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Entre affiliations ethniques, ordre colonial et construction nationale :
les Maya du Belize, XVIII-XXe siècles

Odile Hoffmann

Résumés

L’article propose une histoire politico-territoriale du sud du Belize des XVIIIe-XIXe-XXe siècles. Il documente et montre que les territorialités maya sont le fruit d’options historiquement et spatialement situées qui s’enchâssent et s’articulent en fonction des opportunités (politiques, économiques) dont certaines font sens et cohérence avec les ressources disponibles à ce moment (certaines héritées et éventuellement « ancestrales », d’autres plus récentes). À l’ordre spatial colonial imposé à la fin du XIXe siècle se sont opposées non pas une territorialité univoque et une résistance maya unifiée, mais des stratégies territoriales variées en fonction des contextes : ici la défense d’un lopin urbain (dans l’ouest), là de la terre agricole (dans le nord), là enfin du territoire ancestral (dans le sud). Dans les divers contextes spatio-temporels, les propositions de l’État se heurtent à des oppositions voire des résistances qui s’expriment à divers niveaux, internes et externes au groupe indian/maya, alimentant un débat qui est lié à des enjeux et à des projets politiques plus vastes : consolidation de la puissance coloniale hier, construction d’une nation multiculturelle aujourd’hui

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Géographique :

Belize, Amérique centrale
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Notes de l’auteur

Cette réflexion a été initiée lors de deux présentations, l’une au Séminaire Urmis-Paris du 9 mars 2016 à l’Université Paris Diderot et l’autre au colloque du CIST à Grenoble (17-18 mars 2016). Merci aux collègues pour leurs apports qui m’ont permis de clarifier plusieurs points centraux de l’analyse.

Texte intégral

1Les militants et les observateurs des mobilisations sociales des « peuples autochtones », « indigènes » ou « originaires » en Amérique latine - la terminologie peut varier selon les contextes et les interlocuteurs - ont tendance à considérer dans une même interprétation les demandes de plus d’autonomie politique, de contrôle du territoire, de reconnaissance identitaire et de pleine citoyenneté. Ces notions sont en effet souvent énoncées conjointement par les acteurs mobilisés au titre de la « reconnaissance de la différence ethnique », suivant le paradigme amplement utilisé dans les sphères internationales depuis plusieurs décennies pour appuyer les revendications des peuples autochtones face à leurs États respectifs. Dans ce cadre théorique - et surtout politique, le « territoire ancestral » occupe une place centrale car il légitime les revendications de reconnaissance de la différence culturelle de certains collectifs face aux gouvernements des pays où ils résident, tous issus - en Amérique latine - d’une histoire coloniale. D’une certaine façon, le rapport à un territoire ancestral marque la différence et légitime la demande d’autonomie politique sur la base de cette différence.

2Que se passe-t-il quand, suite à certaines conjonctures historiques, le rapport au territoire des populations colonisées est nouvellement « ordonné », aux deux sens du terme : résultant d’une imposition venue d’un ordre politique colonial, et structuré selon un ordonnancement territorial pensé par des institutions extérieures au groupe culturel en question, comme c’est le cas pour les « réserves indiennes » dans plusieurs pays d’Amérique. Le rapport entre territoire, identité et citoyenneté est transformé par les politiques territoriales menées par les gouvernements et resignifiées par les « populations cibles » qui s’y soumettent ou s’en emparent, selon les époques et les circonstances.

3S’agissant du Belize et des pratiques coloniales vis-à-vis des populations maya présentes avant l’arrivée des européens, on a cherché à comprendre comment, en un siècle, on est passé d’une figure territoriale imposée associée à la domination (réserve = confinement, exclusion) à une resignification sous la forme de territoire d’émancipation (terre de réserve = autonomie) ? (Hoffmann 2015). A ce questionnement s’en associe un deuxième : sachant que la plupart des réserves indiennes - mais pas toutes - ont disparu, quelles furent les pratiques (économiques, politiques, foncières) qui présidèrent ici à leur « dissolution » progressive, et ailleurs à leur maintien ? Comment, dans leur diversité, ces pratiques ont-elles contribué à ordonner l’espace colonial, puis postcolonial ?

  • 1 Les ethnonymes (garifuna, maya, mopan, q’eqchi’) seront employés à l’invariable.

4Pour répondre à ces interrogations je me fonde sur des sources historiques consultées dans les archives nationales de Londres (Kew Archives) : des cartes, des rapports et des lettres échangées entre les services de l’administration coloniale. Je dois beaucoup aux travaux de mes collègues, notamment la thèse de Joel Wainwright (2003) pour le sud du pays, celle de Grant Jones (1971) pour le nord. Le travail ethnographique s’est déroulé lors de séjours répétés dans le pays au cours desquels j’ai pu mener des entrevues à Belmopan, Belize City, Dangriga, Punta Gorda et Corozal, entre 2008 et 2016. Je déroule mon argument en trois parties, précédées d’une contextualisation historique et géographique du Belize. La première traite de la mise en place d’un ordre spatial colonial qui prévoit l’instauration de « réserves indiennes » dans plusieurs des six districts qui composent le pays. La seconde s’arrête sur les devenirs contrastés des réserves dans les différents contextes du territoire, sur les raisons de leur maintien dans le district de Toledo et de leur disparition ailleurs. La troisième partie, dédiée aux mobilisations politiques maya1 contemporaines, analyse les enjeux du double retournement que représente le XXIe siècle pour les occupants du district de Toledo : en tant qu’Indiens maya (jadis ignorés ou discriminés) aspirant à un État multiculturel et en tant qu’habitants de portions de terres (jadis subordonnés à l’administration des réserves) qu’ils aspirent à gérer en toute autonomie.

Le Belize, une colonisation tardive

  • 2 Pour une histoire brève du Belize, voir l’excellent ouvrage de divulgation, disponible en ligne, A (...)
  • 3 D’après les Bluebooks, ces rapports annuels envoyés par l’administration coloniale locale à Londres

5Connue sous le nom de Honduras Britannique (devenu officiellement Belize en 1973), la portion de l’empire maya située aux confins sud de Mexique et à l’est du Guatemala, adossée à la mer caraïbe, fut longtemps délaissée des pouvoirs coloniaux européens2. Des sujets britanniques s’y installent dès le XVIe et, au fur et à mesure de leur avancée liée à l’exploitation du bois, repoussent les populations natives toujours plus loin en forêt. Ils introduisent des esclaves qui seront vite très majoritaires dans la population. En conflit avec les Espagnols qui, depuis Mexico, prétendent conserver l’autorité sur ces espaces, ces colons ou « hommes de la Baie », les Baymen, en appellent finalement au soutien de la Couronne britannique. S’ensuivent guerres, batailles, négociations et traités (1783, 1786) qui concluent par l’auto-déclaration du Honduras Britannique en tant que colonie britannique en 1862. Sur place, le territoire est dirigé par les colons et une administration coloniale plutôt précaire. La population reste longtemps modeste, avec à peine 10 000 habitants en 18453 ; elle double avec l’arrivée massive de réfugié/es fuyant la guerre des castes qui, dans le Yucatán voisin, oppose des groupes maya aux « mexicains » (les colons, l’administration, l’armée) pendant un demi-siècle (1848-1901). La population atteint 25 600 habitants en 1861 et 40 000 en 1911, pour une superficie d’environ 23 000 km2. Au début du XXe siècle le territoire est peuplé par des groupes de population d’origines très diversifiées : les Maya, les descendants des esclaves, les Créoles - métis descendants d’Anglais et esclaves noirs -, les Garifuna arrivés des Caraïbes via le Honduras vers 1802, les réfugiés du Yucatán voisin à partir de 1848, les travailleurs engagés en provenance d’Inde dans les années 1860, les Chinois depuis la même époque, etc. Autrement dit, le territoire abrite un peuplement très diversifié, que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de multiethnique et multiculturel.

  • 4 S’ils sont aujourd’hui largement ethnicisés, ces groupes étaient au départ différenciés principalem (...)

6Réunis sous l’appellation générique maya, membres d’une même famille linguistique et perçus par le pouvoir colonial comme un seul collectif natif colonisé, plusieurs groupes occupaient et occupent le territoire du Belize. Au nord, les Maya originaires du Yucatán sont divisés en plusieurs collectifs, selon qu’ils sont descendants de réfugiés qui fuient la guerre des castes ou descendants de guerriers installés en base arrière mais participant à cette même guerre depuis des positions parfois antagoniques (Chan Santa Cruz, Icaiché)4. À l’ouest (district de Cayo), des populations maya de cette même origine yucatèque se mélangèrent à des populations maya circulant depuis toujours entre le Petén (région voisine au Guatemala) et le Belize. Au sud enfin, dans le district du Toledo, les Maya de langues mopan et q’eqchi’, en provenance du Guatemala, s’installent dans le district de Toledo à partir des années 1860-70.

7La situation internationale du territoire se normalise à la fin du XIXe siècle quand la frontière avec le Mexique est stabilisée en 1893 mais le Guatemala, pour sa part, ne reconnaît toujours pas le tracé de certaines frontières entre les deux pays. Après de fortes mobilisations indépendantistes et dans le courant des décolonisations des années 1960, le statut de Self-government est accordé en 1964, la Grande-Bretagne conservant uniquement la gestion des affaires militaires et étrangères (en gros la protection contre une possible agression du Guatemala). L’indépendance est déclarée en 1981.

La mise en place d’un ordre spatial colonial

  • 5 Les Garifuna sont descendants de populations amérindiennes et de descendants d’africains ayant fui (...)
  • 6 Ces expériences commencent à être reconnues et étudiées par des historiens et par des mouvements so (...)

8Pendant toute sa période coloniale le Honduras britannique vit d’une économie d’extraction forestière qui a fortement marqué les pratiques sociales et les paysages. L’activité est strictement distribuée dans le temps. L’extraction se fait en saison des pluies pour permettre l’évacuation des grumes par les cours d’eau. Les équipes, embauchées chaque année pour la période, logent dans des campements précaires qui se déplacent en fonction des gisements d’acajou à exploiter. Les travailleurs, essentiellement des hommes, rentrent chez eux en saison sèche (de novembre à mai) et Noël devient un moment d’intenses festivités en ville. La densité de population reste très faible, avec moins de 2 habitants/km2 en 1911 sur l’ensemble du territoire, et peu de villages pérennes sont créés dans l’intérieur du pays. L’agriculture y avait été d’abord interdite à la majorité de la population, notamment aux esclaves, ou sévèrement limitée pour les paysans maya, comme on le verra. Tous les efforts - et toute la main d’œuvre disponible - devaient se concentrer sur l’extraction du bois. Après la fin définitive de l’esclavage en 1838 et toujours pour les mêmes raisons -, le développement de l’agriculture avait continué à être largement freiné par la concentration foncière qui, de fait si ce n’est légalement, excluait les noirs « libres » et en général les travailleurs de l’accès à la terre agricole (Bolland et Shoman 1977). Un secteur paysan a pourtant survécu dans les interstices territoriaux (entre les grandes propriétés, à leurs marges ou dans les régions les plus reculées) et les interstices temporels (entre une saison d’abattage et une autre), le plus souvent sans jouir de titres de propriété dûment enregistrés. Il n’y a donc pas de « communauté paysanne » représentée au niveau du territoire par des institutions ou des porte-parole, mais des groupes sociaux localisés qui continuèrent malgré tout à pratiquer une agriculture dont l’histoire est encore largement ignorée, voire déniée. Y participèrent des Maya yucatèques dans le nord, Créoles dans le centre, Garifuna5 dans la moitié sud, Maya du district sud de Toledo, entre autres6.

9À partir de 1872 le gouvernement colonial britannique reconnaît la propriété privée pour les concessions déjà enregistrées qui sont situées, dans leur majorité, dans la moitié nord du pays, et qui sont aux mains d’une poignée d’exploitants forestiers. Il se réserve la souveraineté sur l’ensemble des terres non encore appropriées à cette époque, soit en gros la moitié sud du territoire colonial qui deviennent ainsi Crown Lands, plus tard National Lands. Dès cette époque (1860-70), le texte législatif prévoit la création de réserves pour les populations indiennes, des « indian reservations ». Leur mise en place est cependant très progressive et répond à des objectifs qui évoluent dans le temps.

10Au début (années 1860-70) les réserves sont imaginées pour résoudre des conflits de terres entre indiens maya et entreprises forestières ou de plantations (café). En 1868 le gouverneur Longden propose de séparer les deux mondes. La solution consisterait à réserver des terres pour les indiens et à nommer « un chef » (alcalde, head man ou chiefman) responsable de la répartition périodique des lots entre les habitants qui pratiquent l’agriculture sur brûlis et la rotation des terres. On délèguerait ainsi aux villageois eux-mêmes, à bas coût, l’autorité chargée de distribuer les terres qui leurs seraient destinées.

11En 1872, les premières lois foncières édictées sous le régime colonial (The Crown Lands Ordinance) prônent effectivement la provision de terres pour l’usage exclusif des Indiens et des Caribs (nom colonial donné aux Garifuna). Assez vite cependant, l’administration coloniale intervient directement en cherchant à réguler l’accès aux parcelles à l’intérieur même des réserves et en proposant l’attribution de titres fonciers individuels, sur des lots localisées et numérotées. Cette privatisation favoriserait l’« inclusion pacifique des Maya dans les lois anglaises » et en ferait des citoyens « comme les autres », selon les termes du gouverneur. Et de fait, le gouvernement procède en 1880 aux premières attributions de lots individuels et privés dans deux villages de l’ouest (Benque, Soccotz). Autre avantage de la réserve indienne aux yeux du gouverneur Barlee (1880), elle permettrait de fixer les populations, de faciliter ainsi la mise à disposition d’une main d’œuvre pour les plantations agricoles (café, canne) qui s’installent à cette époque dans la région ouest du pays, de restreindre la mobilité maya entre les territoires du Mexique ou du Guatemala voisins et, par là même, de stabiliser les zones de frontière. Enfin, d’autres arguments apparaissent avec le gouverneur Fowler (1884) qui suggère que l’attribution de réserves pourrait à la fois répondre à certaines demandes maya en termes de justice et se transformer en outil d’aménagement géré par le gouvernement colonial (voir aussi Wainwright 2003). Tout le monde, et surtout le gouvernement, y trouverait son compte !

12Les « indian and carib reservations » sont donc conçues, dès le départ, comme des techniques complexes de gouvernement répondant à des objectifs diversifiés. Les textes ne mentionnent pas d’approche ethnique explicite et ne traitent jamais d’éventuelles différences culturelles Pourtant, dans les faits, avalisant une altérité indienne et carib (garifuna), ils justifient une mise en sujets des non-blancs qui leur est signifiée par l’assignation d’une place à part dans l’ordre territorial et politique en train de se construire au British Honduras. C’est sur ces bases qu’il faut comprendre l’interprétation qu’en donnent les chercheurs (notamment Bolland et Shoman 1977) -et de nombreux observateurs aujourd’hui encore-, lorsqu’ils voient dans les réserves indiennes et garifuna coloniales des instruments de contrôle de la population au service des intérêts économiques coloniaux : « les réserves visaient surtout à contrôler la main d’œuvre : restriction de la mobilité, restriction de l’agriculture » (entretien 10 juin 2011- Punta Gorda, Belize, Maya Leaders Alliance, Cristina Coq and Miguel Miss). Elles illustreraient une politique raciste d’exclusion des « non-blancs » (Maya et Garifuna) menée par le pouvoir colonial à travers l’établissement de zones de citoyenneté limitée instituées pour leur interdire, hors des réserves, l’accès à la terre (Bolland et Shoman 1977). Il est cependant important de noter qu’il n’y a pas eu véritablement assignation ou confinement des populations indiennes ou garifuna, si l’on entend par là appartenance forcée et fixation au lieu. On pourrait plutôt parler de normalisation territoriale, au sens premier de création d’une norme qui serait associée à la mise en sujets des indiens et garifuna. Comme souvent, cette norme n’a pas été totalement respectée et elle a donné lieu à des déviations, subversions et réappropriations.

Les devenirs contrastés des réserves

  • 7 Surveyor General Miller, W. 1888. "Proprietary Rights of lndians." PRO CO 123/190, Despatch 129, 28 (...)

13En 1888, le gouverneur propose la mise en place de trois espaces de réserves indiennes, indiqués par des polygones de couleur rouge sur l’original et marqués A, B, C sur une carte rudimentaire jointe à un rapport envoyé à Londres en 18887 (Figure 1).

Figure 1. Proposition de création de trois réserves indiennes à la fin du XIXe siècle.

Figure 1. Proposition de création de trois réserves indiennes à la fin du XIXe siècle.

Transcription à partir de la carte comprise dans le dossier du 28 septembre 1888, Acting governor Hubert E.N. Jerningham to Lord Knutsford, CO 123-190, archives de Kew (sans échelle sur l’original)

14A l’ouest (position A), des communities areas (« aires de communautés ») seraient destinées à regrouper des Maya installés depuis plusieurs décennies et dispersés le long de la frontière avec le Guatemala. C’est en ce sens que le projet propose - ce qui sera réalisé - la délimitation de lots urbains à Soccotz et Benque Viejo, deux localités proches de la frontière ouest avec le Petén guatémaltèque. Ces lots sont pensés pour accueillir les Maya icaiché qui sont perçus comme une menace - la guerre des castes n’est pas finie- qu’il faut étroitement surveiller. Les résidents sont autorisés à semer un peu de maïs dans leurs lopins. La mise en réserve permet ici du même coup de contrôler des habitants maya trop enclins à la rébellion, de les ancrer dans le territoire britannique, de libérer les terres occupées de façon dispersée et de constituer une main d’œuvre locale aisément disponible. Elle assure donc tout à la fois une fonction militaire, économique, politique.

  • 8 Elle fut ensuite reprise et publiée sous le nom de « Map of British Honduras showing approx. positi (...)

15Une « carte de la propriété » produite en 1938 et publiée dans l’Atlas of British Honduras de 1939, disponible aux Archives de Belmopan8, distingue les aires de propriété privée de celles détenues par la Couronne, dont les réserves. Elle ne signale aucune community area dans la région ouest du pays. En revanche, vingt ans plus tard, le Survey Department Report 1958 fait état de six Community farms dans le district de Cayo, que les rapports postérieurs (Survey Department Reports 1960, 1963, 1966) ne mentionnent plus. Tout se passe comme si l’instrument léaboré par le gouvernement colonial « avait marché ». Les réserves se sont effectivement constituées - communities areas - pendant un moment puis se sont dissoutes dans le marché, chacun vendant ou achetant des parcelles sans référence aux « aires de communautés ». Les « Indiens » sont devenus des paysans qui n’ont plus revendiqué d’identification particulière, que ce soit en termes fonciers (sujets de réserves) ou ethniques (Indians). Il semble que les réserves caribes, créées à la même époque pour les Garifuna plus à l’est, aient suivi la même évolution. Elles ont été peu à peu transformées en propriété privée via le mécanisme du marché. Les premiers lots attribués par le gouvernement en appropriation individuelle ont été échangés, vendus et achetés en dehors de toute référence à une appartenance collective garifuna.

16Au nord (position B de la figure 1), le document de 1888 prévoit l’établissement de réserves conçues pour recevoir les paysans indiens, réfugiés du Yucatan, et leur permettre de cultiver le maïs - et la canne à sucre - dont la colonie a fort besoin. Les fonctionnaires britanniques mentionnent que ce serait aussi une mesure d’anticipation face à l’afflux probable de nouveaux réfugiés en provenance du Mexique. Londres approuve mais souhaiterait que le statut de réserve n’empêche pas l’achat ni le paiement d’une location à l’administration. Pour l’administration, les Indiens du nord sont perçus comme des migrants comme d’autres, appelés à s’assimiler et à s’intégrer selon les règles du marché.

« As to the northern reserve, I see no reason why Indians already renting land from private persons should have free grants there. It will be convenient to settle there any Indians that may come into the colony from Yucatan, but they should either buy or rent the land, being new comers. » (Secretary of States en réponse au courrier, CO123-190, souligné par nous).

17Des réserves seront effectivement créées sur des terrains appartenant à la Couronne, sous le nom de « réserves agricoles ». Elles sont représentées sur la carte de la propriété de 1938 et sont encore recensées dans les rapports de l’administration locale en 1958 (quatre agricultural reserves dans le district de Corozal) et jusqu’en 1966 (sous le nom de communities areas) pour disparaître ensuite des rapports et des cartes. Dans ce cas aussi, comme dans l’ouest, leur processus d’extinction se fait progressivement par dotations successives des lots en grants ou leases à des particuliers. Les réserves du nord semblent se dissoudre dans la propriété privée mais, à la différence de ce qu’on observé à l’ouest (Cayo), le phénomène s’insère ici dans un contexte politique où s’expriment certaines voix collectives.

18En effet dans le nord, la disparition des réserves se fait dans un contexte de crise agricole dans le secteur de la canne à sucre, à un moment où de fortes manifestations paysannes réclament de meilleures conditions de production, la sécurité foncière et le droit à la terre (Jones 1971). La conjoncture économique pousse les entrepreneurs sucriers à se dessaisir de leurs terres agricoles au profit de l’administration coloniale tout en se réservant le monopole national de la transformation et la commercialisation. La conjoncture politique, pour sa part (lutte pour l’indépendance) encourage la mobilisation et le leader et futur premier ministre, George Price, soutient directement les demandes paysannes. Enfin, un terrible ouragan (Janet), en 1955, détruit le nord du territoire et conduit le gouvernement à prendre des mesures d’urgence en faveur des petits agriculteurs. Parmi elles, la répartition de terres agricoles appartenant à la Couronne, dont les terres des communities areas. Le résultat est une distribution contrôlée de terres aux paysans du nord, dont certains leaders politiques se souviennent en ces termes :

« Il n’y a pas eu d’affrontement. Ce fut une révolution pacifique progressiste, menée par Price. Le contexte de l’indépendance s’y prêtait, le gouvernement cherchait des appuis. En fait elle n’a jamais eu le statut de “réforme agraire”, c’est nous qui l’avons appelée ainsi. Cela n’a eu lieu que dans le nord, Il n’y a pas eu le même contexte dans les autres régions du pays. » (Jesus Ken, Xaibé, juillet 2010).

19Combinées à celles confisquées ou récupérées par le gouvernement colonial, les terres de réserve du nord du pays ont été distribuées dans le cadre d’une politique publique Le gouvernement les a réparties en propriété individuelle sans en spécifier -ni en contester- le statut ou l’origine, simplement en ignorant la qualification de « réserves » et en l’intégrant dans ses propres logiques. Il n’y a pas eu confrontation ni même revendication territoriale de la part des « indiens » face au gouvernement, mais contournement et finalement adaptation de la catégorie « réserves indiennes » aux intérêts « paysans ». La disparition des réserves s’insère dans un contexte politique et économique plus large marqué par la convergence des intérêts des petits producteurs (anciennement « indiens » et désormais « paysans »), de l’administration de l’autogouvernement et même des entrepreneurs du secteur sucrier.

20Au sud enfin (position C sur la carte), autour de San Antonio, le texte de 1888 propose la création de indian reservations dans la région où, à cette époque, s’installent notamment des paysans maya q’eqchi’ et mopan en provenance du Guatemala voisin. Il s’agit ici aussi de prendre acte de la création, suite aux migrations, de nouveaux espaces de vie, de résidence et de production agricole, dans la région frontière. Pour le gouvernement, la création de réserves permettrait de gérer ces populations migrantes arrivantes, de les stabiliser dans des espaces précis et de leur reconnaître des autorités. Les données manquent pour évaluer et retracer les processus exacts de création des réserves et l’administration coloniale elle-même peine à les maîtriser (à ce propos, voir deux excellente études : Berkey, 1994 et Wilk, 1997). Dans le district sud du pays, Toledo, sur les terres de la couronne, une douzaine de réserves sont toutefois créées dans la première moitié du XXe siècle, la plupart entre 1935 et 1954. Les paysans y pratiquent l’agriculture sur brûlis, plantent des arbres fruitiers et pratiquent l’élevage, notamment de porcs. Les autorités locales (alcaldes, au niveau de chaque village) sont officiellement en charge des réserves, mais c’est bien le gouvernement colonial qui fixe le montant des loyers annuels et les règles d’accès aux portions de terre en cas de litige et qui, au travers des réserves, cherche à asseoir son pouvoir et ses politiques publiques (éducation, production). Pour le gouvernement colonial en effet, la région sud du pays, particulièrement marginalisée et pauvre en infrastructures, devient le théâtre des interventions publiques « pour le développement » inspirées par la révolution verte. Dans ces années 1960 qui sont aussi celles de l’apprentissage de l’autonomie nationale (autogouvernement en 1962, indépendance en 1981), les projets de développement se multiplient, portés par le gouvernement et financés par les institutions internationales (Toledo Small Farmers Development Project, Toledo Agricultural and Marketing Project, cf. Wainwright 2003). Dans le même temps, le gouvernement appuie des entreprises privées en leur délivrant des concessions pour des grandes plantations et des exploitations forestières, suscitant inévitablement des conflits avec les paysans maya présents sur ces terres.

21Contrairement à celles du nord et de l’ouest du pays, les réserves indiennes du Toledo ne disparaissent pas. Mentionnées sur la carte de 1938, on les retrouve en 1941 dans une carte élaborée par l’Interdepartmental Committee on Maya Welfare, dans les rapports du Land Survey Department (dont l’un mentionne douze Indian Reservations en 1958) et jusqu’à aujourd’hui, et toujours au nombre d’une douzaine environ. Pourtant ici aussi, comme dans l’ouest et le nord, le gouvernement avait mené des politiques d’attribution de titres fonciers individuels sur les parcelles de réserve, dès le XIXe siècle et jusqu’en 1960. Dans la partie suivante, je cherche à comprendre la spécificité de la dynamique politique qui expliquerait le maintien et la transformation, mais non la disparition, des réserves indiennes dans ce district de Toledo.

Les réserves du Toledo, le retournement

22Le district de Toledo est longtemps resté isolé du reste du pays, la première - et seule - route goudronnée est achevée dans les années 1970. Pour autant l’économie paysanne régionale a toujours été en prise avec les circuits nationaux et internationaux, principalement autour de l’extraction de bois, du commerce des porcs et parfois de travail salarié dans les quelques grandes propriétés privées qui s’essayent à l’agriculture commerciale (Wainwright 2003, Wilk 1997). L’essentiel des terres appartiennent à la Couronne, puis à l’Etat (Crown Lands, puis National Lands) qui les gère sous trois statuts : les terres de réserves indiennes dont nous avons parlé, les terres mises en réserve naturelle dans le cadre d’une politique conservationniste et les terres de réserve territoriale attribuées annuellement en locations, concessions et parfois finalement en propriété à des individus. D’autres portions de terre subsistent en propriété privée, particulièrement dans la région côtière habitée par des populations garifuna et indiennes (d’Inde). La figure 2 résume cette configuration territoriale.

Figure 2. La configuration foncière dans le district du Toledo, XXe siècle

Figure 2. La configuration foncière dans le district du Toledo, XXe siècle

Source : O. Hoffmann, à partir des documents cités.

23À Toledo, la politique d’adjudications individuelles des parcelles des réserves indiennes, loin de convaincre ses supposés bénéficiaires, avait attisé les tensions au sein des communautés ; elle avait été abandonnée à la fin des années 1970. C’est à ce moment que la mobilisation maya commence à s’organiser, tout d’abord en opposition aux concessions agricoles et forestières qui se multiplient jusqu’à affecter les terres de réserve. Plusieurs organisations voient le jour : après le Toledo Maya Cultural Council (TMCC), le Toledo Alcaldes Association, le Maya Leaders Alliance qui regroupe des organisations de base travaillant dans l’éducation, la santé ou l’agriculture. Au début des années 1990, le TMCC reçoit le soutien actif de l’Indian Law Resource Center (ILRC) basé aux États-Unis, une fondation spécialisée dans la défense des communautés autochtones. Il s’insère ainsi dans les réseaux transnationaux construits autour des associations et des scientifiques qui travaillent en solidarité avec les peuples autochtones ou natifs. C’est dans ce contexte que les organisations élaborent pour le Belize la notion de Maya homeland, soit le territoire maya ancestral ou « terres communales » (communal land) associées au groupe maya du district de Toledo (mopan et q’eqchi’) dans son ensemble (cf. Wainwright et Bryan 2009). C’est là une innovation majeure puisque jusqu’alors les terres étaient gérés sous l’autorité de chaque village, suivant l’héritage colonial des « réserves indiennes » fragmentées évoqué plus haut. Avec la mobilisation des années 1990, le registre d’action passe d’une défense des « terres de réserves de villages » à la défense d’un « territoire maya ». L’idée d’un espace réservé aux indiens, vue par les Maya d’aujourd’hui comme un instrument d’exclusion d’hier, devient outil d’émancipation et d’inclusion citoyenne dès lors qu’elle n’est plus une simple technique de gouvernement imposée par les autorités coloniales mais plutôt une revendication portée par des acteurs collectifs. Avec ce retournement discursif et politique, l’ancienne réserve, resignifiée sous le terme de “terres communales”, devient la porte d’accès à l’espace politique du XXIe siècle. Ce nouveau schéma de légitimité territoriale impose d’avoir recours à de nouveaux registres d’argumentation.

24Ainsi, en 1997, les dirigeants maya réussissent à faire admettre par la Suprême Court of Belize le concept du maya homeland sur la base de deux critères : l’existence de pratiques coutumières et le principe d’une spécificité maya ancestrale. Dans le même temps la revendication n’est plus seulement foncière, territoriale ou même politique, elle s’est déplacée vers le registre de la défense des droits humains (le droit à la terre comme un droit fondamental). Le combat juridique dure plus de 15 ans, pendant lesquels sont interpelées la Commission Interaméricaine des Droits Humains, un réseau d’ONG internationales dont Cultural Survival, le rapporteur des droits des peuples autochtones à l’ONU (Jim Anaya), le Forum Permanent des Nations Unies sur les questions autochtones (UN Permanent Forum on Indigenous Issues), le Comité des Nations Unies pour les Droits humains, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale CERD, la Cour caribéenne de Justice. Finalement, en avril 2015, la Cour Caribéenne de Justice (qui fait office de la plus haute instance d’appel du Belize) reconnaît que les droits traditionnels des Maya sur leurs terres sont aussi légitimes que d’autres formes de propriété : « traditional land rights constitute property equal in legitimacy to any other form of property under Belizean law. » Le jugement enjoint le gouvernement à définir et enregistrer les terres correspondantes, tout en les nommant « terres de villages » -on ne parle plus de réserve- (« demarcate and register Maya villages lands »). Cet indéniable succès politique du mouvement maya ne doit cependant pas occulter d’autres dynamiques qui ont cours localement, moins visibles, moins médiatisées et surtout moins consensuelles.

25L’une concerne, au premier chef, “l’autre partie”, à savoir le gouvernement bélizien qui depuis maintenant près de 20 ans cherche à résister à ces demandes d’autonomie territoriale au motif qu’elles susciteraient de la fragmentation - territoriale mais surtout sociale, politique - au sein de la nation. Mais les réticences viennent aussi d’autres secteurs minoritaires au Belize (créoles, garifuna), inquiets d’une évolution vers un modèle de gouvernement multiculturel qui, à l’instar d’autres expériences en Amérique, considère comme surdéterminants les droits liés à l’ancestralité et l’autochtonie. Ce modèle semblerait dès lors interdire aux autres groupes ethniques - non “autochtones” au sens étroit du terme - l’accès légitime à une possible autonomie territoriale et politique. C’est le cas notamment des Garifuna, groupe caraïbe arrivé au Belize au tout début du XIXe siècle, avant même que le territoire ne soit reconnu comme colonie britannique, et qui se sont installés notamment sur la côte sud du pays. Depuis quelques années ils s’organisent eux aussi afin de revendiquer des droits communautaires et commencent à construire un récit collectif autour d’une territorialité garifuna. Celle-ci est particulièrement originale et complexe, issue de leur histoire faite, d’une part, de fuite de l’esclavage et déportation des îles caraïbes avant d’essaimer sur la côte atlantique de l’Amérique centrale (Belize, Guatemala, Honduras, Nicaragua) et, d’autre part, projetée vers l’avenir et l’Amérique du nord avec de fortes migrations aux USA. Elle serait ainsi inscrite à la fois dans des géographies localisées et dans une culture garifuna transnationale (Palacio, Tuttle and Lumb, 2011).

26Un troisième front d’opposition aux mobilisations maya contemporaines ne vient pas d’en haut (le gouvernement) ni de l’extérieur mais bien de l’intérieur du groupe maya lui-même. Un agriculteur maya, habitant de San Pedro Colombia, expose ainsi ses appréhensions face aux propositions du TMCC de construire un maya homeland : “ils (les militants maya) ont essayé de faire passer l’idée du homeland maya. Une terre seulement des Maya, on ferait sortir les instituteurs noirs, en majorité garifuna, et on n’aurait que des instituteurs maya. On ferait sortir aussi les blancs. On serait seulement entre Maya. C’est une mauvaise idée. C’est de la discrimination. » (Santiago, Lubantun, 11 juin 2011). Dans la même veine, ce paysan rappelait que, traditionnellement, les questions foncières se traitaient au niveau des villages, et certainement pas au niveau d’une autorité supérieure maya qui n’existe que dans les discours des militants et des autorités. Ce que ce paysan de Lubantun craignait n’était pas vraiment de perdre le contrôle de sa terre ou ses droits de propriété, mais plutôt de voir s’installer une nouvelle autorité, une instance politique qui viendrait s’imposer à celle du village et dicter de nouvelles normes d’usage des terres - par exemple pas de bétail dans telle ou telle partie du territoire, ou même de nouvelles normes de coexistence - comme l’idée d’expulser les instituteurs garifuna des écoles locales (Santiago, Lubantun, 11 juin 2011).

Conclusion

27Les trois figures de réserves proposées par les autorités coloniales et mises en place au début du XXe siècle n’avaient pas les mêmes objectifs. Leur caractéristique commune est bien de contrôler l’accès à la terre à ceux qui sont officiellement qualifiés de « migrants », et qui à l’époque étaient des paysans autochtones, des réfugiés du Yucatán, des populations récemment installées en provenance du Guatemala, ou encore, globalement, des « indiens » en l’occurrence maya, comme le montre l’usage d’un vocabulaire générique indian reservations (aux côtés des garifuna pour lesquels sont prévues des carib reserves). Pour autant, la référence au discours ethnique ou culturel n’avait rien de systématique ni d’évident dans la politique de réserves indiennes au début du XXe siècle. Pour les autorités coloniales comme pour les paysans, les réserves indiennes sont des techniques territoriales et des techniques de pouvoir qui visent avant tout à ordonner l’exploitation du territoire. Mais au-delà de cet objectif immédiat, elles contribuent à dessiner les contours d’une citoyenneté locale et nationale d’où la dimension ethnique n’est pas absente. Il est en effet difficile d’ignorer le non-dit ethnique du pouvoir colonial et les connections entre les dimensions (territoriales, politiques, ethniques) mobilisées dans la mise en place des réserves, même lorsqu’elles ne sont pas publiquement exposées. Comme l’expose Barnett dont la thèse porte sur l’histoire agraire et territoriale du pays : « Une origine ethnique commune dans une région donnée pouvait n’être au départ qu’une circonstance extérieure à la politique (foncière), elle devint par la suite une part essentielle de son application » (Barnett, 1991 :110). L’avenir des réserves indiennes l’a démontré. Si au départ elles n’étaient « indiennes » que par contingence, elles le sont aujourd’hui « en nature », au moins pour certaines.

  • 9 Aujourd’hui dans le nord et l’ouest du Belize, les « traits caractéristiques » maya ont effectiveme (...)

28La figure de la réserve et ses avatars contemporains induisent de nouvelles frontières. Il s’agit d’abord de frontières géographiques, instituées sur le terrain et sur les cartes, mais aussi de frontières politiques et sociales qui s’établissent entre « l’intérieur » et « l’extérieur » des réserves mais également en leurs seins. Selon les militants maya du district de Toledo, aujourd’hui, seul le district sud du Toledo abriterait un territoire maya ancestral légitime. Les Maya de l’ouest se seraient « ladinisés » (métissés) au cours du XXe siècle, avec notamment l’afflux de migrants - maya et non maya- en provenance du Guatemala pendant les années de guerre. Les Maya du nord, yucatèques présents dans la région depuis la fin du XIXe siècle, se seraient acculturés suite à leur intégration dans l’économie agricole commerciale (canne à sucre). Seuls resteraient « les vrais Maya » du sud, paysans dans leur majorité, qui parlent une langue maya (mopan et q’eqchi’) et dont les femmes portent le vêtement traditionnel, qui sont attachés à leur terre-mère, leur homeland, leur culture9. Et seule la mobilisation ethnique explicite, organisée, publique, soutenue par un discours de légitimation internationale, relèverait d’un monde « vraiment » maya qui n’existe donc, dans ce schéma, que dans son rapport intime à un territoire. On peut y voir une illustration ou un effet des « politiques du lieu » (en anglais locality : Radcliffe 2010, Gupta & Ferguson 1992) souvent décrites comme prérogatives des États et des acteurs dominants qui imposent leur ordre socio-spatial, mais qui ici s’appliquent aux discours et pratiques maya auto-définies comme « subalternes ». Ce renversement théorique répond au retournement de stigmate signalé en troisième partie de ce texte dans le cas des Maya du Toledo, pour qui l’indianité territorialisée d’aujourd’hui surgit de l’assignation au territoire d’hier.

29Ce que montre surtout cette histoire politico-territoriale, c’est qu’il n’existe pas « une » conception du territoire, pas plus dans le gouvernement colonial que dans les communautés indiennes, pas plus au XIXe siècle qu’aujourd’hui. Les arguments et les options d’action changent dans le temps (hier on n’avait pas les mêmes priorités qu’aujourd’hui) et dans l’espace (on ne pense pas de la même façon à l’échelle du pays que dans la localité paysanne frontalière ou le village dépendant de la raffinerie de canne à sucre pour écouler sa production). Au Belize, les territorialités maya semblent bien plus un résultat ou un facteur (ou sens de fabrique, facture) qu’une racine ou une « caractéristique » de l’identité maya. Elles sont le fruit d’options historiquement et spatialement situées qui s’enchâssent et s’articulent en fonction des opportunités (politiques, économiques) dont certaines font sens et cohérence avec les ressources disponibles à ce moment (certaines héritées et éventuellement « ancestrales », d’autres plus récentes). À l’ordre spatial colonial imposé à la fin du XIXe siècle se sont opposées non pas une territorialité et une résistance maya, mais des stratégies variées qui s’appuyaient sur l’espace - comme ressource, et pas seulement support ou encore moins comme « essence » - en fonction des contextes : ici le lopin urbain (dans l’ouest), là la terre agricole (dans le nord), là enfin le territoire (dans le sud).

30Il y a un siècle, l’État colonial cherchait à construire des « réserves indiennes » ; aujourd’hui c’est un mouvement social qui revendique un « territoire maya » avec, dans les deux cas, un affichage identitaire (indian, maya) de l’espace considéré. Dans les deux cas également, les propositions se heurtent à des oppositions voire des résistances qui s’expriment à divers niveaux, internes et externes au groupe indian/maya, et dans les deux cas le débat est lié à des enjeux et à des projets politiques plus vastes : consolidation de la puissance coloniale hier, construction d’une nation multiculturelle aujourd’hui.

Références

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Notes

1 Les ethnonymes (garifuna, maya, mopan, q’eqchi’) seront employés à l’invariable.

2 Pour une histoire brève du Belize, voir l’excellent ouvrage de divulgation, disponible en ligne, A History of Belize. Nation in the making, 1995.

3 D’après les Bluebooks, ces rapports annuels envoyés par l’administration coloniale locale à Londres.

4 S’ils sont aujourd’hui largement ethnicisés, ces groupes étaient au départ différenciés principalement par les positions politiques et militaires qu’ils occupaient pendant la guerre des castes (Villalobos 2006).

5 Les Garifuna sont descendants de populations amérindiennes et de descendants d’africains ayant fui l’esclavage au XVIe siècle dans l’ile de San Vicente, dans les Antilles. Dotés d’une langue et d’une culture spécifiques, les garifuna furent déportés par les Anglais à la fin du XVIIIe siècle vers le Honduras, sur l’île de Roatan. Ils s’installèrent ensuite sur le continent au Belize, au Guatemala et au Nicaragua. Ils sont aujourd’hui également nombreux aux Etats-Unis.

6 Ces expériences commencent à être reconnues et étudiées par des historiens et par des mouvements sociaux qui demandent la reconnaissance de ces collectifs paysans spécifiques. Pour les Créoles voir Hyde 2009, pour les Garifuna, Palacio, Carlson et Lumb 2011, pour les Maya du Toledo, Wilk et Chapin 1990, entre autres.

7 Surveyor General Miller, W. 1888. "Proprietary Rights of lndians." PRO CO 123/190, Despatch 129, 28 Sept 1888. Le rapport est inclus dans une lettre envoyée par Hubert Jerningham à Lord Knutsford le 28 septembre 1888.

8 Elle fut ensuite reprise et publiée sous le nom de « Map of British Honduras showing approx. position of Private Properties”, qui selon Barnett (1991 :115) faisait partie d’un rapport intitulé Report of the Great Britain, British Guiana and British Honduras Settlement Commission, de 1948.

9 Aujourd’hui dans le nord et l’ouest du Belize, les « traits caractéristiques » maya ont effectivement en grande partie disparu (langue, apparence, système d’autorité, rituels). Cependant, suivant ce qui est théoriquement admis depuis maintenant plusieurs décennies et qui se vérifie chaque jour dans de très nombreuses régions d’Amérique et du monde, une identité ne se réduit pas à ses signes extérieurs. Elle se construit sur des projets à venir autant que sur des passés, et rien n’interdit de penser que, par exemple dans le nord du pays, les populations paysannes d’aujourd’hui se révèlent demain des populations maya yucatèques porteuses de culture et d’ancestralité tout comme leurs voisins du sud. Des phénomènes analogues pourraient émerger au sein de groupes de population subalternisés, qu’ils soient d’origine maya (dans l’ouest du pays) ou pas (la population garifuna, les Créoles).

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Proposition de création de trois réserves indiennes à la fin du XIXe siècle.
Légende Transcription à partir de la carte comprise dans le dossier du 28 septembre 1888, Acting governor Hubert E.N. Jerningham to Lord Knutsford, CO 123-190, archives de Kew (sans échelle sur l’original)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/urmis/docannexe/image/1690/img-1.png
Fichier image/png, 172k
Titre Figure 2. La configuration foncière dans le district du Toledo, XXe siècle
Crédits Source : O. Hoffmann, à partir des documents cités.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/urmis/docannexe/image/1690/img-2.png
Fichier image/png, 483k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Odile Hoffmann, « Entre affiliations ethniques, ordre colonial et construction nationale :
les Maya du Belize, XVIII-XXe siècles »
Cahiers de l’Urmis [En ligne], 18 | 2019, mis en ligne le 15 juillet 2019, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/urmis/1690 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/urmis.1690

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Auteur

Odile Hoffmann

Directrice de recherche, géographe, à l’Institut de Recherche pour le Développement, Urmis, IRD, CNRS, Université de Paris, Université Côte d’Azur, Paris, France.

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