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Asymétries intersectionnelles dans le processus d’enquête. Réflexions sur la place d’une anthropologue française auprès de Sénégalaises transmigrantes dans la Médina de Casablanca (Maroc)

Intersectional asymmetries in the investigative process. Reflections on the position of a French anthropologist among transmigrant Senegalese women in the Medina of Casablanca (Morocco)
Marie Lasserre

Résumés

A partir d’une approche anthropologique, cet article explore les relations d’enquête développées avec des Sénégalaises migrantes qui travaillent en tant que vendeuses ambulantes sur le marché de la Médina de Casablanca. L’article étudie les assignations identitaires de la chercheuse formulées par ses interlocutrices et l’ensemble des groupes sociaux présents sur ce terrain d’étude. Ces assignations procèdent d’un croisement d’asymétries sociales, raciales et genrées non choisies et peu maîtrisables. Elles soulignent une intersectionnalité des privilèges de l’anthropologue face à l’intrication de discriminations vécues par ses interlocutrices dans l’espace casablancais. A travers les choix ethnographiques opérés pour contourner certaines catégorisations et difficultés d’accès au terrain, l’article interroge les processus relationnels intersubjectifs à l’œuvre, le contexte qui les nourrit et leur valeur heuristique. Cette analyse réflexive questionne enfin les tensions inhérentes à l’enquête entre méthodologie et engagement moral, implication et distanciation, subjectivité et intérêt professionnel.

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Texte intégral

Introduction

1Cet article repose sur une enquête en anthropologie qui explore plusieurs phénomènes relatifs à l’inscription du genre en transmigration pour des Sénégalais-e-s qui se déplacent au, vers et depuis le Maroc. Ma recherche s’appuie sur des terrains multi-sites (Marcus, 1995) de longue durée au Maroc et au Sénégal et sur des traversées de frontières terrestres et aériennes entre ces pays en passant par la Mauritanie.

  • 1 Ain Sebaa, Sidi Maarouf, Sidi Bernoussi, Oulfa.
  • 2 Signifie en arabe, « la porte de Marrakech », du nom d'une porte de ce marché qui s'étend sur l'anc (...)
  • 3 Un long métrage leur est consacré : « AJI BI, les femmes de l’horloge » de Raja Saddik (Maroc, 2015 (...)

2A Casablanca, j’ai logé presque deux ans, entre 2012 et 2016, avec des Sénégalais dans divers quartiers1 et en 2014, dans un hôtel au cœur du terrain d’enquête principal, le marché de la Médina, Bab Marrakech2. A 200 mètres de cet hôtel, je suis restée quelques heures par jour avec des Sénégalaises vendeuses ambulantes, âgées de 17 à 40 ans. J’ai pu observer leurs activités et interactions quotidiennes sur le marché, pour effectuer ensuite des entretiens formels avec celles qui l’ont accepté. Ces migrantes sénégalaises, aujourd’hui encore, sont appelées ou se dénomment Aji Rasta3, à savoir, en darija (arabe marocain), « viens, rasta », pour signifier « viens te faire tresser ». Cette expression correspond à l’une des façons dont ces Sénégalaises tentent d’attirer leurs éventuelles clientes. Les principaux services qu’elles proposent sont le tressage, la manucure, la pose d’extensions et de faux cils et la vente de cosmétiques provenant d’Afrique de l’Ouest. Participantes et actrices de la « mondialisation par le bas » (Portes, 1999 ; Tarrius, 2004), elles investissent de manière visible, individuelle et collective, l’espace public du marché. Elles y évoluent dans un contexte hostile à leur présence, aux facettes multiples et difficiles à maîtriser. En effet, Bab Marrakech, quartier populaire du centre-ville, est un espace urbain teinté tout autant de solidarités que d’ambigüités, de précarité, de dangerosité, de concurrences, d’arnaques et de hiérarchies racialisées et genrées.

  • 4 Les Aji Rasta se définissent comme « Noir-e-s » au Maroc, au miroir des productions sociales et pré (...)

3Cet article examine mes relations d’enquête avec ces vendeuses ambulantes sénégalaises à Bab Marrakech, terrain particulier où ma présence étrangère et l’enquête anthropologique, aux carrefours de migrations Sud-Sud et Sud-Nord spécifiques, ont procédé d’une double intrusion (Ghasarian, 2002) imbriquée à des histoires coloniales : celle d’une chercheuse française « blanche » auprès de migrantes sénégalaises « noires »4 dans la société marocaine. Ce cadre d’étude interroge donc des modes de catégorisation hiérarchisés et entraîne une réflexion autour des manifestations de ma « blanchité ».

4Les théories du privilège (Cooper, 1892 ; McIntosh, 1990) et de l’intersectionnalité (Crenshaw, 1991) sont intrinsèquement liées. L’intersectionnalité, qui étudie des formes simultanées de domination articulées à des hiérarchisations juxtaposées, peut éclairer en corollaire le croisement parallèle de privilèges induits par ces situations. Devant l’entremêlement des stigmatisations que connaissaient et connaissent mes interlocutrices, ma « blanchité » ou whiteness en anglais (Frankenberg, 1993 ; Cervulle, 2012) s’en est trouvée plus marquée. En tant que concept qui permet de penser les enjeux de hiérarchisation sociale, raciale et genrée, la « blanchité » est un marqueur social qui peine à être reconnu dans l’altérisation par les personnes concernées (Meudec, 2017). Elle se révèle pourtant, et particulièrement ici, pertinente pour décrire et questionner l’expérience multiple de la (ma) domination sociale.

5Pour illustrer ces relations d’enquête et analyser leur valeur heuristique, je présenterai des interactions et situations de coprésence sur le terrain. La première partie étudiera la manière dont les assignations identitaires, étiquettes et rôles qui m’ont été attribués révèlent un entrelacement de caractéristiques ni choisies ni maîtrisables qui ont joué sur mes relations avec ces vendeuses sénégalaises.

6La seconde partie portera sur les choix méthodologiques opérés pour m’insérer au mieux dans le groupe de femmes que j’ai sollicité tout en tentant de rester fidèle à mes convictions personnelles. J’expliquerai comment mes stratégies se sont heurtées à celles déployées par mes interlocutrices face aux asymétries qui marquaient nos relations et je décrirai les freins à mon enquête voire les impasses générées par nos situations d’interaction.

7Enfin, la troisième partie analysera les conséquences sur cette situation d’enquête d’autres modes d’altérisation et de catégorisation qui provenaient de mes interactions avec différents groupes sociaux présents sur ce terrain. J’examinerai comment, en contournant d’autres assignations qui m’étaient renvoyées et en tentant de m’adapter aux contraintes genrées qui pesaient sur mes interlocutrices, les options ethnographiques adoptées ont efficacement concouru à me protéger et à m’insérer auprès d’autres groupes sociaux tout en renforçant les jugements des vendeuses sénégalaises à mon égard et mes difficultés d’accès au terrain.

1. La « blanchité » de l’anthropologue face à des migrantes sénégalaises « noires » au Maroc : enjeux des inégalités sociales et des catégorisations raciales dans l’accès au terrain

  • 5 A l'instar de J. Copans, j'estime que « le terrain appartient à tout le monde et d'abord aux popula (...)

8L’accès difficile aux vendeuses ambulantes sénégalaises du marché de la Médina s’est principalement défini par les ambivalences de leur accueil et leur refus de m’accorder des entretiens. Mon insertion sur leur5 terrain, entièrement liée à la façon dont elles m’ont caractérisée, fut complexe et a conditionné le recueil des données. Je n’ai pas choisi ni su maîtriser les étiquettes qu’elles m’attribuaient.

1.1 Asymétries d’enquête et de circulation entre la chercheuse et ses interlocutrices

9Comme toute enquête, celle que j’ai menée était empreinte d’asymétries (Rabinow, 1988). S’y sont associées des inégalités d’ordre social, économique et politique.

10J’étais au Maroc dans l’espoir que les Aji Rasta participeraient à mon enquête, adoptant ce que Brugère désigne comme une « attitude de sollicitude » (2006) à leur égard. J’avais des objectifs relativement précis pour mener une étude dont elles comprenaient mal le contenu, les modalités et la place qu’elles pouvaient y prendre. De plus, je bénéficiais d’un certain nombre de privilèges liés à mon statut d’étudiante et à ma nationalité (ordres de mission, possibilité de partir sur-le-champ en cas de difficulté, de demander de l’aide à la police marocaine ou aux autorités consulaires françaises). Ces privilèges étaient complexes à obtenir voire inaccessibles. Encore aujourd’hui, elles vivent des situations instables et incertaines, sont souvent sans permis de séjour au Maroc. Elles ne s’y déplacent pas sans risque de refoulement, d’arrestation, de rafle, d’expulsion, et ne peuvent donc, contrairement à moi, aller et venir depuis le Sénégal dans des conditions sécurisantes. Le contexte migratoire de ces vendeuses ambulantes sénégalaises de la Médina était et est ainsi l’opposé de celui que je connaissais et connais toujours. Cette relation d’enquête, asymétrique à de multiples niveaux, s’est donc pleinement inscrite dans des conditions inégales de mobilité au Maroc, renforcées par des modalités d’insertion différenciées dans ce pays – exprimées notamment par l’hospitalité que me réservaient nombre de Marocain-e-s, en contraste avec le rejet plus souvent manifesté à l’égard des Aji Rasta. En tant que Française « blanche » et de passage, j’étais en général chaleureusement accueillie par les Marocain-e-s que j’ai croisé-e-s, tandis que ces vendeuses, installées au Maroc de manière plus durable, subissaient et subissent encore actuellement, en tant que migrantes « noires », racisme et exclusion au quotidien (Pian, 2010 ; Timéra, 2011). Les inégalités qui nous séparaient ont donc été amplifiées par nos rapports respectifs avec les habitant-e-s de ce pays d’accueil.

1.2. L’extériorité de la chercheuse à un entre-soi migrant

11Les boutiques du marché sénégalais de la Médina sont tenues en majorité par des Sénégalais-e-s et des Marocain-e-s, ces derni-ers-ères contestant d’ailleurs l’appellation « marché sénégalais » pour revendiquer le nom local du marché, Bab Marrakech. Une centaine de petites boutiques collées les unes aux autres sont installées sur une dizaine de rangées parallèles, étalées sur une cinquantaine de mètres et investies par des commerçant-e-s sénégalais-e-s, marocain-e-s, congolais-e-s, nigérian-ne-s, guinée-ne-s, ivoirien-ne-s, camerounai-s-e-s ou encore malien-ne-s. Se pratique aussi la vente ambulante. Le marché sénégalais est un espace-ressource et un tremplin d’insertion sociale pour les migrant-e-s, notamment ceux et celles tout juste arrivé-e-s à Casablanca, qui peuvent y trouver repos, conseils, opportunités d’hébergement ou d’emploi. Ce marché constitue un lieu de sociabilité, de retrouvailles et d’entre-soi pour divers-e-s migrant-e-s issu-e-s des pays dits d’Afrique subsaharienne.

12Malgré les innombrables contacts et marques de solidarité entre migrant-e-s, le marché sénégalais, où la coprésence s’avère inévitable, est un lieu saturé de tensions, d’incertitudes, de concurrences extrêmes entre commerçant-e-s, d’arnaques et de règlements de compte. Les échanges relationnels entre personnes de nationalités différentes y sont quantitativement et qualitativement moindres que ceux entre personnes de même nationalité. Les premiers ne dépassent généralement pas le cadre du voisinage de travail, n’échappant ni aux préjugés ni aux conflits. Les usages linguistiques de chaque groupe ethnonational sous-tendent parfois des enjeux identitaires et identificatoires et organisent des frontières sociales. Ainsi, j’ai observé qu’en majorité, les Sénégalais-e-s travaillaient avec leurs compatriotes et les fréquentaient professionnellement et amicalement, dans des cercles d’entre-soi. J’ai aussi relevé que les relations entre personnes de nationalités différentes concernaient surtout les hommes ou des échanges entre hommes et femmes, alors dans des jeux de séduction. Les contacts les plus rares et les moins apparents s’opéraient entre femmes de nationalités différentes : souvent furtifs, peu prononcés, ils dépendaient surtout d’affaires commerciales.

13Les dynamiques de sociabilité déployées dans cet espace peuvent expliquer la façon dont les vendeuses ambulantes sénégalaises – que je souhaitais solliciter pour l’enquête – ont réagi à mes tentatives d’approche. A mon arrivée, je me suis heurtée à des démonstrations d’indifférence. Elles répondaient rarement à mes salutations et sourires. Au vu de leurs regards, haussements de sourcils et airs agacés, mes attitudes avenantes et sociables n’étaient pas réciproques, alors qu’elles étaient fort enjouées lorsqu’elles répondaient aux civilités d’autres Sénégalais-e-s au marché. Je n’appartenais pas au groupe de migrant-e-s sénégalais-e-s ni à aucun des autres groupes présents, j’étais une femme et je n’avais aucune activité commerciale sur ce marché. J’entrais donc dans la catégorie la moins propice à l’échange avec les Aji Rasta.

14Etrangère au Maroc et à Bab Marrakech, ma présence au marché, très visible et aucunement liée à un rôle commercial identifiable, a pu interroger. De surcroît, dans un contexte d’activités informelles parfois illégales, être une inconnue a provoqué de la méfiance. Alors que je pus accéder aux services de change non déclarés d’une boutique sénégalaise accompagnée d’un ami sénégalais, j’y ai ensuite essuyé un refus en m’y rendant seule et en n’étant pas reconnue par les vendeurs. Ma présence inhabituelle a donc pu éveiller des soupçons : j’étais possiblement une délatrice. En raison des faux billets que des inconnu-e-s de passage écoulaient régulièrement sur le marché, je pouvais aussi être une arnaqueuse.

15Cependant, les Aji Rasta n’affichaient pas d’indifférence à mon égard du côté du marché marocain où elles me considéraient comme une cliente éventuelle. Elles m’interpellaient pour me proposer leurs services, répondaient à mes salutations ou étaient les premières à engager la conversation. Leurs attitudes spatialisées semblent marquer des dynamiques de sociabilité et des compétences stratégiques (Bonnet, 2008) spécifiques de leur part dans nos échanges.

16Ces réactions n’étaient pas communes à toutes les Sénégalaises rencontrées à Casablanca ni à toutes les vendeuses ambulantes croisées sur le marché sénégalais. Plusieurs commerçantes plus âgées m’y offrirent un bel accueil. Dans ces interactions, l’âge apparaît comme un critère déterminant. De même, des Sénégalaises de mon âge qui fréquentaient le marché en tant que clientes et qui s’avéraient être aussi étudiantes, ont agi différemment à mon égard. Elles me saluaient, me parlaient et acceptaient de participer à mon enquête. Nos statuts d’étudiantes ont peut-être impliqué une asymétrie sociale moins prononcée qu’avec les vendeuses ambulantes, qui avaient souvent arrêté leur cursus scolaire tôt. Auprès des Aji Rasta, mon appartenance sociale renforçait plutôt une distance, dessinée à partir d’un entre-soi sénégalais auquel j’étais et suis extérieure.

1.3. L’identification ethnoraciale de la chercheuse dans un contexte historique et actuel spécifique

17Par rapport au marché marocain où il est possible de se procurer de nombreux produits artisanaux et souvenirs, le marché sénégalais de la Médina n’est pas un lieu touristique. En le fréquentant plusieurs heures par jour pendant des mois, j’y ai rarement vu des Occidentaux-ales « blanc-he-s », sinon de passage. On m’expliqua que les Occidentaux-ales susceptibles de se rendre au marché étaient souvent des journalistes réalisant des enquêtes sur Bab Marrakech ou sur les migrant-e-s du marché. Ces reporters étaient parfois mal vu-e-s, accusé-e-s de voyeurisme et d’instrumentalisation de la vie d’autrui (« ils viennent, ils prennent de nous ce qu’il y a à prendre, et puis, ils s’en vont. C’est grâce à nous et après on les voit plus »). J’ai ainsi dû à plusieurs reprises, parfois en vain, préciser les finalités de ma recherche quand j’ai pu être confondue avec une journaliste et/ou présentée comme telle par les Aji Rasta. La méfiance de ces dernières se comprend donc aussi via les représentations courantes et négatives que cristallisaient à l’époque et cristallisent encore aujourd’hui la venue de certain-e-s intervenant-e-s occidentaux-ales au marché.

  • 6 Les acteurs-rices de l'enquête ont choisi leurs pseudonymes. Avant cette enquête, j’avais croisé Ma (...)
  • 7 Le terme toubab, au Sénégal et dans d’autres pays francophones d'Afrique de l'Ouest désigne des per (...)
  • 8 Au Maroc, les personnes (migrantes, mais pas seulement) désignées comme « noires » sont souvent int (...)

18Le fait d’être « blanche » et française a ainsi conditionné et favorisé les interrogations de mes interlocutrices. Cependant, les assignations identitaires dont j’ai fait l’objet ont traversé et transcendé la question de ma « blanchité » et de ma nationalité, de sorte que ces catégorisations se superposaient, se percutaient et semblaient parfois se confondre. Ainsi, le jour où Marie6, une jeune vendeuse sénégalaise, m’a présentée au groupe d’Aji Rasta dont elle faisait partie, celles-ci lui ont demandé plusieurs fois en wolof : « Toubab7 la wala Naar la ? » (« C’est une « Blanche » ou une « Arabe » ? »). Elles interrogeaient ma couleur de peau et mes possibles « origines ». Mes cheveux les rendaient méfiantes : malgré mes dires, certaines restaient persuadées que j’étais Maghrébine. Leur détermination à deviner mes « origines » laisse transparaître les processus de racialisation à l’œuvre dans leur quotidien. La labellisation banalisée d’individu-e-s qu’elles désignaient comme « Blancs » (Toubab) et « Arabes » (Naar) témoigne d’une grille de lecture significative des modes relationnels dans lesquels ces Sénégalaises, elles-mêmes labellisées comme « Noires » (Azzîa8), étaient et sont immergées au Maroc. Indéchiffrables pour ces vendeuses, mes « origines » m’ont alors placée dans une catégorie suspecte, au croisement des figures sociales « Naar » et « Toubab ». Cette confusion énigmatique a installé un aléa supplémentaire dans mon insertion sur leur terrain.

19La plupart des vendeuses que j’ai rencontrées, comme d’autres Sénégalais-e-s au Maroc et au Sénégal, utilise le terme « Naar » pour qualifier les Marocain-e-s, Maghrébin-e-s en général, les Mauritanien-ne-s, Libanais-e-s et toute autre personne provenant du Moyen-Orient. Elles essentialisent sous le vocable « Naar » des individu-e-s perçu-e-s comme racialement similaires malgré des nationalités et lieux de naissance différents. Cette essentialisation et les connotations souvent négatives qui y sont associées peuvent faire écho, entre autres, aux quolibets et violences racistes (souvent verbales, parfois physiques) subis au Maroc par de nombreux-se-s Sénégalais-e-s et autres migrant-e-s « noir-e-s » (Pian, 2010). L’usage du terme « Naar » par les Aji Rasta peut notamment répondre aux discriminations sexistes et racistes qu’elles rencontraient et rencontrent dans leur quotidien marocain. Sur la place du souk marocain de Bab Marrakech, des dizaines de Sénégalaises s’installent chaque jour en tant qu’ambulantes fixes, entourées des boutiques tenues par des commerçant-e-s marocain-e-s, souvent des hommes. Ces vendeuses interpellent leurs éventuelles clientes mais sont souvent ignorées, évitées ou moquées. Certaines Marocaines leur sourient et discutent avec elles mais les refus de leur service et l’indifférence à leurs propositions restent nombreux. Quelques Marocains font des plaisanteries à connotation raciste et sexiste, ce qui amuse certaines clientes marocaines. Il arrive aussi que des enfants les insultent et leur adressent des gestes obscènes.

20Ainsi, lorsque j’étais perçue comme une « Toubab », je ne pouvais pas, selon les Aji Rasta, être raciste comme l’étaient à leurs yeux les Marocain-e-s avec elles. Elles me considéraient alors comme une alliée face aux discriminations raciales qu’elles affrontaient. Mais parallèlement, en étant « blanche » et de surcroît française, je véhiculais des pans entiers de mon univers occidental vis-à-vis de personnes issues d’une « société traumatisée par des [siècles] de rapports inégaux avec les Blancs » (Ghasarian, 2002, p. 49). Ma couleur, mon statut social et ma nationalité au sein de l’enquête renvoyaient à une continuité de rapports de domination (Pian, 2010) dans des conjonctures marquées par les déséquilibres économiques découlant d’une mondialisation chaotique (Moulier-Boutang, 2006) et d’un traitement sécuritaire, utilitariste et restrictif des migrations qui touchait de plein fouet mes interlocuteurs-rices sénégalais-e-s. Ma « blanchité » française m’associait donc inévitablement à des figures et rôles sociaux qui ont conditionné mon accès au terrain.

21J’ai pu par exemple être confondue avec une touriste au Maroc, ma présence au marché marocain étant donc synonyme de dépenses et me transformant alors en éventuelle cliente pour les vendeuses ambulantes sénégalaises qui me croisaient. J’incarnais alors une ressource immédiate. Ainsi, lorsque Marie m’a pour la première fois aperçue au marché de la Médina, elle m’a interpellée et m’a demandé avec insistance mon numéro de téléphone, pensant que je pouvais être intéressée par ses produits et services. De même, lorsqu’elle m’a présentée aux autres Aji Rasta, leur principale question à mon propos, outre celle concernant mes « origines », a tourné autour de ce que je désirais. Me percevant toutes comme une potentielle cliente, elles ont longtemps insisté pour que je perfectionne ma coiffure et proposé des cosmétiques. Elles furent déçues en apprenant que je ne voulais rien.

22S’est accolée à la figure de touriste occidentale celle d’étrangère sans repère à Casablanca. Mes parcours et différents séjours au Maroc semblaient insignifiants pour mes interlocutrices. Je restais perçue comme étant naïve, animée par une démarche dépensière et peu habituée aux tarifications locales ou encline aux négociations marchandes. Et comme je ne connaissais pas leurs vies, trajectoires et quotidiens personnels, certaines Aji Rasta pouvaient parfois jouer de mon ignorance à leur sujet. Ainsi, pour obtenir une attention spécifique et m’amener à devenir leur cliente, leurs discours pouvaient viser à générer chez moi empathie et pitié. En cela, elles ont souvent tenté d’utiliser à leur avantage nos asymétries sociales, économiques et raciales, par exemple en évoquant, avec des expressions de dépit, de plainte ou de résignation, leurs difficultés – vérifiables – à trouver des clientes. Elles m’ont également largement exposé leurs conflits sur les prix de leurs produits et services avec des Marocain-e-s dont elles jugeaient les négociations exagérées. Ces discours, parfois énoncés sous forme théâtrale, pouvaient se greffer à des propositions de service explicites ou non. Cela ne remet absolument pas en cause les dures réalités de leur travail (incertitude d’obtenir des bénéfices journaliers, concurrence rude et conflictuelle). En cherchant à tirer parti de ma naïveté supposée de touriste et de « débutante », leurs attitudes m’ont tout de même insérée, selon une dialectique d’inclusion-exclusion complexe, dans les étapes migratoires habituelles des personnes sénégalaises que j’ai pu côtoyer, qui avaient toutes subi des arnaques à leur arrivée au Maroc.

23Enfin, en tant que Française, j’ai parfois été mobilisée comme recours pour une mobilité vers l’Europe. A cet effet, mes interlocutrices ont fait de moi une intermédiaire matrimoniale, une source d’information ou encore un moyen de faciliter l’obtention de titres de séjour. Astou, âgée de 25 ans, m’a par exemple demandé un jour si je pouvais lui trouver un « vieux Toubab » à épouser. De plus, certaines vendeuses m’ont régulièrement demandé de fournir une invitation touristique à Marie, au motif que c’était mon devoir puisque j’étais son « amie ».

24Dans ce contexte, je n’ai pu effacer ma double étrangeté vis-à-vis de mes interlocutrices et de la société marocaine. Je ne pouvais ni changer mon apparence physique et mon âge ni dissimuler l’hospitalité déployée par nombre de Marocain-e-s à mon égard. Il était impossible de nier ou relativiser les multiples asymétries sociales, économiques et politiques qui ont caractérisé la relation d’enquête. Ces vendeuses sénégalaises ont alors pris conscience bien plus rapidement que moi des lignes de division multiples (Bizeul, 1998) et de la distance sociale qui nous séparaient. Incontournables, incontrôlables et infranchissables, ces frontières de la vie ordinaire (ibid.) ont traversé nos interactions et déstabilisé ma recherche (Ghasarian, 2002). Marquant lourdement nos relations d’enquête, elles ont orienté un certain nombre de stratégies de mes interlocutrices à mon égard. Au long de nos interactions, je n’ai su maîtriser les caractéristiques qu’elles m’accolaient, tandis qu’elles répondaient activement à mes privilèges en les renversant ou en jouant avec.

2. Compétences relationnelles et subversives des actrices du terrain : l’instrumentalisation de la « blanchité » face aux asymétries de l’enquête

2.1 Retourner les (in)compétences linguistiques de la chercheuse contre l’enquête

  • 9 « Kat sa ndeye » signifie « nique ta mère » en wolof. Cette expression vulgaire est utilisée comme (...)

25Plusieurs situations d’interaction ont témoigné de la subversion dont les vendeuses ambulantes sénégalaises faisaient preuve face aux rapports de domination et d’inégalité qui traversaient nos relations. Cela s’est notamment cristallisé autour de mes incapacités linguistiques. Ainsi, le premier jour où je suis restée au cœur de l’ancienne médina avec des Aji Rasta récemment rencontrées, un marchand marocain s’est approché pour vendre des kiwis. Marie voulut en acheter. Ses collègues lui dirent en wolof : « tu n’as qu’à dire à la Blanche de payer ». Marie me demanda 5 dirhams, alors que le marchand lui en avait demandé 3 en darija. Mes interlocutrices ne savaient pas encore que je suivais des cours d’arabe. Parce que beaucoup de vendeuses m’avaient jusque-là montré qu’elles ne se laissaient pas arnaquer facilement et qu’elles étaient attentives à leurs dépenses, je voulus faire de même et répondis à Marie que je n’avais pas d’argent sur moi, ce qui était faux. Apparaît ici un premier conflit entre méthodologie et engagement moral. Pour favoriser mon insertion auprès des Aji Rasta, je dérogeais à une règle que je m’étais fixée : celle d’être le plus honnête possible durant l’enquête. Marie s’est alors exclamée : « kat sa ndeye9 ! » – insulte en wolof. Certaines vendeuses s’esclaffèrent, d’autres m’ont regardé pour détecter une quelconque réaction de ma part. L’une d’elles reprit Marie. J’ai feint de ne pas comprendre, ne sachant pas comment réagir et ne voulant pas entrer dans une situation conflictuelle dès notre première rencontre, dans cet espace public. De plus, ayant été insultée en wolof, je souhaitais répondre en wolof mais j’en étais incapable.

26Tout le temps de l’enquête, les réactions de mes interlocutrices à mon égard ont semblé paradoxales. Elles m’invitaient chaque jour à manger avec elles au marché et insistaient lorsque je ne pouvais pas. Elles m’accueillaient à leurs côtés et répétaient en wolof que j’étais belle ou gentille. Elles m’adressaient d’immenses sourires ainsi que des paroles agréables en français. Parallèlement, elles se moquaient et se plaignaient souvent de moi en wolof. Le caractère de la situation m’apparaissait hypocrite – un jugement de valeur personnel qui pourrait être confronté à leurs analyses car elles n’envisageaient pas la situation selon les mêmes référentiels et expériences subjectives. Or, cette situation ne gênait que moi : d’une part, elles avaient constaté que je saisissais mal le wolof et s’attendaient donc à ce que je ne les comprenne pas. D’autre part, je n’osais pas entrer en conflit avec elles. Ma non-maîtrise du wolof – un manquement de poids dans l’enquête – et une certaine connaissance du darija, en contraste avec la maîtrise du français de mes interlocutrices et leur mauvaise compréhension du darija, ont été source d’obstacles. De par mes efforts pour parler arabe et non wolof, elles ont pu déduire que j’accordais moins de valeur à leurs pratiques socio-linguistiques. Mais ces déséquilibres ont surtout été propices à l’aggravation des asymétries sociales de nos relations (c’était à elles de s’adapter à mes univers linguistiques, alors que cela aurait dû être le contraire), à ma mise à l’écart plus marquée de leur entre-soi identitaire et à l’avènement de plusieurs situations d’incompréhension. Par exemple, Marie, qui fût la seule à m’accorder des entretiens formels, parlait un français simple et compréhensible mais s’efforçait, lors des entretiens, de changer son registre de langue. Ne maîtrisant pas le français soutenu qu’elle s’imposait, elle émettait alors des phrases peu compréhensibles. Quand Marie s’est aperçue qu’elle ne pouvait pas s’exprimer comme elle le voulait, elle déclara que son français était mauvais. Je lui ai répondu qu’il était tout à fait correct et qu’elle pouvait parler en wolof si elle le souhaitait mais la situation lui sembla tout autant compliquée puisqu’elle savait que je ne la comprendrais pas directement. Parler un « français correct » a en outre cristallisé le rôle qu’elle s’était donné en tant que « représentante » du groupe Aji Rasta. A la même époque, Marie avait aussi été sollicitée par une étudiante espagnole pour être la première interlocutrice de son reportage à propos des commerçant-e-s migrant-e-s de la Medina. Ces rôles ont pu faire de Marie une « élue » parmi ses paires. Mais sa volonté de les remplir avec brio, à travers un français exemplaire face à moi et à cause de moi, a exacerbé les asymétries sociales qui nous opposaient et la gêne qui en résultait.

27Mes rapports ambigus au wolof ont constitué une gêne et ont fait l’objet de curiosité et de méfiance pour les Aji Rasta, et leur ont souvent permis de gouverner la teneur de nos interactions, de me soumettre à des tests (Gallenga, 2008), de se jouer de moi et d’acquérir ainsi un pouvoir non négligeable sur le sens et l’orientation de nos échanges. La maîtrise de la langue de ses interlocuteurs-rices étant un préalable et un médium anthropologique (Copans, 2011), mes incompétences en wolof interrogent le rapport de l’anthropologue au terrain dans le cadre de recherches sur les migrations transnationales où de multiples groupes sociaux et linguistiques se croisent.

2.2 Détourner les intentions de dons de l’enquêtrice

28J’ai pu noter que la plupart des Aji Rasta m’ont acceptée auprès d’elles mais pas parmi elles. Leur accueil et leurs attentions à mon égard ont marqué des formes d’inclusion qui se heurtaient constamment à mes sentiments d’exclusion. J’ai vécu ce que G. Gallenga décrit comme des situations de défi et de bizutage (2008), dont la finalité, pour les participant-e-s à sa recherche, a résidé dans la possibilité de se positionner plus facilement par rapport à l’anthropologue. Ce type de situation observé par Gallenga pourrait aussi expliquer les attitudes de mes interlocutrices. Elles ont toléré ma présence observatrice en partie parce qu’elle s’intégrait à leur ordinaire, ayant l’habitude d’être observées constamment à la Médina tout autant qu’elles observaient. Toutefois, elles ont compris que je ne deviendrais pas l’une de leurs clientes. Pensant à tort qu’il fallait éviter toute relation marchande dans une enquête, j’ai refusé sur le ton de l’humour les services qu’elles me proposaient. Ces choix se sont avérés maladroits et peu judicieux, d’une part parce que devenir leur cliente aurait permis d’entretenir des rapports privilégiés et individualisés avec certaines d’entre elles, d’autre part parce qu’il m’était déjà difficile de combler leurs attentes les plus importantes, liées aux ressources que procurait ma nationalité en vue d’une migration vers l’Europe.

29Aussi, j’avais opté pour d’autres dons. Ayant constaté qu’elles aimaient les chips et en achetaient peu souvent au regard du prix, je leur en ai parfois ramené pendant leur longue journée de travail. Cela a rendu plus réguliers les moments de partage, outre les repas : la nourriture et la gourmandise étaient sujets de plaisir qui nous liaient de manière simple. Quand je revenais de France, je leur offrais aussi des accessoires pour cheveux qu’elles m’avaient vu porter, qu’elles appréciaient et m’avaient demandés, dans l’optique de se coiffer ou d’en vendre. Or, ce type de dons, dont je n’avais pas bien mesuré la portée, a entraîné une logique de distribution et exhibé mon statut socio-économique supérieur puisque je pouvais acheter ces produits en grande quantité. Bien que mes interlocutrices me remerciaient, ces cadeaux créaient des conflits entre elles, car je ne pouvais en offrir à toutes, elles étaient trop nombreuses. Je me suis vu reprocher de favoriser certaines vendeuses au détriment d’autres, me laissant l’impression de « mal faire ». Celles qui étaient proches de Marie se posaient en outre comme légitimement destinataires, car elle était perçue comme mon amie. Ces réactions exposent les logiques de compétition dans lesquelles l’ensemble des Aji Rasta baignait au quotidien mais signalent aussi qu’elles prenaient pour acquis, en utilisant à leur avantage nos asymétries sociales, le rôle de « donneuse » que je m’étais attribué. En se montrant directives ou déçues à propos de mes dons, elles prenaient le contrôle de ces échanges.

  • 10 Cette réponse renvoie à une manière courante chez les Sénégalais-e-s que j’ai croisé-e-s au Maroc d (...)

30Marie, qui a joué un rôle spécifique dans mes relations avec les autres Aji Rasta et qui fût l’unique participante directe à ma recherche, a particulièrement su mettre à profit l’enquête et nos interactions. Dans le cadre des logiques de compétition qui traversaient les modes relationnels des Aji Rasta, accrues par les ressources qu’elles pouvaient tenter de mobiliser auprès de moi, Marie a subtilement développé une situation d’exclusivité autour de mes privilèges. Par exemple, le premier jour passé aux portes du marché, j’attendis avec Marie des clientes éventuelles. Alors qu’une Marocaine m’expliquait, en darija, qu’une Sénégalaise devait lui poser de nouveaux rajouts capillaires pour 300 dirhams, je saisis l’occasion pour l’informer que Marie, qui était présente, pouvait lui offrir le même service à moindre prix. J’obtins à Marie un rendez-vous le dimanche suivant pour un service à 250 dirhams. Sans croire à la venue réelle de cette cliente ledit dimanche, Marie, étonnée, se dit très contente de moi et me proposa de rester avec elle pour continuer à travailler ensemble. Je compris alors qu’elle ne parlait pas le darija. Je lui répondis que je serais ravie de l’«  assister » en facilitant ses interactions avec de potentielles clientes marocaines ne parlant pas français. Je choisis ce moment pour lui expliciter les raisons exactes de ma présence au marché et en quoi elle pouvait m’aider pour mon étude. J’avais imaginé des échanges de services avec Marie dans le cadre d’une entraide mutuelle qui allait favoriser une relation plus symétrique et des occasions d’entretiens formels avec elle puis avec les autres vendeuses. Or, dans ce contexte spécifique, ma demande pouvait exprimer une position de pouvoir et l’idée d’« exiger » (Leservoisier, Vidal, 2007), même si finalement, c’est Marie qui prit en main la relation d’enquête. Elle a su élaborer des stratégies et manifestations d’exclusivité vis-à-vis des autres Aji Rasta, intrinsèquement liées à leurs considérations de ma « blanchité ». Ainsi, Marie montrait que j’étais là pour elle. Elle semblait m’envisager, en tant que Toubab, comme une source de privilèges qui rejaillissait sur elle, suscitant envies et jalousies de ses collègues de travail. Par exemple, elle me demanda de prétendre aux autres vendeuses ambulantes que je lui avais offert des chaussures qu’elle-même s’était payées. Mon refus de me prêter à son jeu a altéré la complicité que ce « mensonge commun » pouvait créer. Quand je lui demandai quelles raisons la poussaient à mentir, elle me dit qu’elle n’aimait pas que les autres femmes sachent qu’elle avait de l’argent10. De plus, quand nous allions dans un lieu de restauration pour un entretien, Marie conservait tous les emballages des produits consommés pour les arborer tout en décrivant le « bon moment » partagé. Les stratégies de Marie pour s’approprier ma présence et les possibles bénéfices de celle-ci fonctionnaient à merveille. Bijou, une jeune vendeuse, refusait souvent de me saluer, m’accusant alors de lui « voler son amie ». D’autres vendeuses laissaient entendre qu’elles attribuaient ma présence à celle de Marie, idée que Marie prenait plaisir à répandre. C’est également à Marie qu’étaient attribuées certaines de mes possibles ressources : quand certaines Aji Rasta insistaient pour que je trouve des moyens d’entrer en Europe, c’était pour Marie et non pour elles.

31Ces situations révèlent la complexité des logiques de dons que j’ai initiées dans cette relation d’enquête. Celles que j’ai adoptées répondaient mal aux attentes des Aji Rasta, en dehors des repas partagés. Elles ont accentué nos asymétries sociales et négligé ma position de « receveuse » ainsi que leurs capacités à mener l’échange. Or, plusieurs expériences d’enquêtes (Bouillon et al., 2005) auprès de personnes stigmatisées et marginalisées décrivent ces dernières en attente de gratification sociale et mettent en relief l’indispensabilité de la réciprocité de l’échange – un aspect que j’avais occulté lors de l’enquête. Mes interlocutrices me l’ont rappelé en répondant à leur manière à ce manquement.

32Pour autant, elles ne m’ont jamais totalement exclue malgré ces contre-dons manqués (Sakoyan, 2009). Il semble que le rôle que j’ai le mieux rempli était le simple fait d’être présente en tant que « Blanche ». En effet, elles mobilisaient ma couleur de peau comme une garantie d’efficacité lorsqu’elles vantaient les mérites de leurs cosmétiques éclaircissants à leurs clientes présumées. Elles me désignaient auprès d’elles comme une fervente consommatrice de leurs produits, leur assurant que mon teint, initialement plus foncé, avait changé grâce à leurs crèmes. Marie également me réserva le rôle d'« accompagnante blanche » qui lui prodiguait une publicité ambulante. Je n’avais rien à faire ou à dire, il me suffisait « d’être là ». Dans cette optique, ma présence était tolérée, voire demandée, et son instrumentalisation révèle une autre forme de prise de pouvoir des Aji Rasta sur nos interactions. Elles ont ainsi provoqué des renversements – relatifs et situationnels – des rapports de domination et d’inégalité qui traversaient à la fois nos vies, nos relations et l’enquête, ainsi que des modes de défiance, de déstabilisation et de subversion de mes privilèges. Je me sentais fragile et impuissante et leurs prises de pouvoir ont d’autant mieux opéré qu’elles s’appuyaient sur l’asymétrie de socialité du terrain décrite par Copans (2011, p. 26) : j’étais seule face à leur groupe et leurs réseaux d’interconnaissance. Loin d’agir en tant que victimes passives subissant une situation asymétrique à plusieurs échelles, elles ont au contraire tenté d’en tirer avantage selon leurs intérêts. Leurs postures dénotent des expériences subjectives complexes, les rendent pleinement actrices de nos relations et se rapprochent d’attitudes décrites par les notions d’affirmation de soi (Foucault, 1982), d’agency (Butler, 1997) et d’empowerment (Bacqué et Biewener, 2013). Mes interlocutrices développaient ainsi des formes de « pouvoir agir » dans leur quotidien au Maroc et dans la relation d’enquête. Elles agissaient sur leurs interactions, exprimaient leurs individualités et affichaient la force de leur groupe. Elles prenaient le pouvoir (de faire, de contrôler) et le « droit de » (dominer, manipuler), en réponse à des situations d’inégalités, dans un environnement socio-économique, politique et migratoire où les individu-e-s « noir-e-s », et les femmes particulièrement, ont, en pratique, peu de droits.

33Les réactions de Marie et des Aji Rasta aux asymétries sociales et raciales qui nous éloignaient rendent nos interactions instructives pour mon étude. Elles rappellent à quel point le terrain et l’anthropologue dépendent d’une juxtaposition de rapports historiques, géopolitiques, économiques et sociaux à plusieurs échelles (interindividuelle, locale, régionale, internationale). Elles soulignent également l’intersectionnalité d’avantages immérités (Kebabza, 2006 ; Meudec, 2017) dont je bénéficiais ainsi que le poids du « sac à dos invisible et léger » – métaphore du privilège blanc (McIntosh 1990) – que je portais. J’ai pu saisir plus finement les logiques qui sous-tendaient les modes de catégorisation sociale et d’altérisation de ces vendeuses à mon encontre, et le sens qu’elles leur donnaient dans leur quotidien. Leurs façons de se représenter, de se situer et de classifier selon des processus comparatifs inscrits dans des rapports sociaux racialisés et inégalitaires, m’ont aidée et m’aident à mieux appréhender leurs regards individuels et collectifs sur leurs conditions de vie au Maroc et leur contexte migratoire.

34D’autres formes de catégorisation sociale et d’altérisation m’ont néanmoins dirigée vers des choix méthodologiques qui ont, de manière non anticipée, entériné les asymétries de la situation d’enquête et exposé davantage ma « blanchité » et mon statut d’étrangère, mais aussi celui de mes interlocutrices, constituant de nouvelles limites dans nos interactions.

3. Faire face aux hiérarchies de genre, de race et de classe dans un contexte de migrations croisées

3.1 Quand des normes genrées exacerbent la « blanchité » de la chercheuse

35Les vendeuses sénégalaises avec lesquelles j’ai interagi m’ont souvent demandé quels rapports j’entretenais avec les hommes. Leur méfiance vis-à-vis de mes liens avec des Sénégalais, manifeste, a affecté nos relations. Or, mes attitudes et choix méthodologiques, qui, je le pensais, diminueraient leurs doutes et m’aideraient à pallier cet aléa, ont produit l’effet contraire.

36Tout d’abord, dans une optique de réciprocité, j’ai répondu sincèrement à leurs questions concernant ma vie personnelle et mon contexte de mobilité au Maroc. J’ai précisé que j’étais fiancée à un Sénégalais, entre autres pour atténuer l’idée d’une rivalité au sujet des hommes. Je leur ai aussi expliqué que je vivais entre la France et le Sénégal et que j’avais emprunté les mêmes routes terrestres et aériennes qu’elles pour rejoindre le Maroc via la Mauritanie. J’ai raconté que j’avais effectué ces voyages seule et avec des migrants sénégalais, et que j’avais logé avec des Sénégalais à Casablanca en colocation ou en étant hébergée. Or, savoir que j’avais cohabité avec des migrants, seule, sans être mariée à l’un d’eux, les a amenées à questionner davantage ma place et mon rôle auprès des hommes. Elles notaient aussi que je connaissais de nombreux Sénégalais à Casablanca car elles nous voyaient nous saluer au marché.

37Cette transparence m’a finalement desservie. J’ai peu à peu compris que mes interlocutrices émettaient des jugements et faisaient des plaisanteries, en wolof et en français, sur le fait que je vivais durablement seule au Maroc sans mon conjoint. Elles me demandaient pourquoi il n’était pas à mes côtés, le plaignaient, dévalorisaient mes sentiments pour lui et estimaient que je le trompais. De plus, elles constataient que des hommes marocains et sénégalais étaient intéressés et / ou intrigués par ma présence, ce qui contribuait à les persuader qu’en tant que femme « blanche », française, jeune, qu’elles jugeaient « belle » et possédant un capital socio-économique supérieur au leur, je pouvais attirer « leurs » hommes dans le cadre de jeux de séduction, de relations sexuelles ponctuelles ou d’accompagnements durables dans des projets migratoires vers l’Europe. J’avais cru que parler honnêtement sur ma vie et mes voyages ou fournir des preuves de mon immersion sociale au Sénégal et au sein de contextes migratoires connus de mes interlocutrices, allait faciliter un rapprochement et mon insertion parmi elles. Mais j’obtenais l’effet inverse.

38Pour la plupart des migrant-e-s sénégalais-e-s rencontré-e-s, il était et est inhabituel de donner des détails de sa vie personnelle passée et actuelle ou de bavarder à ce sujet. Mon approche contrastait avec leurs normes et logiques sociales. A ma place, mes interlocutrices auraient plutôt répondu de façon floue et brève ou changé de propos. Mes codes de communication dans la présentation de soi et l’évocation d’une relation sentimentale en dehors du cadre marital, avec un homme sénégalais que certaines connaissaient, se heurtaient aux principes de kersa (retenue, pudeur) et de sutura (discrétion), qui peuvent régir, au Sénégal, les échanges autour de la vie privée.

39De plus, les éléments personnels que j’ai dévoilés ont mis en scène ma « blanchité » et ses privilèges en incarnant une supériorité sociale, économique et genrée. J’apparaissais en effet libre de me déplacer à ma guise, avec des moyens financiers suffisants, sans rencontrer d’obstacle. En exposant une mobilité aisée et les savoirs qui en étaient tirés, j’alourdissais involontairement mais profondément nos asymétries sociales. Je manifestais une liberté de circulation qui ne mettait point en doute le statut de ma relation avec mon fiancé et nos projets, ce qui pouvait me donner l’air sûre de moi et exempte de contraintes genrées.

40Enfin, j’ai constaté que le fait de connaître d’autres personnes migrantes et leurs conditions de vie au Maroc et au Sénégal poussait mes interlocutrices à se méfier de moi et de ce que je pourrais raconter sur elles. Elles s’interrogeaient aussi sur mes raisons de vouloir fréquenter des personnes migrantes puisque j’aurais pu « vivre ma vie » sans m’en soucier, ce qui questionnait ma place en tant que « voyeuse » ou témoin indiscrète (Ghasarian, 2002).

41Ces doutes à mon sujet étaient entre autres liés aux réputations négatives dont mes interlocutrices faisaient l’objet et aux particularités de leur environnement migratoire. Ces vendeuses sénégalaises de la Médina étaient souvent désignées comme des « femmes aux mœurs légères » par des Marocain-e-s mais aussi par des migrant-e-s établi-e-s de manière temporaire ou durable au Maroc et à Casablanca et par nombre de Sénégalais-e-s. On les soupçonnait de se servir de leur activité de vente ambulante comme prétexte et support à leur supposé travail réel, à savoir la prostitution11. De plus, leur réticence à évoquer leur vie était accentuée par le fait que beaucoup avaient défié, en pratique, des logiques, exigences et normes genrées de leur environnement social de référence au Sénégal, qu’elles valorisaient en théorie. Quand bien même elles pouvaient être mariées ou avoir été mariées au Sénégal, certaines entretenaient au Maroc des relations intimes, où elles trouvaient une réciprocité de solidarités et d’attentions, même relatives, qui optimisait les chances de surmonter à deux la précarité socio-économique. Ces relations non durables, dont les modèles n’étaient pas exclusifs les uns des autres, leur permettaient de rester autonomes dans leur parcours migratoire. Elles restaient cependant inavouables au regard des impératifs sociaux, matrimoniaux et familiaux qu’elles avaient pu enfreindre et qui confirmeraient les rumeurs négatives à leur sujet. Leurs relations intimes du Maroc devaient donc être tues pour ne pas mettre en péril la possibilité d’une union future. Aussi, les risques de se dévoiler personnellement à une inconnue étrangère, qui connaissait plusieurs réseaux migratoires entre le Maroc et le Sénégal et échappait aux normes genrées de leurs milieux sociaux, a pu contribuer à leur refus de l’enquête.

  • 12 Marie n'avait pas la certitude que son anonymat serait respecté. Elle ne connaissait pas non plus l (...)

42Ces phénomènes de distinction genrée et racialisée ont aussi affecté mes interactions avec Marie, seule participante directe de l’enquête. Durant nos entretiens, elle mentait à propos de ses relations amoureuses, dont elle parlait par ailleurs régulièrement avec ses collègues. Quand je lui demandais pourquoi elle modifiait ces réalités, elle reconnut qu’il s’agissait de mensonges et émit le souhait qu’ils apparaissent tels quels dans mon travail. Marie profitait de nos entretiens pour s’inventer une vie et l’assumait. Lors d’entretiens, les discours de façade, de présentation et de valorisation de soi ne sont pas rares tout comme les contradictions entre propos tenus et conduites adoptées (Sizorn, 2008). Toutefois, il paraît moins évident qu’une interlocutrice définisse elle-même son récit comme purement imaginé – ce qui me donnait aussi l’impression qu’elle se jouait de mon travail. Avec le recul, je cerne différemment le caractère fictionnel que Marie donnait à ses relations amoureuses. Ne souhaitant pas que ses proches au Sénégal soient mis au courant de sa vie privée, elle faisait correspondre la vie qu’elle décrivait lors de nos entretiens à certaines normes genrées qui lui semblaient valorisées dans son milieu social de référence au Sénégal. Ses discours avaient une finalité territorialisée, ils étaient produits pour les personnes restées au Sénégal et non pour celles résidant au Maroc, auprès de qui elle avait peu à perdre, étant perçue, avec les autres Aji Rasta, comme une « femme facile ». Au Maroc, Marie gérait avec distance les rumeurs ou considérations négatives qui la touchaient. Du fait de contraintes inhérentes à sa vie en migration et de l’éloignement, elle vivait également une certaine émancipation vis-à-vis des logiques sociales qu’elle connaissait au Sénégal et évoluait sous un contrôle familial moindre concernant ses relations aux hommes. Elle avait donc redéfini ses rapports aux normes de genre mais restait attachée à l’idée d’incarner les codes de son milieu social au Sénégal. Ainsi, tout ce qu’elle vivait au Maroc devait y rester. Si sa réputation y était quelque peu entamée, elle pouvait encore être préservée au pays, grâce à une forme de « pacte collectif et secret » qu’elle partageait avec les autres migrant-e-s – même s’il restait fragile et menacé par la circulation transnationale des personnes, des informations et des rumeurs. Ainsi, Marie, tout comme les Aji Rasta qui refusaient mes entretiens, présumait que ses secrets et sa vie privée au Maroc seraient mis à mal par mon enquête12 et anticipait l’éventualité de jugements négatifs de la part de ses proches. Me mentir lors de nos entretiens soulignait donc avant tout sa volonté de contrôler son image et l’enquête, dont elle ne maîtrisait pas les finalités.

  • 13 Il arrivait que certains vendent leurs produits durant les entretiens.
  • 14 Voir à ce sujet les études de Sana Benbelli : « Les cafés dans la ville de Casablanca : quand les f (...)

43Par ailleurs, si les Aji Rasta avaient accepté des entretiens sur leur temps de travail, au marché ou à l’extérieur, elles auraient perdu des clientes et des opportunités de ressources, dont dépendaient aussi en partie leurs proches resté-e-s au Sénégal, au profit de mon enquête qui ne leur apportait rien. Cette situation était inenvisageable au vu de leurs situations précaires. Or, contrairement à ces commerçantes, les vendeurs ambulants sénégalais proposaient leurs articles à l’extérieur de Bab Marrakech, notamment dans les cafés, où ils pouvaient rester visibles et travailler pendant nos entretiens13. Cet écart entre les espaces d’activités et les modes de travail masculins et féminins mettait en relief des conditions d’exercice genrées et sexuées imbriquées à certains mécanismes de confinement : les femmes restaient dans l’espace du marché et à ses portes – ce qui en faisait paradoxalement des ambulantes fixes. La rude compétition entre elles était d’autant plus forte qu’elles se retrouvaient en grand nombre dans un lieu délimité, tandis que les hommes proposaient leurs produits et services dans le reste de la ville et évoluaient selon des logiques de concurrence moins prononcées. De plus, les endroits où les vendeuses pouvaient se rendre avec moi pour des entretiens étaient restreints. Elles ne souhaitaient pas entrer dans les cafés, où la présence de femmes – surtout dans ceux dits populaires et peu touristiques – n’est pas toujours anodine et peut faire l’objet de stigmatisation14. Elles évitaient ainsi peut-être des airs courroucés, plaisanteries et remarques du reste de l’assistance notés parfois dans des cafés casaouis, quand j’entrais seule ou avec des hommes sénégalais. Même bien accueillie, notre présence mixte y restait intrigante. Ici, ma « blanchité » et mon statut d’étrangère m’octroyaient encore un privilège : celui de l’indulgence et de la tolérance quant à ma présence dans des lieux peu habitués à celle des femmes.

44Enfin, l’indisponibilité des vendeuses que je côtoyais s’expliquait aussi par leurs contraintes temporelles particulières. Entre 20 et 21 heures, elles quittaient toutes le marché par deux ou en petits groupes et prenaient des bus ou taxis vers leurs quartiers de résidence éloignés du centre. Ainsi, une fois leur journée terminée, elles ne s’éternisaient pas. Les vendeurs eux, flânaient plus longtemps après le travail et se rendaient dans les boutiques tenues par des connaissances, parfois jusqu’à la fermeture. Ils pouvaient aussi rester dans les alentours et rentrer seuls. Les itinéraires quotidiens des Sénégalais-e-s rencontré-e-s, leurs horaires journaliers et conditions de déplacement dans la ville différaient donc selon le genre, questionnant, entre autres, les enjeux de sécurité nocturnes pour les femmes, racisées ou non. La participation des Aji Rasta à mon enquête après leur journée de travail se révélait donc impossible sans renforcer leurs contraintes temporelles et engager certains risques.

  • 15 Outre leurs observations, elles me demandaient où j'allais et ce que j'allais faire. Dans le contex (...)

45Pour toutes ces raisons, j’ai décidé de continuer à réaliser des entretiens formels essentiellement avec des hommes vendeurs ambulants. Ils semblaient en outre éprouver moins de difficultés à se confier et à raconter leurs vies : n’étant pas sujets à des rumeurs et réputations aussi dévalorisantes, ils encouraient moins de risques face à l’utilisation que je pouvais faire des données recueillies. Ces entretiens n’avaient pas lieu au marché : les vendeurs souhaitaient rester discrets et le bruit nuisait aux échanges et aux enregistrements. Nous allions donc dans des cafés. Les commerçantes ambulantes ont alors pu observer mes allers-retours avec des hommes sénégalais, puisque je devais passer devant elles en sortant de mon hôtel et du marché ou en y revenant15. Il leur était ainsi d’autant plus facile de me juger comme une rivale et de créer des ragots à mon sujet. J’ai notamment appris qu’elles disaient (en termes souvent crus) que je ne respectais pas mon fiancé, que j’étais une « fille volage », une « coureuse d’hommes » ou une prostituée, transférant ainsi sur moi des stigmates (Goffman, 1975) qui les touchaient au Maroc et au Sénégal. En cela, elles contredisaient les valeurs positives que m’attribuaient mes interlocuteurs. Sur le moment, ces fausses rumeurs, qui alimentaient les surveillances à mon égard, sont venues amplifier mon sentiment d’exclusion. Par exemple, l’une des jeunes vendeuses, Bijou, me fit subir un véritable interrogatoire quant à mes relations avec son compagnon, Abdou. Apprenant un jour que j’avais rendez-vous avec lui, elle me coinça devant une porte du marché, feignit de ne pas le connaître et de simplement se renseigner sur lui. Elle me demanda si je sortais avec lui, ignorant que je savais qu’ils étaient en couple. J’aperçus alors Abdou qui s’approchait. Il semblait inquiet de ce que Bijou et moi pouvions nous dire. Faisant comme si je ne l’avais pas vu, je m’éclipsais pour les laisser et ne pas les mettre mal à l’aise, car l’échange qui allait suivre aurait attesté du mensonge de Bijou sur leur relation. Encore une fois, ces attitudes m’ont paradoxalement insérée dans les modes de socialisation que mes interlocutrices connaissaient et connaissent au marché, où chacun-e pouvait et peut se confronter à des jalousies et contrôles, et où des rumeurs étaient et sont encore produites et diffusées partout et à propos de tout le monde.

46La méfiance de ces femmes vis-à-vis de mes rapports avec « leurs » hommes peut être aussi interprétée en écho à certaines relations intimes développées entre Sénégalais-e-s au Maroc, qui, même pour celles qui conduisent au mariage, sont considérées par la plupart comme peu sérieuses et peu durables. Par ailleurs, sur le marché sénégalais, les jeux de séduction entre commerçant-e-s ou entre commerçant-e-s et passant-e-s étaient et sont courants et visibles, y compris pour des personnes déjà en couple. Plusieurs hommes sénégalais, dont certains étaient mariés au Sénégal, m’ont confié entretenir des relations extraconjugales et ils ne s’en cachaient pas forcément. De même, quelques-uns qui étaient en couple au Maroc m’ont invitée plus tard à leur mariage au Sénégal et j’ai alors constaté qu’ils ne s’unissaient pas avec les Sénégalaises qu’ils fréquentaient au Maroc, même lorsque ces relations avaient duré longtemps. Enfin, huit des migrants sénégalais que je connaissais, qui étaient en couple avec des Sénégalaises au Maroc ou au Sénégal, les ont quittées temporairement ou définitivement en rencontrant puis en épousant des femmes européennes et marocaines. J’ai d’ailleurs observé au cours de plusieurs rendez-vous avec des vendeurs que nos rapports soulevaient des enjeux particuliers qui expliquent qu’ils aient trouvé plus d’intérêts que les Sénégalaises à me fréquenter. Celles-ci se voyaient souvent perdantes face à des femmes occidentales ou marocaines pour nouer des unions pérennes. De plus, certaines Aji Rasta entretenaient des relations intimes avec mes interlocuteurs, qui relevaient plutôt de l’entraide économique et que je pouvais à leurs yeux mettre en danger, puisque j’avais davantage de ressources financières à offrir. Leurs doutes quant à l’attrait que j’exerçais sur les hommes sénégalais n’étaient pas purement imaginaires. Certains de leurs partenaires m’ont en effet courtisée. Je resituais alors le cadre précis de nos relations pour effacer toute ambiguïté, par respect envers leurs compagnes et pour éviter toute animosité supplémentaire de leur part.

3.2 La présence de l’enquêtrice, miroir d’un terrain sensible

  • 16 Pour les Marocain-e-s, la mauvaise réputation de l'hôtel était due à sa clientèle, principalement c (...)

47Outre le récit de ma vie personnelle, la façon de mener mon enquête et de me protéger durant celle-ci a accru la méfiance et les préjugés de mes interlocutrices au sujet de mes relations aux hommes. J’ai logé seule à l’hôtel Candide pendant cette enquête, par choix stratégique car il se situait au cœur du marché marocain de Bab Marrakech. L’établissement était et est surtout fréquenté par des migrant-e-s, notamment des Sénégalais-e-s de passage suite à des problèmes de logement ou en escale à Casablanca dans le cadre d’un pèlerinage vers La Mecque ou Fès. L’hôtel avait mauvaise réputation16. Vétuste, inconfortable, il n’était ni accueillant, ni sécurisant, voire dangereux (cas de viols, agressivité voire violence du personnel). Du fait de l’environnement social, de la réputation de l’hôtel, de ses catégories de clientèles, de ma situation de jeune femme seule et de mes fréquentations sénégalaises masculines visibles, j’ai été exposée à des jugements négatifs de la part des gérants de l’hôtel et des habitants marocains du quartier. Au début de mon séjour, où il était constaté que des Sénégalais me raccompagnaient le soir (pour m’éviter toute difficulté), j’ai été rapidement perçue comme une prostituée. J’ai dû notamment m’opposer à plusieurs demandes de services sexuels dans l’hôtel. De même, un après-midi où je demandais en arabe le prix d’un collier à un commerçant marocain d’âge mûr qui m’avait vue sortir de l’hôtel, il me dit que le bijou serait gratuit si je lui faisais un cadeau. Mettant du temps à oser réaliser sa réponse, je lui fis répéter. Il m’indiqua vouloir une fellation.

48Pour établir une distance mentale, physique et sociale claire vis-à-vis d’attitudes et de jugements masculins dans mon quartier de résidence, j’ai changé d’apparence vestimentaire. Je me suis alors mise à porter systématiquement des habits européens élégants (blazers et tailleurs) accompagnés d’accessoires qui visaient à me présenter de manière soignée. Cela m’a d’ailleurs permis de me rapprocher des goûts esthétiques de Sénégalais-e-s de Casablanca et notamment des Aji Rasta, très attentives à leurs habits, leur maquillage et leurs coiffures. Fassin et Bensa (2008) indiquent que, pour que l’apparence physique des chercheur-e-s puisse être conciliable avec les attentes du milieu social de l’étude, il est nécessaire de déployer des capacités d’adaptation et de recul afin de saisir au mieux les situations et s’y confronter. Or, dans le cadre de mon enquête, ces exigences d’adaptation étaient multiples et contradictoires car elles devaient répondre, sur un même terrain, à des milieux et groupes sociaux distincts, et des personnes différentes au sein de ces groupes stratifiés par des normes de classe et de genre divergentes.

49Outre mes changements vestimentaires, j’ai également tenté de ne parler qu’en arabe aux Marocain-e-s de mon quartier de résidence et de me présenter d’abord comme une étudiante en arabe et en théologie, qui écrivait une thèse à propos des migrant-e-s sénégalais-e-s au Maroc. Je tenais en permanence dans les mains deux livres d’études arabes et musulmanes et je m’efforçais de continuer à apprendre le darija sur le terrain, ce qui a pu modifier le regard que certain-e-s Marocain-e-s du quartier portaient sur moi. Ma confusion entre le darija et l’arabe standard est devenue source de plaisanteries bienveillantes de leur part et d’aide pour me faire progresser. Sur le marché sénégalais de la Médina, l’évocation de mes études sur l’islam a pu intriguer positivement (les Sénégalais-e-s rencontré-e-s étant majoritairement musulman-e-s) et permis de nombreuses discussions collectives. Aux yeux des hommes notamment, j’apparaissais sérieuse, ouverte d’esprit, cultivée et éduquée.

50Toutefois, tandis que ces stratégies de présentation de soi ont fonctionné pour me protéger quotidiennement de certaines réactions masculines dans mon quartier de résidence et qu’elles m’ont ouvert quelques portes sur le marché sénégalais, elles ont desservi mes relations avec mes interlocutrices. Ces dernières considéraient que j’étais mieux habillée et coiffée qu’elles, que mes vêtements paraissaient toujours plus chers et de meilleure qualité que les leurs. J’ai rendu plus visibles les écarts sociaux qui nous séparaient ainsi que leur suspicion vis-à-vis de mon possible attrait de la part des hommes sénégalais. Ma détermination à pratiquer l’arabe a confirmé leurs doutes quant à mes « origines naar », ce qui a pu étayer l’idée que j’avais menti, consolider certaines de leurs représentations négatives et accentuer encore nos asymétries sociales puisque nombre d’entre elles s’exprimaient peu en arabe.

51Mes changements vestimentaires et les nouveaux éléments utilisés pour justifier ma présence sur ce terrain ont donc augmenté les questionnements que celle-ci suscitait et décuplé les interrogations au sujet de ces vendeuses. Mon double statut d’étrangère vis-à-vis de la société marocaine et de ces Sénégalaises révèle en effet des tensions sociales racialisées qui ont influencé mes interactions avec les Aji Rasta sur leur lieu de travail.

52Cet espace public était et reste chargé d’hostilité et d’ambiguïtés à leur égard. Les relations sociales et marchandes reposaient et reposent toujours sur des relations de pouvoir et des hiérarchies raciales. Les normes locales de genre entraient et entrent encore parfois en tension avec les représentations et habitudes de ces vendeuses sénégalaises et avec leurs manières d’être – individuelles et collectives, verbales et corporelles -, d’occuper l’espace et d’interagir. Durant mon enquête, ces commerçantes se rendaient visibles et s’exprimaient fort pour attirer l’attention de possibles clientes. Elles avaient aussi des échanges ouverts et publics avec des hommes sénégalais, riaient aux éclats, pouvaient insulter des Marocain-e-s quand elles se sentaient rabaissées et n’hésitaient pas à engager des situations de conflits, y compris entre elles. De plus, certaines étaient voilées mais leurs multiples manières de confectionner leur châle (qui laissait souvent apparaître le cou et la nuque et parfois les cheveux) étaient rarement similaires à celles des Marocaines qui, lorsqu’elles se voilaient, se couvraient généralement davantage. Cela pouvait accroître les jugements de certain-e-s Marocain-e-s à l’égard des pratiques religieuses des Aji Rasta, l’islam comme religion commune étant un vecteur de rapprochement mais aussi de discrimination entre Marocain-e-s et Sénégalais-e-s musulman-e-s (Pian, 2010 ; Timéra, 2011). Les façons d’être de mes interlocutrices pouvaient donc interpeller certain-e-s Marocain-e-s qui les entouraient. Elles avaient conscience des stigmates qui leur étaient accolés, en jouaient, les parodiaient et les mettaient en scène. Un jour, par exemple, l’une d’elles esquissa quelques mouvements de danse sur du mbalax – un style de musique sénégalaise. En remarquant les regards intrigués ou désapprobateurs de plusieurs Marocains, elle dansa de manière plus manifeste pour continuer volontairement à déranger.

53Ces vendeuses sénégalaises étaient à peine tolérées dans le cadre de leur commerce. Or, comme je n’entretenais aucun rapport marchand avec elles, ma légitimité à leurs côtés pouvait interroger. Observée par ceux et celles qui les observaient déjà, ma présence a amplifié les questionnements que suscitait la leur. En me considérant comme une simple observatrice, j’ai négligé ma position « propice à l’accentuation des contradictions et des conflits » (Leservoisier, Vidal, 2007, p. 3), qui pouvait influencer et intensifier les tensions sociales qui traversaient le quotidien du marché. Un événement a été particulièrement révélateur.

  • 17 J’affirmais ma non-appartenance au Maroc pour apaiser la situation en signifiant que je n'étais pas (...)

54Même si j’avais compris qu’elles ne me donneraient pas accès à leurs expériences, j’ai continué de fréquenter les Aji Rasta que j’avais rencontrées. Un après-midi, des vendeuses sénégalaises que je n’avais encore jamais vues, plus âgées, apprécièrent (en wolof) ma politesse et demandèrent aux autres qui j’étais. Certaines que je connaissais confirmèrent le fait que j’étais, selon elles, polie. Toutefois, en restant paradoxales avec moi, elles se mirent à plaindre mon fiancé, expliquant que je lui manquais de respect au vu du nombre d’hommes que je côtoyais et en rirent. Blessée par la situation, je commençai à pleurer. Marie s’en rendit compte. D’un air heurté, elle me prit le bras et me demanda ce qui n’allait pas. Par un geste ennuyé et en silence, je détachais mon bras de sa main, adoptant une posture de défiance. Cet échange était passé inaperçu mais Marie haussa le ton en questionnant mon attitude. Elle affirma que j’avais mal compris ce qui s’était dit, opérant toutefois un lien direct entre mes larmes et ce qui venait d’être énoncé à mon sujet. D’autres femmes m’entourèrent et commencèrent également à élever la voix, agacées par ma réaction. Une Sénégalaise plus âgée confronta le groupe et dit en wolof qu’il était rare de voir des personnes (non sénégalaises) les saluer et rester avec elles. Elle ajouta que si elles parlaient de moi et devant moi dans une autre langue, c’était « bien fait » pour elles si je comprenais. D’autres vendeuses, énervées, confirmèrent que je n’avais rien saisi. Cette agitation attira plusieurs Marocain-e-s, qui, me voyant les larmes aux yeux au milieu d’un groupe de Sénégalaises, m’estimèrent en situation de détresse. Très rapidement, un attroupement se forma autour de nous : des Marocains semblaient me montrer leur soutien en cherchant à engager un conflit à mon propos avec les Aji Rasta. Percevant que la situation pouvait dégénérer tant ils paraissaient remontés, j’essayais de leur expliquer en arabe, puis en français, que je n’étais pas marocaine mais française17, que ces femmes étaient mes amies et que nous n’avions aucun désaccord. Je prétextai que je venais d’apprendre une mauvaise nouvelle et ajoutai d’un ton agacé qu’ils avaient conclu de manière arbitraire que ces vendeuses me causaient du tort. Puis je partis sur-le-champ afin que s’amenuisent l’attention et la tension polarisées sur les vendeuses sénégalaises. Elles me demandèrent de revenir les voir plus tard. Deux policiers marocains m’arrêtèrent en chemin pour me demander si tout allait bien et ce qui s’était passé. Je leur répétai ce que j’avais expliqué plus tôt et je quittai le marché, sans revenir.

55Au cours de cette situation, les confrontations et confusions entre sphères privées et sphères professionnelles, ressentis personnels et engagement moral (Ghasarian, 2002) ont atteint leur paroxysme. J’étais sur la défensive face à mes interlocutrices et ma rancœur envers elles confirmait que « la scientificité et la distance que l’ethnologue tente de conserver ne l’empêchent pas de pouvoir être atteint par la charge émotionnelle de certaines situations observées ou vécues sur le terrain » (Ghasarian, 2002, p. 70). Ecartelée entre subjectivité et objectivité et échappant à une neutralité inaccessible, je croyais détester ces commerçantes. Parallèlement, l’empathie et le devoir de protection que je ressentais à leur égard étaient à leur apogée, au vu des accusations émises à leur encontre et de la violence qui menaçait. Alors même que je souhaitais me défendre contre elles, je tentais de les défendre vis-à-vis des personnes qui tentaient de me soutenir. Cette expérience témoigne de la spécificité du contexte social dans lequel les Aji Rasta évoluaient, entourées d’insécurité et d’incertitude, et souligne la dimension sensible de ce terrain (Bouillon et al., 2005). Bizeul (1998) indique que les lieux de pouvoir les plus décisifs peuvent parfois échapper aux chercheur-e-s. Ici, ma présence et ma pratique ethnographique, aux prises avec des hiérarchies sociales et enjeux de pouvoirs (Cefaï, 2003) locaux, ont renforcé certaines caractéristiques de ce lieu d’observation qui comportaient, pour ces commerçantes sénégalaises, des situations de danger physique, des conflits racialisés, des paradoxes socio-politiques et des enjeux moraux décuplés. Cette scène illustre précisément la manière, ici extrême, dont ma présence observatrice s’est insérée dans des logiques symboliques et sociales engagées dans des dynamiques conflictuelles à plus grande échelle (Althabe, Hernandez, 2004). Elle souligne ainsi l’indispensabilité de connaître les règles et limites des systèmes relationnels et normatifs hétérogènes en présence, et le sens que leur donnaient les personnes concernées. L’éclatement d’une telle situation et sa dimension émotionnelle (Ghasarian, 2002) sont aussi source d’informations utiles quant à l’aspect imprévisible des interactions sociales dans le marché de la Médina, et aux jugements, suspicions et intolérances qui pesaient sur les vendeuses que j’observais et que ma présence a intensifiés.

Conclusion

56Mon enquête auprès de vendeuses ambulantes sénégalaises pourrait être traduite en termes d’échec, puisque mes interlocutrices ont limité et conditionné mon accès à leur groupe, à leur monde social et à leurs expériences. Mais l’analyse réflexive à propos de nos interactions et de leur contexte social particulier a ouvert une porte d’entrée sur les modes de socialisation de ces dernières, sur la façon dont elles peuvent catégoriser et ordonner leur monde (Agier, 2015) et sur les discriminations qu’elles rencontraient et rencontrent encore. Cet effort réflexif m’a également permis de reconsidérer certains positionnements méthodologiques en questionnant notamment les logiques du don et du contre-don pour ce type de recherche. Mais il a surtout fait émerger la valeur heuristique de ces relations d’enquête complexes ainsi que les enjeux liés aux catégorisations sociales et raciales et à l’altérisation de l’anthropologue sur un terrain sensible qui regroupait des acteurs-rices aux horizons distincts. Le déroulement de l’enquête, la nature dialogique de ce terrain (Fabian, 1983 ; Kilani, 1994), les rapports de force qui le traversaient et les résultats de mes choix méthodologiques ont servi de grille de lecture pour comprendre les sociabilités de mes interlocutrices, l’hostilité et les normes sociales, raciales et genrées auxquelles elles se confrontaient et se confrontent, ainsi que le sens et les réponses qu’elles pouvaient y apporter. Mes inscriptions évolutives et floues dans des catégories aux figures changeantes et circonstancielles, se traduisent autant en termes de dynamisme contextuel, de classifications comparatives et d’interactivités qui mêlent exclusion et inclusion, que de processus identitaires (Agier, 2015).

57Enfin, analyser cette situation d’enquête questionne certaines stratégies méthodologiques en vue d’assurer un meilleur accès au terrain, au regard de leur légitimité et de leur signification pour les participant-e-s à l’enquête. L’usage de tactiques circonstanciées ou d’une pluralité des casquettes pour obtenir davantage de données s’avère judicieux en de nombreux contextes. Mais sur ce terrain d’enquête particulier, il aurait été ingénu de croire que cette entreprise fonctionnerait alors que mes interlocutrices, peu manipulables et méfiantes, ne souhaitaient pas, au vu des asymétries sociales et raciales qui nous séparaient, participer à l’étude. Elles étaient pleinement actrices de nos interactions et élaboraient des stratégies subversives face à ma présence. Elles inscrivaient leurs compétences relationnelles dans des dynamiques de sociabilité régies par leurs propres intérêts et les enjeux de leur quotidien. La complexité constante des compromis, conflits et connexions entre méthodologie et engagement moral sur ce terrain d’étude a impliqué de reconnaître les réactions et stratégies de mes interlocutrices comme légitimes et prioritaires sur mes problématiques scientifiques. Cette situation d’enquête m’a démontré qu’il m’était difficile de trouver une cohérence relationnelle (Sakoyan, 2009) et que celle-ci serait définitivement mise à mal si la méthodologie utilisée ne tenait pas compte des envies, besoins et signes de refus des participantes. N’ayant pu répondre à la question « de quel droit ? » pour justifier ma présence auprès des Aji Rasta, ce que conseille à juste titre Sizorn (2008), je n’avais aucune légitimité à dépasser le cadre restreint dans lequel ma venue était tolérée. Agier (2015) suggère que l’ethnologue se mêle à des personnes si elles le veulent bien : le simple fait de tenter divers bricolages pour mener mon enquête aurait activé une nouvelle position de pouvoir – que me confère déjà le statut d’enquêtrice et d’universitaire occidentale – et entériné consciemment les multiples asymétries simultanées qui caractérisaient mes relations avec mes interlocutrices.

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Notes

1 Ain Sebaa, Sidi Maarouf, Sidi Bernoussi, Oulfa.

2 Signifie en arabe, « la porte de Marrakech », du nom d'une porte de ce marché qui s'étend sur l'ancienne médina.

3 Un long métrage leur est consacré : « AJI BI, les femmes de l’horloge » de Raja Saddik (Maroc, 2015, production : 2M-TV, Ali'n Productions, Arkhabil Films).

4 Les Aji Rasta se définissent comme « Noir-e-s » au Maroc, au miroir des productions sociales et préjugés multiples qu’elles affrontent dans un contexte hostile à leur présence et qui les classifie également comme telles.

5 A l'instar de J. Copans, j'estime que « le terrain appartient à tout le monde et d'abord aux populations qui y vivent » (2011, p. 20).

6 Les acteurs-rices de l'enquête ont choisi leurs pseudonymes. Avant cette enquête, j’avais croisé Marie une fois à Marrakech en 2012. Puis, lors d’un terrain au Sénégal en 2013, Marie m’avait interpellée dans une rue. En 2014, elle choisit mon prénom comme pseudonyme pour l'enquête, ce qui pouvait renvoyer en partie aux asymétries de notre relation ambivalente.

7 Le terme toubab, au Sénégal et dans d’autres pays francophones d'Afrique de l'Ouest désigne des personnes dont la couleur de peau est perçue comme « blanche », quelles que soient leurs nationalités, excepté les Arabo-Berbères. Il qualifie des personnes « occidentales » (Pian, 2010) mais peut aussi concerner des individu-e-s africain-e-s ou d'ascendance africaine, résidant en Afrique ou ailleurs et perçu-e-s comme adoptant des pratiques, style de vie et représentations dits occidentaux.

8 Au Maroc, les personnes (migrantes, mais pas seulement) désignées comme « noires » sont souvent interpellées par le terme « Azzî-a ». Il proviendrait d'une déformation de « azîzî » (mon cher maître), terme arabe qu'auraient mal prononcé les esclaves « noir-e-s » au Maroc. Il peut rappeler une position sociale d'infériorité (Péraldi, 2011), associant la peau noire à des attributs de pauvreté et de servitude. « Azzï » peut ainsi signifier « noir » au sens de « nègre » (Timéra, 2011). Les Sénégalais-e-s rencontré-e-s au Maroc considéraient souvent ce terme comme une insulte raciste.

9 « Kat sa ndeye » signifie « nique ta mère » en wolof. Cette expression vulgaire est utilisée comme insulte, ou parfois pour souligner l’étonnement face à une situation donnée

10 Cette réponse renvoie à une manière courante chez les Sénégalais-e-s que j’ai croisé-e-s au Maroc de limiter les sollicitations financières.

11 A ce propos, voir http://www.igfm.sn/les-tresseuses-senegalaises-de-casablanca-se-defendent/ (page consultée en 2017).

12 Marie n'avait pas la certitude que son anonymat serait respecté. Elle ne connaissait pas non plus l'utilisation que je ferais des informations qui la concernaient ni les bénéfices que j'en retirerais.

13 Il arrivait que certains vendent leurs produits durant les entretiens.

14 Voir à ce sujet les études de Sana Benbelli : « Les cafés dans la ville de Casablanca : quand les frontières culturelles dépassent les frontières territoriales », présenté à la 8e université d'été du Rédoc à Strasbourg, mai 2017.

15 Outre leurs observations, elles me demandaient où j'allais et ce que j'allais faire. Dans le contexte social de Bab Marrakech, tout se surveille, se dit et se raconte. Aussi, même si elles ne me voyaient pas passer avec des Sénégalais ou que je ne mentionnais pas de rendez-vous, elles finissaient par l'apprendre.

16 Pour les Marocain-e-s, la mauvaise réputation de l'hôtel était due à sa clientèle, principalement composée de migrant-e-s issu-e-s de pays d'Afrique subsaharienne. Pour les Sénégalais-e-s, elle était liée au fait qu'ils-elles y étaient mal accueilli-e-s et victimes de racisme.

17 J’affirmais ma non-appartenance au Maroc pour apaiser la situation en signifiant que je n'étais pas l’« une des leurs » à défendre.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Lasserre, « Asymétries intersectionnelles dans le processus d’enquête. Réflexions sur la place d’une anthropologue française auprès de Sénégalaises transmigrantes dans la Médina de Casablanca (Maroc) »Cahiers de l’Urmis [En ligne], 19 | 2020, mis en ligne le 07 juillet 2020, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/urmis/2022 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/urmis.2022

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Auteur

Marie Lasserre

Doctorante en anthropologie Institut des Mondes Africains (IMAf), EHESS

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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