation matrilinéaire13 et de l’alliance matrimoniale, ce qui intéressait directement l’objet de ma thèse portant sur les pratiques sociales et traitements thérapeutiques de la grossesse et de la maternité des femmes mahoraises. J’enquêtais dans la ville de Saint-Pierre qui se situe au sud de la Réunion14. A proximité des logements sociaux du quartier où logeaient mes enquêtées se trouvent des locaux de la Caisse générale de la Sécurité sociale, une école maternelle, un complexe sportif, un lycée d’enseignement professionnel, un lavoir communal et un centre médical. La proximité de ce quartier avec différents services étatiques est un avantage pour ses habitants15. Environ treize familles, originaires de villages ruraux de Mayotte, y résident. Fréquemment, de nouvelles familles y reçoivent des logements, tandis que certaines mères de famille et leurs enfants vont habiter dans d’autres logements sociaux de la ville ou parfois repartent à Mayotte. Les autres familles de ce quartier sont composées de Réunionnais créoles et de migrants malgaches. On trouve également une famille d’origine mauricienne, composée de la mère, de ses enfants (dont le père est grand-comorien) et de leur grand-mère. Il y a peu d’individus venant de France hexagonale. Enfin, à l’instar de ce que l’on observe ailleurs dans la société réunionnaise, une certaine hostilité existe à l’encontre des migrants comoriens et mahorais.
14Le choix de ce quartier pour mes enquêtes se justifiait par le fait que les familles mahoraises y constituent un groupe conséquent. La plupart d’entre elles sont monoparentales et les mères en sont les “chefs”. Les premières à avoir habité dans ce quartier se connaissent depuis leur arrivée dans les années 1990. Ces ménages mahorais regroupent souvent plusieurs générations, composés de la mère de famille, de ses descendants et d’un ou plusieurs frères et sœurs. Les femmes ont davantage d’enfants que les femmes réunionnaises, et les fratries sont souvent composées de 5 à 8 enfants. Les mères de famille peuvent momentanément et/ou durablement accueillir une cousine germaine avec ses enfants ou prendre en charge l’un de leurs parents âgés. La langue utilisée au quotidien est le shimaoré, peu de ces résidents parlent le créole réunionnais. Ils sont de confession musulmane, comme les migrants comoriens, tandis que le reste de la population réunionnaise est de confession chrétienne, en dehors des descendants d’Indiens musulmans. Ces familles mahoraises n’ont pas, pour la plupart d’entre elles, d’activité professionnelle. Leurs membres adultes perçoivent des allocations de l’État, qui constituent souvent l’apport financier le plus conséquent. Enfin, régulièrement, les mères de famille effectuent des allers-retours entre Mayotte et la Réunion avec leurs enfants en bas âge, les cadets étant souvent placés sous l’autorité des aînés et des voisines.
- 16 École privée d’enseignement religieux musulman.
- 17 Tenue des femmes à Mayotte et à Madagascar.
15Les familles mahoraises et comoriennes observent pour la plupart des pratiques musulmanes. Elles dénotent, avec celles des Indiens réunionnais appelés zarab, par rapport au continuum religieux chrétien sur l’île. Le quartier dans lequel j’enquêtais est situé à proximité d’une medersa16 dont les professeurs sont des Indiens créoles musulmans, sauf deux Mahorais. Cette école est mixte, mais dans les classes, filles et garçons sont séparés. Tous les professeurs sont des hommes, à l’exception de deux femmes indiennes créoles. L’une dispense des cours aux enfants, la seconde n’enseigne qu’aux filles à partir de 14 ans. Elles portent un voile intégral noir nommé pardah : cet habillement caractérise de nombreuses femmes d’origine indienne à la Réunion. Les femmes mahoraises portent, quant à elles, le saluva17, constitué deux pans de tissus colorés.
16La population réunionnaise reflète une large mixité et se compose de personnes d’origines européennes, africaines, indiennes et asiatiques qui ont donné à cette société un visage pluriel. Des processus de créolisation, de métissage et d’acculturation ont fait suite aux divers processus migratoires sous la colonisation française, à l’instar des espaces caribéens (Ghasarian, 2002). Mais cette mixité n’empêche pas les individus de recourir à des classifications et des labellisations locales pour se différencier (Andoche et al., 2009), parallèlement aux effets de hiérarchisation des classes sociales réunionnaises. Ainsi, les catégorisations racisées que portent les termes komor (comorien), zarab (indien) ou zoreil (occidental blanc) croisent des critères socio-économiques et culturels.
17Dans la majorité des cas, les primo-arrivants mahorais ont des proches qui vivent sur le territoire d’accueil, ce qui leur donne accès à un hébergement. Ils bénéficient aussi de cette façon d’une certaine solidarité pour favoriser leur insertion : les Mahorais en situation migratoire apparaissent interconnectés par divers liens amicaux, familiaux ou matrimoniaux. L’ensemble du milieu mahorais à la Réunion se connaît et entretient des rapports réguliers, notamment par le biais de festivités culturelles et religieuses. Il existe peu d’anonymat et j’avais privilégié des enquêtes dans un quartier de Saint-Pierre que je connaissais, car si mon étude avait été réalisée auprès de personnes qui ne pouvaient pas m’identifier, mon terrain d’enquête aurait pu rapidement se fermer, notamment en raison de soupçons de malveillance.
- 18 Les représentations symboliques, « en tant que phénomènes cognitifs, […] engagent l’appartenance so (...)
18Parmi les ménages mahorais de ce quartier, la classe d’âge des « grands-mères » (koko) est constituée de sept femmes âgées de 37 à 60 ans, détentrices d’un ensemble de savoirs et de traitements thérapeutiques sur lesquels je souhaitais enquêter. La biomédecine à la Réunion et à Mayotte a progressivement discrédité les pratiques médicales locales. Comme le montre L. Pourchez, les « matrones » réunionnaises ont été évincées par la technicité biomédicale (2002). Mais de nombreuses femmes recourent encore aux pratiques de soins maternelles et infantiles locales, notamment dans le milieu mahorais. Lors de la période périnatale, elles se conforment à des pratiques issues de leur société de provenance et leurs représentations symboliques18 font référence à l’existence d’entités imaginées dangereuses pour la santé de la mère et de l’enfant. Les enquêtées que j’avais choisies représentent dans ce domaine des figures d’autorité et appliquent des normes et valeurs éducatives où la place des femmes se situe dans la sphère domestique. Les savoirs que détiennent ces « grands-mères » incluent des pratiques de soins basées sur un savoir et un savoir-faire transmis de mère en fille au fil des générations, au sein de la cellule familiale, par l’accompagnement et l’observation des aînées. Ceci fonde en partie l’institution de l’organisation matrilinéaire. A l’arrêt de l’activité de la mère, souvent en raison de son âge avancé ou à la demande de patientes, l’une de ses filles reprend sa fonction. Celle-ci, essentiellement féminine, est imbriquée à la dimension sociale et symbolique de la naissance. Ces différents éléments, ainsi que ma proximité familiale avec ces femmes, expliquaient le choix de cette catégorie générationnelle parmi mes enquêtées. Elles proviennent des mêmes villages, se connaissent depuis Mayotte, partagent des liens de sang ou d’alliances matrimoniales et sont des connaissances de ma mère. Ce contexte laissait présager un cadre d’observation pertinent du mode de vie mahorais à la Réunion.
- 19 Ce sont le plus souvent les valeurs de l’islam qui priment et non celles de l’État français qui don (...)
19La mobilité modifie généralement le mode de vie des individus, mais dans les quartiers réunionnais où résident de nombreux originaires de Mayotte, on observe l’entretien de traits culturels spécifiques. Il existe également des normes et injonctions sur le corps des femmes mahoraises19, liées entre autres aux valeurs musulmanes. La description de l’itinéraire entre Mayotte et la Réunion de l’une des femmes auprès desquelles j’ai enquêté permet de situer les causalités des mobilités migratoires féminines et de dévoiler la nature des rapports sociaux de genre qui les sous-tendent.
- 20 L'institution du mariage coutumier est l'une des caractéristiques de l’identité mahoraise les plus (...)
Ma Samianti est née en 1966 à Mayotte. Elle a 8 enfants âgés de sept à trente ans. A seize ans elle fut donnée en mariage coutumier local (n’drola ya mwana m’tsa20) par ses parents à Saïd, un garagiste de la ville de Kawéni au nord de l’île, et d’environ quinze ans son aîné. Ma Samianti n’a pas désiré ce mariage : il lui a été imposé par sa mère. Elle accuse celle-ci d’avoir été motivée par l’appât du gain et raconte en avoir voulu à son père pour ne pas s’être opposé à cette alliance matrimoniale. Ma Samianti était la troisième épouse de Saïd. Son initiation à la sexualité a eu lieu dans le cadre de ce mariage. Sa première grossesse suivit quelques mois plus tard en 1984. Avec Saïd, Ma Samianti eut trois grossesses, dont la première fut un avortement spontané. Sa première fille est née à domicile en juillet 1984, la seconde en 1986. Saïd habitait et travaillait à la capitale alors que Ma Samianti vivait dans son village maternel. Son conjoint décida de faire venir son épouse et leur premier enfant en ville. Mais éloignée de ses proches, Ma Samianti se sentait seule. Sa deuxième grossesse arriva au milieu de tensions conjugales et Ma Samianti retourna vivre dans son village. Saïd lui adressa alors des lettres de répudiation coutumière en droit musulman (twalaka). Elle ne souhaitait pas élever un enfant sans père et n’avait pas d’activité professionnelle, en dehors de l’activité agricole comme moyen de survie. Divorcée, avec un premier enfant âgé d’un an et enceinte de six mois, elle rencontra en 1986 son deuxième époux Abdallah, de sept ans son aîné. Il était employé administratif, et « fundi » en école coranique. Les deux conjoints étaient du même village et se sont aussi unis selon un mariage coutumier. La mère d’Abdallah désapprouvait cette union, souhaitant que son fils épouse l’une des filles de son oncle utérin. Les mariages endogames (ou familles n’drola ya m’raba) étaient nombreux à cette époque. Mais contre l’avis de sa mère, Abdallah épousa Ma Samianti. Il subvint aux besoins du foyer et s’impliqua dans l’éducation des enfants de son épouse. La mère d’Abdallah lui signifiait régulièrement son mécontentement vis-à-vis de ce choix marital. Deux ans après cette union, le couple accueillit son premier enfant, un garçon, né en 1988, puis eut un autre enfant en 1990. Quelque temps plus tard, Abdallah décida d’obéir aux injonctions de sa mère. Ma Samianti déclara qu’elle ne pourrait supporter une situation de « hwili » (polygamie) au quotidien, ni de croiser et d’interagir régulièrement avec sa co-épouse (m’shé m’gnaho). Mais Abdallah épousa sa cousine matrilinéaire et Ma Samianti demanda le divorce. En 1990, elle avait 22 ans, quatre enfants âgés de un à sept ans, et elle était à nouveau sans moyen de subsistance. Quand elle demanda de l’aide à ses parents, ces derniers lui signifièrent qu’elle devait se débrouiller seule pour subvenir à ses besoins, soutenant qu’elle était désormais « une adulte » et qu’elle n’était plus à leur charge. Il arrivait que Ma Samianti manque de ressources alimentaires et qu’elle aille en demander à sa sœur aînée Mawa, mariée et mère de famille également. En 1991, elle rencontra son troisième conjoint, Bacar, et en 1992, Ma Samianti était à nouveau enceinte. Mais la première épouse de Bacar, ne supportait pas cette situation de polygamie. Bacar se fit alors plus rare au domicile de Ma Samianti. Celle-ci, enceinte, peinait à pourvoir à ses besoins et à ceux de ses enfants. Elle évoqua ses difficultés et souffrances auprès de sa sœur aînée Mawa. La fille aînée de celle-ci, Amina, née en 1973, résidait à la Réunion depuis 1989 avec son conjoint. Ma Samianti lui parla de sa situation et Amina proposa qu’elle vienne s’installer à la Réunion, où elle pourrait bénéficier de prestations sociales étatiques pour elle-même et ses enfants. Amina précisa à sa tante qu’elle prendrait en charge son billet d’avion ainsi que ceux des enfants. En août 1992, Ma Samianti était enceinte de quatre mois et décida de partir avec ses deux filles aînées à la Réunion.
20Ce parcours de Mayotte vers la Réunion correspond à ce que montrent les études sociologiques sur la mobilité des femmes et enfants mahorais (Roinsard, 2014). Ce récit fait aussi écho aux logiques de féminisation du phénomène migratoire à l’échelle globale (Cossée et al. 2012), inscrit, selon A. Sayad, au cœur d’une multitude de rapports de domination (Ouali, 2012, p. 91). Le récit de vie d’une seconde enquêtée, Ma Mwana, permet de souligner davantage la violence intralignagère et conjugale qui intégrait les normes sociales familiales de sa génération. Ce parcours donne à voir un processus de hiérarchisation coercitif dans les rapports sociaux de sexe à l’encontre des femmes. Il met aussi en exergue les logiques de solidarité féminines, qui peuvent dépasser les clivages culturels et ethnoraciaux, face à la mobilité comme résolution de conflits sociaux et comme échappatoire aux rapports de domination genrés.
- 21 Les cadis sont les représentants du droit musulman à Mayotte et ont autorité pour célébrer un maria (...)
Ma Mwana est née en 1956 à Mayotte dans un village du nord de l’île. Elle est arrivée à la Réunion en 1985. Au début des années 1980, elle travaillait dans l’un des services de la mairie de Mamoudzou en tant qu’agent d’entretien. Elle se lia d’amitié avec la famille d’un des responsables du service administratif qui lui apprit ses premiers mots de français. Ma Mwana et l’une des femmes m’zungu de cette famille devinrent amies. Elle était considérée comme une très belle femme et remarquée par de nombreux hommes. L’un d’eux souhaitait l’épouser coûte que coûte. Ma Mwana refusa ses propositions à maintes reprises. Son courtisan s’en trouva humilié et se plaint à son supérieur professionnel. Ce dernier était le père de Ma Mwana, également dignitaire religieux (cadis21), que sa fille, à l’époque, ne connaissait pas. Il accepta la demande en mariage de son employé avec sa fille et l’union fut scellée d’un commun accord entre les deux hommes. Ma Mwana, comme d’autres femmes à cette période, se retrouva donc mariée à un conjoint dont elle ne voulait pas. Son époux se vantait de cette union, tandis qu’au quotidien, Ma Mwana s’opposait à lui. Il se « vengeait » alors en exerçant sur elle des violences physiques et psychologiques. Ma Mwana trouva auprès de son amie m’zungu une oreille attentive et une confidente. Celle-ci lui conseilla de partir vivre à la Réunion pour fuir ces violences et lui fit faire une pièce d’identité. Elle lui paya également un billet d’avion en aller simple. Ma Mwana arriva à Saint-Denis où elle n’avait aucune connaissance. Elle rencontra un homme qui la conduisit chez l’une de ses amies créoles. Celle-ci écouta le récit des difficultés de Ma Mwana et lui proposa d’habiter avec elle. Puis Ma Mwana décida de chercher du travail en tant que nourrice. Elle fit du porte à porte dans son quartier pour proposer ses services de garde d’enfant et réussit à trouver une famille qui l’employa. Plus tard, Ma Mwana trouva un logement, garda contact avec son amie créole, et rencontra son nouvel époux, un homme malgache qui venait de s’installer à la Réunion.
21La plupart des femmes mahoraises de la tranche d’âge de Ma Mwana et Ma Samianti ont entre 6 et 10 enfants. A leur arrivée à la Réunion, nombreuses sont celles qui ont bénéficié d’un hébergement chez un ami ou un parent proche. Cependant, quelle que soit leur tranche d’âge, les femmes mahoraises rencontrées et leurs enfants ont tous fait face à une forte promiscuité, vivant dans des logements insalubres et/ou trop petits, avant d’accéder à un logement personnel. L’accès à un habitat social a ainsi représenté une intégration locale réussie, symbolisant la fin de leurs difficultés matérielles et une assurance pérenne.
- 22 Pour S. Blanchy, « certains aspects de la matrilinéarité sont liés au contrôle de la production des (...)
22Les deux trajectoires biographiques présentées révèlent plusieurs formes d’injonctions sociales sur le corps féminin. De nombreuses autres femmes mahoraises interviewées ont déclaré avoir eu un premier conjoint imposé, choisi par leur famille maternelle. C’est ainsi que s’est traduite leur entrée dans la sexualité, l’âge adulte et la maternité, ce qui a souvent eu pour conséquence violence et maltraitance conjugales. L’expérience et le récit de leur vécu intime étaient associés à des maux physiques et psychiques, ainsi qu’à une certaine rancœur vis-à-vis de leurs ascendants. Cependant, leurs discours montraient que ces femmes, dont la parole s’inscrit dans des normes socioculturelles particulières, adoptaient aussi des postures ambivalentes vis-à-vis des inégalités de genre22. L’institution du mariage coutumier souligne que les inégalités des rapports sociaux de sexe en défaveur des femmes découlent aussi de la hiérarchisation du rapport aînée-cadet et du contrôle des aînées féminines sur la catégorie des jeunes filles non-mariées. Les rapports sexuels sont interdits à ces dernières car leur virginité supposée détient une valeur marchande dans les alliances matrimoniales. S. Blanchy rejoint les analyses de M. Abélés et C. Collard (1985) sur les rapports de pouvoir et de classes d’âge dans d’autres sociétés africaines. Les rapports de classes d’âge entre femmes produisent une hiérarchie interne et sont parallèlement un élément de reproduction des asymétries de genre. Une compétition entre les mères, cousines, épouses, s’observe autour de la figure masculine : le conjoint apparaît au centre de rapports de pouvoir hiérarchisés entre femmes. A la suite des travaux de F. Gracchus (1980) sur la matrifocalité, j’observais dans ces relations sociales la construction d’une « féminité masculine » à travers le groupe des aînées. Celui-ci mettait à jour des stratégies paradoxales de pouvoir et de subversion des rapports sociaux de sexe, qui continuaient d’assigner les femmes à la sphère reproductive et domestique et de soutenir un ordre social garantissant une emprise sur le corps féminin – bien qu’il ait favorisé des souffrances pour ces femmes aînées.
- 23 « [Le] rôle de participant-comme-observateur recèle de nombreuses possibilités d’erreurs et de dile (...)
23C’est dans ce contexte social ambivalent vis-à-vis des rapports sociaux de genre que s’est déroulée la première partie de mes enquêtes à la Réunion. Se posait alors la question de la gestion d’une implication intense et d’une distance nécessaire dans l’enquête (puisque je n’adhérais pas personnellement à certaines normes sociales genrées soutenues par mes enquêtées), afin de limiter les risques de me voir exclure de ce terrain. Ces paramètres apparaissaient particulièrement saillants parce que la méthode de recueil de données adoptée impliquait une posture de « participant-comme-observateur23 » (Gold, 2003). De plus, les questions que j’abordais renvoyaient indirectement aux violences que mes enquêtées avaient pu vivre dans leur intimité. Échanger sur leurs pratiques autour de la naissance évoquait inévitablement des événements traumatiques et des non-dits familiaux dont je n’avais pas conscience, y compris dans ma propre famille. Ce manque de recul renforçait les différences sociales et genrées qui nous séparaient et compliquaient mon terrain d’étude.
24La plupart des familles mahoraises à la Réunion se connaissent depuis Mayotte, ce qui est un autre élément explicatif de leurs migrations. Souvent, au moment de la naissance d’un enfant, une grand-mère et/ou une sœur ou une belle-sœur viennent à la Réunion pour prendre soin de la mère et du nouveau-né. La thématique de la grossesse apparaît sensible car elle touche au corps et à l’intime. Elle est délicate également du fait des rivalités internes entre femmes par rapport à leurs statuts matrimoniaux, leur prestige social, et qui peuvent être illustrées par les accusations de sorcellerie pour expliquer des fausses couches et autres complications liées à la grossesse. Comme le démontrent plusieurs travaux d’anthropologie de l’enfance, la période périnatale est socialement placée sous le signe du danger pour la mère et l’enfant (Gélis, 1984). Elle fait l’objet d’un ensemble de représentations symboliques et de pratiques qui visent à protéger les deux protagonistes d’éventuels risques et menaces émanant du milieu social, comme d’entités invisibles. Mes interlocutrices se méfiaient donc par exemple des personnes trop curieuses au sujet de leurs grossesses et de leur maternité.
25Ma Samianti était l’une des cousines matrilinéaires de ma mère, et Ma Mwana l’une de ses belles-sœurs. Les autres enquêtées parmi les 13 femmes de cette tranche d’âge qui logeaient dans le quartier où j’enquêtais étaient également apparentées ou bien amies de ma mère et me connaissaient depuis la petite enfance. Il n’était donc pas aisé pour elles d’aborder des questions liées à leur intimité face à une « mwana » (enfant/mineure). J’avais donc pris le parti de me positionner dans un rapport belle-mère/belle-fille : je jouais ainsi avec le système classificatoire de parenté, qui implique des rapports de plaisanterie, en positionnant mon fils comme « l’époux » de mes enquêtées (dans le système de parenté mahorais, les petits-enfants sont les époux de leurs grands-parents). Il me semblait que cette relation permettrait d’abolir les asymétries croisées de classe et d’âge existant avec ces enquêtées. La relation belle-mère/belle-fille me paraissait également adéquate pour devenir partie prenante du processus de transmission des savoirs que je souhaitais étudier. Ma maîtrise du shimaoré et des codes sociaux locaux me permettaient par ailleurs de ne pas recourir à un interprète, et, avant de me rendre sur les lieux de mon enquête, j’arborais la tenue féminine mahoraise, le saluva. Ces compétences stratégiques qui favorisaient mon immersion sociale aidaient aussi à éviter d’être soupçonnée d’enquêter en qualité d’agent des services sociaux, dont l’analyse des pratiques de puériculture aurait pu être perçue comme intrusive. Mes enquêtées n’appréciaient pas en effet les normes étatiques françaises en matière d’éducation, supposées enlever toute autorité aux parents.
- 24 De plus, l'institution du mariage est considérée comme un lieu d'échange de biens entre deux lignag (...)
- 25 Les unions avec des individus non-musulmans et des Occidentaux demeurent des actes blâmables.
- 26 Cette représentation de l'école laïque demeure encore et se retrouve dans certains discours locaux.
26Cependant les interactions que j’entretenais avec ces enquêtées plus âgées me plaçaient dans un rapport de force en ma défaveur et difficilement contournable. L’écart générationnel avec des femmes appartenant à la tranche d’âge de ma mère me situait de fait dans une position d’infériorité. Le vécu de la grossesse et de la maternité relevant de l’intime, cette situation produisit d’emblée des relations hiérarchiques que venait entériner mon objet d’étude, puisque mes enquêtées étaient détentrices de savoirs et faisaient autorité dans leur quartier. Un autre élément intergénérationnel creusait une distance palpable : le système normatif mahorais concernant l’entrée dans la sexualité veut qu’une femme y soit initiée à travers l’union conjugale. Il y a une injonction à l’abstinence sexuelle jusqu’à l’union coutumière24. La sexualité féminine demeure donc un tabou : être sexuellement active et non mariée, peu importe l’âge, perturbe l’ordre social. De nombreuses femmes âgées de 18 à 30 ans m’ont ainsi avoué dissimuler à leurs parents leur vie intime. Or, non seulement j’étais plus jeune que mes enquêtées « grands-mères » et je souhaitais être « initiée » à leurs savoirs thérapeutiques, mais elles connaissaient en plus mon parcours de vie, constitué de transgressions vis-à-vis de normes sociales qu’elles valorisaient et qui entourent la féminité et la sexualité. La régulation locale des rapports sociaux de genre renforçait ainsi les tensions qui émergeaient directement de ma proximité personnelle et familiale avec ces enquêtées et de mon rôle de « participante-comme-observatrice ». Ces femmes plus âgées que je côtoyais avaient lutté contre des violences pour accéder à une certaine autonomie, que je n’avais pas connues pour obtenir la mienne. Aux yeux de ces interlocutrices, j’apparaissais comme ayant eu le choix d’une autodétermination. Leur mobilité vers la Réunion était une quête de sens pour fuir des violences plurielles notamment dans la sphère familiale, et dans ce nouveau contexte, elles avaient été confrontées à d’autres inégalités, tout en conservant une position ambivalente vis-à-vis des normes et injonctions sur le corps féminin. Elles entretenaient en effet des représentations figées et normatives, qui demeurent au cœur de ce qu’elles définissent comme le fondement de leur propre identité sociale et de leur privilège d’aînées. Leur accès à la maternité les avait fait accéder à une position sociale associée à des privilèges et des pouvoirs. Or, j’avais choisi un modèle d’évolution personnelle en rupture avec ce statut de mère et d’épouse : je n’avais pas choisi la carrière de mère de famille comme lieu unique de réalisation personnelle. Face à ces enquêtées, j’apparaissais donc privilégiée, qui plus est en ayant fait le choix d’adopter un mode de vie « occidental ». Mon refus d’un conjoint mahorais musulman avait été vécu comme une trahison de mon environnement familial, d’autant que les femmes de la classe d’âge auprès de laquelle j’enquêtais avaient eu au moins un époux imposé. Avoir un conjoint français « blanc »25 avait aussi été interprété, par la majorité de mes interlocutrices, comme un désaveu ou un rejet de mes ascendants mahorais. Enfin, j’avais plus tard engagé une mobilité vers la France hexagonale, qui s’inscrivait dans un parcours étudiant et professionnel, et j’étais financièrement autonome sans avoir besoin de recourir à un conjoint comme pourvoyeur de biens matériels et symboliques. Cette posture d’« émancipation » semblait perturber leurs représentations de l’ordre social, d’autant que ces enquêtées me connaissaient depuis mon enfance. Mes choix de vie personnels m’exposaient aux stigmates d’une « blanchité » que me renvoyaient mes interlocutrices et à une position d’extériorité vis-à-vis d’un groupe social auquel j’étais censée appartenir. Mon parcours scolaire et universitaire avancé renforçait cette assignation identitaire et ce processus de mise à l’écart : mes enquêtées avaient été peu scolarisées, à une époque où l’école dispensée par les « Blancs » était entre autres perçue comme un outil de conversion pour s’« occidentaliser » et devenir chrétien26.
27Je devais donc tenir compte de ce que signifiait, dans ce contexte, être socialement catégorisée comme m’zungu, au-delà de mon apparence physique « non blanche » et de mes attaches familiales locales. De nombreux Mahorais considèrent les individus occidentaux comme individualistes, matérialistes et laxistes dans le domaine de l’éducation, tandis qu’ils se pensent eux-mêmes comme des acteurs communautaires et solidaires. De plus, les sociétés comoriennes sont pyramidales : les cadets doivent soumission aux aînés, ce qui n’est pas le cas, ou moins, dans les sociétés occidentales. L’étiquette m’zungu fait donc référence à des différences de socialisation. Enfin, choisir un conjoint non-musulman « blanc » peut rattacher l’individu mahorais ou comorien concerné à l’étiquette m’zungu et l’assigner localement à une posture subversive vis-à-vis de son milieu d’origine et de sa propre identité. Ces représentations doivent être rapportées à un contexte plus général de rapports postcoloniaux et de mobilités Nord-Sud et Sud-Sud. Ainsi, dans les représentations locales à la Réunion comme à Mayotte, le fait de partir vivre en Europe, d’y effectuer de longs séjours ou d’y résider, constitue des vecteurs d’assimilation à des valeurs, pratiques et modes de vie catalogués comme « occidentaux » et classe les individus dans la catégorie m’zungu.
28Mes enquêtées âgées n’ont donc pas reconnu mon statut d’adulte, même en ayant été mariée dans l’institution coutumière avec mon conjoint « blanc », ce qui renforçait leur autorité. Je pensais que nos liens préexistants à l’enquête permettraient une immersion plus efficace sur mon terrain d’étude. Mais ils me renvoyaient à une extranéité qui me catégorisait comme « blanche » et questionnait mon appartenance identitaire. L’adoption de marqueurs socioculturels tels que le port du saluva, l’usage des formules de salutation et de présentation, ou encore la maîtrise du shimaoré ne suffisaient pas à me faire accepter comme une Mahoraise aux yeux de ces interlocutrices. Elles se sont également interrogées sur les logiques et finalités de mes recherches. Le milieu universitaire renvoyait pour elles à un milieu étranger « blanc » et « donneur de leçon », comme celui des enseignants, soignants et agents sociaux auxquels elles étaient confrontées dans leur quotidien. Dans leur conception, des rapports sociaux de race s’articulaient à des rapports socio-économiques et distinguaient les classes sociales aisées « blanches » des classes sociales modestes majoritairement « noires ». J’ai ainsi été assimilée à un agent « blanc » des services sociaux et j’entendais par exemple ces propos récurrents : « et les Blancs pourquoi veulent-ils connaître le nombre de mes enfants ? » (wazungu wa tsaha wajuwé trini wana wangu) ; « laisse-moi, ne va pas me mettre à la télévision avec tes mensonges ! » (ni bawuhé wajani triya téléju na u nafiki waho uwu !), « et nous, est-ce que nous allons demander [aux Blancs] leur nombre d’enfants ou leurs pratiques coutumières ? » (bassi wassi undra wadzissa wona wawo na mila zawo ?). Ces réactions et refus d’entretien renversaient la hiérarchie sociale que mes enquêtées percevaient entre elles et moi. Pour elles, j’avais choisi le camp des « Blancs » (eux) contre celui des Mahorais (nous). Mes enquêtées ont largement fait usage de la distance sociale qu’elles établissaient ainsi. Cela s’accompagnait de remarques qu’elles m’assénaient régulièrement : « Tu te conduis comme les Blancs sales là ! » (wawé mori wazungu wa rotro walé), « c’est parce que tu es une enfant de Mayotte que j’accepte de discuter avec toi et de t’aider pour ton travail » (dévo uliwo mwana wa shimaoré dé nakubali ni hadissi na wawé, i hu sa idiyé na hazi yaho). Mes interlocutrices envisageaient donc la relation enquêteur-enquêté comme un moyen de me faire adhérer à ce qu’elles se représentaient du mode de vie mahorais et à ses normes coutumières. Les tensions soulevées autour de mes identités plurielles les ont amenées à me percevoir comme « égarée » et en tant qu’aînées, elles pensaient user de leur autorité pour me faire revenir vers des normes plus locales, en épousant par exemple un homme mahorais musulman.
29Parmi les 11 femmes du quartier que j’avais ciblées à Saint-Pierre et auprès desquelles j’aurais pu faire des entretiens, seules 6 m’en ont accordés de manière régulière. Mais au bout de deux mois, je décidais d’arrêter mes entretiens à domicile. Je ne disposais pas de compétences stratégiques suffisantes pour négocier les informations que je souhaitais obtenir avec ces enquêtées. Certaines me soumettaient à un examen de conscience moralisateur : avant de me livrer des explications concernant des rites pratiqués autour de la grossesse, elles tenaient par exemple à me préciser dans quel cadre ils prenaient place et insistaient sur les vertus que doit avoir une jeune fille, comme attendre de connaître la sexualité avec la célébration du mariage. Enfin, une certaine obéissance est attendue des mineurs/cadets sociaux. Or, mon objet d’étude et mon travail d’anthropologue, qui questionnaient les pratiques sociales auxquelles je m’intéressais, pouvaient déranger puisque mes interlocutrices prenaient conscience au fil des entretiens des contradictions de leurs pratiques. Elles ne s’attendaient pas à ce que je puisse les faire émerger et me le reprochaient, en raison de la position que j’occupais vis-à-vis d’elles (subalterne sur le plan de l’âge et transgressive en raison du mode de vie que j’avais choisi).
- 27 Le montant des prestations sociales est inégal entre Mayotte et la Réunion, il est plus important à (...)
30Enfin, mon travail et ma posture, ainsi que les assignations identitaires dont je faisais l’objet, s’inscrivaient dans un contexte plus large d’ethnicisation et de racialisation (Primon, 2007) au sein de l’espace réunionnais. Les résidents mahorais y sont souvent méprisés et subissent du racisme de la part du reste de la population. Ils sont considérés comme des intrus et des étrangers du fait de leurs pratiques socioculturelles différentes. Peu de Réunionnais ayant une ascendance issue de l’archipel des Comores s’expriment dans l’espace public et reconnaissent ou revendiquent cette ascendance. Par ailleurs, de nombreux Réunionnais pensent que les Mahorais viennent sur leur île pour « profiter » des prestations sociales27 étatiques. Les insultes, telles que « sal komor » (sale Comorien) ou « komor déor » (Comorien dehors) sont récurrentes sur les murs publics. Le terme créole réunionnais « komor » fonctionne selon une logique à la fois de racisation et d’ethnicisation des Mahorais et Comoriens et concentre des hiérarchies de classes. Peu de Mahorais ont en effet accès à une activité professionnelle à la Réunion et encore moins à une position de prestige social et symbolique. Ce contexte de discrimination et d’inégalités plurielles amenait mes enquêtées à s’exprimer sur le racisme qu’elles subissaient dans l’espace public et l’accès aux services étatiques. Elles étaient donc d’autant plus déconcertées par mes choix de vie.
31Ma présence pour mes enquêtes au sein de ce quartier de Saint-Pierre fut l’objet d’assignations identitaires et sociales particulières en raison de mon capital culturel et socio-économique. Elles apparaissaient d’autant plus fortes que celui-ci mettait en exergue les difficultés du vécu quotidien précaire et ethnicisé de mes interlocutrices dans le contexte réunionnais – ce qui en retour rendait mon terrain d’étude plus ardu. G. Mauger (1991) souligne qu’« on peut considérer que, confrontés à la situation de ‘quasi-procès’ ou de ‘quasi-examen’ que représente à leurs yeux la situation d’enquête, les enquêtés n’acceptent de s’y prêter que s’ils pensent être en mesure d’y ‘revendiquer’ un moi ‘acceptable’, que si l’enquête les ‘grandit’ plutôt qu’elle ne les rappelle à leur ‘petitesse’ (Mauger, 1991, p. 133-134) ». Comme l’évoque également F. Bonnet (2008), les interlocuteurs du chercheur collaborent avec lui s’ils peuvent tirer profit de l’enquête pour leurs propres besoins. Or, en dehors d’une certaine proximité familiale, je ne disposais d’aucun atout pour favoriser des interactions fructueuses et satisfaisantes avec mes enquêtées.
- 28 D. Fassin et J.-S. Eideliman donnent la définition suivante : « une économie morale correspond à la (...)
32La posture et les choix méthodologiques que j’avais adoptés sur ce premier terrain d’étude a entraîné un rejet de la part de mes enquêtées : j’étais perçue comme intrusive et trop curieuse. En s’opposant à l’intérêt heuristique de ma recherche, elles renversaient l’inégalité sociale existant entre elles et moi et signifiaient un refus de ma position critique, incarnée par mon parcours, vis-à-vis des normes et valeurs socioculturelles de la féminité mahoraise. Les difficultés rencontrées lors de ces premières enquêtes m’ont donc conduite à changer de cadre ethnographique. L’ethnicisation de mon identité en tant que m’zungu, par mes interlocuteurs, s’est poursuivie sous d’autres formes, à la Réunion puis à Mayotte, mais de manière plus facilement négociable, car elle apparaissait positive sur plusieurs points et ne constituait pas toujours un stigmate. Il était alors plus évident d’appréhender les économies morales28 de ces nouveaux contextes d’enquête, malgré les hiérarchies sociales existant avec mes enquêtées.
- 29 Cette enquête a été rendue possible grâce à M. Chérubini.
33Les difficultés rencontrées à Saint-Pierre de la Réunion m’ont menée en 2012 vers des structures de soin publiques, les services de Protection maternelle et infantile (PMI) de Saint-Louis et Ravine-des-Cabris, où des mères mahoraises viennent en consultation avec leurs enfants29. Quelques jours après une entrevue avec le médecin responsable du service PMI, j’eus successivement deux rendez-vous avec les médecins locaux responsables des deux unités que je devais intégrer. L’accueil fut cordial : ils étaient intéressés par ma démarche et soucieux des résultats de l’enquête. Ils souhaitaient comprendre les pratiques de soin des femmes mahoraises, car celles-ci restent peu accessibles et se méfient souvent des agents de santé et de l’État. D’une manière générale, à l’instar du groupe social auquel elles appartiennent, ces femmes font l’objet d’une grande méconnaissance de la part du reste de la population réunionnaise avec laquelle elles entretiennent peu d’interactions. Les médecins avaient mis à ma disposition un bureau privé dans lequel je pouvais recevoir les patientes mahoraises venues en consultation. J’arrivais le matin aux horaires indiqués par le personnel soignant, j’installais mes affaires dans mon bureau et revenais dans la salle d’attente pour négocier des entretiens avec les patientes. Suite à l’enregistrement de leur dossier avec les secrétaires, je formulais l’objet de ma présence dans cette structure. Je leur exposais également qu’elles avaient la possibilité de refuser ces entretiens. Les deux médecins négociaient aussi de leur côté des entretiens avec des patientes. Une fois dans mon bureau, j’indiquais aux femmes que je recevais qu’elles pouvaient se mettre à l’aise, puis je donnais des jeux aux enfants qui les accompagnaient. La porte fermée, je rassurais mes interlocutrices sur l’anonymat de l’enquête, puis je me présentais en shimaoré.
- 30 Les femmes que j’ai rencontrées avaient habité à la Réunion au cours de leur enfance et adolescence (...)
34Ces structures de soin accueillent toute la population réunionnaise, mais lors de mes deux mois d’observation, les patientes mahoraises furent les plus présentes30. Au sein des services de PMI, j’arborais une tenue “occidentale” par identification à l’institution. Dans la mesure où j’avais besoin de ce terrain d’étude pour compléter et diversifier les données recueillies à Saint-Pierre et où je ressentais de la part du personnel soignant réunionnais une méfiance latente (dans cet espace public, j’étais identifiée comme mahoraise), cette tenue et mon usage du français avec ces interlocuteurs visaient à démontrer mon sérieux et ma rigueur. Ces éléments me permettaient de jouer sur les stéréotypes liés à la perception valorisante d’une « blanchité » sociale acquise, par opposition aux représentations locales courantes et stigmatisantes à l’encontre des individus mahorais. Toutefois, cette tenue induisait une position de pouvoir vis-à-vis de mes enquêtées, qui percevaient aussi l’« occidentalisation » de mon mode de vie. Afin de limiter les inégalités sociales entre nous, je leur indiquais que j’habitais dans la même commune qu’elles et je n’utilisais dans nos conversations que le shimaoré.
35Ce cadre d’enquête m’a permis de rencontrer 30 personnes en deux mois, toutes nées à Mayotte et de nationalité française. Certaines ont connu une mobilité lors de l’enfance avec leurs ascendants au cours des années 1990, d’autres habitaient à la Réunion depuis un à trois ans, voire plus, au moment des entretiens. Elles étaient âgées de 18 à 32 ans. J’ai rencontré cinq femmes avec lesquelles préexistait un lien d’interconnaissance, mais elles ne connaissaient pas l’objet des litiges avec ma famille. J’ai donc mis un voile sur certains de mes choix de vie privée et donner à voir un « moi social » davantage rattaché à mon statut universitaire. Je ne tenais pas à m’expliquer ni à légitimer mes choix de vie personnelle auprès de mes enquêtées. Ainsi, j’ai pu trouver dans ce contexte un groupe d’interlocutrices réceptives à l’objet de ma recherche, même si curieuses de mon parcours.
36La structure des PMI permettait d’établir d’emblée une distance avec les femmes que je rencontrais. Une certaine proximité socioculturelle, des similitudes dans nos expériences locales et ma maîtrise des normes sociales de leur milieu d’appartenance ont pu cependant être converties en compétences stratégiques dans la négociation nos entretiens. Mon capital social et symbolique (Bourdieu, 1994) permit de contrebalancer la hiérarchie de classe qui nous séparait. Mon appartenance à une classe d’âge proche de la leur est aussi devenue un atout. Ces enquêtées paraissaient admiratives de mon parcours universitaire et fières qu’une jeune femme mahoraise puisse effectuer des études supérieures : dans le contexte réunionnais, peu de Mahorais accèdent à des activités professionnelles prestigieuses. La plupart de mes enquêtées avaient en outre arrêté leur cursus scolaire au baccalauréat. Plusieurs mères de famille m’ont par la suite invitée à continuer nos entretiens à domicile. Pour ces derniers, je tentais de correspondre davantage à l’image d’une femme mahoraise : je faisais le choix de déployer des marqueurs socioculturels spécifiques, par exemple en portant les tenues « coutumières » des femmes musulmanes.
- 31 Les relations adultérines sont monnaie courante et constituent un des éléments de rivalité et de mé (...)
37Durant deux mois, mes échanges avec ces enquêtées furent riches et sympathiques, sans conflit. Enquêter au niveau des PMI fut un moyen d’approfondir la question de la transmission des savoirs entourant la grossesse et l’accouchement d’un point de vue intergénérationnel, en s’intéressant à des femmes plus jeunes. L’objet de mes entretiens était aussi de confronter l’usage des savoirs et savoir-faire de la médecine locale avec ceux de la biomédecine, et de constater l’adaptation ou la permanence de certaines techniques de soins mahoraises. Mes enquêtées paraissaient curieuses que je m’intéresse à leur parcours et pratiques socioculturelles et elles répondaient donc à mes questions. Lorsque nous abordions celle des rapports sociaux de genre et de nos relations avec la gent masculine, j’indiquais simplement que le père de mon fils était un Français « blanc ». Certaines enquêtées me répondaient alors : « u vuku bako (littéralement, « tu es sauvée ma chère ! »). Ces réactions faisaient référence à des stéréotypes locaux concernant les attitudes « sérieuses » des hommes « blancs » dans les relations conjugales, par opposition à celles des hommes mahorais, dont les comportements étaient alors évoqués. Nous partagions ainsi des instants de complicité en discutant de certaines conduites masculines, notamment le « papillonnage » des hommes mahorais31 que mes enquêtées se représentaient comme quelque chose d’inné. Je tenais alors à préciser, concernant les comportements différents de mon partenaire m’zungu, qu’il ne s’agissait pas d’une question de phénotype, de « race », ni d’appartenance sociale, mais d’inclinaison individuelle. J’observais en retour un certain scepticisme de la part de mes interlocutrices. Leurs difficultés conjugales avec des hommes mahorais et leur manque de ressources constituaient des éléments qui revenaient régulièrement comme motifs de leur mobilité entre Mayotte et la Réunion, comme pour mes enquêtées plus âgées, les femmes mahoraises faisant souvent face à des violences conjugales à l’instar des femmes réunionnaises (Pourette, 2016). Ces discours confirmaient les logiques sociales qui relient les enjeux croisés de la mobilité, du genre, de l’appartenance sociale et des violences plurielles. Or, j’étais extérieure à ce contexte. Du point de vue de mes interlocutrices, la « blanchité » qu’elle m’assignait, et qui était ici d’abord associée à mon partenaire, soulignait de manière positive une évolution et une émancipation sociale féminine – que semblait incarner à leurs yeux mon parcours personnel.
- 32 Maître en accouchement.
38Les difficultés rencontrées durant mon premier terrain d’étude à la Réunion, puis les enquêtes qui ont suivi, furent instructives pour aborder mes ethnographies à Mayotte en utilisant davantage d’outils de négociation avec mes interlocutrices. Les données que j’avais collectées à la Réunion présentaient des pratiques parcellaires et des manques au niveau de l’interprétation symbolique des rites décrits autour de la grossesse, de l’accouchement et de la maternité. Des enquêtes sur l’île de Mayotte avaient donc pour but de comparer certaines pratiques mentionnées et observées à la Réunion. Je n’avais pu par ailleurs rencontrer qu’une seule fundi m’dzalissa32. La poursuite de mes enquêtes ethnographiques à Mayotte devait donc croiser mes observations en contexte réunionnais avec celles qu’il me serait possible de réaliser dans la société de départ de mes interlocutrices. A Mayotte, les fundi m’dzalissa sont les spécialistes locales des pratiques de soin autour de la naissance et de la maternité. Elles débutent leur apprentissage en suivant leur mère lors d’accouchements à domicile. Progressivement, elles sont initiées à la fonction d’accoucheuse et prennent le relais au moment de la cessation d’activité de leur mère. C’est un savoir et une compétence construits dans le temps et l’espace social. Comme le souligne H. Becker (1985), le processus de construction d’une profession s’approprie un domaine dans une stratégie de négociation de service. La carrière de « mère », au regard de l’analyse interactionniste, se constitue comme un domaine spécifique des femmes mahoraises : le savoir et le savoir-faire autour de la naissance deviennent des compétences professionnelles et socioculturelles qui renforcent l’importance de ces rôles féminins. Ceux-ci sont cependant confrontés à la médicalisation de l’accouchement par la biomédecine à l’instar d’autres sociétés (El Kotni, 2016). Ainsi, à Mayotte, les pratiques médicales locales et celles issues de la biomédecine autour de la naissance et de la maternité sont adoptées par les femmes enceintes, soit simultanément, soit de manière partielle, en fonction de la quête de sens, de l’efficacité thérapeutique et de leurs moyens financiers.
39En 2012, j’étais divorcée de mon conjoint, tout en continuant de résider en France hexagonale, mais cela eut pour conséquence une réconciliation avec ma famille maternelle qui avait refusé mon conjoint « blanc ». De la fin de l’année 2014 au début de l’année 2015, je me suis rendue à Mayotte pour un séjour de trois mois. En 2016, j’y suis retournée durant cinq mois. J’ai alors fait le choix d’habiter dans mon village maternel et de recourir au capital social et symbolique de ma famille et de mon réseau amical afin de pouvoir rencontrer des fundi m’dzalissa spécialisés dans les soins périnataux et post-partum. Depuis les écueils de mes enquêtes à la Réunion, j’avais conscience que je devais être introduite auprès d’enquêtées plus âgées par un tiers afin de faciliter mes ethnographies. Cette stratégie était plus efficace pour rencontrer rapidement les spécialistes dont j’avais besoin. Mais malgré l’évolution de ma vie personnelle et de mes relations familiales maternelles, je continuais d’être désignée par mon entourage local comme m’zungu, en raison de mon parcours universitaire, de mon mode de vie, de ma résidence en France et de mon ancien statut marital avec un homme « blanc ». Ce fut aussi le cas lors de mes interactions avec les fundi m’dzalissa que je rencontrais. Les stéréotypes qui construisent ce processus d’ethnicisation se rapportent à nouveau au phénomène postcolonial à Mayotte, soulève des enjeux liés aux rapports sociaux de sexe et reflètent les logiques de pouvoir entre acteurs français « blancs » et « noirs » dans un contexte de soin pluriel et concurrent. Je devais donc instrumentaliser mes différentes identités pour mener à bien ces enquêtes.
40La sœur aînée de ma mère, Ma Fatima, est âgée d’une soixantaine d’années et mère de 11 enfants. Elle vit dans un village au sud de l’île de Mayotte. Son père est mahorais et possède une ascendance malgache. Ma Fatima maîtrise le malgache, mais au quotidien, elle utilise le shimaoré. Elle a suivi et observé ma grand-mère maternelle lors d’accouchements à domicile avant l’arrivée des maternités biomédicales. A plusieurs reprises, je lui ai expliqué les raisons de ma présence à Mayotte et j’ai réalisé avec elle des entretiens. Je tentais par ce moyen de l’intéresser à mon travail ethnographique. J’ai engagé avec Ma Fatima un processus d’échanges et de solidarité mutuelle, qui lui conférait cependant une position hiérarchique de prestige. Puis, je lui ai demandé de me mettre en relation avec des fundi m’dzalissa. Elle m’a alors indiqué que l’une de nos cousines patrilinéaires, du côté de mon grand-père, en était une. Je convins avec elle d’un jour pour nous y rendre. Ma Fatima me rappela alors : « ne va pas dormir jusqu’à tard dans la journée ! (…) j’ai beaucoup de choses à faire. Tu aimes faire des grasses matinées comme les wazungu [Blancs] ». J’acquiesçai à ses paroles. Elle se représentait les individus occidentaux comme des personnes sans soucis matériels, tandis qu’elle devait lutter au quotidien pour assurer ses revenus. Le jour convenu, je courus dès le réveil au domicile de ma tante et la trouvai en train de prendre son petit-déjeuner avec son conjoint. Je les saluai, elle me regarda et sourit en déclarant : « ah ben, tu es jolie comme ça, tu es habillée en femme aujourd’hui ! ». Je portais un saluva et une parure en or. Je savais qu’elle m’aurait demandé de changer de vêtements si j’avais porté une tenue « occidentale » comme une jupe ou un jean. Je devais correspondre à ses yeux aux représentations « traditionnelles » d’une femme mahoraise. A l’instar de mes premières enquêtées à la Réunion, ma tante me faisait souvent subir des examens de conscience. Elle m’indiquait qu’elle n’appréciait pas mon mode de vie et que je devais adopter les mœurs de « chez nous ». Un jour par exemple, elle m’avait fait venir chez elle pour me dire qu’elle avait honte de mon comportement car des villageois lui avaient rapporté que le soir venu, je rejoignais des amies pour fumer des cigarettes chez l’une d’elles. Ce comportement ne reflétait pas une attitude digne de notre famille aux yeux de ma tante. Même si je lui rendais souvent service, régulièrement, elle me signifiait aussi qu’il était temps que j’aie une activité salariale et que je fonde une famille, en me demandant jusqu’à quand je comptais étudier. Mon parcours universitaire et mes motivations n’étaient pas compris par la plupart de mes interlocutrices qui n’ont pas été scolarisées, y compris dans ma famille. Selon elles, je devais me réaliser dans la maternité et la vie conjugale comme de nombreuses femmes locales. Depuis mon divorce, beaucoup espéraient que je trouve un « semblable mahorais » (m’gnaho m’maoré), afin de cesser de me comporter comme une « Blanche ».
41Dans le taxi qui nous conduisit chez la fundi que je devais rencontrer, ma tante conversa avec les autres passagers. Elle les connaissait tous. Alors que nous arrivions, elle m’indiqua la maison et me dit : « bon, vas-y et dis-lui que tu es la petite-fille de Saïd ». Je lui indiquai que je préférais qu’elle vienne avec moi pour faire les présentations et m’introduire. Elle consentit à m’accompagner mais précisa qu’elle ne pouvait pas rester longtemps. Nous entrâmes chez la fundi m’dzalissa : une dame âgée d’environ 90 ans nous fit asseoir à sa terrasse. Je la saluai et laissai ma tante effectuer les présentations. Après quelques minutes, Ma Fatima partit et me demanda d’expliciter les raisons de ma venue. Je m’exprimais en shimaoré : j’indiquai que je faisais mes études universitaires en France sur les pratiques autour de la maternité des femmes mahoraises. Mon interlocutrice comprit ma démarche puis déclara : « tu ne vas pas me mettre à la radio ? ». Je lui expliquai que cet entretien concernait uniquement un échange anonymisé pour mes études. Sa crainte de voir ses savoirs volés par des occidentaux était palpable. Elle m’expliqua en effet qu’un soignant “blanc” était venu lui demander de lui enseigner l’usage de la phytothérapie locale, puis qu’elle ne l’avait plus jamais revu. Elle avait également été sollicitée pour enseigner la technique de massage à un soignant kinésithérapeute « blanc », mais elle avait refusé. Je convins finalement avec elle d’une date ultérieure pour un entretien.
42Les fundi m’dzalissa rencontrées à Mayotte avaient toutes été sollicitées par des soignants biomédicaux « blancs » précédemment à mes enquêtes, ce qui a sans doute orienté leurs représentations des individus occidentaux en général et dans lesquelles elles ont pu m’inclure, puisqu’elles savaient au moins que je venais de France hexagonale. Ces fundi semblaient néanmoins apprécier de faire l’objet d’une ethnographie par une chercheuse locale, même si elles craignaient parallèlement un vol de leurs savoirs et une instrumentalisation de ces derniers à leur encontre. Comme à la Réunion, elles me faisaient savoir que c’était à cause de ma filiation mahoraise, dont elles avaient connaissance par l’entourage amical et familial que j’avais mis à contribution pour mes enquêtes, qu’elles acceptaient de me livrer des connaissances. Pour faciliter davantage mon travail de terrain, j’adoptais une position de « disciple » en quête de savoir. En plus de la langue locale, j’employais les formules de politesse requises à l’égard des aînés et je m’excusais toujours au préalable de la gêne que pouvaient occasionner ma présence et mes questions. Je représentais sans doute aussi pour mes enquêtées un moyen de valoriser des pratiques discréditées par le milieu biomédical. A Mayotte, la plupart des soignants viennent de France hexagonale et sont « blancs » : ce sont souvent des stagiaires qui ont peu de connaissances sur le mode de vie mahorais et ses pratiques socioculturelles, qui vivent entre eux et portent peu d’intérêt aux pratiques médicales locales. Le milieu biomédical et ses soignants (que mes interlocutrices associaient génériquement aux « Blancs ») reprochent en outre aux fundi de mettre en danger la santé des mères en leur donnant des plantes thérapeutiques jugées nocives. Or, localement, les savoirs et savoir-faire locaux autour de la naissance et de la maternité allient des compétences professionnelles et socioculturelles qui attribuaient aux fundi m’dzalissa une position importante qu’elles voient désormais dépréciée.
- 33 C’est-à-dire opérer pour pratiquer une césarienne.
43La première que je rencontrais en 2015 me précisa par exemple un jour : « il y a des moments propices pour l’accouchement et d’autres où il faut le retarder, afin que l’enfant ne naisse pas sous nyora m’bovu [un signe astrologique mauvais]. Lorsqu’arrivent les contractions [dzigno], il faut consulter le mwalimu duniya afin de connaître la position des étoiles. Car dans le cas d’un nyora m’bovu, l’enfant vient avec un danger de mort pour l’un des parents. Si c’est le cas, on doit faire des nœuds dans la chevelure de la mère. Elle peut également prendre un traitement thérapeutique [dalao] et le nouer dans son saluva. Mais aujourd’hui, quand les gens sont souffrants, ils ne consultent plus les fundi. Ils font comme les M’zungu. Ils ne respectent plus les prescriptions de la grossesse ». Lors d’un autre entretien, cette interlocutrice ajoutait : « aujourd’hui, les fundi ne veulent plus soigner ou faire des dalao car ils ont peur d’être accusés d’empoisonnement quand leurs patients se rendent à l’hôpital. Là, les soignants ‘blancs’ leur posent des questions pour savoir s’ils ont eu recours aux savoirs thérapeutiques locaux. Or, les gens ne veulent pas aller en prison ». Enfin, elle m’affirma : « je refuse d’aller pratiquer des massages aux femmes à l’hôpital parce que les soignants blancs, au moindre mauvais positionnement de l’enfant, ils aiment couper les gens »33 (ma twabibu wazungu kula shitru ba wawo vendzo paswa m’tru). Ces propos mettent en lumière les tensions entre savoir locaux et biomédicaux. Les fundi m’dzalissa refusent aussi de se rendre chez des kinésithérapeutes à cause des horaires imposés et pour ne pas être en concurrence avec un autre savoir techniciste pouvant paraître plus efficace (les fundi exercent avec leurs mains et leurs ressentis). Les rapports entre savoir et pouvoir s’articulent enfin autour d’une échelle générationnelle entre aîné et cadet : les fundi ne veulent pas être assujetties aux injonctions d’un soignant « blanc » plus jeune ou cette situation subvertirait un ordre social fondé sur le pouvoir de l’aînesse.
44La grossesse, la naissance et la maternité sont ainsi au cœur de rapports de pouvoir pluriels à de multiples échelles. Et bien que j’étais considérée comme mahoraise en raison de mon entourage local social et familial, mes rencontres avec des fundi m’dzalissa n’étaient pas exemptes d’une assignation identitaire stéréotypée et stigmatisante qui soulignait ma « blanchité » d’un point de vue social. Le fait de me considérer comme une M’Zungu était renforcé par un contexte de mise en concurrence des soins et savoirs médicaux, à laquelle était en partie associé mon intérêt pour ces connaissances. Mon ethnicisation en tant que « blanche » incluait donc les critiques de mes interlocutrices vis-à-vis des soignants biomédicaux des hôpitaux publics, qui appartiennent également à des catégories sociales supérieures. C’était un moyen de renverser la hiérarchie des savoirs entre deux pratiques médicales, l’une légitimée par sa technicité et l’autre reléguée à des « coutumes locales ».
45La biomédicalisation des soins à Mayotte fait par ailleurs écho à un discours local lié à l’islam qui entend se dépouiller de pratiques dites « polythéistes ». Celles-ci sont considérées négativement comme des superstitions absurdes. De nombreuses pratiques dites “traditionnelles” sont donc dépréciées, méprisées et qualifiées de « y zo kitabi koko » (traditions de grands-mères). Un tabou sur l’histoire locale avant la colonisation française demeure : tous les éléments culturels non-musulmans sont dévalorisés. La religion musulmane est aujourd’hui un élément de réappropriation identitaire et culturelle forte. L’islam à Mayotte et dans l’archipel des Comores est la métaphore d’un raffinement moral et de comportements d’excellence, introduite au cours du commerce d’esclaves entre les côtes est-africaines et l’archipel (Yahaya, 2013). La religion et la personnalité du prophète Muhammad, et par là même de « mwarabu » (l’homme arabe), symbolise une humanité parfaite dont tout musulman devrait s’inspirer. Ces représentations s’organisent aussi autour de valeurs en opposition à une « occidentalisation » des modes de vie, perçue comme corruptrice. Le chercheur local qui s’intéresse aux pratiques de soin locales qui ne relèvent pas de la biomédecine peut alors s’entendre dire : « licha y zo shitru za halé » (laisse tomber, ce sont des choses anciennes). On me demandait de manière récurrente : « pourquoi t’intéresses-tu aux pratiques de l’accouchement » ?, « mais que vas-tu faire de toutes ces connaissances ? ». Certains interlocuteurs mahorais pensaient que je souhaitais devenir fundi, alors que mes enquêtées craignaient, en m’appréhendant en tant qu’occidentale, que je vole leurs savoirs.
46A Mayotte j’ai donc renouvelé mes compétences stratégiques et davantage maîtrisé les règles du jeu social pour accéder à des acteurs ressources spécialisés dans les pratiques médicales autour de l’accouchement et de la maternité. Les biais rencontrés durant mes enquêtes furent également plus faciles à résoudre. Dans le cadre de ces terrains ethnographiques auprès de femmes âgées, j’ai utilisé des identités plurielles et joué sur mon statut de chercheuse locale en adoptant des codes locaux vestimentaires et linguistiques plébiscités dans l’espace public et dans les interactions interindividuelles, me présentant comme une jeune femme respectueuse des valeurs culturelles locales. Cependant, comme lors de mes premières enquêtes à la Réunion, en raison de ma position de chercheuse et de mon appartenance sociale, l’inégalité de classe avec mes enquêtées fit l’objet d’une subversion, du fait de ma quête de connaissance auprès de figures du savoir et d’autorité et parce que j’étais plus jeune. Cette subversion était facilitée par mon ancrage personnel dans leurs cercles sociaux et familiaux : ces interlocutrices étaient mes aînées et à leurs yeux, je demeurais une « enfant », en dépit de mon précédent mariage et de l’enfant qui en était né. Il leur était donc d’autant plus facile de m’assigner à une position extérieure en me catégorisant comme « blanche » et « occidentale ». Porter ce stigmate m’zungu auprès des fundi m’dzalissa correspondait en outre à une critique contre les soignants biomédicaux dont les pratiques professionnelles sont aujourd’hui plus valorisées que les leurs. M’assigner cette identité leur permettait d’effectuer un renversement symbolique, ce qu’encourageaient mon parcours universitaire, ma vie en France hexagonale et mon enfant métis – éléments qui me rangeaient dans la catégorie des « Blancs ».
47La posture d’une chercheuse locale pratiquant l’anthropologie « chez soi » comporte de nombreux biais et difficultés, car sa présence peut réactiver des tensions sociales latentes, particulièrement autour de terrains d’étude qui croisent des enjeux d’intimité, d’inégalités genrées, de stigmates sociaux et d’asymétries ethnicisées ou racialisées. Pour mener à bien une recherche, il apparait donc nécessaire de négocier et conjuguer différentes identités, incluant celles assignées par les enquêtés.
48Mon statut d’anthropologue issue du milieu mahorais à la Réunion et à Mayotte a été vécu, notamment par mes interlocutrices plus âgées, comme un élément de déstabilisation de l’ordre social local et du pouvoir des mères de famille que j’interrogeais. Ce phénomène était renforcé par un certain nombre de transgressions sociales rattachées à mon parcours personnel et à mes choix de vie en tant que femme. Face à des enquêtées détentrices de savoirs et d’autorité, qui reposent en partie sur leur âge, j’étais identifiée comme une « occidentale blanche » (m’zungu), ce que renforçait également l’objet de ma recherche. Ce stigmate ne devenait un attribut positif que dans le regard d’enquêtées plus jeunes ou de ma tranche d’âge que je rencontrais dans des institutions publiques de santé et avec lesquelles pouvait s’établir davantage de distance dans la relation d’enquête. J’étais donc paradoxalement stigmatisée et renvoyée à une position d’outsider par des connaissances proches ou inscrites dans mes cercles de parenté. Or, étudier des pratiques de soin spécifiques autour de la grossesse, de l’accouchement et de la maternité dans le milieu mahorais dont j’étais issue impliquait d’évoluer, du moins à la Réunion, dans un entre-soi stigmatisé et de me référer à une catégorie d’actrices particulières plus âgées qui ne pouvaient que connaitre mon entourage. Il en fut de même à Mayotte, où la concurrence des savoirs entre biomédecine et thérapeutiques locales compliqua mes interactions d’enquêtes, même si c’était de manière moindre car mes relations familiales y étaient devenues moins tendues.
49Peu de chercheurs mahorais réalisent des travaux en sciences sociales, tant leur société d’appartenance comporte des tabous qui peuvent rendre les séjours ethnographiques périlleux. L’anthropologue local doit donc jongler avec les avantages et les biais de la proximité dans le rapport enquêteur/enquêtés. Son capital social et symbolique peut être un outil dans les stratégies de négociations sur le terrain. Mais les difficultés que j’ai rencontrées démontrent aussi que la mobilisation de ces compétences est fortement soumise aux jeux des interactions sociales à l’initiative des enquêtés. Aussi, contrairement au chercheur outsider, l’examen moral du chercheur insider et la mise à l’épreuve de sa subjectivité par ses interlocuteurs peuvent complexifier les liens préexistants à l’enquête et ceux qu’il entretient avec ses proches.