- 1 En Amérique centrale, au XIXe, le terme « métis » était associé à l’idée de mélange et servait à dé (...)
1Dans le roman Defeito de cor (« défaut de couleur ») de l’écrivaine brésilienne Ana Maria Gonçalves, paru en 2006, le personnage Kehinde déclare : « je pensais que ce n’était qu’au Brésil que les Noirs devaient demander ‘une exemption de défaut de couleur’ pour pouvoir devenir prêtres, mais en fait c’est aussi le cas en Afrique » (p. 893). Cette phrase est prononcée en 1863 par une femme habitant Lagos au Nigeria. Ce personnage a été inspiré par Luiza Mahin, née au Benin en 1810, puis capturée et amenée au Brésil à l’âge de 8 ans pour être réduite en esclavage. Le roman s’appuie sur le courrier qu’elle écrit depuis l’Afrique à son fils brésilien, Luiz Gama (1830-1882), un avocat et poète, devenu un célèbre abolitionniste. Dans le roman, Kehinde explique à son fils que dans le Brésil du XIXe siècle, si les esclaves affranchis (c’est-à-dire libérés) qui ont une peau foncée souhaitent exercer une profession dans la fonction publique, et ainsi accéder aux classes sociales supérieures, ils doivent signer un document officiel par lequel ils renoncent à leur couleur de peau, car de tels postes ne peuvent être occupés que par des individus blancs. Ève Demazière (1994) montre que dans les colonies d’Amérique centrale à la même époque, les Métis1 devaient payer très cher le « certificat de blanchiment » qui leur donnait accès à certaines professions jusqu’alors réservées à des individus blancs. Qu’en est-il de ce « défaut de couleur » lié aux individus catégorisés comme noirs dans le Brésil contemporain ? Marque-t-il encore aujourd’hui l’appartenance sociale et identitaire ?
- 2 Le terme moreno/morena ne fait pas partie des catégories officielles présentes dans le recensement (...)
- 3 A la différence de la France, au Brésil le mot « race » et les adjectifs de couleur, en tant que co (...)
2Tout au long de l’histoire du Brésil, cette question revient à demi-maquillée sur le devant de la scène depuis l’application de la politique du « blanchiment de la race » (entre 1810 et 1920) et la mise en œuvre de la démocratie raciale (entre 1930 et 1980). Ces processus ont tenté tous deux de mettre en pratique le désir de création d’un type Brésilien idéal, c’est-à-dire moreno2 puxado para o branco (« brun tirant vers le blanc ») ou moreno café com leite (« brun café au lait ») devenu l’interprétation positive du métissage (mestiçagem). Au Brésil, ce terme est lié à la notion de mélange racial entre des individus socialement catégorisés comme noirs, indiens et blancs, grâce à la mise en place des deux politiques précitées. Celles-ci avaient pour but de faire disparaitre les individus noirs par des alliances matrimoniales, par exemple avec les ressortissants allemands et italiens de l’immigration européenne au Brésil, l’objectif de cette politique étant de « diluer le sang noir et la couleur foncée ». Ainsi, au cours du Congrès universel des races en 1911, l’anthropologue brésilien Joao Lacerda prévoyait qu’en 2012, les Noirs auraient complètement disparu du Brésil. Plus tard, l’application de la politique de la démocratie raciale postula que les trois races3 majoritaires dans la population brésilienne (Blancs, Noirs, Indiens) fusionneraient harmonieusement pour former un type idéal brésilien caractérisant une société unique et singulière, où les préjugés et les discriminations raciales n’auraient pas leur place. Dans l’application de ces deux politiques, le phénotype idéal brésilien devait se rapprocher de celui d’un individu « blanc », dont la représentation raciale était considérée comme supérieure et plus valorisante (Seyfferth, 1996 ; Guimarães, 2002 ; Telles, 2003). Aujourd’hui, on peut encore sentir le poids de l’héritage de ces politiques dans différents types de catégorisation. Par exemple, un individu dont la peau est claire, les cheveux lisses et les traits du visage fins peut être considéré comme blanc, même si on lui connaît une ascendance noire ou indienne. De même, une expression populaire largement répandue désigne une femme noire, mère d’un enfant dont le teint est plus clair, comme mulher do útero limpo ou bom, c’est-à-dire « une femme dont l’utérus est propre ou bon ».
- 4 Terme générique qui a historiquement servi à désigner des communautés d’esclaves en fuite. Aujourd’ (...)
- 5 On trouve toute une palette de couleurs pour désigner les personnes noires de peau. Les deux termes (...)
- 6 Selon une étude de l’Institut de recherche économique appliquée (IPEA), il semble qu’il y ait eu un (...)
- 7 Les mouvements noirs en tant qu’organisations politiques ont surgi au Brésil dans les années 30 et (...)
3Il fallut attendre la fin des années 1980 pour que le Brésil adopte une nouvelle constitution fédérale qui fournira une base légale à l’adoption de politiques multiculturelles au niveau institutionnel, en faveur des Noirs, des Indiens et des Blancs appartenant aux classes sociales défavorisées. En ce qui concerne plus particulièrement la partie de la population désignée comme noire, c’est au cours des années 1990 que le gouvernement brésilien reconnaîtra officiellement l’existence du racisme comme problème national, admettant qu’il existe de profondes inégalités socio-économiques entre Noirs et Blancs (Telles, 2003). Ainsi, pour favoriser la valorisation sociale des premiers, des politiques d’affirmative actions (traduit en français par « discrimination positive ») sont mises en œuvre, comme par exemple, l’émission de titres collectifs pour des terres attribuées aux communautés de descendants des quilombos4, l’instauration de quotas pour les candidats noirs ou métis aux concours de l’administration publique ou dans les universités fédérales lorsque de jeunes Noirs et Indiens ont fait leurs études secondaires dans des écoles publiques. L’application de ces politiques a permis une certaine valorisation et reconnaissance de la population noire, ainsi qu’une augmentation du nombre d’individus se déclarant preto5 (« noir ») ou pardo (« métis ») au Brésil6. Toutefois, malgré ce récent retournement du stigmate (Goffman, 1975), au quotidien, une couleur de peau foncée est presque toujours un élément de discrimination : le préjugé racial reste très présent dans le sens commun qui continue d’associer le qualificatif noir aux classes sociales les plus pauvres, tandis qu’à l’opposé, le qualificatif blanc est souvent associé à l’intelligence et la richesse matérielle. Aussi, plus un individu a la peau foncée, plus les obstacles qu’il rencontre pour gravir l’échelle sociale sont nombreux. Le terme noir (negro) est surtout valorisé par les militants des mouvements noirs7 et les élites intellectuelles dans le contexte d’application des politiques multiculturelles et de discrimination positive.
- 8 La variable statistique concernant la cor ou raça (« la couleur de peau ou la race ») a été incluse (...)
4Les questions, liées aux défauts, aux qualités et aux nuances de la couleur de peau au Brésil m’ont toujours intriguée et ont traversé mes recherches, certainement à cause de ma propre histoire et de mon apparence phénotypique, en tant que femme noire brésilienne. Dans mon pays de naissance, aussi bien dans les régions du nord que du sud, je suis catégorisée et perçue comme noire. Une atténuation de ce stigmate est rendue possible par mes cheveux lisses et les traits de mon visage considérés comme fins. J’ai souvent entendu l’expression suivante, sur le ton de la plaisanterie : « tu és preta mas, escapou graças ao teu cabelo bom » (« tu es noire mais tu as échappé [à la noirceur] grâce à tes beaux cheveux »). Mais, sur le plan administratif, pour le recensement officiel concernant la variable ethnique cor ou raça (« couleur ou race »), je suis recensée et auto-déclarée comme noire8.
- 9 Selon Bonniol (2001), dans la société française le terme « métis » sert à désigner un individu qui (...)
5Je suis née au Brésil, plus précisément dans une petite ville à côté de la capitale du Pará (Belém) en Amazonie. Je suis issue d’un milieu social aux origines modestes : mon père était maçon et ma mère artisane. Mes parents ont eu quatre enfants et je suis la seule à avoir fait des études universitaires. Nous résidions en milieu urbain dans un quartier populaire de la ville de Santa Isabel. C’est à Belém que j’ai suivi ma formation initiale et obtenu une licence en sciences sociales, puis un master en anthropologie. Pour poursuivre et développer ma formation à la fois scientifique et professionnelle et m’ouvrir à de nouveaux horizons, j’ai décidé de changer de pays et d’université pour préparer un doctorat en anthropologie en France. Durant mon doctorat, je me suis mariée avec un Français « blanc » et je réside en France depuis la soutenance de ma thèse. Dans cette société, je suis catégorisée comme métisse9 car j’ai la peau plus claire que celles de migrants subsahariens auxquels je peux être comparée. Le fait de m’auto-déclarer noire étonne souvent : par exemple, lors de ma soutenance de thèse, des amies françaises venues pour l’occasion ont été surprises par cette identification car dans leurs représentations, les individus noirs avaient un phénotype « africain ». Je suis donc plus couramment associée en France aux ressortissants d’Inde ou de l’île Maurice.
- 10 Soutenue en 2015, ma thèse avait pour objet d’étude les différentes manières dont les communautés r (...)
- 11 Sur la question du quilombo au Brésil, voir aussi Boyer (2011) et Véran (2003).
- 12 Le terme « communauté » est la forme locale utilisée aujourd’hui pour désigner les populations rura (...)
- 13 Le seuil de pauvreté a été établi par le gouvernement brésilien à 70 reais (environ 20 euros) par m (...)
6Dans le cadre de ma thèse de doctorat10, j’ai analysé les paradoxes liés à la mise en place des politiques multiculturelles au Brésil, en particulier en Amazonie rurale, autour du statut de quilombola (habitant de quilombo)11. Celui-ci met en jeu des représentations de la couleur de peau noire, du phénotype et de sa réhabilitation comme rhétorique politique (Silva da Costa, 2015). Mis en évidence par Lívio Sansone (2003), le système de classification ethnoraciale brésilien est historiquement déterminé et quotidiennement reformulé. En ce sens, j’ai cherché à comprendre quelles sont les réélaborations et/ou les persistances des terminologies des classifications de couleur au sein de populations stigmatisées et désormais politiquement valorisées comme noires. Pour cela, j’ai réalisé des enquêtes de terrain auprès de deux communautés12 rurales, dont les membres se désignaient publiquement comme descendants de quilombo pour obtenir les titres de terres dont ils avaient été spoliés par les grands propriétaires terriens blancs pour l’élevage de bétails. Ces deux villages – Macapazinho et Boa Vista do Itá – se situent dans la municipalité de Santa Isabel do Pará, dans l’État du Pará, en Amazonie et au nord du Brésil, où je suis née. Leurs habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté national13, et sont stigmatisés par leurs voisins de la région, les citadins et les médias, car ils résident en milieu rural, sont noirs, pauvres et généralement pas scolarisés. Ils sont perçus comme des « fils d’Afrique perdus », des « pretos (Noirs) africains », des « pretos cherchant la bagarre », des « pretos non dignes de confiance et fainéants », etc. Les habitants de ces deux villages ont longtemps été discriminés du fait de leur apparence raciale, de leur appartenance sociale et de leur supposée ascendance africaine. Aujourd’hui, bien que cette stigmatisation ait provoqué rejet et souffrance, ils sont acceptés, au moins sur le plan politique, car ils incarnent une image positive liée aux politiques multiculturelles.
- 14 Au Brésil, les anthropologues étudient souvent la société brésilienne.
7Le souvenir personnel le plus ancien que j’avais du village de Macapazinho remontait à mon enfance, et notamment aux dimanches ensoleillés passés avec ma famille dans la station balnéaire de Caraparu, aux environs de la ville de Santa Isabel do Pará. Cette station balnéaire est très populaire et fréquentée par les habitants de villes et villages périphériques autour de Belém, y compris les habitants de Macapazinho et Boa Vista do Itá. La route que nous parcourions en bus pour aller à Caraparu traversait ces villages. Les passagers avaient pour habitude de sortir la tête du bus et de regarder, avec curiosité, leurs habitants assis sous les arbres devant leurs maisons. Je me souviens d’un adulte qui m’avait une fois chuchoté : « regarde, c’est ici que vivent les Noirs d’Afrique, regarde comme ils sont laids et ont l’air de se méfier de tout le monde ! ». Enfant, je ne comprenais pas le mépris envers ces villageois, notamment puisqu’ils nous ressemblaient d’un point de vue phénotypique. Je rapporte ce souvenir stéréotypé de mon enfance car il a compté dans l’élaboration de ma recherche. Selon Ghasarian (2002), une expérience personnelle peut servir de base pour motiver le chercheur à choisir son terrain d’étude. Appartenant moi-même à une classe sociale modeste et étant racisée en tant que Noire, je voulais étudier et comprendre les effets du racisme sur les subjectivités des individus racialisés, mais aussi l’impact des politiques publiques anti-racistes sur la vie de ces derniers. J’imaginais qu’obtenir des réponses à ce sujet m’aiderait à comprendre mes propres questionnements en tant que Brésilienne noire issue d’une société hiérarchiquement racialisée. Contrairement à celui de Malinowski (1989), mon terrain n’était donc pas éloigné de la région dans laquelle j’avais grandi et ne possédait pas de plages désertes. Au contraire, suivant la tradition anthropologique brésilienne14, j’ai étudié « mon jardin », autrement dit des localités de ma propre société. Cependant, je les ai appréhendées en passant par le système académique français et après une installation en France, ce qui a probablement modifié mon regard dans l’analyse de ce terrain d’étude, puisque c’est depuis la France que je me suis rendue compte que les phénomènes de revendication collective de propriétés foncières au Brésil étaient liés à une conjoncture politique beaucoup plus large que le cadre national.
8Concernant les enjeux sociaux de l’identité raciale que je questionnais, je pensais que le fait de me désigner comme noire me rapprocherait de mes interlocuteurs qui s’auto-déclarent de la même façon. Or, mon expérience ethnographique m’a montré que notre « noirceur » n’était pas du tout la même. J’analyserai dans cet article les ambiguïtés et tensions provoquées par ma présence en tant que noire « de fora » (« d’ailleurs ») durant mes enquêtes. Mon statut de chercheuse noire citadine (j’étais souvent considérée comme une « Noire de la ville ») me plaçait parfois dans une position d’insider, parfois d’outsider, de même que le fait d’être étudiante à l’université et d’habiter en France. Ces éléments marquaient une différence de classe entre mes interlocuteurs et moi, de sorte qu’ils pouvaient me percevoir comme « moins noire qu’eux ». Cette distinction opérée par mes enquêtés entre leur identité raciale et la mienne était due à ce qu’ils se représentaient de mon appartenance sociale. Aussi, alors que je pensais naïvement être proche d’eux par leur situation géographique (les villages de mon étude sont situés à moins de trente kilomètres de chez mes parents) et leur identité raciale, j’en étais en réalité assez éloignée et notre rapprochement s’est effectué difficilement à travers un certain nombre d’incompréhensions mutuelles.
- 15 Il s’agit de diagnostics de situations sociales visant à orienter les interventions de l’État dans (...)
- 16 J’ai eu l’occasion de discuter avec l’anthropologue qui a réalisé en équipe l’expertise dans les de (...)
9La première étape pour entamer un processus d’acquisition de titre de propriété foncière en tant que communautés quilombola est de créer une association locale auprès d’un notaire en se déclarant communauté remanescente de quilombo. Dans ces localités, la figure de l’anthropologue est fortement associée à l’acquisition de ce titre en raison de l’expertise15 qui doit être menée dans ce cadre. Or, je n’étais pas l’anthropologue qui avait réalisé celle des deux villages de mon étude : les documents techniques avaient été rédigés en 2000 par l’historienne Shirley Nogueira et l’anthropologue Joseline Trindade. Alors que la majorité des études sur les « communautés descendantes de quilombos » sont liées au contexte de reconnaissance officielle, de revendication du droit à la possession des terres et à la mise en place d’expertises anthropologiques, ce n’était pas le cas de ma recherche. Je ne pouvais donc pas jouir du statut d’anthropologue ayant aidé à obtenir le titre des terres à Macapazinho et Boa Vista do Itá. J’étais simplement perçue comme uma menina que faz entrevista (« une fille qui fait des interviews »), qui aime poser des questions, que anda para lá e para cá embaixo do sol quente (« qui va à droite à gauche sous le soleil brûlant ») ou a mulher que gosta de conversar (« la femme qui aime discuter »). Parfois, lorsque j’effectuais un recensement ou enregistrais un entretien sous un soleil de plomb, certains enquêtés me regardaient avec compassion. Un jour, l’une de mes interlocutrices déclara : « dans ce métier vous devez beaucoup souffrir ! ». Cet exemple illustre à quel point mon travail était incompris, d’autant qu’il ne relevait pas de l’étude anthropologique, telle que se la représentaient les villageois. Je n’ai donc pas pu profiter de la position ethnographique privilégiée16 de l’anthropologue qui élabore l’expertise de ces localités. Au début de mes enquêtes, j’étais d’ailleurs traitée avec un certain dédain par certains villageois. Par exemple, il fallut que je revienne plusieurs fois chez le président de l’association quilombola de Macapazinho pour qu’il m’accorde une interview. Un jour où il était assis devant chez lui, je lui demandai l’autorisation d’enregistrer une entrevue, mais il me répondit qu’il était très occupé et que je devais revenir le lendemain. Cette scène s’est répétée au moins une dizaine de fois. Je devais régulièrement « courir » après les données que je souhaitais récolter, ce qui m’a toutefois permis, en contrepartie, d’ouvrir un nouveau champ d’interaction et d’observation avec mes interlocuteurs. Par exemple, je mis en place des ateliers de dessin avec les adultes et les enfants dont j’avais alors l’opportunité d’observer et noter des échanges et discussions. Ceux-ci m’ont conduite à mieux comprendre leurs (re)appropriation de la catégorie quilombola et leur perception d’eux-mêmes d’un point de vue ethnoracial. Mon objectif était en effet de mettre ces images en rapport avec d’autres données, tels que les récits de vie.
10Mon étude de terrain n’a en outre été possible qu’à partir du moment où les présidents des associations quilombolas m’en donnèrent la permission : il m’était indispensable d’établir de bonnes relations avec ces interlocuteurs, qui détenaient le pouvoir de compromettre mes séjours de recherche. Durant celui que j’effectuais en 2009, certains me demandèrent régulièrement en quoi l’anthropologie pouvait les aider financièrement. En ce sens, le président de l’association de Macapazinho, après m’avoir concédé une entrevue, me demanda d’obtenir auprès des politiques de la municipalité des ballons et filets de volleyball, afin que les jeunes du village puissent continuer à pratiquer ce sport. J’ai donc été parfois instrumentalisée pour obtenir des ressources, ce qui pouvait se comprendre en raison de mon appartenance sociale et citadine et de mon statut de chercheuse. Autre exemple : durant mon premier séjour à Boa Vista do Itá, une enquêtée me demanda d’écrire un livre pour montrer au président Lula à quel point son village était dans le besoin, afin qu’ils obtiennent rapidement le titre de propriété qu’ils revendiquaient. Je lui expliquais alors que je n’avais aucun lien avec le gouvernement, encore moins avec le Président et cette enquêtée me rétorqua : « mais un jour, ce que tu écris dans ce cahier pourra servir au moins pour qu’on passe à la télévision ! ». Je dus lui expliquer que je ne faisais pas de reportages ou documentaire, et elle me regarda surprise, sans rien dire, mais son regard en disait long sur le fait qu’elle ne saisissait pas la finalité de ma présence et questionnait la légitimité de mon travail. Les représentations de cette interlocutrice à mon sujet étaient liées au fait que les personnes extérieures qui se rendaient dans le village étaient localement associées à des actions concrètes pour accélérer l’émission du titre de propriété en tant que communauté quilombola, et par extension l’obtention de ressources économiques et politiques.
11J’étais aussi perçue comme une chercheuse qui ne pouvait, de fait, rien offrir, contrairement aux anthropologues blanches qui avaient réalisé les expertises pour la reconnaissance du statut quilombola. C’est à double titre que je n’étais pas considérée par mes enquêtés comme pouvant servir les intérêts de leurs communautés. Ma catégorisation raciale restait associée à une classification située au bas de l’échelle sociale, même si j’appartenais à une catégorie supérieure à celles des villageois. Par exemple, à la suite de sa demande de ballons et filets de volleyball, le président de l’association quilombola de Macapazinho m’affirma qu’une personne extérieure au village, que ce soit un chercheur ou un fonctionnaire du gouvernement, qui arrivait sans être au volant d’une voiture (je venais en bus) était perçu comme ne possédant aucun pouvoir ni prestige. Dans cette logique, il lui paraissait évident que mon travail ne leur apporterait aucun bénéfice explicite. On sait à quel point la pluralité ethnique et sociale est réduite dans les universités brésiliennes (Pechincha, 2006), même après la récente application de quotas pour étudiants noirs et indiens qui ont fait leur scolarité dans des écoles publiques. Dans ces conditions, la possibilité pour mes interlocuteurs d’avoir face à eux une chercheuse noire issue d’une classe populaire était très rare, donc peu comprise.
- 17 L’université de Belém a financé une partie d’un de mes séjours ethnographiques en 2009.
12Pour tenter de mener à bien mes travaux de terrain, j’appliquais une technique d’observation participante en partageant le quotidien de mes enquêtés. Mon séjour de terrain à Macapazinho fut réparti sur deux périodes, l’une durant les mois de juin et juillet 2009 et l’autre en janvier et février 2011. Lors de ces séjours, je me présentais en tant qu’étudiante devant réaliser des enquêtes pour l’université de Belém17 et une université française. Je précisais que j’étais mariée parce que j’étais seule sur le terrain la majorité du temps. Par ailleurs, je ne dormais pas sur place : j’arrivais le matin et je repartais en ville le soir, ce qui pouvait accentuer les asymétries de classe entre mes interlocuteurs et moi et les représentations qu’ils en avaient. De nombreuses raisons expliquent pourquoi je n’ai pas résidé dans le village. Tout d’abord, je n’ai jamais été invitée à séjourner chez les habitants. L’unique possibilité que j’avais était de rester dans la crèche ou l’école mais je m’y refusais. Une règle locale implicite ne permettait pas qu’une femme – surtout non native du village – dorme seule dans un endroit sans être accompagnée d’autres femmes, de son mari ou de son compagnon. Par chance, Macapazinho est relativement proche de la ville, j’avais donc la possibilité de rentrer le soir. Ma position de femme seule utilisant le bus comme moyen de transport me valait la représentation d’une Noire pauvre, bien que citadine, qui n’aurait rien à apporter au village, ce qui rendit difficile mon acceptation auprès des habitants. Cette difficulté ne s’est atténuée que lorsque j’ai commencé à participer à leur travail quotidien, comme les activités liées à la fabrication de farine de manioc.
- 18 Il s’agit de Marjorie Ruffeil, étudiante en droit à l’Université fédérale du Pará, financée par le (...)
13A Boa Vista do Itá, mon deuxième terrain de recherche, j’ai aussi réalisé deux séjours : le premier, en août 2009 et le second, au cours de novembre à décembre 2010. Avant ces deux séjours, j’avais d’abord effectué une première visite en juin 2009, accompagnée des membres de la famille Simith de Macapazinho, à l’occasion de la procession et de la fête votive organisée en hommage à Saint Jean. J’avais vu en ce jour commémoratif une opportunité d’établir un premier contact avec les habitants de cette communauté. De plus, le fait d’être accompagnée d’une famille avec laquelle les habitants de Boa Vista do Ita maintenaient des relations familiales facilitait mon introduction dans le village. La scène ethnographique fut donc différente. Après les premiers contacts établis au cours de la fête votive, j’y retournais en août 2009 accompagnée d’une stagiaire18 qui m’aida à mettre en place des activités réalisées dans le cadre du projet de l’Université fédérale du Pará (UFPA), intitulé « Corps présent : représentations de la santé chez les quilombolas et dans les politiques publiques ». Nous avions été autorisées par le président de l’association quilombola du village à séjourner dans la crèche de la communauté. Durant mon deuxième séjour, je me suis rendue seule dans ce village et une habitante m’invita à rester chez elle. A Boa Vista do Itá, les tensions liées à ma perception en tant que « Noire de l’extérieur » furent atténuées dès ma première visite, du fait d’être accompagnée par une famille de Macapazinho. Puis, mon retour en compagnie d’une stagiaire blanche de l’université de Belém, signe que j’avais accès à certains privilèges et ressources institutionnels, favorisa mon acceptation. J’étais alors davantage perçue comme pouvant apporter un bénéfice matériel à la communauté. Enfin, durant mon séjour en 2011 où j’étais hébergée dans une famille, je spécifiais à mon hôte que j’habitais en France avec mon mari français, ce qui provoqua des commentaires sur l’équipe française de football qui avait remporté la Coupe du monde contre le Brésil en 1998, et m’a aussi indirectement rapprochée des privilèges et de la blanchité des chercheurs que les villageois étaient habitués à rencontrer.
- 19 On peut trouver des représentants du Mouvement Noir urbain au Centre d’étude et de défense des Noir (...)
14J’ai donc éprouvé le même désenchantement que Nigel Barley (2001) lors de son expérience de terrain dans un village Dowayo du nord du Cameroun. Je n’ai pas eu à me transformer en chauffeur de taxi, ni en infirmière pour trouver ma place. Cependant ce désenchantement était d’autant plus prononcé que j’étais brésilienne et noire, comme mes interlocuteurs, et que je parlais la langue locale. Mais je n’appartenais pas à leurs communautés, j’étais issue d’une classe sociale urbaine supérieure, je vivais à l’étranger dans un pays du « Nord », marié à un homme blanc et j’exerçais un métier qui n’était compris que dans un cadre politique spécifique. Je vivais donc des difficultés proches de ce que connaissent des anthropologues qui réalisent un travail de recherche dans leur pays de naissance, en partie conceptualisé à travers les enjeux de « l’anthropologie chez soi » (Ouattara, 2004). Je trouvais finalement ma place en tant que « photographe officielle » pour les évènements de ces deux villages (lors d’anniversaires, de matchs, d’évènements religieux, etc.). Aucun habitant ne possédait d’appareil photographique : l’opportunité d’être photographié et de se voir en photographie était pour eux assez rare. A chaque retour sur le terrain, je ramenais avec moi des copies des photographies que j’avais prises. Bien qu’elles n’aient pas été réalisées dans ce seul but, elles ont clairement facilité mes relations avec les habitants. Au fil du temps, je fus donc identifiée comme celle qui prenait des portraits et fournissait les photos aux personnes photographiées. La remise des portraits était généralement un moment de grande excitation et de joie. Je pouvais entendre des commentaires de la part des personnes concernées, tels que : Olha, o fulano ele nem é assim tão preto, ele parece até bonito (« regarde untel, il n’est pas si noir, il a même l’air beau »), ou encore : Nossa comunidade que é feia, na foto está tão bonita (« notre communauté, qui est laide, sur la photographie, elle paraît belle »). Ces commentaires autour des photographies me permettaient donc par ailleurs de récolter des données sur les enjeux de classification raciale et les perceptions nuancées que les enquêtés avaient d’eux-mêmes. Elles permettaient d’analyser les croisements et contradictions entre les logiques de revalorisation et de stigmatisation liées à la couleur de peau noire. Selon Novaes (2005), les images ne parlent pas d’elles-mêmes mais expriment et dialoguent avec des modes de vie de la société dans laquelle s’inscrivent les individus qui les commentent. Ainsi, l’image du Noir au Brésil, généralement associée à ce qui est laid et mauvais, entraîne avec elle des stéréotypes négatifs. Or, par le biais de ces photographies, je constatais que les habitants pouvaient se percevoir de manière positive. A travers mon travail de recherche, je devenais donc inévitablement partie prenante de la construction de l’image sociale et raciale qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. Les dessins des ateliers que j’organisais permettaient aussi d’analyser le rapport esthétique ambivalent qu’entretenaient les enquêtés vis-à-vis de leurs représentations raciales. Ils dessinaient souvent des individus noirs (avec une couleur de peau foncée et des cheveux crépus) pour représenter la laideur physique. A l’inverse, la beauté était souvent associée à la figure de l’individu blanc aux yeux bleus. Ces représentations montraient que même en étant exposés aux idées diffusées par le Mouvement Noir urbain19 qui divulguent un modèle de beauté, d’esthétique et d’intelligence noire, et en étant impliqués dans un processus de revalorisation identitaire, raciale et politique, les villageois auprès desquels j’enquêtais faisaient coexister ce nouveau modèle avec l’idéal de beauté qui valorise des canons de beauté normatifs associés aux individus blancs.
15C’est dans ce contexte ambivalent, entre stigmatisation socio-raciale et revalorisation politique que j’ai pu investir ces terrains d’enquête. De par ma position personnelle sur cette question, je m’aperçus qu’une certaine connivence se révélait à travers la couleur de peau que je partageais avec mes interlocuteurs et me permit d’obtenir des données plus fines. Cependant, cette appartenance raciale commune pouvait être mise à mal par des distinctions en termes de classe sociale qui nous éloignaient et qui avaient des répercussions sur les catégorisations ethnoraciales des enquêtés.
16Sophie Caratini (2012) affirme que le travail de terrain permet davantage de s’identifier soi-même que d’identifier « l’autre » : « […] en anthropologie, il n’est jamais question de soi. De même qu’on ne raconte pas les effets corporels de son aventure, qu’on ne parle ni de ses maladies, ni de ses émotions, ni de ses sentiments, on est à peine conscient du fait que c’est de soi qu’il s’agit lorsqu’on s’en va ainsi regarder l’Autre sous le nez » (Caratini, 2012, p. 55-56). Au regard de mon étude, même si je n’en étais pas complètement consciente, le choix de mon terrain était lié à l’expérience personnelle que j’avais de la société brésilienne où j’avais ressenti le poids du racisme dès mon enfance. A l’école j’étais, par exemple, surnommée par les enfants blancs : macaca ou pretinha (« singe » ou « petite négresse »). Avec cette recherche, je tentais donc de comprendre si les subjectivités des populations stigmatisées pouvaient être modifiées avec l’application de politiques de discrimination positive, qui recoupent l’affirmation d’« origines » dépréciées, la valorisation d’une appartenance raciale jusqu’ici déconsidérée et des revendications politiques et socio-économiques.
17Toutefois, comme le rappelle Godelier (2012), pendant que nous classifions les autres, nous sommes aussi classifiés dans un mouvement réciproque. Ainsi, en certaines occasions, mon identité noire pouvait apparaitre chez mes enquêtés comme une évidence et participait à nous rapprocher. Dans ce jeu de perception et d’identification, ma catégorisation raciale et la leur se mélangeaient, se croisaient, même si nos appartenances sociales et nos modes de vie étaient différents. Plusieurs types de situation illustraient ce principe. Par exemple, les origines socio-économiques de ma famille reflétaient une adéquation locale courante entre une appartenance raciale noire et les échelons les plus bas de la hiérarchie sociale. Par conséquent, si des enquêtés avaient connaissance ou devinaient le milieu et la classe de ma famille, cela optimisait nos dynamiques d’interaction, comme en témoigne l’anecdote suivante.
18Contrairement aux habitants de Macapazinho qui vendent leurs produits devant le marché Ver-o-Peso de Belém, les familles de Boa Vista do Itá vendent leur production agricole au marché municipal des agriculteurs, dans le centre-ville de Santa Isabel. Je les avais accompagnés lors d’un marché un samedi, durant lequel ils vendaient de la farine de manioc. C’est alors que j’aperçus mon père qui vint me saluer. Il était identifié par les personnes que j’accompagnais comme un homme noir de condition sociale modeste. Durant le voyage de retour au village, à bord du camion mis à disposition par la municipalité, certains hommes s’approchèrent de moi pour me demander : « d’où connais-tu l’homme qui t’a saluée tout à l’heure ? ». Quelle n’a pas été leur surprise quand je leur ai expliqué que c’était mon père : « Comment ça ton père ? Il est maçon et il vient prendre une cachaça (eau de vie) avec nous après le marché ! ». S’ensuivirent des rires et des tapes dans le dos, ainsi que des invitations à passer chez eux quand je le désirais. Ce contexte avait gommé mon appartenance sociale en tant qu’universitaire qui résidait en France et mariée à un Français, pour la rattacher à celle de ma famille et à une catégorisation sociale générique qui associe localement individus noirs et revenus modestes.
19Des contextes genrés mettaient aussi en valeur le fait que j’étais perçue comme une Brésilienne noire et amenaient des enquêtés à développer davantage dans nos interactions leurs représentations sociales de ce qualificatif racial. Par exemple, je me retrouvais confrontée à l’idée qu’être noir relevait d’une responsabilité féminine selon certaines conceptions locales de la sexualité et de l’engendrement. Un de mes interlocuteurs, Edgar, 63 ans, profita un jour de l’un des rares moments où nous étions restés seuls pour me donner son point de vue sur la raison pour laquelle les gens naissent morenos (bruns). Je rappelle ici que le terme moreno est le plus souvent utilisé dans la vie courante pour désigner poliment un individu de couleur noire, sans risquer de l’offenser.
« […] Parce que la femme pendant huit jours, elle est prête à tomber enceinte [Edgar pense que les femmes tombent enceintes pendant leurs menstruations]. Après ça, arrive ce qui doit arriver. Si trois jours après, après la fin des règles, on va le faire [avoir des relations sexuelles], alors l’enfant qui va naître aura les traits de la mère, et ceux du père. C’est alors différent dans ce moment dont je veux vous parler, de la « rencontre ». Edmar [son fils] provient de la « rencontre », les deux autres enfants sont normaux. Regardez, vous pouvez remarquer qu’il y a une différence entre lui et les deux autres, n’est-ce pas ? Moi, je suis plutôt de ce type [il indique sa peau sans préciser la nuance], leur mère, elle, est déjà un peu enfulada [plus claire que morena]. Mais en ce moment, comme elle a beaucoup pris le soleil, elle est devenue déjà un peu… [foncée], mais elle était bien alva [claire] aussi. Donc, si cela se passe au moment correct, les enfants qui naissent à ce moment-là sont corrects [clairs], mais si ce n’est pas le moment correct, les enfants qui naissent ne seront pas corrects [foncés] …C’est peut-être pour ça que les enfants sont différents les uns des autres. A cause de ce moment-là [du rapport sexuel pendant les menstruations], l’enfant va naitre moreninho (petit brun). Edmar est bien moreninho et les deux autres sont plus clairs, c’est qu’ils sont d’une phase propre. Si la phase est contraire, l’enfant naitra moreninho, le type de l’enfant n’est pas normal, il vient déjà comme dans un moment de sang… excusez-moi, mais il est important de raconter cette histoire. Vous voyez ce que je veux dire. »
- 20 Cohen (1981) utilise l’exemple d’un père jésuite français du XVIIIe siècle, le père Lafitau, qui cr (...)
20Deux éléments ont permis de libérer la parole d’Edgar à ce sujet. Premièrement, c’est une histoire que l’on ne raconte pas lorsqu’il y a des enfants aux alentours, c’est pourquoi il aborda cette question lorsque nous étions seuls. Deuxièmement, il avait vu que je ne me sentais pas bien et m’avait demandé pourquoi j’étais toute « pâle ». Je lui avais répondu que j’avais des douleurs à cause de mes menstruations. Mon état physique fonctionna alors comme un stimulus et provoqua cette discussion, car il commença par me dire : « dans votre état vous pourriez avoir un filho de encontro (« fils de la rencontre ») moreninho (« petit brun »). Le discours d’Edgar indiquait qu’un enfant avec une peau claire était pour lui considéré comme « correct », « normal », né d’une « phase propre », alors qu’un enfant moreninho représentait son contraire négatif, résultant d’une « phase souillée ». Selon cette conception, durant ses menstruations, la femme revêtirait un aspect liminaire, ambigu, interdit et se rapprocherait de la nature (Turner, 1990 ; Van Gennep, 1978), devenant porteuse d’une anomalie. Si elle a alors des rapports sexuels, elle désobéit à l’ordre social naturalisé, le sang de ses menstruations étant perçu comme symbole d’impureté qui salit l’enfant dès le moment de sa conception en le rendant noir. Un enfant né de cette « rencontre » est le fruit du sangue preso (« sang retenu ») qui va le recouvrir20. Ainsi, les propos d’Edgar révélaient un croisement de marqueurs raciaux et genrés dans la détermination de la couleur de la peau, et être ramenée à ma condition genrée faisait émerger chez cet enquêté des nuances et partis pris quant à la définition et à l’assignation des qualificatifs de couleur. Il ne serait pas adressé à moi de cette façon s’il ne m’avait pas identifiée comme une femme noire.
21Enfin, lorsqu’il était question de discrimination raciale à leur encontre, mes interlocuteurs avaient tendance à m’associer à leurs déboires et revendications. Ainsi, au cours d’une discussion avec le président de l’association des habitants de Boa Vista do Itá, celui-ci se plaignit des délais pour obtenir les titres de propriété des terres auprès du gouvernement. Cela faisait près de 12 ans que la communauté s’était engagée dans ce processus. Il m’expliqua comment la possession des titres de propriété donnait la possibilité de revendiquer et d’accéder à des politiques spécifiques aux communautés titularisées. Puis, dans un profond soupir, il ajouta : « parce que nous les negros (noirs), nous souffrons tant de la discrimination, toi qui es negra (noire), tu sais ce que c’est ! ». Dans cette interaction, le vocable negro (noir) me situait dans un contexte collectif d’affirmation ethnoraciale, et être considérée comme noire m’intégrait en tant membre d’un groupe ayant besoin d’être reconnu comme tel pour revendiquer ses droits. Contrairement au terme moreno, celui de negro était presque toujours associé à une prise de position politique et/ou une revendication collective d’appartenance ethnoraciale. Comme le mentionne Nogueira (2006), le terme negro est en effet utilisé lors de conflits, de tensions ou d’affirmation politique, alors que le mot moreno est employé lors de moments d’accommodation ou pour interpeler quelqu’un dans une interaction quotidienne. Ainsi, lors de moments décontractés où régnait une ambiance conviviale, les habitants se référaient davantage les uns aux autres en tant que morenos et faisaient de même avec moi pour me comparer à d’autres femmes qui rendaient visite à la communauté, plus claires ou plus foncées que moi. Mais en dehors de ces moments de convivialité, lors de tensions politisées comme durant les confrontations avec la bureaucratie gouvernementale, le terme negro était privilégié pour marquer des enjeux de revendication et souligner une stigmatisation subie par les enquêtés. Dans cette logique, à plusieurs reprises, j’entendais mes interlocuteurs me dire : « tu que és negra como a gente, tu sabes o que é o racismo e a discriminação » (« toi qui es noire comme nous, tu dois savoir ce que sont le racisme et la discrimination »). Dans ces situations, je hochais simplement la tête pour signifier mon attention et ma compréhension, car mon silence était propice à l’obtention de davantage d’informations sur les représentations que les enquêtés se faisaient de moi. De la même façon, des candidats politiques en pleine campagne électorale me confondirent avec une responsable de Macapazinho et m’appelèrent à voter pour eux, argumentant qu’ils allaient veiller à ce que nous soyons reconnus comme d’« authentiques quilombolas ». Cette situation fut une source de plaisanteries entre les habitants de la communauté et renforça mon intégration locale. Suite à cette situation, ceux qui étaient présents se montrèrent plus réceptifs à ma présence et plus disponibles pour discuter.
- 21 « Agents médiateurs » ou « agents externes » sont les termes utilisés par les anthropologues brésil (...)
- 22 Avon Products est une entreprise américaine de cosmétiques, parfums et accessoires.
22Cependant, si être considérée comme noire au sens politique du terme m’« ouvrait des portes », cela pouvait aussi parfois me compliquer la tâche car je risquais d’être confondue avec une militante du Mouvement Noir. Cette confusion était possible car je provenais d’une classe sociale urbaine supérieure à celle de mes enquêtés. Plusieurs catégories de Noirs brésiliens se distinguent en effet par l’appartenance sociale et leurs revendications politiques. En ville, les processus de revalorisation identitaire sont en outre plus idéologiques qu’en milieu rural, où ils reposent davantage sur une finalité socio-économique bien précise. Je devais donc rester sur mes gardes afin de rester en dehors des jeux politiques impliquant par exemple les agents médiateurs du Mouvement Noir qui se rendent en milieu rural21. Je ne voulais pas être identifiée comme uma pessoa do racismo (« une personne du racisme »). C’était ainsi que les habitants des deux villages enquêtés appelaient les militants du Mouvement Noir : ils m’expliquaient que ces derniers ne parlaient que du racisme subi par les Noirs et qu’ils voyaient du racisme partout. Aussi, être confondue avec l’un de ces militants aurait limité mon accès à certaines informations, ce qui a certainement dû arriver à un moment ou à un autre, et engendré des comportements de retenue de la part de mes interlocuteurs. Par exemple, à Macapazinho, lors de l’une de mes premières visites à une famille, je me trouvais au moment de la pause dans l’atelier de fabrication de la farine de manioc avec des adolescents qui feuilletaient un catalogue Avon22 en commentant les photographies des modèles. Luana, une jeune fille de douze ans, exprima son désir d’avoir la même coiffure que l’un des modèles noirs dans les pages du magazine. Je lui demandais alors de montrer quelle coiffure elle appréciait : à sa mère, elle désigna un modèle avec de longs cheveux lisses, tandis qu’elle me montra le même modèle mais avec les cheveux frisés. L’adolescente paraissait embarrassée d’avoir dévoilé sa conception de la beauté valorisant des cheveux lisses devant moi. Je compris alors qu’elle me confondait avec une militante du Mouvement Noir, d’autant que les chercheurs et anthropologues qui fréquentaient habituellement cette communauté étaient blancs. Elle supposait que je soutenais l’idée d’arborer des cheveux naturels crépus pour les femmes, qui contrairement à moi ou d’autres de la communauté, n’avaient pas des cheveux lisses naturels. Luana avait parfaitement conscience que l’acte de se défriser les cheveux était réprouvé par les militants du Mouvement noir, car cela signifiait à leurs yeux renier ses racines. La mère de Luana, mal à l’aise que sa fille ait exprimé devant moi son idéal de beauté, commença alors à justifier ces propos, comme si j’allais réprimer le désir de la jeune fille de se lisser les cheveux. Il s’ensuivit une discussion entre Luana, sa mère et sa tante. La mère de Luana expliqua que jamais elle ne laisserait celle-ci raidir ses cheveux, ni avec un fer à lisser ni avec des produits capillaires. La tante de Luana répliqua que, si c’était réellement le cas, elle n’aurait pas laissé la cousine de sa fille posséder un fer à lisser et l’utiliser pour sa frange. Elle poursuivit en m’expliquant qu’une militante du Mouvement Noir de Belém avait été contrariée lorsqu’elle avait vu que les jeunes filles du village se lissaient les cheveux suite à l’ouverture d’un salon de beauté dans la maison de l’une des habitantes. Cette militante n’avait pas apprécié que soit abandonnée la pratique des tresses, apprise lors d’un atelier offert par le Mouvement Noir et durant lequel elle avait montré ses cheveux en déclarant qu’ils étaient « durs » mais qu’elle les acceptait tels quels. Au cours de cette discussion avec Luana, sa mère et sa tante, je dus expliquer que je n’étais pas membre du Mouvement Noir et qu’en tant que chercheuse, je n’avais pas à dicter aux femmes et aux jeunes filles comment se coiffer, s’habiller ou vivre.
23On me comparait aussi souvent à une fonctionnaire noire de la Fondation Curro Velho de Belém avec qui les villageois avaient sympathisé. Dans plusieurs cercles de discussion, il était courant de les entendre me demander : « tu es la sœur de la jeune de Curro Velho ? » et d’ajouter après un regard prolongé, « elle était plus morena (« brune ») que toi ». Je pouvais en effet être associée à une fonctionnaire car j’étais issue d’une classe sociale supérieure urbaine. A ce titre, cette appartenance sociale semblait atténuer, nuancer ma couleur de peau, voire « l’éclaircissait », d’autant que le fait d’être une chercheuse résidant en France accentuait une hiérarchie de classe avec mes interlocuteurs. Je n’étais pas seulement une universitaire brésilienne venant de la ville. Ainsi, bien que le plus souvent perçue comme noire, il arrivait qu’on me demande comment je me considérais et m’auto-déclarais, ce qui me montrait que mes enquêtés ne savaient pas toujours où me classer sur le plan racial et identitaire. Par exemple, quand j’interrogeais mes interlocuteurs sur leurs représentations et les terminologies ethnoraciales qu’ils utilisaient, ainsi que sur la réhabilitation de celles qui valorisaient l’identifiant noir comme rhétoriques politiques locales et nationales, ils me renvoyaient les questions suivantes : « et toi tu te considères comment : blanche ou noire ? », « finalement, tu es descendante d’esclave ou pas ? ». A Boa Vista do Itá, l’un de mes interlocuteurs tenta d’établir ma généalogie en remontant plusieurs générations de ma famille afin d’identifier qui fût l’esclave duquel j’avais hérité une peau noire. Selon cet enquêté, pour que l’on puisse se déclarer et être considéré comme noir, il était indispensable que l’on ait un ancêtre esclave car la couleur de peau foncée en serait directement issue. Je répétais souvent que je me considérais comme noire, mais que ma famille ne possédait pas, dans sa généalogie, de récit qui remontait à l’esclavage, ce qui surprenait généralement dans ces communautés où il est courant que les personnes les plus âgées relatent des histoires sur l’esclavage et les liens de leurs villages avec cette époque. Mes enquêtés ne comprenaient donc pas mon positionnement : dans la société brésilienne, on peut être noir sans être associé à l’histoire de la traite esclavagiste, mais dans le cas particulier des villages où j’enquêtais, les processus de revendication dans lesquels ils étaient engagés sont liés à des ascendances directes avec des esclaves en fuite. J’ai d’ailleurs pu constater que, lorsque je fus accompagnée par une stagiaire étudiante en droit, ces questions relatives à la façon dont je me considérais (noire ou blanche) n’étaient adressées qu’à moi, jamais à cette étudiante, qui elle, était considérée comme blanche et cette évidence ne laissait aucun doute. Dans les perceptions de mes interlocuteurs, il était donc possible d’être noir de peau et blanc socialement. De plus, je venais de France et travaillais avec des individus blancs de peau, ce qui introduisait à leurs yeux les privilèges de ma blanchité sociale, même si je me (re)présentais comme noire. Un jour, alors que j’étais présente lors d’une conversation entre jeunes autour des performances de chacun durant le match de football qu’ils venaient de se terminer, je profitai de ce moment pour les interroger sur leurs représentations de la couleur de peau et de la distinction raciale. Tous voulaient parler en même temps, quand l’une des filles me demanda, comme précédemment dans d’autres situations : « eu queria saber como tu te consideras, preta ou branca ? » (« j’aimerais savoir comment toi tu te considères, nègre ou blanche ? »). La question de ma blanchité potentielle, liée à mon appartenance sociale, émergeait à nouveau dans les représentations de ces jeunes interlocuteurs. Avant que je puisse répondre, une autre jeune fille intervint et répliqua : « não diz preta, dizer preta é racista ! » (« ne dis pas nègre, dire nègre c’est du racisme ! La question correcte que tu dois poser est : tu te considères noire ou blanche ? »). Je lui répondis que je me percevais comme noire. La jeune fille fit un signe de tête pour montrer son approbation. Par son geste, je compris qu’elle voulait savoir si je m’identifiais comme eux au segment noir de la population brésilienne. Mais ces questions qui m’étaient posées montraient aussi que je disposais de suffisamment d’attributs phénotypiques et de privilèges sociaux pour affirmer une blanchité qui les aurait infériorisés. Lorsque je demandais à cette jeune fille pourquoi on ne pouvait pas utiliser le mot « nègre » (preto), elle m’expliqua que les personnes qui l’emploient le font souvent dans un sens hostile ou pour signifier leur supposée supériorité, c’est pourquoi elle préférait le mot « noir » (negro) car il valorisait pour elle la couleur désignée. Elle insista sur le fait qu’elle était noire et très fière de sa couleur de peau. Mon auto-identification quant à ma propre perception raciale signifiait que nous pouvions être réunies sur le même plan politique. Comme elle, je valorisais la couleur de peau foncée en m’affirmant en tant que negra, ce qui lui permit d’expliquer pourquoi elle refusait le mot preto pour s’auto-désigner. Le terme preto était rarement utilisé dans les localités enquêtées, si ce n’était par des personnes possédant un faible niveau d’éducation scolaire. Dans cet exemple, la réponse que je donnais faisait de moi une personne consciente de son identité raciale, de sorte que les enquêtés pouvaient me considérer plus ou moins noire par rapport à eux et j’échappais ainsi à la blanchité sociale à laquelle ils auraient pu m’assigner.
- 23 La chercheuse Cassilde (2010) a vécu des situations semblables quand elle a fait son terrain au Bré (...)
24Le fait que mes questions sur l’identification raciale m’étaient retournées montrait à quel point ma propre catégorisation devenait un élément à prendre en considération dans le déroulement de ma recherche23, qui évoluait de manière ambivalente entre distinction de classe et proximité raciale vis-à-vis de mes interlocuteurs. Elle révélait dans ces contextes précis des dynamiques à prendre en compte dans l’analyse des auto-classifications et des classifications de « l’autre », notamment le fait que l’on peut se désigner comme noir et être perçu comme blanc en raison de caractéristiques phénotypiques qui paraissent ambiguës et d’attributs renvoyant à des privilèges sociaux (origine urbaine, facilité de circulation entre « Nord » et « Sud », installation en Europe, profession universitaire, mariage avec un étranger identifié comme blanc, etc.).
- 24 L’expression fait référence à celle de G. Spivak (2009).
25Si je rapporte ici l’ensemble de ces faits, ce n’est en aucun cas pour signifier qu’il est nécessaire d’être noire et d’appartenir à un milieu social et familial aux revenus modestes pour pouvoir effectuer des recherches dans les communautés rurales de l’Amazonie brésilienne. Je n’ai pas pour objectif de mettre en avant ma double subalternité24 ou mon appartenance spécifique de couleur et de classe comme un avantage pour ce type de recherche. Au contraire, mes enquêtes m’ont montré qu’être noire était loin d’être une évidence, dès lors que l’on provient d’un milieu urbain, d’une catégorie sociale supérieure, que l’on exerce un métier intellectuel et que l’on a connu une trajectoire migratoire vers un pays du « Nord ». Je me devais cependant de prendre en considération les effets de ma propre racialisation dans le contexte dans lequel j’ai réalisé mon étude. Selon Devereux (1980) en effet, certaines situations de terrain ne peuvent être observées qu’à partir du statut particulier attribué au chercheur par ses enquêtés. Pour Losonczy (2002 : 92), le mode de récolte des données de terrain « est lié le plus souvent à un statut permanent de liminarité, où le chercheur est placé par les enquêtés, ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans ». Dans le cas de ma recherche auprès d’une population brésilienne noire, rurale et stigmatisée qui revendique une appartenance raciale liée à l’application de politiques multiculturelles et de discrimination positive, sous la forme d’attribution de titres fonciers, la façon dont j’étais perçue rendait parfois plus difficile mon intégration locale et d’autres fois la facilitait. Cette ambivalence était liée aux représentations plurielles de la catégorisation raciale noire au Brésil, fonction des statuts de classe, des distinctions entre milieux urbains et ruraux et de l’historicité de sa dépréciation puis de sa revalorisation dans cette société.