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Le cosmopolitisme

Le cosmopolitisme, un univers de situations

Yvan Gastaut

Texte intégral

1Étroitement lié à l’espace urbain, le cosmopolitisme décrit une situation de brassage de population. Chez les historiens, il est classique de présenter certaines villes méditerranéennes comme des espaces cosmopolites à certaines périodes. Forcé, fortuit, volontaire, ce côtoiement est souvent la conséquence d’un contexte économique, politique ou culturel : des individus, des communautés fréquentent un même espace, observent ensemble des règles, participent parfois à un même projet. Aussi bigarrée que soit la population décrite par le cosmopolitisme, un degré est introduit dans le brassage : il ne s’agit que d’une coexistence structurée ou pas, bien moins intense qu’un processus d’intégration, qu’un métissage. Le cosmopolitisme ne représente donc pas forcément un creuset, ce n’est qu’un ensemble de situations de juxtapositions de populations qui peuvent aboutir à des mélanges plus étroits. A ce titre l’union mixte est révélatrice, fréquente dans un contexte d’intégration, elle est plutôt rare en situation cosmopolite.

2D’usage récent dans les sciences sociales, le terme « cosmopolitisme » apparaît comme une notion floue, aux contours mal définis qu’illustrent des pratiques langagières dispersées. Parmi les historiens, seule la thèse de Robert Ilbert sur Alexandrie offre une magistrale base de travail1. Et si Peter Coulmas s’est attelé à une histoire du cosmopolitisme, cette notion est restée longtemps confinée dans des essais ou brûlots2. Dans le langage commun, si les usages sont plus anciens, il n’en sont pas moins variés.

3Le premier champ sémantique attaché à la notion de cosmopolitisme remonte au début du xxe siècle, notamment à la Belle Époque dans le cadre du développement d’un tourisme aristocratique. Il s’agissait de décrire la présence de multiples nationalités dans les villes de la Côte d’Azur et plus largement du littoral méditerranéen : commentateurs, observateurs, journalistes et romanciers n’hésitent pas à employer ce terme pour décrire la situation des villes. Preuve d’un certain succès, chaque ville possède son « hôtel cosmopolite ». Le mot n’est pas galvaudé, bien au contraire, son usage, loin d’être péjoratif, sert plutôt à mettre en valeur la vocation résolument porté vers l’avenir de ces villes3. Avec le déclin du tourisme de luxe dans les années 30, le terme de « cosmopolitisme » devient désuet. On ne l’utilise plus pour décrire le tourisme populaire de masse dont les seuls bénéficiaires sont Français. Autre usage à la même période et radicalement différent, le mot « cosmopolitisme » est récurrent de la rhétorique antisémite : le Juif apatride est perçu comme l’élément prépondérant d’un cosmopolitisme fossoyeur des identités nationales. Dans ce cadre, cette idée de brassage développe une vision largement négative et subversive : le cosmopolitisme est une œuvre du complot juif. Cet usage a quasiment disparu avec la fin de la Seconde Guerre mondiale et une certaine désuétude va accompagner ce mot jusqu’à aujourd’hui encore.

4Deuxième champ, le cosmopolitisme est lié aux villes du bassin méditerranéen à tel point que l’on évoque un modèle méditerranéen du cosmopolitisme dans les sciences sociales. Ce modèle désigne une situation des villes dans le passé, essentiellement les ports aux temps de la domination ottomane et de la colonisation. Outre Alexandrie, quelques villes comme Tanger, Salonique, Beyrouth ont fait l’objet d’études portant sur leur capacité à brasser les populations. Ce cosmopolitisme aujourd’hui révolu permet de mettre en lumière une armature urbaine en Méditerranée marquée par la multiplicité des appartenances, des modes de vie et une coexistence des populations ; autant de signes positifs d’une tolérance de l’Autre ? Robert Ilbert analyse avec soin le système organisé du cosmopolitisme alexandrin : par exemple, une famille d’immigrés est accueillie à son arrivée dans la ville par un bureau de placement. La ville fonctionne à partir d’une reconnaissance de l’autonomie des différents groupes : la prise de conscience d’une communauté d’intérêts permet de maîtriser tensions, antagonismes et violences entre les communautés. Plusieurs travaux de recherche insistent sur le fait que toutes les villes méditerranéennes ont vécu des cosmopolitismes contrariés par les évolutions politiques et diplomatiques.

5Ce cosmopolitisme est également repéré après les décolonisations et dans le temps présent pour certaines villes du nord de la Méditerranée. Marseille en est le meilleur exemple : présentée comme un modèle séculaire de ville de brassage depuis sa fondation, la citée phocéenne ne se définit elle-même comme cosmopolite que depuis une à deux décennies. Romanciers, politiciens, essayistes et historiens orientent tous leur énergie sur cet aspect de la ville : les œuvres de Jean-Claude Izzo, autant que les travaux d’Émile Temime en passant par les festivités organisées en juin 1999 commémorant les 2600 ans de la ville. Cette identité plurielle, véhiculée avec insistance dans les discours, a-t-elle toujours été conforme à la réalité ? Certaines voix tentent de remettre en cause cette idée4.

6En quelque sorte, convoquer le cosmopolitisme pour parler des villes méditerranéennes alimente souvent inconsciemment à la fois une nostalgie et une peur dans l’avenir du bassin : Illios Yannakakis estime que le cosmopolitisme n’a été qu’un moment de l’histoire de la Méditerranée5 et Thierry Fabre oppose le monolithisme des villes méditerranéennes d’aujourd’hui à leur cosmopolitisme d’hier6.

7Le troisième champ d’usage du mot cosmopolitisme est revenu à partir des années quatre-vingts en matière d’immigration mais de manière toujours ambiguë. Il est quelquefois d’usage chez les partisans de l’intégration qui lui préfèrent d’autres mots même si une revue Cosmopolis est créée en 1983 à Lyon par des jeunes issus de l’immigration. Cependant, son utilisation permet de décrire positivement l’évolution de la société française vers un mélange des populations présentes sur son sol. Mais le champ sémantique du mot dépasse le seul cadre de l’immigration : il représente en quelque sorte un vœu pieux, une manière d’envisager les flux de population à l’aune de la mondialisation de l’économie. Dans ce contexte, cosmopolitisme et mondialisation sont étroitement liés selon les détracteurs de ces deux notions, notamment à l’extrême gauche et à gauche. La mise en accusation d’un « cosmopolitisme marchand » est une voie pour réduire les moyens d’action et d’expression des groupes minoritaires des sociétés d’accueil.

8En conséquence, si pour Pascal Bruckner, le vrai cosmopolitisme, c’est apprendre la langue des autres, une culture étrangère, tout en approfondissant en même temps sa propre culture, le cosmopolitisme, loin de se résoudre aux seules questions d’intégration, engagerait les sociétés modernes à se tourner vers la diversité et la pluralité des appartenances. Il s’attache à une sorte de philosophie générale, prônant un humanisme de bon aloi au sein de sociétés globalisées. Le mot cosmopolitisme n’est donc plus du domaine exclusif du brassage des populations, ni même du seul espace méditerranéen.

9En revanche, le terme est fréquemment utilisé par l’extrême droite pour rejeter l’étranger. Le cosmopolitisme considéré comme un fléau est une conséquence des flux de population. Mais c’est plutôt dans les publications à caractère intellectuel que ce mot se retrouve tels Les Écrits de Paris : l’héritage du discours de l’entre-deux-guerres sur le Juif cosmopolite rejaillit ici pour stigmatiser l’immigré, apôtre d’un cosmopolitisme destructeur d’identité.

10Le terme de « cosmopolitisme » est donc d’usage variable et ambigu : tantôt il tend à décrire un fléau, tantôt un mouvement positif de la société selon que l’on rejette ou défende le brassage de populations. Le terme alterne également entre langage savant et langage populaire. De même le cosmopolitisme se retrouve décrit au début du xxe siècle et à sa fin. Et bien qu’il ne soit pas seulement applicable au bassin méditerranéen, il semblerait que cet terme se prête tout particulièrement aux milieux urbains de cet espace.

11Si l’on écarte son usage idéologique, le cosmopolitisme envisagé par les travaux scientifiques dépasse les seuls phénomènes migratoires pour décrire une situation à un moment de l’histoire plus ou moins long. Chez les historiens, le caractère artificiel du cosmopolitisme se traduit sous la forme du mythe d’un « âge d’or » révolu au cours duquel des populations différentes vivaient en bonne intelligence. Il s’agit d’une situation de brassage souvent spontané, parfois organisé et structuré et prenant alors une autre dimension. Récit linéaire, l’étude de ces cosmopolitismes passés n’a d’autre fonction que de développer un réseau de nostalgies particulièrement sensibles pour ceux qui ont vécu ou au moins étaient concernés indirectement par ces périodes. Dans le présent, la situation cosmopolite renvoie à un rapport particulier à la différence : sans ôter à l’individu la conscience d’appartenir à sa propre communauté, elle permet de dépasser cet état en construisant un autre sentiment d’appartenance plus universel, intemporel et délocalisé. D’où l’idée que les situations cosmopolites réductrices de différences sont empêchées dès lors que des intégrismes ou des radicalismes se développent au niveau des politiques publiques et entre les communautés.

12Dans ce cadre, le cosmopolitisme relève tout autant d’une construction identitaire destinée à attester du dynamisme, de l’ouverture voire de la modernité d’un espace urbain donné.

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Notes

1 Cf. R. Ilbert, I. Yannakakis (dir.), Alexandrie, un modèle éphémère de convivialité, collection Autrement, n°20, 1992.
2 Cf notamment, G. Scarpetta, Eloge du cosmopolitisme, Paris, Grasset, 1981 ou J. Derrida, Cosmopolites de tous les pays encore un effort, Paris, Galilée, 1997 ou P. Bruckner, Le vertige de Babel, Paris, Arléa, 2000.
3 Voir différents travaux historiques concernant sur le tourisme sur la Côte d’Azur, notamment ceux réalisés et dirigés par Ralph Schor.
4 Cf. Le Monde diplomatique, juillet 1997, « Marseille ou le mythe vacillant de l’intégration ».
5 Cf. I. Yannakakis « Adieu Alexandrie », in Autrement, op. cit. .
6 Cf. T. Fabre, « Cités à la dérive », in Confluence Méditerranée, printemps 1994.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Yvan Gastaut, « Le cosmopolitisme, un univers de situations »Cahiers de l’Urmis [En ligne], 8 | 2002, mis en ligne le 15 juin 2004, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/urmis/21 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/urmis.21

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Auteur

Yvan Gastaut

Maître de conférence, université de Nice Sophia-Antipolis, CMMC

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