1La scène se déroule à Paris, de retour d’un terrain de deux mois à Beyrouth, au sortir d’une séance de présentation de recherche sur le champ de l’aide internationale dans les quartiers précaires de la périphérie beyrouthine. La discussion informelle qui s’en suit avec quelques collègues s’oriente sur ma relation au terrain :
2— « …Et donc, j’imagine que tu es libanaise ! ?
3— En fait, non, je suis française, mais quelle importance ? »
- 1 J’emploie ici le terme de « racisé » pour désigner le phénomène qui consiste à renvoyer certains in (...)
4Anecdotique, la question ne l’est pas tant elle a scandé mon parcours de recherche sur le terrain et conditionné mon accès à celui-ci, que ce soit par la voix des douaniers et militaires dans l’exercice du contrôle institutionnel et sécuritaire aux frontières (du Liban, puis des quartiers de la banlieue sud de Beyrouth), ou dans le crédit accordé par mes interlocuteurs pour l’obtention d’entretiens. Faudrait-il donc, qu’il y ait un rapport naturalisé, une appartenance culturelle au terrain que l’on se donne pour objet quand on a « des origines » racisées visibles1 (De Rudder, 1998) ? Autrement dit, quand la distance du chercheur avec ses enquêtés n’est pas immédiatement perceptible, sur quelles bases se constituent les mécanismes d’identification et de différenciation ?
- 2 Sur la question d’une anthropologie native/non native et de sa déconstruction, voir : Narayan K. (1 (...)
- 3 La dialectique étrangeté/familiarité porte d’ailleurs un regard biaisé sur l’implication du cherche (...)
5L’identification du chercheur sur des bases racisées (« arabe ») déduites de son nom et/ou de son apparence, dans le milieu universitaire français, a participé d’une confusion méthodologique sur le fait que je réalisais une « anthropologie chez soi » (Ouattara, 2004) au Liban dont je suis pourtant étrangère. Cette confusion se retrouvait, du reste, dans mes premiers échanges avec mes enquêtés, sur le terrain beyrouthin. Il aura ainsi fallu déconstruire le processus sous-jacent à ces assignations identitaires pour comprendre combien elles avaient orienté mon positionnement au sein de la relation ethnographique, dans ses effets de distance et de proximité. Or si la question de la relation épistémologique au terrain s’est d’abord posée en termes d’identité-origine2 pour les enquêtés comme pour les collègues chercheurs, c’est qu’elle cristallise des enjeux de légitimation et de reconnaissance du chercheur « racisé » vis-à-vis de son objet, sur la base d’un lien identitaire qui en justifierait la familiarité3, et en expliciterait de facto les modalités d’accès (Müller, 2015). Nous verrons au contraire qu’il s’agit là d’une extériorité négociée à partir d’un jeu d’identifications visant à instituer les termes de la rencontre ethnographique dans ses dimensions spatiales (accès aux lieux) et sociales (accès aux personnes). Cette rencontre, c’est celle d’un groupe de réfugiées syriennes et palestiniennes, dans leurs interactions quasi-quotidiennes avec le personnel aidant d’ONG locales et internationales.
- 4 Plus communément appelés du terme péjoratif nawar, les Doms correspondent à la population gitane pr (...)
- 5 Expression employée par plusieurs de mes interlocuteurs, traduite de l’arabe.
- 6 Parti politique et militaire chiite libanais disposant d’un appareil associatif très actif dans cet (...)
6Le contexte de ma recherche est le suivant : mon enquête s’intéresse à la recomposition des logiques d’aide dans les territoires d’accueil des réfugiés syriens à Beyrouth. Entre 2011 et 2015, le Liban a connu, en effet, un afflux massif de réfugiés syriens, principalement localisés sur trois points du territoire national : dans la plaine de la Bekaa au niveau de la frontière orientale avec la Syrie, dans la région Nord du Akkar limitrophe avec la Syrie, et à Beyrouth, avec une forte concentration dans les quartiers informels de la banlieue sud. C’est sur ce dernier espace qu’ont porté mes deux enquêtes de terrain, réalisées entre 2015 et 2016. L’objectif en était de négocier mon accès au sein des institutions sociales des quartiers de Chatila, Heyy el Gharbe et Heyy el Sellom, qui constituent dans l’espace urbain beyrouthin, des « centralités minoritaires » (Raullin, 2005) historiques, chacune désormais investie par les réfugiés syriens : le camp palestinien de Chatila, devenant le lieu d’élection des Palestiniens de Syrie, le quartier historique des Doms4 de Hey Gharbe, celui des plus pauvres d’entre les réfugiés syriens, de même que Heyy el Sellom, refuge pour les nouveaux arrivants syriens venus s’ajouter aux migrants bangladais, philippins, soudanais et aux franges les plus pauvres de la population libanaise chiite. Ainsi stigmatisée comme « zone de misère cosmopolite »5, cette périphérie se trouve acculée à une forte marginalité locale, sur laquelle se surimpose un imaginaire urbain de l’insécurité dû à la micro-souveraineté qu’exerce en ces lieux le Hezbollah6. Dans ce contexte sur lequel je reviendrai plus loin, l’installation des réfugiés syriens s’est accompagnée d’une recomposition du champ de l’aide autour du Plan de réponse à la crise au Liban (LCRP), implémenté en 2015 par le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) en partenariat avec le gouvernement libanais et les ONG locales et internationales présentes sur le terrain (Boustani, Carpi, Gebara, Mourad, 2016). Ce dispositif global d’assistance prévoyait d’apporter une réponse intégrée à la forte pression exercée sur les services sociaux libanais. Celle-ci devait passer par la mise en place conjointe de programmes d’aide pour les communautés hôtes libanaises déjà fortement fragilisées, et pour les réfugiés syriens en situation de grande précarité, ce qui n’a pas été sans engager une réévaluation des critères d’accès à l’aide sociale pour l’ensemble des candidats ayants-droit. Dans cette perspective, les procédés d’identification des populations précarisées, et plus généralement, des étrangers, se posaient avec d’autant plus d’acuité qu’ils relevaient d’un double impératif : administratif, d’abord, celui de réguler la présence d’une nouvelle catégorie d’étrangers et leur prise en charge, social, ensuite, mû par l’enjeu pour les populations locales, de se repositionner au sein de relations d’aide traversées par de nouvelles logiques de concurrence, de clientélisme, ou de proximité.
- 7 Il s’agit d’une double enquête auprès des institutions de l’aide internationale au Liban et de leur (...)
7Ma présence, qualifiée par l’extériorité à ce terrain, ne pouvait se soustraire à cette économie sociale des catégorisations identitaires et statutaires, même si l’accès aux institutions sociales et associatives que je revendiquais pour ma recherche n’était pas de même nature que celui que sollicitaient les candidats à l’aide. Dès lors, quels procédés identificatoires ont joué au sein de la triade ayants-droit – anthropologue – personnels aidants qu’impliquait le choix d’une « double ethnographie »7, et comment ont-ils affecté la conduite de l’enquête ? De même, en quoi la place du chercheur peut-elle contribuer à éclairer les relations qui se nouent autour des logiques d’attribution de l’aide, au point de devenir elle-même le lieu de production de connaissances ? De là, ce texte voudrait interroger les effets de distance et de proximité induits par les identifications multiples qui ont accompagné ma pratique du terrain, et sur ce qu’ils ont impliqué en termes de négociation de ma présence, de relations ethnographiques avec mes interlocuteurs et d’interactions entre ces derniers. Il appartient d’abord d’expliciter d’où l’on parle, dans quel lieu physique et relationnel l’on construit sa posture, et au gré de quels procédés identificatoires l’on performe un récit de soi. Comprendre la forme qu’a prise mon extériorité sur le terrain, c’est alors faire une incursion dans la fabrique des rapports d’altérité au Liban, à partir de l’examen de la production administrative et sociale des catégories de l’étranger au pays du cèdre. À travers deux micro-scènes ethnographiques, au ministère des Affaires sociales libanaises et au sein d’une ONG, je montrerai alors comment la variable ethnique et confessionnelle sous-tendant la perception de mon étrangeté relative a parfois créé les conditions de ma mise à distance ou, à l’inverse, de mon incorporation via une parenté fictive. L’examen de la relation d’hospitalité avec un groupe de réfugiées palestiniennes de Syrie me conduira ensuite à réfléchir sur les stratégies d’enquête mobilisées pour pouvoir circuler entre des réseaux sociaux exclusifs, où l’assimilation à l’un fait porter le risque d’être tenue à l’écart de l’autre. Analysant, enfin, la portée heuristique d’un tel positionnement dans les relations hiérarchisées et concurrentielles de l’aide internationale, je montrerai en quoi ce jeu d’identifications devient lui-même un lieu de production de connaissance dès lors qu’il permet de mettre en exergue les mécanismes de labellisation et d’étiquetage des ONG, en miroir duquel il s’inscrit. Il reste à préciser que ce retour réflexif sur les conditions immédiates de mon entrée en ethnographie s’inscrit dans une recherche en cours dont le but n’est pas, ici, d’en présenter les résultats, mais de s’intéresser aux modalités d’accès au terrain depuis les identifications du chercheur.
- 8 J’emprunte cette expression, avec laquelle je m’autorise une certaine liberté, au titre de l’ouvrag (...)
8Comme le rappelle Michel Naepels (1990), l’expérience du terrain, bien que centrale dans la méthode de production des connaissances anthropologiques, « ne va pas de soi pour l’enquêteur ». Cela tient au sentiment « de ne pas être à sa place », ou bien d’y être de façon intrusive et parasite. Car s’il est vrai que la question de l’altérité se pose dans la relation du chercheur à son objet, l’on a tôt fait d’occulter que, de la même manière, elle s’impose aux interlocuteurs de la recherche. Cette dimension de l’altérité relationnelle doit donc être ici reconsidérée car d’elle dépendront les voies d’accès au terrain et l’espace d’insertion réservé au chercheur, faisant ainsi le lit de sa posture dans la relation ethnographique. Il s’agit ici d’expliciter les ressorts de cette altérité de l’ethnographe sur son terrain à partir de l’examen des statuts existants pour catégoriser les étrangers au Liban.
9La catégorisation administrative des étrangers au Liban intervient dans un système sociopolitique caractérisé par le confessionnalisme et les migrations internationales. Le système confessionnel repose sur la répartition proportionnelle du pouvoir politique entre les dix-huit communautés qui composent la société libanaise. Défini par la constitution de 1926 de l’État libanais proclamé sous mandat français, ce système fut réactualisé lors de l’indépendance en 1943 dans le Pacte national puis réaffirmé en 1989, dans le Document d’entente nationale adopté dans le cadre des accords de Taëf qui signaient la fin de quinze ans de guerre civile au Liban. Si cette reconnaissance institutionnelle des confessions religieuses devait garantir le pluralisme religieux comme ciment de la construction nationale, elle a aussi contribué à fonder la citoyenneté sur des lignes confessionnelles, fixant ainsi les identités sociales dans les cadres de l’appartenance communautaire (Beydoun, 2009). On comprendra donc aisément pourquoi la variable confessionnelle et communautaire a pu jouer comme un critère central d’identification sur le terrain libanais, mais ne pourrait s’y réduire. En effet, la catégorisation confessionnelle induite par ce système politique sert essentiellement à identifier les membres de la communauté nationale, en les rattachant administrativement à leur communauté d’appartenance.
- 9 L’UNRWA désigne l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (...)
- 10 Pour plus de détails sur cette question, je renvoie au rapport de l’ONG libanaise Frontiers Ruwad A (...)
10Les étrangers sont, eux, soumis à un arsenal juridique et administratif plus ou moins fixé, qui détermine leur statut de résidence au Liban, sans que la durée de cette période de résidence n’ait d’incidence en retour sur l’affectation du statut d’étranger. Je retiendrai quatre catégories statutaires qui servent à classer les étrangers au Liban : les ressortissants étrangers — touristes et expatriés — (ajâneb), les réfugiés (laji’in), les travailleurs migrants (généralement désignés selon leur provenance nationale) et les personnes non enregistrées auprès des autorités, ou dont la nationalité est à l’étude (qayd el dars). Or il se trouve que ces attributions catégorielles relèvent de manière plus ou moins explicite de variables ethno-nationales en fonction de quoi elles sont évaluées. Jihane Sfeir (2008) note à ce propos que « pendant longtemps le statut (ou le non-statut) des étrangers sera appliqué aux Palestiniens ». Il en va de même du terme de « réfugié » [qui] n’apparaît dans le droit libanais qu’accolé au terme « palestinien » ou dans la loi du 10 juillet 1962 réglementant l’entrée, le séjour des étrangers au Liban et leur sortie de ce pays (Clochard, Doraï, 2005). La particularisation ethno-nationale du statut de réfugié se manifeste, du reste, par un mandat différencié entre les réfugiés palestiniens, qui relèvent de la compétence de l’UNRWA, et les autres réfugiés qui relèvent de celle du HCR9. Au regard de la loi libanaise, la frontière est donc ténue entre réfugié et étranger, n’eût été l’attribution d’un document d’enregistrement du HCR donnant accès à un titre de séjour renouvelable tous les six mois, faute de quoi, c’est le statut de clandestin qui sera appliqué. Pour autant, la catégorie des étrangers en situation irrégulière ne recoupe que partiellement celle des personnes dont la nationalité est à l’étude (jinsiyyeh teht qayd el dars-QAD, ou maktoumoun al qayd-MAQ, littéralement « les clandestins non enregistrés »)10. Celle-ci englobe tous les apatrides n’ayant pu prouver qu’ils résidaient au Liban avant le 30 août 1924, qu’ils soient palestiniens, kurdes, ou issus de la communauté Dom des gitans. La même logique d’affectation du statut d’étranger sur des bases ethno-nationales se signale, enfin, dans l’attribution du statut de travailleurs et de domestiques migrants, issus pour la grande majorité du Sri Lanka, des Philippines, d’Éthiopie, du Bangladesh et du Soudan. Ce statut est encadré par le système de la kafala (sponsorisation) qui place le travailleur étranger sous la tutelle légale de son employeur, rendue possible par un partenariat entre les agences de recrutement privées et la Sûreté générale.
- 11 Au moment de l’écriture de ce papier, je n’avais pas encore commencé mon engagement bénévole dans u (...)
11Au sein de cette classification des étrangers, je tombais irrémédiablement dans la catégorie de touriste ressortissante française, ce qui me permettait l’attribution d’office à l’aéroport, d’un visa de trois mois, et des facilités d’installation et de circulation, ce dont ne pouvaient pas forcément jouir les autres catégories d’étrangers mentionnées plus haut, au premier rang desquels, les réfugiés, au statut plus précaire. Cette identification devait, en toute logique, me rapprocher de la position sociale privilégiée occupée localement par le personnel occidental étranger des ONG et des organisations internationales sur lesquels allait porter une partie de mes enquêtes. Pourtant, il m’a été plus difficile de pousser les portes de ces institutions, là où l’accès à l’espace privé des réfugiés fut de loin plus aisé. La proximité sociale supposée ne paraissant que peu déterminante dans l’établissement de la relation ethnographique avec mes enquêtés, la négociation des conditions de mon observation participante auprès des réfugiés comme de leurs aidants nécessitait que je me penche sur les raisons de l’écart dans la réception réservée à ma démarche d’enquête entre les deux espaces sociaux11. Or à considérer que l’anthropologue, à l’entrée sur son terrain, n’est jamais investi d’un rôle neutre autre que celui qu’il se taille en fonction des figures qui lui sont assignées, les raisons de cet accueil différencié doivent être rapportées aux perceptions qu’ont eues mes interlocuteurs de mon extériorité au terrain, et partant, des voies signifiées pour y être impliquée. Dans ce cas, elles se manifestaient par une dissociation tranchée entre les catégories statutaires évoquées pour classer légalement les étrangers, et les catégories de sens commun attachées aux différentes perceptions de l’altérité.
- 12 Je me réfère ici implicitement à la formule d’Abdelmalek Sayad, « la double absence » pour désigner (...)
12La scène qui va suivre est, à cet égard, révélatrice de la distorsion qui peut exister entre la catégorie de touriste, ressortissant d’un pays européen, et les représentations sociales accolées à la désignation d’étranger, pour peu que celui-ci soit identifié et stéréotypé comme « arabe ».
- 13 Institut français du Proche-Orient
Je me rends au ministère libanais des Affaires sociales pour obtenir une autorisation de conduire mes enquêtes dans cinq de ses centres sociaux de développement en banlieue sud de Beyrouth. La personne en charge de recevoir ce type de demandes me signifie que la lettre d’accréditation de mon laboratoire de recherche basé en France ne suffit pas, qu’il me faut une lettre émanant d’une institution présente à Beyrouth. Je reviens quelques jours plus tard avec une lettre d’attestation de l’IFPO13 que je présente avec mon passeport, mais j’ai affaire cette fois à une autre personne. Celle-ci ne jette qu’un coup d’œil furtif à la lettre de l’IFPO mais scrute minutieusement mon passeport français avant de me le rendre en me lançant avec un mélange de suspicion et d’amusement que, pourtant je n’ai pas l’« air » française, que je parle (trop bien) l’arabe et d’ailleurs que j’en ai les traits. Je lui concède qu’effectivement, j’ai la double nationalité algérienne. Elle s’exclame, en prenant à parti ses autres collègues du bureau : « tu vois, je te l’avais dit !… mais du coup, pourquoi le Liban ? » Journal de terrain, 23 mai 2016.
- 14 Je me réfère ici au statut juridique des étrangers comme catégorie légale réinvestie par les percep (...)
- 15 Une des autres expressions plusieurs fois employée par mes interlocuteurs était « bes ante mannek a (...)
- 16 L’appellatif « occidental », traduit de l’arabe « mnil gharb » désigne ici toute personne ressortis (...)
- 17 Je me réfère à ce terme pour désigner la figure de l’étranger non culturalisé typifié par l’anthrop (...)
13L’élément notable que m’a suggéré cet épisode a trait à une conception double et racialisée de l’étranger14, proche et lointain, en fonction de quoi m’a été assigné un certain rapport d’extériorité sur le terrain. Cette conception est d’ailleurs contenue dans l’attribution du qualificatif d’« étranger » (ajnâbe, pl. ajâneb) qui, à l’image de la fonctionnaire du Ministère, pouvait m’être dénié au motif que je ne correspondais pas à l’image d’Épinal de l’étranger au Liban15. Mais que recouvre-t-elle ? Du point de vue de l’article 1 de la loi du 10 juillet 1962, la catégorie juridique des ajâneb, désigne le fait d’être ressortissant d’un pays autre que le Liban, mais, à l’évidence, elle se trouvait ici subsumée par la notion de gharib qui désigne, elle, les frontières mentales de l’étrangeté (Nasr, 1988), référant ainsi à des étrangers proches, identifiés, en l’espèce, comme « arabes ». La distinction qu’opère la terminologie arabe entre ces deux dimensions, — ajnabê et gharib — peut être, en ce sens, rapprochée de la dénomination anglaise de foreigner et stranger. Ainsi, le mot ajnabê (pl. ajâneb) qualifie-t-il, dans l’usage, les étrangers non arabes « occidentaux »16, indifféremment aux distinctions nationales. Quant au gharib, il réfèrera, dans le contexte libanais, aux résidents des pays arabes du Moyen-Orient établis au Liban : réfugiés palestiniens, travailleurs syriens ou égyptiens, le plus souvent désignés par leur appartenance nationale. Ces deux appellatifs sont ainsi révélateurs d’une perception construite des rapports d’altérité en fonction desquels la figure de l’outsider17 est d’emblée placée sur une échelle d’extériorité. Celle-ci se déplacera d’un lien de familiarité vers celui d’étrangeté selon que l’outsider soit perçu comme relevant d’une ethnicité « arabe », renvoyée à l’usage d’une même langue et d’un imaginaire culturel commun. Dans le cas de l’identification qui m’était attribuée, tout se passe comme si la qualification de mon lien d’extériorité à partir de la variable ethnique « arabe » était venue gommer mon statut premier d’étrangère pour m’installer dans un rapport présumé de familiarité avec mon terrain. Nous verrons que cela n’a pas toujours coïncidé avec une position de proximité dans l’interaction avec mes interlocuteurs, mais pouvait répondre au contraire à des logiques de mise à distance. Dans le cas de la séquence ethnographique susmentionnée, l’échange succédant à cette scène est tout à fait significatif des implications qu’a posées un tel postulat de familiarité dans mon accès au terrain. En effet, l’étonnement manifesté par la question, et l’injonction qui s’en suivit à justifier de ma nationalité française, ont certainement joué dans le fait que la fonctionnaire chargée de délivrer les autorisations d’enquête dans les centres sociaux du ministère libanais des Affaires sociales n’a finalement pas donné suite à ma demande, non sans me faire part de son incrédulité à l’idée que je réalise une recherche sur le Liban sans lien d’origine ou par alliance avec ce pays, quand il eût été plus « naturel » de faire porter mes recherches sur l’Algérie, censé représenter une composante de mon identité. Entre curiosité et soupçon, c’est ici le sens même de ma démarche scientifique qui se trouvait remis en cause à l’aune du prisme racialisant des « origines », déjà expérimenté dans le milieu académique français par une forme d’identification ethnicisante au terrain, et exprimé ici par la perception de n’être « pas tout à fait française », ni pour autant totalement étrangère. Si le caractère circulatoire du procédé d’identification entre ces deux contextes sociaux et nationaux bien différents est patent, c’est qu’il renvoie à une lecture politique du statut de binational alors en plein débat dans le contexte post-attentats en France, et dans laquelle la qualification comme « française d’origine arabe » s’inscrit en prolongement des modes d’identification définis par les politiques de lutte anti-terroriste conjointe entre les deux pays. Sur le terrain, cela se traduit par un effet de sécurisation du passage de la frontière, matérielle ou mentale, du territoire national d’abord, et du périmètre symbolique de l’institution franchie, ensuite, que ce soit dans le cas du ministère libanais des Affaires sociales, ou de la police frontalière aux aéroports de Paris et Beyrouth. Il demeure que ces assignations ne produisaient pas les mêmes effets en termes de positionnement ethnographique avec mes enquêtés, et d’accès aux différents sites du terrain.
14Si les effets de contraintes se faisaient davantage ressentir dans les milieux internationalisés et/ou francophones du ministère des Affaires sociales et des ONG internationales, les ressorts de mon identification comme « arabe », ou « musulmane », étaient d’un autre ordre dans les milieux plus populaires des quartiers sis en banlieue sud de Beyrouth ; en atteste le changement de ton dans la scène suivante.
C’est le jour de la fête des mères et Aïda, responsable d’une ONG aux abords du camp de Chatila, dans laquelle j’avais enquêté pour mon master, m’a invitée à une sortie organisée pour les femmes récipiendaires de son ONG, - en majorité des Palestiniennes et des Syriennes. Elle me présente auprès d’elles comme étant leur « sœur » d’Algérie (okhtna mnel jazâ’ir), leur « invitée » (dayfetna) venue de France pour son doctorat. Les femmes m’accueillent très chaleureusement dans leurs conversations et deux d’entre elles, palestiniennes s’exclament : « al Jazâ’ir, bilad million w nos shahîd ! » (littéralement, l’Algérie, pays des un million et demi de martyrs). Plus loin dans la conversation, une femme âgée me félicite de « ne pas avoir oublié ‘nos valeurs et traditions’ à l’étranger ». Journal de terrain, 27 mai 2016.
15À l’instar de la séquence ethnographique précédente, cette scène installe les termes de la rencontre ethnographique avec celles qui deviendront mes interlocutrices privilégiées du réseau social des réfugiés palestiniens de Syrie, à Chatila, dans une relation d’hospitalité ouverte, figurée par l’établissement d’un lien de sororité. Les ressorts de cette parenté fictive prenant la forme d’une solidarité féminine sont, là encore, d’ordre ethnoculturel, mais se diront à travers un double langage, à la fois religieux et politique. L’appellatif de sœur renvoie, dans le contexte, aux modes de désignation de la fraternité religieuse en usage dans la civilité islamique qui imprègne les différents quartiers de la banlieue sud de Beyrouth. Plus largement, il réfère à un espace mental commun, dont mes interlocutrices supposent que je partage les valeurs culturelles et les traditions, en en parlant la langue, arabe. La référence à une identité arabe par laquelle s’établirait un lien de fraternité devient alors celle d’une ethnicité symbolique (Gans, 2009 ; Waters, 1990) puisqu’elle est implicitement renvoyée à des qualités morales auxquelles ceux qui n’y souscrivent pas se trouvent du même coup assimilés à des « étrangers », « occidentaux ». Ce glissement dans l’identification d’un « nous » face à un « eux » s’opère par la voix d’un discours politique puisque mes enquêtées attribuent au référent national « algérien », une commune appartenance à un « collectif de la résistance », manifesté par une mise en regard historique des luttes nationales palestinienne et algérienne. Ce critère d’identification conduit donc à inscrire les termes de la rencontre ethnographique dans le cadre plus général de relations hiérarchisées, renvoyé manifestement à la position de subalternité à laquelle les place l’expérience de l’exil qui fait des réfugiés palestiniens (de Syrie comme du Liban) des « étrangers particuliers » (Doraï, 2006) restreints dans leurs droits.
16La référence à une expérience coloniale historique doit être ici mise en perspective avec les formes de domination et de hiérarchisation engagées dans les relations de l’aide internationale entre ONG locales et bailleurs de fonds européens ou nord-américains. Au moment de mon enquête, cette ONG venait d’accueillir un volontaire allemand ainsi qu’une chercheuse danoise. Au cours de nos conversations, Aïda a également mentionné à maintes reprises les visites de plusieurs collectifs venus de Suède ou du Canada, intéressés au financement philanthropique d’activités ludiques pour les enfants réfugiés du quartier. L’évocation d’une forme de tourisme humanitaire de ces « ajâneb » dont bénéficiait l’ONG faisait contraste avec l’absence d’investissement (humain et matériel) des sociétés civiles « arabes » dans les activités d’aide et de soutien à ces communautés réfugiées. Au-delà du glissement politique d’un tel discours, il y a lieu de voir que les relations reprennent très clairement des variables ethnicisées et culturalistes pour se dire ; l’« Occident » étant ici identifié comme le pourvoyeur de cette aide à travers les différentes figures de ses bailleurs de fonds et philanthropes. En cela, l’intérêt que traduisait ma démarche d’enquêter sur les formules de l’aide aux réfugiés, se dotait d’une valeur symbolique pour mes interlocutrices puisqu’étant perçue comme algérienne avant d’être perçue comme française, l’idée réelle ou supposée que je fusse rattachée à la culture ou l’agenda des bailleurs de fonds s’en trouvait évacuée. Par là même, la relation horizontale induite par l’établissement d’une sororité, me situait dans l’entre-deux d’une perception tranchée des relations hiérarchisées entre une culture associée à celle des bailleurs, dominants, occidentaux, et la culture du récipiendaire, positionnée comme dominée.
17Face à ces identifications multiples de soi et des autres, il ne s’agit pas de « […] dupliquer ou au minimum se tenir à la remorque des idéologies identitaires, […mais bien d’] observer la dynamique des relations et des conflits, la possibilité des changements de places sociales, le sens donné à ces relations, ces places et leurs transformations » (Agier, 2015). C’est pourquoi il appartient d’examiner la signification situationnelle des variables ethnique, confessionnelle ou sociale, mobilisées dans le discours de mes enquêtés pour me situer dans la relation ethnographique, à l’aune des stratégies qui les accompagnent dans le jeu des interactions sociales. Pour autant, il serait abusif de considérer que ma position d’anthropologue me situerait hors des hiérarchies sociales, bien que je sois tenue par une certaine extériorité vis-à-vis des intérêts mis en jeu dans ce champ social. Au contraire, ma présence au titre d’observatrice reposait sur une forme de négociation d’identité, alors performée, inhibée ou exploitée selon la situation d’interaction (Douglass et Lyman, 1972). Ces stratégies interactionnelles, loin de se lire en des termes identitaires, peuvent s’apparenter aux ways of being décrites par Levitt et Glick Schiller (2004) comme étant le répertoire des « manières d’être » dans lequel on puise à partir des multiples positions occupées au sein d’un champ social, mais sans pour autant s’identifier aux labels culturels qui lui sont associés. À la différence des ways of belonging (voies d’appartenance) qui, elles, supposent, une identification par l’action, à un groupe spécifique. Aussi, lorsque l’évocation du seul statut d’anthropologue ne suffisait pas à pérenniser une relation intersubjective, cette triple assignation, — ethno-nationale (arabe algérienne), confessionnelle (musulmane), et sociale (subalterne) —, devenait une ressource mobilisable dans le répertoire des identités disponibles, eu égard à la proximité qu’elle offrait dans l’accès à certains réseaux sociaux (Altorki, Fawzi el-Solh, 1988). Dans le cas de la relation ethnographique avec mes enquêtées réfugiées, elle me permettait ainsi d’atténuer la double asymétrie postulée par la relation enquêteur/enquêtés, et celle de mon statut de touriste non réfugiée/réfugiés. Si la distance sociale n’en était pas gommée, du moins la « frontière morale » (Park, 1915a) s’en trouvait-elle atténuée dans le cadre d’une relation horizontale de fraternité. De la même manière, la référence aux variables culturelles ou confessionnelles s’invitait-elle dans le processus d’identification quand il s’agissait, pour mes interlocuteurs, de me situer clairement dans le champ social par rapport à mes relations interpersonnelles. Si à Chatila j’étais désormais identifiée comme l’invitée de ma famille d’accueil syrienne, tel n’était pas le cas dans le quartier de Hey el Sellom, à l’encadrement du Hezbollah plus marqué, et où ne disposant pas de pareils réseaux d’interconnaissances, j’étais plus systématiquement questionnée sur mes relations d’interconnaissances. Ces questions, souvent posées en préambule de mes entretiens, ou au hasard d’une conversation dans la rue, étaient quasiment toujours les mêmes : « D’où tu viens ? Chez qui tu loges ? Et comment tu l’as connu(e) ? ». Dans un contexte où ces procédés relevaient d’une surveillance informelle sur les « vraies » raisons de ma présence, rendre visible mon insertion dans un réseau social identifié s’avérait crucial pour « banaliser » le fait de me trouver là, et neutraliser d’éventuelles fermetures d’accès. Il s’agissait donc de « performer » mon propre positionnement relationnel en mobilisant la « carte » de telle ou telle de mes connaissances selon la situation, le rapport hiérarchique de la relation et mon interlocuteur ; par exemple, tantôt le maire de la municipalité pour sa position d’autorité, tantôt une militante associative du Hezbollah, pour son inscription dans les réseaux partisans, tantôt le cheikh de la mosquée, pour son leadership spirituel reconnu. Le procédé suivait alors les voies d’une identification par personnes interposées. Je reviendrai sur la manière dont cette présentation de soi s’est muée en stratégie d’enquête face aux obstacles rencontrés dans l’accès à certains terrains. Mais de la même manière que je me positionnais par rapport aux identités qui m’étaient assignées, mes enquêtés utilisaient également ma présence comme une ressource mobilisable pour se replacer au sein des relations sociales hiérarchisées, définies par des logiques d’accès à l’aide. Je retiendrai une scène illustrative de ce phénomène.
À l’issue d’un prône religieux tenu par l’imam d’une association caritative musulmane, dans l’unique salle commune du camp de Chatila, un soir du mois de Ramadan, les femmes de ma famille d’accueil syrienne à Chatila ont tenu à me présenter au cheikh comme étant une « chercheuse venue de France » pour son doctorat. L’imam parut visiblement flatté par l’intérêt que je témoignais à ses activités caritatives pour mes recherches, et se félicita du monde qu’il pouvait aider en distribuant, à la fin de ses prêches, des cartons alimentaires à laquelle prenaient part mes enquêtées syriennes. Le lendemain de la rencontre, l’aînée de la famille me fit part de son souhait de récupérer un carton supplémentaire, car un seul ne suffisait pas pour nourrir toute la famille. Elle me demanda de la raccompagner. Journal de terrain, 8 juin 2016.
18Cette scène qui se déroulait devant une foule de personnes venues assister au discours, pour ensuite, récupérer leur part d’aide alimentaire, m’inscrit malgré moi dans une interaction qui ne prend véritablement sens qu’à la lumière de la relation d’aide qui lie mes enquêtées à leur bienfaiteur. Ici, la position assignée, par mes enquêtées, s’apparente à une carte à jouer dans le portefeuille des identités en relation et en situation. Elles choisissent ainsi de me réattribuer mon rôle social d’anthropologue tout en le situant par rapport à une provenance géographique, de manière à faire porter à cette situation de rencontre, une signification particulière (Douglass et Lyman, op. cit.) orientée vers la réalisation d’un objectif : jouer du prestige supposé de mon statut (doctorante) et de ma provenance (de France) pour obtenir davantage de rations alimentaires. Par cette mise en relation avec leur donateur, mes enquêtés réaffirmaient leur positionnement dans le jeu social des relations d’aide, le légitimaient aux yeux de leur réseau, et requalifiaient les termes afférents à cette relation en redéfinissant leurs obligations réciproques avec ledit bienfaiteur. La relation ethnographique s’en trouve donc tout à la fois « rapport de sens et rapport social » (Naepels, 1990), au sein duquel le rôle assumé par le chercheur est surinvesti des demandes sociales tacites des enquêtés. Il s’agit de voir à présent comment l’instrumentalisation de ma position au sein d’une relation de parenté fictive avec mes enquêtées syriennes et palestiniennes s’est révélée plus délicate à assumer dans le cadre d’interactions triangulaires avec le personnel d’une ONG.
19Au-delà des appellatifs considérés, cette parenté fictive s’est traduite par mon entrée dans l’intimité d’une famille du camp, tout au long de séjours répétés dans l’espace domestique, avec ce que cela comporte de proximité relationnelle, d’insertion progressive dans le réseau de voisinage de l’immeuble, mais aussi de règles tacites à respecter qu’exigeait l’hospitalité. Après la fraternité établie sur des bases culturalisées, c’est véritablement ma position de femme seule qui a déterminé mon insertion au sein de la famille et du dispositif de genre. J’étais tantôt présentée comme cousine, tantôt comme la fille d’un ami de la famille, pour ne pas être identifiée comme la femme de l’un des hommes, tout en pouvant maintenir une certaine extériorité du dedans. Ma présence dans le voisinage obéissait donc aux règles de l’hospitalité formulée par ma famille d’accueil (Pitt Rivers, 2012) qui la rendait ainsi acceptable, à la condition tacite de ne pas sociabiliser avec des voisins jugés « infréquentables » ou écartés du réseau familial (Ouattara, ibid.). La première difficulté rencontrée par le chercheur dans ce type de situation est donc « d’être assimilé, souvent malgré lui, mais parfois avec sa complicité, à une ‘clique’ ou une ‘faction’ locale, ce qui offre un double inconvénient. D’un côté, il risque de se faire trop l’écho de sa ‘clique’ adoptive et d’en reprendre les points de vue. De l’autre, il risque de se voir fermer les portes des autres ‘cliques’ locales » (Olivier de Sardan, 1995). Ce phénomène d’enfermement dans un réseau social particulier, que Jean-Pierre Olivier de Sardan nomme « enclicage », s’est traduit sur le terrain dans le cadre de relations triangulaires confrontant ma « famille d’accueil » réfugiée aux personnels aidants d’ONG. Accompagner mes hôtes dans leurs parcours au sein des différentes structures aidantes (ONG, centre social, mosquée) a eu pour effet immédiat, d’une part, de circonscrire mon champ d’enquête aux seules associations fréquentées par la famille, et d’autre part, de conduire le personnel de ces institutions à m’assimiler à mes hôtes, au point de parfois se méprendre sur mon statut et mes intentions de recherche. En voici un exemple :
Accompagnée par les deux filles de la famille réfugiée syrienne de Chatila, je me rends dans l’ONG A du camp. Quelques semaines auparavant, la famille avait réagi de façon véhémente au fait que l’ONG avait jugé qu’elle ne satisfaisait pas aux critères d’attribution de l’aide pour lui accorder un microcrédit (…). Avant même d’avoir pu me présenter, l’ONG A m’a identifiée comme faisant partie de cette famille et m’a refermé la porte au nez, sans détour. Plus tard, j’y retournais seule en explicitant ma démarche et en mentionnant l’autorisation qui m’avait [finalement] été accordée par le ministère des Affaires sociales pour enquêter dans les centres sociaux, afin de donner caution à ma demande d’accès. Or l’ONG A joua cette fois de la nécessité d’obtenir l’aval de l’ONG internationale B dont elle était partenaire opérationnelle depuis 2011. La responsable de l’ONG B m’identifia cette fois comme journaliste venant enquêter, ce qu’elle attribuait au flou entourant mon rattachement institutionnel sur le terrain. Après plusieurs refus d’accès et appels laissés sans suite, l’ONG B accepta finalement de m’accorder un entretien. Lorsque je lui demandai la permission d’enquêter auprès de son partenaire opérationnel, l’ONG A de Chatila, elle m’opposa une fin de non-recevoir, au prétexte que je devais passer par l’Unicef, seule habilitée à me donner cette autorisation d’enquête car c’est d’elle que l’ONG A recevait ses financements. Journal de terrain, 3 juin et 14 juin 2016.
- 18 « On appellera ‘configuration développementiste’ cet univers largement cosmopolite d'experts, de bu (...)
20Cet épisode de refus d’enquête, produit par mon assimilation aux réseaux familiaux de ces réfugiés, se soldera finalement par une absence de réponses de l’Unicef. À la lumière de mes conversations ultérieures avec l’aînée de la famille, Afaf, il m’est apparu que cette rencontre voulue par mes enquêtées s’inscrivait en réponse à leur demande sociale de dénonciation d’un mauvais traitement perpétré par certaines ONG à l’égard des réfugiés, quand Afaf, témoin de la scène avec l’ONG A, me dit : « tu vois, c’est bien ce qu’on t’avait dit ! ». Face à ce risque d’assimilation à mes enquêtés et à leurs demandes sociales implicites, tout l’enjeu a consisté à « faire jouer les relations sociales de [mes] premiers interlocuteurs pour entrer en contact avec de nouvelles personnes et déterminer les relations sociales localement valorisées, tout en évitant à tout prix d’être identifié au réseau que l’on parcourt » (Naepels, 1998, p. 190). Or dans un contexte de surinvestissement de mon terrain par une myriade d’intervenants, eux-mêmes inscrits dans des assignations et des intérêts contradictoires, j’étais identifiée à d’autres acteurs par rapport auxquels ma présence était sans cesse évaluée (Doquet, 2007). En effet, je m’engageais là sur un « terrain balisé » (ibid.) par d’autres avant moi, chercheurs, militants, bénévoles, journalistes, agents des organisations du HCR ou d’Unicef et travailleurs sociaux du ministère libanais des Affaires sociales. De ce point de vue, mon enquête faisait suite à celles réalisées par les travailleurs sociaux et les agents des organisations onusiennes qui effectuaient des enquêtes par questionnaires auprès des réfugiés et des habitants, dans le cadre de l’implémentation de deux programmes d’aide sociale, Halla pour les familles pauvres libanaises, et le programme de réponse à la crise syrienne. Les ONG locales et les centres sociaux de développement du Ministère n’étaient pas en reste, et recevaient, eux aussi régulièrement la visite de leurs bailleurs de fonds pour évaluer et éventuellement coordonner les projets mis en place. Par voie de conséquence, ma posture était réévaluée à l’aune de ces assignations extérieures, et il n’était d’ailleurs pas rare que je fusse confondue avec une journaliste, ou une experte mandatée par un bailleur pour évaluer la bonne mise en œuvre des programmes. L’autre conséquence imputable au surinvestissement d’acteurs sur mon terrain est d’avoir contribué à crisper les suspicions, et polariser les rivalités entre mes différents enquêtés, au sein desquelles il était devenu difficile de me positionner sans être prise à partie de ces tensions. Le contexte récent, marqué par des scandales de corruption dans certaines ONG, avait provoqué une double rétractation ; de ces dernières envers la catégorie générique des « enquêteurs » extérieurs à la « configuration développementiste »18 (Olivier de Sardan, 1995) d’une part, et de la population locale envers ces professionnels de l’aide, d’autre part. Du reste, cette assimilation aux récipiendaires réfugiés persistait même lorsque je me rendais seule dans d’autres ONG de quartiers différents, car j’apparaissais visiblement comme étrangère à la culture de ces institutions (Douglas, 2004). Par exemple, là où les agents des organisations internationales, très souvent supervisés par un personnel occidental étranger (danois, allemand, anglais), recourait davantage à l’anglais comme langue de travail, j’étais plus à l’aise à manier l’arabe pour conduire mes entretiens, ce qui, inévitablement, me positionnait en dehors des cadres patentés de l’étrangeté, dans une posture de familiarité présumée à la culture locale libanaise. En effet, outre son marquage éminemment normatif, la culture institutionnelle des « configurations développementistes » se traduit, socialement à Beyrouth, par une identification commune de son personnel au milieu des « expatriés » : dans ses lieux de résidence ou de sociabilités (les cafés des quartiers de Hamra ou de Mar Mikhaël), et dans ses référents cognitifs (universalisme, culture des droits de l’homme, a-confessionnalisation). Le fait d’être identifiée comme locutrice arabe par le personnel de ces organisations me situait donc en extériorité à ce champ, sur des bases culturalisées.
21Au final, c’est dans la réflexion sur ces conditions différenciées d’accès au terrain, entre l’hospitalité des réfugiés, les restrictions d’accès de certaines ONG, et les moyens empiriques de « faire avec », qu’a émergé mon objet : la recomposition des relations d’aide, dans le contexte de son internationalisation par le dispositif du Plan de réponse à la crise au Liban du HCR.
- 19 De l’arabe wasit signifiant médiation ou intercession. Pour un développement plus approfondi sur ce (...)
- 20 Je remercie ici chaleureusement Ferdinando Fava pour son écoute éclairante de ma restitution de ter (...)
22Face aux limites qu’engageait un positionnement situé du seul côté des réfugiés palestiniens de Syrie, il devenait primordial de recréer les conditions d’un multi-positionnement au sein des différents réseaux d’acteurs parmi les réfugiés syriens et palestiniens, mais aussi les habitants de la communauté hôte dans ces quartiers, et les acteurs institutionnels de l’aide. L’enjeu en était, sur le plan méthodologique, de ne pas neutraliser la dimension dynamique de la relation d’aide à une seule configuration relationnelle ; celle des réfugiés, là où elle inclut un enchevêtrement autrement plus complexe d’acteurs. Parmi les stratégies de réajustement de l’enquête, je changeais de lieu de résidence pour « reconstruire un lien d’intimité extérieur » (Naepels, ibid.) avec mes enquêtées du camp de Chatila, et tentais « d’alterner les points de vue, les moments et les lieux de l’enquête […dans le cadre d’] une anthropologie du décentrement, toujours en train de se déplacer au sein même de la situation ethnographique constituée d’un ensemble de rencontres personnelles et d’échanges intersubjectifs » (Agier, ibid.). Comme on l’a vu avec la relation d’hospitalité qui me liait à mes hôtes réfugiés, le premier déplacement consistait déjà à faire varier les attributs de mon répertoire de « manières d’être », comme la variable de genre ou d’âge. La performativité de mon identité de femme a été à cet égard déterminante dans la conditionnalité de mon accès à l’espace privé de la famille palestinienne réfugiée, très largement féminin. J’aurais quelques réserves, à l’inverse, sur sa réelle portée dans le milieu associatif et institutionnel de l’aide à Beyrouth, pourtant aussi fortement féminisé. Ces réseaux répondaient en effet à d’autres conditionnalités d’entrée puisqu’ils s’inscrivaient dans un univers relationnel et normatif relativement fermé (Allal, 2010), et fortement bureaucratisé dans le cadre du dispositif du Plan de réponse à la crise au Liban du HCR, où se côtoyaient experts, responsables d’ONG, chercheurs, techniciens, chefs de projets, agents de terrain, dans des assignations bien déterminées au sein de cette « configuration développementiste » (Olivier de Sardan, 1995). Afin d’intégrer ces réseaux desquels j’étais étrangère, je tentais d’abord de contourner le fonctionnement hiérarchique de ces structures en m’adressant aux travailleurs sociaux sur le terrain, plus accessibles, mais j’étais très souvent renvoyée vers un supérieur hiérarchique pour l’autorisation de mener mes entretiens et suivre les équipes dans leurs pratiques quotidiennes d’administration de l’aide. Parallèlement, mes demandes aux responsables d’ONG ou coordinateurs de programmes dans les organisations internationales étaient constamment déboutées en raison de la position hiérarchique supérieure qu’occupaient ces derniers dans leurs organisations respectives, et au sein de la « configuration développementiste » (ibid.), comme en témoigne la scène évoquée précédemment avec l’Unicef. Je recourais donc au système de la wasta19 (recommandation personnelle) comme à un procédé constitutif du « dispositif relationnel de l’enquête »20 (Fava, 2015). Cette pratique clientéliste de mise en relation consiste à demander l’intercession à un médiateur bien placé dans la hiérarchie sociale pour accéder à un service (une admission dans une université, à un emploi, l’obtention d’un document administratif, etc.). Très en usage au Liban, et notamment dans la mise en œuvre des projets de développement local (Makhoul, Harrison, 2004), elle se traduisait, dans le cadre de cette recherche, par une demande de recommandation personnelle à un tiers déjà inscrit dans les réseaux institutionnels de l’aide pour m’introduire soit en personne, soit de façon indirecte à quelqu’un de mieux positionné dans ces chaînes d’interactions, ce qui, d’une certaine manière, permettait de requalifier mon extériorité en fonction de la position de la personne qui m’avait recommandée en dernière instance. Ce procédé fut mobilisé pour accéder à la fondation Makhzoumi, principal partenaire local du HCR au Liban, en la personne du directeur de son centre humanitaire. En réalité, le recours à ces intermédiations émanait de la structuration même du champ de l’aide internationale et de la complexification des échelles d’intervention de ses acteurs, intriqués dans des rapports hiérarchiques à plusieurs niveaux : d’un côté, l’ONG A du camp de Chatila dépendait de son partenaire international B qui lui-même était subordonné à l’Unicef. De l’autre, les équipes de terrain du centre humanitaire de Makhzoumi dépendaient pour partie d’une association locale financée par le HCR, ce qui nécessitait que je retire une autorisation spéciale du HCR pour les suivre dans leurs opérations, Makhzoumi n’étant que le partenaire opérationnel sur ce programme.
- 21 Dans le cadre de l’analyse qui va suivre sur les institutions de l’aide au Liban, je me référai au (...)
- 22 Ce phénomène de triage humanitaire est analysé par Peter Redfield (Redfield, 2008) comme l’ensemble (...)
- 23 Entretien avec Oum Mohamed, réfugiée syrienne à Chatila, 27 mai 2016.
- 24 Entretien avec la directrice du centre de services sociaux Amel de Hey le Sellom, 22 juin 2016.
- 25 US Agency for International Development. C’est une ONG américaine qui dépend du Congrès américain.
- 26 BUCCO, Marina, Amel Association ONG non-confessionnelle dans le contexte libanais ?, Mémoire de sci (...)
23De ma circulation au sein des chaines relationnelles de wasta entre les différentes institutions de l’aide internationale, j’ai donc tiré deux bénéfices sur un plan heuristique : le premier, c’est d’avoir pu élaborer des cartographies des configurations de l’aide, selon les rapports de tutelle, partenariat, sponsorisation ou concurrence qui liaient les institutions entre elles, à partir du poste d’observation qui fut le mien comme bénéficiaire de ces recommandations. Le second a été d’utiliser ma propre position comme lieu de production de connaissances pour documenter les recompositions internationalisées de la division du travail d’administration de l’aide et le transfert de souveraineté des ONG locales vers le HCR, induite par le mandat de l’organisation internationale dans le cadre de l’implémentation du LCRP, au Liban (Boustani, Carpi, Gebara, Mourad, 2016). S’il est vrai que le procédé de la wasta et l’entrée qu’il a permis de m’assurer auprès de plusieurs institutions d’aide n’ont pas directement impliqué des identifications de ma position en termes d’ethnicisation, de racialisation, ou de confession religieuse, il a en revanche permis de mettre au jour certaines configurations relationnelles des acteurs de l’aide entre eux, impliquant, dans certains cas, ces mécanismes d’étiquetage21. Ces logiques de labellisation des ONG par des étiquettes confessionnelles ou communautaires ont permis, à leur tour, de révéler les effets de positionnement des acteurs impliqués dans l’aide internationale au Liban, au sein des circuits relationnels et matériels (Redfield, 2008) qui transitent entre les donateurs, les praticiens de l’aide et leurs récipiendaires. Sur le plan pratique de l’enquête ethnographique, cela s’est traduit par un processus de triage22 (ibid.) et de sélection opérés par mes enquêtées, réfugiées syriennes et palestiniennes, par rapport au choix des structures d’aide disponibles sur le marché local de l’assistance. Oum Mohamed, réfugiée syrienne non enregistrée auprès du HCR, préfère ainsi s’adresser aux organisations caritatives musulmanes pour l’obtention d’aides alimentaires, et dit ne pas faire confiance aux « ONG étrangères », ce qui l’a conduit à placer ses enfants dans des écoles coraniques plutôt que dans les classes ouvertes par l’ONG voisine23. Ce choix procède ici d’une double logique, de proximité confessionnelle avec les aidants et d’évitement des circuits institutionnels du HCR et du gouvernement libanais, vis-à-vis desquels Oum Mohamed est exclue du fait de son statut irrégulier au Liban. À l’autre bout de l’échelle des relations d’aide, ces processus de triage se reflètent également dans le choix des partenariats qui s’opèrent entre les ONG locales et les organisations internationales. Si l’enquête n’a, pour l’heure, pas permis d’expliciter les critères à partir desquels certains partenaires sociaux sont écartés du dispositif mis en place par le HCR et d’autres, intégrés, je fais en revanche l’hypothèse que les sources de financement de ces différentes organisations jouent un rôle déterminant dans leur positionnement au sein des configurations relationnelles des acteurs de l’aide et dans les stratégies d’étiquetage qui en résultent. L’exemple de l’ONG Amel, non confessionnelle et locale, est à cet égard, illustratif du positionnement de l’organisation vis-à-vis des enjeux locaux et internationaux qui traversent le champ de l’aide. D’un côté, le fait de se revendiquer « ONG du Sud », « nationale locale », lui permet d’être acceptée partout au Liban, tant par les bureaux locaux du Hezbollah, réticents à la présence d’ONG étrangères, que par les ONG étrangères elles-mêmes24. C’est ce qui lui a valu de refuser les financements de l’USAID25, affichant par là sa distanciation vis-à-vis de l’agenda libéral américain qui pouvait mettre en tension son positionnement à l’échelle locale. D’un autre côté, le label d’ONG non confessionnelle lui permet de s’inscrire plus aisément dans les circuits des bailleurs de fonds laïcs séculiers, au premier rang desquels les représentations diplomatiques occidentales et les agences onusiennes. Dans le contexte libanais, cela s’est traduit par une redéfinition des programmes de l’ONG en direction des réfugiés, des femmes et des enfants, pour lesquels de nouveaux partenariats ont été contractés avec l’Unicef, l’UNHCR, UNWomen ainsi qu’Oxfam26. Par effet de ricochet, ces partenariats lui ont permis de s’assurer une meilleure visibilité et un accès privilégié et plus diversifié aux fonds étrangers, étant donné que les organisations internationales « apportent par leur soutien aux ONG, une caution morale non négligeable, d’une part, auprès de l’ensemble des donateurs, et d’autre part, auprès des gouvernements » (M. Donsimoni, 1998).
- 27 Entretien du 21 juin 2016 avec une cheffe d’équipe du centre humanitaire de la fondation Makhzoumi, (...)
- 28 Cela s’explique par la concurrence de souverainetés qui se joue entre les associations caritatives (...)
24Dans cet article, il s’est agi de faire retour sur ce moment clé que constitue l’entrée sur le terrain en tentant de déconstruire les ficelles de la rencontre ethnographique avec mes interlocuteurs. L’analyse réflexive de ce moment préalable à toute observation participante, et pourtant crucial dans l’explicitation objective des conditions de réalisation de l’enquête de terrain et de ses choix méthodologiques, a ainsi révélé l’importance du fait d’être racisée comme « arabe » dans l’attribution présumée d’une familiarité au terrain, à ses codes, et à la place qui m’y a été réservée. Celle-ci, on l’a vu, relevait d’une hospitalité franche des réfugiés dans leur espace privé et moments de la vie quotidienne, mais d’une mise à distance plus tranchée au sein des ONG et des institutions aidantes. Si cet accueil différencié a pu s’exprimer, par la voix de mes interlocuteurs, dans un langage ethnicisant, il serait néanmoins naïf et réducteur d’en attribuer la cause aux simples perceptions identitaires dont je fis l’objet, étant donné que ces assignations ne sont signifiantes que pour autant qu’elles sont prises dans les configurations sociales qui les produisent : on a parlé ici des rapports sociaux hiérarchiques induits par le dispositif d’aide internationale aux réfugiés syriens, au sein d’une triangulation relationnelle entre la communauté hôte libanaise, les réfugiés syriens accueillis, et le personnel des ONG internationales (comprenant de nombreux expatriés ou volontaires étrangers). De ce point de vue, l’examen des identifications assignées au chercheur nous éclaire sur les positionnements assumés par les différentes parties impliquées dans l’enquête, qu’il s’agisse du chercheur lui-même par rapport à la place qu’il tente de se ménager, des réfugiés vis-à-vis des aidants, ou de ces derniers vis-à-vis de leurs récipiendaires. Car tous étaient confrontés, d’une manière ou d’une autre, à l’image d’outsider et à des procédés d’identification ethnoculturelle, confessionnelle, sociale voire partisane, en fonction desquelles ils négociaient leur accès au champ social visé. Ainsi, la question de l’accès au terrain, dans ses modalités d’ouverture et de fermeture, s’est-elle posée comme un enjeu transversal pour l’ensemble des acteurs de l’enquête. J’en donnerai deux exemples, illustratifs de la manière dont cette problématique vécue par mes « enquêtés » m’a aidée à concevoir, dans certains cas, mes propres stratégies de positionnement sur le terrain. Pour les aidants présents dans les quartiers dits sensibles, « où les gens ne rentrent pas, pas même la police »27, l’intervention auprès des populations est négociée au moyen de stratégies de mise en visibilité du statut de travailleur social (port du brassard/uniforme de l’ONG), ou d’intermédiation, via le recours à des volunteers outreach recrutés parmi les communautés des quartiers ciblés28. Du côté des réfugiés syriens, l’adoption d’un accent libanais avec les commerçants ou les taxis, ou l’exposition d’un certain savoir-être correspondant aux attentes du personnel aidant relevaient de ces mêmes stratégies d’accès, mais cette fois concernant l’aide. Dans un cas comme dans l’autre, ces stratégies résultent d’un processus d’apprentissage et de contournement des rôles assignés auxquels il fallait ou non correspondre selon la situation et l’interlocuteur : être reconnu comme intervenant d’ONG ou déléguer ce rôle à des réfugiés volontaires (Drif, 2018) d’une part, être identifié comme syrien réfugié ou se dissimuler comme tel, d’autre part.
- 29 Extrait du journal de terrain, propos rapportés d’Oum Abdu avant une visite d’accompagnement au HCR (...)
- 30 À l’issue de cette première enquête (mai 2015-juin 2016) j’ai été sollicitée pour mes compétences l (...)
25Ma présence en tant que chercheure étrangère menant une double ethnographie auprès des populations réfugiées et des aidants a alors contribué à me conférer un rôle intermédiaire au sein de cette triangulation relationnelle, qui permit de corriger, ou du moins requalifier la familiarité qui m’était préalablement assignée sur la base d’une appartenance ethnique. Et je dois bien reconnaître que loin d’avoir été le fait d’une rupture épistémologique savamment calculée, les ajustements de ma posture méthodologique se sont au contraire opérés en dialogue avec mes interlocuteurs sur le terrain, conscients de leur propre positionnement et de la manière dont celui-ci pouvait se répercuter sur mes relations au sein de réseaux « concurrents ». Ainsi mes hôtes syriens prenaient-ils plaisir à me transmettre les codes de savoir-être pouvant déjouer la proximité culturelle assignée, en amont de mes rencontres avec les personnels aidants d’ONG internationales : « pour pas que tu aies l’air comme nous, quand tu as affaire à l’ONU (HCR) et aux autorités libanaises, parle en français, fais semblant de ne pas comprendre l’arabe, ça marche, ils considèrent plus les étrangers ici »29. À l’inverse, si la question de la pratique linguistique de l’arabe a pu être le support de perceptions ethnicisantes me renvoyant parfois à une assimilation aux réfugiés syriens en contraignant mon accès à certains personnels aidants d’ONG internationales, elle s’est finalement avérée déterminante dans l’attribution de missions bénévoles par deux ONG des quartiers que je fréquentais30. Sans jouer le jeu de la proximité familière, ni feindre une posture d’observatrice totalement extérieure et résolument illusoire, c’est au final la prise en compte de ces assignations identitaires dans leur dimension relationnelle et dialogique qui a permis que soit négociée la juste distance nécessaire à la poursuite de l’enquête de terrain.