- 1 Il est à noter que le concept de racialisation est parfois également utilisé en sociologie des rela (...)
1Dans le champ de la sociologie des relations inter-ethniques la question de la distinction conceptuelle entre processus d’ethnicisation et processus de racisation1 fait débat. Les deux termes renvoient à l’aspect processuel de rapports qui ne s’établissent pas entre des groupes (ethniques, raciaux) préexistants, mais de rapports qui produisent ces groupes. Autrement dit, ce sont les rapports ethniques, racistes qui créent la marque, la différence ethnique, raciale et non l’inverse. Néanmoins, Jean-Luc Primon note la difficulté de distinguer ethnicisation et racisation. Il les renvoie à un même phénomène de catégorisation sociale et de production de l’altérité. Seul subsiste comme critère de distinction la mise en jeu de différents référents dans la catégorisation : un référent culturel pour l’ethnicisation et un référent somato-biologique pour la racisation (PRIMON 2007). Christian Poiret, quant à lui, définit l’ethnicisation comme un processus culturalisant et la racisation comme un processus naturalisant. S’il précise que les deux dynamiques sont généralement conjointement à l’œuvre dans une situation donnée, la distinction s’établit ici sur le durcissement des frontières qui séparent les groupes, la naturalisation étant considérée comme moins labile que la culturalisation (POIRET 2011). Notons, enfin, que Colette Guillaumin a de longue date attiré notre attention sur le fait qu’un changement de référent dans le vocabulaire des acteurs sociaux n’implique pas nécessairement un changement des pratiques et des représentations mentales qui sous-tendent ces processus. Sous l’effet de la censure engendrée par la condamnation unanime du racisme et du vocabulaire de la race, un nouveau vocabulaire peut laisser intactes pratiques et représentations qui sont, de fait, simplement euphémisées (GUILLAUMIN 1992).
2A partir d’un terrain ethnographique réalisé dans le cadre de mes travaux de thèse, il s’agira dans cet article de s’interroger sur les distinctions conceptuelles qui viennent d’être mentionnées. Ethnicisation et racisation seront envisagées comme des processus de production de l’altérité. Nous essayerons de dégager si la mise en jeu de référents culturels ou somatiques engagent des représentations mentales distinctes de la part de mes enquêtés et si l’on peut notamment comprendre, dans des situations données, la distinction entre racisation et ethnicisation en termes de degré de durcissement des frontières entre groupes. Mes recherches portent sur des hommes gays noirs militant dans des associations parisiennes auto-identifiées LGBT-noires ou LGBT afro-caribéennes. Sur la base de phases d’enquête participante et d’entretiens, j’essaye notamment de retracer les processus d’identification par lesquels on devient gay noir. Je reviendrai plus particulièrement ici sur les processus de racisation et/ou d’ethnicisation dont sont partie prenante les gays noirs de mon terrain. Bien que mon travail de thèse ait pour objectif d’élaborer une analyse intégrée des différents rapports sociaux et qu’il s’inscrive dans le « paradigme de l’intersectionnalité » (BILGE 2010), il m’apparaissait important de revenir ici à une théorisation ancrée de la dimension ethnique/raciale de la vie quotidienne des sujets de mon enquête.
- 2 L’exemple paradigmatique des groupes se trouvant en des intersections négligées par de telles analy (...)
3Au regard de certains développements théoriques, il pourrait apparaître illusoire de se livrer à une analyse non directement intégrée des rapports sociaux puisque ce genre de tentatives ne permettrait pas de rendre compte de l’expérience de celles et ceux qui se trouvent en des intersections des rapports de pouvoir négligées par de telles analyses (CRENSHAW 2005 et WILSON 2013)2. Si je souscris à de telles mises en garde et mesure les limites de la portée de mon propos, je les laisserai ici de côté et ce pour plusieurs raisons. D’une part, la race ou les processus de racisation restent, selon nombre de sociologues anglophones, une des dimensions des rapports de pouvoir les moins bien théorisées (KNOWLES 2010), notamment par rapport à la classe et au sexe. D’autre part et par conséquent, certains développements théoriques relevant du paradigme de l’intersectionnalité ont pu être critiqués pour simplement apposer à l’ensemble des rapports de pouvoir une théorisation effectuée à partir d’un seul de ces rapports (COLLINS 1995). De ce fait, une réflexion générale autour d’une des dimensions de la réalité sociale les moins bien théorisées m’apparait comme un préalable, peut-être nécessaire, à une analyse intégrée des rapports de pouvoir.
4Pour entamer cette réflexion, je propose de partir d’une hypothèse. Les processus de racisation et d’ethnicisation sous-tendent des rapports de pouvoir ayant trait à la production et à la reproduction de la diversité réelles ou supposées des groupes humains. C’est à travers ces processus que sont produites les catégories qui organisent idéellement et matériellement cette diversité (Noir / Blanc, Africain / Européen...). A partir de cette hypothèse, je tâcherai de restituer, dans un premier temps, les conceptions que se font mes enquêtés de cette diversité réelle ou supposée des groupes humains dans sa dimension racisante et dans sa dimension ethnicisante. J’attacherai une importance particulière à la façon dont ils sont assignés à des catégories raciales et ethniques et la manière dont ils résistent, adhérent ou revendiquent de telles assignations. L’idée est de mettre au centre de l’analyse les représentations idéelles des acteurs sociaux. Si différence il y a entre processus de racisation et d’ethnisation, on devrait pouvoir en rendre compte en analysant ces représentations. D’autant plus que celles-ci sont partie intégrante des relations et rapports (raciaux/ethniques) matériels qu’entretiennent les individus et les groupes entre eux (GODELIER 1984). Dans un second temps, j’analyserai, par conséquent, la façon dont ces représentations mentales sont agies dans le cadre d’une association LGBT Afro-caribéenne. Comment dans un espace social donné racisation et ethnicisation sont mises en action (de manière différenciée ou similaire, inséparablement ou dans des formes d’autonomie relative...) ? Dans l’ensemble de cette analyse microsociale, je tâcherai de ne pas oblitérer le fait que les processus que nous appréhendons sont des processus de pouvoir et de classement. Les analyses présentées ici étant le fruit d’un travail en cours ont une dimension largement exploratoire.
5A travers l’analyse des processus d’assignation à des positions ethniques et raciales nous tâcherons de comprendre, dans cette première partie, les conceptions que se font mes enquêtés de la diversité des groupes humains en termes raciaux, dans un premier temps, et en termes ethniques, dans un second temps. Le matériau utilisé ici sera une série d’une dizaine d’entretiens réalisée auprès de militants ou sympathisants gays noirs de deux associations LGBT afro-caribéennes, Tjembe Red et Afrique-arc-en-ciel.
6Pour comprendre ce qui est à l’œuvre dans les processus de racisation, on peut commencer par s’interroger sur la façon dont mes enquêtés sont assignés à la catégorie « Noir ». Comment rendre compte du fait qu’on ne naît pas Noir mais qu’on le devient ? C’est un travail qu’a entamé Christian Poiret en montrant que les femmes noires ne se sont pas toujours perçues comme telles. Pour étayer cette hypothèse, il mobilise dans un article récent, l’exemple d’une jeune fille, élève en classe de CE1, qui un soir, en rentrant chez elle, interroge sa mère sur sa couleur de peau. Elle lui explique qu’elle est désignée par les personnes de sa classe comme Noire, alors qu’elle se considère elle-même comme « marron et en plus marron clair », comme si elle souhaitait résister à cette assignation (POIRET 2011). Plusieurs hypothèses peuvent être émises à la suite de cet exemple particulièrement significatif. Premièrement, « on ne naît pas Noir, on le devient » à travers le regard des autres, c’est un processus social d’apprentissage. Deuxièmement, en contexte français, ce processus semble opérer à un jeune âge. Enfin dans ce même contexte, l’assignation à la catégorie « Noir » semble être liée à la nécessité de se positionner par rapport à un ordre de classement défavorable pour soi. C’est, à mon sens, la manière dont on peut interpréter les propos de cette jeune fille lorsqu’elle résiste à cette assignation en disant qu’elle est « marron et en plus marron clair ». Il me semble que cette résistance est la conséquence d’un savoir social selon lequel il vaut mieux être marron que noir et marron clair que marron.
7L’exemple précédent permet d’expliquer une difficulté méthodologique à laquelle je suis confronté lorsque j’essaye de reconstituer lors d’entretiens les processus à travers lesquels mes enquêtés sont devenus noirs. Le fait que ce processus ait, vraisemblablement, lieu à un jeune âge explique peut-être l’amnésie générale qui pèse sur celui-ci pour une population adulte, comme celle de mes enquêtés. Ainsi, aussi loin que leur mémoire puisse remonter mes enquêtés sont déjà noirs. Par conséquent, ils ne parlent pas du fait de devenir noir, mais d’être noir et même d’être né noir, comme le fait Bertrand dans l’extrait d’entretien suivant :
Moi : « Et, ça ne t’a jamais troublé, tu t’es jamais...
Bertrand : Absolument pas ! Je n’ai jamais pensé : « pourquoi je suis né noir », jamais ! »
8L’amnésie qui pèse sur les processus par lesquels on devient noir-e a toutes les chances de faire apparaître l’idée selon laquelle il y aurait des Noirs et des Blancs comme pré-donnée et naturelle. En découle un problème méthodologique pour retracer ces processus, les questions du type « est-ce que tu t’es toujours senti noir », lors de mes entretiens font, de fait, difficilement sens pour mes enquêtés.
9En réactivant, au cours d’entretiens, une réflexion générale autour du fait « d’être » noir, on peut, néanmoins, contourner cet obstacle méthodologique pour tenter d’établir que l’assignation à la catégorie « Noir » est liée à la nécessité de se positionner par rapport à un ordre de classement défavorable pour soi, comme le laissait supposer l’exemple relaté par Christian Poiret. Je note, en effet, que la réactivation de ce type de réflexions est émaillée de références plus ou moins explicites à des processus individuels et collectifs d’infériorisation et d’exploitation des Noir-e-s. Les références à l’esclavage sont, par exemple, particulièrement fréquentes. Ainsi, alors que je demande à Thibaut s’il a des souvenirs lors desquels le fait d’être noir avait été marquant, il me répond :
« Oui, parce que j’avais un pote blanc, blond aux yeux bleus... On jouait, lui il était l’Aryen nazi et moi j’étais leur esclave et on jouait à se lapider mutuellement. Mais c’était dans ce cadre-là, c’était à chaque fois du stade du jeu et du coup ça c’est jamais incarné autrement que par... voilà si j’étais dans le stéréotype du Noir esclave, le Portugais était poilu et maçon, si moi j’étais enfermé dans un stéréotype, j’enfermais les autres dans le même stéréotype. »
10Dans cet exemple, l’assignation à la position « Noir » est associée à celle de l’esclave. Thibaut est bien averti de la dimension dégradante que peut avoir le fait d’être associé à la figure de l’esclave, mais il contient cette dynamique infériorisante en précisant qu’elle opérait dans un contexte trivial, dans le cadre du jeu et que chacun était alors renvoyé à de telles figures stéréotypiques. L’ordre de classement dont dépendent les catégories raciales était en quelque sorte neutralisé par ce contexte.
11De même, me semble-t-il, lorsque j’interroge Bertrand pour savoir si sa perception de lui-même en tant que Noir a changé lors de son arrivée en métropole, il me tient un discours quelque peu sur la défensive que l’on peut, à mon sens, rapprocher du précédent :
Moi : « Est-ce que tu te sens différent, est-ce que tu te sens plus noir [lorsque tu arrives en métropole] ?
Bertrand : Ah, la, la, non, non, en tant que Noir, je ne me suis jamais senti, contrairement à beaucoup de personnes dans ma famille, hélas, je ne me suis jamais mal senti dans ma peau. J’ai toujours accepté l’individu que je suis, la personne que je suis, et aussi la personnalité que je suis. Et, surtout ma couleur. Je n’ai jamais eu envie de ne pas aller au soleil, comme certaines personnes de ma famille, ne pas aller au soleil pour pas, pour ne pas bronzer. Non, je suis un nègre et je suis fier de l’être » !
12Dans cet extrait d’entretien, on perçoit que Bertrand sait que l’assignation à la catégorie « Noir » peut engendrer un sentiment de mal être, de dévalorisation permanente. Il fait le choix, quant à lui, de résister à cette tendance en affirmant sa fierté d’être noir et en se défendant d’être l’objet de tels sentiments. Il me semble que dans cet exemple comme dans le précédent, le fait d’être désigné comme Noir résonne avec une histoire d’infériorisation et d’exploitation des Noirs dont les personnes assignées à cette position ne peuvent pas faire abstraction. C’est en ce sens qu’elles doivent se positionner par rapport à un ordre de classement, plus ou moins consciemment perçu, soit qu’elles refusent l’assignation (occurrence de Poiret), soit qu’elles l’acceptent en tentant de contenir l’ordre de ce classement (Bertrand, Thibaut).
13Assignation catégorielle et perception d’un ordre de classement défavorable génèrent pour mes enquêtés des formes d’identification complexes et contradictoires à la catégorie « Noir ». S’ils reconnaissent, dans l’ensemble, qu’il y a des Noirs et des Blancs, le passage à l’affirmation « les Noirs et les Blancs sont différents », est partiellement contenu. De manière parallèle aux affirmations de Bertrand et Thibaut, selon lesquelles le fait d’être noirs ne les a pas infériorisés ou atteints dans leur estime d’eux-mêmes, l’affirmation de la similarité, ou de la non différence entre les Noirs et les Blancs me semble être la conséquence de la difficulté à s’identifier comme Noir-e sans prendre en compte l’ordre de classement racial. L’idée d’une différence qui ne fait pas de différence qui s’exprime parfois dans des expressions convenues du type : « on a tous le même sang » est l’une des occurrences relatives aux conceptions raciales de mes enquêtés qui est la plus fréquente. C’est notamment ce qu’expriment Guillaume et Bertrand lorsque je leur demande si le fait d’être noir implique une différence :
Guillaume : « ah non, pour moi on est tous égaux. Il n’y a pas de différence, on est tous pareils. Après c’est juste la couleur, les origines qui changent. »
Bertrand : « mais moi je suis, je suis comme je suis, j’aurai pu être blanc c’est pareil. Je suis noir mais c’est comme si j’étais blanc…je suis un être humain, je suis un être vivant, j’ai une pensée. »
14L’affirmation de l’égalité, du fait que cette différence ne fait pas de différence, vise à contenir l’ordre de classement racial qui s’impose à la perception de celles et ceux qui, en contexte français, sont assigné-e-s et/ou s’identifient à la catégorie « Noir ». Nous verrons, toutefois, par la suite que cette affirmation de l’égalité dans cette conception générale de la différence raciale entre en contradiction avec les usages de leur position raciale que mes enquêtés peuvent faire en contexte associatif. A la différence de ces discours réflexifs, produits dans le cadre d’entretiens, l’affirmation que les Noir-e-s sont différent-e-s oriente les buts, les formes et la finalité de l’action associative. De surcroit, y compris dans ces retours réflexifs, l’association des Noir-e-s à certains comportements et à certaines spécificités émaille nos discussions autour de certains enjeux, notamment ceux qui ont trait à la question du racisme. Par exemple, alors que j’interroge Guillaume autour de la question des discriminations à l’embauche, il commente :
« Mais, euh, le problème tu te dis, c’est un peu de notre faute à nous les Blacks, on fout la merde aussi. Qu’est-ce qu’ils vont penser de nous eux ? C’est sûr qu’ils vont toujours penser du mal envers nous. La plupart des jeunes aujourd’hui, c’est eux qui foutent la merde. Partout, où ils vont il y a des bagarres, tu vas toujours attraper des Noirs et des Arabes. Nous, en tant qu’étrangers, maintenant on est visé. Quand ils vont voir un CV avec tel nom, tel nom, on va être visé, point, c’est sûr. La faute à qui ? C’est pas la faute à eux, c’est la faute à nous-mêmes. »
15La négation de la différence cède ici la place à l’affirmation de la différence, d’autant plus paradoxalement que la différence permet l’affirmation et la justification de ce que sa négation visait précisément à contenir : l’inégalité. Il semble, en définitive, que l’assignation raciale recèle un potentiel de résistance parce qu’elle est explicitement liée à une histoire d’infériorisation et de traitement inégalitaire des Noir-e-s. Néanmoins, ce potentiel de résistance est perpétuellement menacé par le retour de l’affirmation de différences qui font la différence et qui justifient les inégalités. Il semble que la naturalisation du fait qu’il y ait des Noirs et des Blancs laisse toujours planer la menace que cette différence contenue, qui ne fait pas la différence, se laisse penser comme une différence effective.
16A partir des analyses précédentes nous pouvons opérer une comparaison avec les conceptions qu’ont mes enquêtés de la diversité des groupes humains en termes ethniques. Compte tenu de la diversité de leurs parcours individuels en la matière, je n’entrerai pas ici dans une analyse détaillée des processus par lesquels ils deviennent ethniques. Schématiquement le fait de devenir ethnique est généralement associé par mes enquêtés, au travail de socialisation effectué dans le contexte familial, espace d’enculturation (JUTEAU 1999), au travers duquel leurs sont inculqués un certain nombre de codes et d’habitudes culturels réels ou supposés. Est aussi invoqué, dans une moindre mesure, le contexte socio-culturel dans lequel ils évoluent durant leur jeunesse. A la différence de leur appartenance raciale, il semble que leur appartenance ethnique soit conceptualisée par eux-mêmes comme socialement produite. Néanmoins, l’ethnicité ainsi acquise peut se référer à une conception de la culture comme seconde nature, si bien qu’elle s’énonce « dans l’ambiguïté d’une référence simultanée à la nature et à la volonté » (ORIOL cité par POUTIGNAT et STREIFF-FENART 1995). Elle est donc en partie, elle aussi, naturalisée.
17Au contraire de la race, l’ethnicité correspond généralement pour mes enquêtés à des différences évidentes et non contestées. Elles ont un caractère « indéniable », comme me l’explique Bertrand alors que je l’interroge sur les différences entre la France et les Antilles. Après m’avoir expliqué en quoi la France et les Antilles diffèrent, il affirme :
« Malgré l’évolution des Antilles, les Antilles resteront toujours les Antilles à côté de la France. On a quand même une autre mentalité. »
18Dans le cas de Bertrand qui est né aux Antilles et vit en France métropolitaine depuis une quarantaine d’années, sa différence ethnique est affirmée et je dirai même revendiquée. Comme si toute tentative d’effacer ces différences l’atteignait dans son individualité. La situation peut être sensiblement différente pour des personnes qui, comme Thibaut, n’ont pas été socialisées dans le pays ou l’espace socio-culturel auquel elles sont assignées. Thibaut, au contraire de Bertrand, ne revendique pas cette assignation, il dit :
« Mes parents sont d’origine haïtienne, moi, on en avait parlé la dernière fois, je me considère comme étant Français, et je suis Français. »
19Il n’en passe pas moins pour expliquer qu’il ne se considère pas comme Haïtien par l’affirmation d’une différence posée comme évidente. Après avoir raconté un séjour en Haïti qui l’a fortement marqué et lors duquel il multiplie les critères de différenciation entre Haïti et la France, il conclue :
« Et je pense que toute cette accumulation de choses tellement différentes et totalement étrangères à mes valeurs ont fait que finalement c’était pas ma vie, c’était pas mon pays, c’était pas mon monde. »
20Dans le cas de Thibaut, le jeu de différenciation et de mise en opposition d’appartenances posées comme incompatibles, lui permet d’écarter l’appartenance haïtienne pour revendiquer l’appartenance française.
21Peut-on établir que pour mes enquêtés, la pensée de la diversité des groupes humains en termes ethniques est hiérarchisante ? Qu’elle relève d’un ordre ethnique au sein duquel les différentes positions ne sont pas équivalentes ? Cette idée est déjà perceptible dans le discours de Thibaut, que je ne peux malheureusement retranscrire ici. Alors qu’il associe la France à un ensemble de valeurs positives pour lui (universalisme, droits de l’homme...), Haïti n’est décrit qu’à travers des traits négatifs (pauvreté, violence...). Plus implicite est la plasticité de sa définition de la culture en fonction des groupes desquels il parle. S’il apparaît au cours de notre échange qu’il conçoit la francité comme l’adhésion volontaire à des valeurs supposées universelles, il pose les cultures minoritaires, et singulièrement la culture haïtienne, comme une contrainte pour celles et ceux qui en sont dépositaires. Il déplore, par exemple, que sa grand-mère reste tributaire de cette culture pour expliquer la nature de leur relation :
« Ma grand-mère est aussi tributaire de la culture haïtienne qui fait qu’on considère les enfants comme des petites personnes mais pas comme des personnes à part entière. »
22De même, Max qui me dit avoir une double culture (franco-gabonaise) m’explique que son appartenance française lui permet de s’émanciper du poids de son appartenance gabonaise. Il explique :
« Donc du coup, [du fait de cette double culture, mes frères et moi] on a eu des conditions mentalement de vie, où on a pas été brimés, on avait le droit de rêver, par exemple dans la société gabonaise on a pas beaucoup le droit de rêver. C’est pas quelque chose qui est permis. »
23Cette idée dichotomique de la culture comme contrainte pour les minoritaires et comme libération pour les majoritaires est une occurrence fréquente dans les discours généraux de mes enquêtés relatifs à la diversité des groupes humains en termes ethniques ou culturels. Ces analyses font écho au concept de culturalisation proposé par Essed pour expliquer comment la culture devient « un concept organisateur clé de l’oppression ». Elle affirme, en effet, que « dans ce processus, le concept de « culture » est réduit à (la perception) de la tradition comme contraintes culturelles [pour les dominés]. Au contraire, les membres du groupe dominant font appel à l’ordre supérieur de « l’ethos » et d’un savoir supérieur (knowledgeability) pour affirmer que leur version de la réalité est supérieure parce qu’elle n’est pas affectée par quelque contrainte culturelle que ce soit, comme des biais culturels » (ESSED 1991, p. 171, ma traduction).
24Il me semble, en conséquence, qu’en relevant la malléabilité des conceptions de la culture que se font mes enquêtés en fonction des groupes qu’ils évoquent, il est possible d’établir que les différentes positions ethniques sont relatives à une hiérarchisation, à un ordre ethnique structuré par des positions culturalisées et d’autres universalisées. Les ethnicités africaines et caribéennes sont souvent posées comme contraignantes, alors que la francité et l’occidentalité s’énoncent sur le registre de la volonté et de la libération. C’est la raison pour laquelle ces positions engendrent des formes de dénigrement et/ou de distanciation individuelle par adhésion à la francité ou à l’occidentalité. La question reste ouverte pour des personnes qui comme Bertrand revendiquent plus fortement une appartenance culturalisée. On ne peut dénier que dans ses prises de position, une certaine résistance à l’assimilation, donc à l’actualisation de l’ordre ethnique soit à l’œuvre. Néanmoins, l’ambivalence reste de mise et le classement n’est pas entièrement contenu. Ainsi, au cours de notre entretien Bertrand évoque à plusieurs reprises sa « petite tête antillaise » ou sa « mentalité antillaise » qui le confine à la fermeture d’esprit. Nous analyserons plus en détail par la suite l’ambivalence de ce type de prises de position et le rapport qu’elles peuvent entretenir avec la production de formes d’authenticité ethnique, d’une part, et certaines injonctions à l’assimilation, d’autre part.
25A ce stade, nous pouvons établir que pour mes enquêtés l’évocation de la diversité des groupes humains en termes de race et d’ethnicité ne revêt pas tout à fait la même signification et elle n’est, en outre, pas investie de la même manière. Si l’appartenance ethnique est affirmée, pensée comme évidente et revendiquée, l’appartenance raciale est, quant à elle, investie comme une différence qui ne ferait pas de différence. Ces différentes caractéristiques me semblent liées à une méfiance historiquement et socialement située par rapport à l’idée de race dans la mesure où elle reste largement connectée dans les imaginaires sociaux à des enjeux de pouvoir et à une histoire de domination des Blancs sur les Noirs, notamment. La façon dont la race est investie par mes enquêtés semble générer un potentiel de résistance à certains processus de racisation plus important que pour l’ethnicisation. Néanmoins, la subsistance de la pensée de la différence raciale, l’idée naturalisée qu’il y aurait des Noirs et des Blancs, laisse la porte ouverte à la prolifération d’idées impliquant une différence raciale effective qui alimentent le racisme en justifiant l’inégalité raciste et en renvoyant les Noir-e-s à la responsabilité de leur situation. L’ethnicité est investie avec moins d’ambivalence par mes enquêtés parce qu’elle apparaît comme une dimension importante de leur individualité et qu’elle est moins suspecte de recéler des enjeux de pouvoir. Cependant, comme la racisation, l’ethnicisation peut être mobilisée pour expliquer et justifier des inégalités de traitement, comme le montrent les propos de Raph :
« Aux Antilles, tu n’es pas considéré, je sais plus qui disait ça, comme un Français à part entière. Et puis même, il doit bien y avoir une différence, c’est pas tout à fait la même culture ».
26Notons enfin que la pensée de cet ordre hiérarchique dans ses formes racisantes et ethnicisantes place la tolérance envers l’homosexualité du côté blanc, occidental ou français de cet ordre de classement. Cela peut générer des processus d’identification complexes et des formes de mise à distance intensifiées vis-à-vis de leur appartenance ethnique / raciale pour mes enquêtés, qui sont homosexuels. Pour reprendre l’expression que Salima Amari employait à l’égard des lesbiennes d’ascendance maghrébine, il semble exister pour les gays noirs de mon terrain des formes de « loyautés divisées » entre appartenance homosexuelle et appartenance ethnique/raciale (AMARI 2012). En effet, si l’appartenance « africaine », par exemple, confine à l’intolérance envers l’homosexualité, il faudrait dès lors choisir entre être gay ou africain.
27Nous allons, désormais, tâcher d’analyser la mise en jeu de la race et de l’ethnicité en contexte associatif gay noir. L’idée est de dégager comment les représentations mentales dégagées ci-dessus sont agies dans cet espace social, comment elles orientent l’action. Afrique-Arc-En-Ciel (AAEC) est une association rassemblant une vingtaine de membres actifs se réunissant environ tous les 15 jours pour établir l’agenda associatif et mettre en place des actions. Celles-ci peuvent prendre la forme de débats, d’évènements culturels ou de soirées et peuvent rassembler jusqu’à 200 membres et sympathisants. Si la question de l’homophobie et, dans une moindre mesure, celle du racisme apparaissent comme des préoccupations importantes, c’est la question de la santé sexuelle des gays noirs qui constitue le cœur de l’action. L’association est fréquentée par un certain nombre de personnes blanches et de femmes (lesbiennes et hétérosexuelles) mais la grande majorité des personnes qui s’y rencontrent sont des gays noirs. Bien qu’elle s’auto-définisse comme LGBT afro-caribéenne, AAEC est principalement centrée autour de l’expérience des gays noirs. Nous insisterons ici sur la question des enjeux de pouvoir relatifs aux processus de racisation et d’ethnicisation qui se reconfigurent et se reproduisent dans cet espace social.
28A AAEC, il s’opère ce que j’appelle une reconfiguration des relations sociales engageant la race et l’ethnicité. C’est-à-dire que l’actualisation et le déroulement des processus de racisation et d’ethnicisation peuvent y prendre une forme différenciée par rapport à ce qui se joue à l’extérieur de ce lieu. L’emploi du concept de relation sociale, qui désigne le niveau microsocial des interactions quotidiennes, permet de ne pas présumer ici d’un quelconque effet sur les rapports sociaux, le niveau structurel, qui préfigurent et encadrent ces relations (KERGOAT 2009).
- 3 Je ne fais pas référence ici à la définition que donne Giddens de l’expression. J’entends par « séc (...)
29AAEC est un espace pour les gays noirs. Dans cet espace, le fait d’être gay/noir est attendu, pré-donné à la différence de la grande majorité des espaces que mes enquêtés fréquentent dans leur vie quotidienne. A supposer qu’ils ne se livreraient à aucun effort de management de leurs stigmates, ils apparaitront comme le gay/noir dans une majorité d’espaces dits publics qui sont, de fait, hétérosexuels (ERIBON 2002) et blancs. Dans des espaces ethnicisés (leur famille, par exemple), ils apparaitront comme le gay, et dans des espaces homosexuels, comme le Noir. Si nous nous focalisons sur la dimension raciale de la question, nous pouvons nous référer à l’extrait d’entretien suivant dans lequel Bertrand décrit les effets subjectifs que peuvent générer pour un Noir le fait de fréquenter un espace blanc :
« Des fois je suis le seul Noir. Quand je vais chez tous ces intellectuels, mes collègues et tout, tous mes copains, mes copains qui sont pharmaciens, avocats, médecins, patati, patata, souvent je suis le seul Noir. Je ne suis pas mal à l’aise. Je suis bien dans mes baskets. Peut-être que eux... mais les personnes ne me le montrent pas non plus, les gens, ils m’embrassent, non, non... »
30Ce contexte associatif permet de rompre avec des situations de la vie quotidienne engendrant des « ruminations spéculatives » (HARPER 2005), lorsqu’étant le seul Noir d’une situation on essaye d’établir si ce fait est mis en jeu et impacte la façon qu’ont les autres de nous envisager. Le sentiment de sécurité ontologique pour les Noirs que génère cet espace est renforcé par et contribue à une inversion temporaire de l’ordre distribuant le capital mélanique. Etre considéré comme Noir favorise la capacité de prise de parole légitime au sein de cette association. Il est à noter que la prise de parole légitime et la sécurité ontologique ne sont pas uniquement structurées par la position raciale. La sexualité, le genre, la classe et la génération jouent un rôle déterminant dans ce processus d’habilitation. En outre, le fait d’être considéré comme Noir n’est pas une garantie. La prise de parole d’une personne considérée comme Noire peut être contestée en mobilisant des frontières ethniques et en mettant en jeu des processus de différenciation entre Noirs, notamment entre Africains et Antillais, ou encore en remettant en cause l’authenticité ethnique/raciale d’une personne donnée.
31Pour explorer plus avant la reconfiguration des relations sociales engageant la race et l’ethnicité et pour clarifier les distinctions entre racisation et ethnicisation et leur articulation, nous pouvons nous interroger sur les interactions de présentation engageant la race et l’ethnicité à AAEC. Dans de telles interactions, à l’extérieur de ce contexte associatif, la position raciale de mes enquêtés est souvent mise en jeu (à travers des questions du type : « d’où viens-tu ?) pour suggérer une extériorité à la francité, révélant ainsi une tension entre appartenance française et noire (NDIAYE 2009).
32A AAEC, la race est elle aussi mise en jeu pour appréhender l’autre. C’est ce qui ressort, par exemple, de l’extrait suivant de mes notes d’observation :
Guillaume demande à une femme noire présente pour la première fois à une réunion d’où elle vient. Celle-ci lui propose de deviner. Guillaume ne cite que des pays africains : « Bénin », « Togo »... Après plusieurs échecs, elle lui dit être d’origine malienne.
- 4 A titre d’exemple, une de mes grands-mères est danoise. Lorsque l’on me pose la question de mes ori (...)
33Comme à l’extérieur, à AAEC la race joue un rôle dans la distribution de la question des origines. Je n’y ai jamais observé que l’on pose ce type de questions à une personne blanche. Dans cette interaction, l’action est structurée par la race et par l’ethnicité, elles s’y articulent. La race fonctionne comme un signe permettant de présumer d’une ethnicité particulière. La race dans des situations de rencontre impersonnelle, lorsque les gens se découvrent et en viennent éventuellement à échanger quelques mots, symbolise l’ethnicité. En outre, elle clôture l’ethnicité en ce que la légitimité à se revendiquer d’une ethnicité particulière dépend de son statut racial4. Le fait que le choix de se revendiquer de telle ou telle ethnicité ne soit pas tout à fait négociable (BARTH 1995) est renforcé par les processus de racisation. Dans ce type de situation, ils permettent à la pensée de la diversité des groupes humains de se mettre directement en action, sans avoir à déceler des signes généralement moins directement perceptibles (habitudes culturelles, lieu d’origine effectif). L’agir de cette pensée passe par des comportements différenciés, donc discriminatoires, en fonction de notre interactant présumé, ici le fait de poser ou de ne pas poser, ou plus ou moins spontanément la question des origines.
- 5 Par « origine connue » j’entends une origine que ne partage pas l’un des interactants mais dont il (...)
34Dans le cadre d’AAEC, il semble que ce système perceptif oriente l’action de manière sensiblement différente que dans le cadre de rencontres Noir-e-s / Blanc-he-s à l’extérieur de cet espace. Certes dans ce contexte comme à l’extérieur, s’enquérir des origines de quelqu’un parce qu’il-elle est noir-e, le-la renvoie à une sorte d’extériorité à la francité. Cependant, ici cette pratique peut générer des formes d’identification qui favoriseront par la suite la communalisation ethnique. Pour les personnes noires qui viennent d’un pays africain ou des Antilles, ou qui cultivent ces origines, s’enquérir de l’ethnicité d’une personne noire, c’est ouvrir la possibilité de se découvrir une origine commune ou connue5. Il est arrivé à plusieurs reprises lorsqu’un membre d’AAEC en interrogeait un autre sur ses origines, que ceux-ci se découvrent une origine commune, ou une origine connue, et qu’ils en viennent à échanger plus ou moins longuement à ce sujet (« d’où viens-tu précisément ? », « quelle est ton ethnie ? », voire à échanger quelques mots dans leur langue d’origine commune ou connue). La race permettant de présumer de points communs potentiels, puis l’ethnicité, quand cette présomption est confirmée, se font dans de telles situations le support de formes de sociabilité ethnique. Remarquons toutefois que ces formes de communalisation sont dépendantes de certaines positions qui ne sont pas communes à l’ensemble des Noir-e-s. Celles et ceux qui, comme moi, ont des liens distendus avec les origines dont permettrait de présumer leur position raciale, peuvent dans le cadre d’un espace ethnicisé se sentir mal à l’aise face à ce type d’interaction et/ou être réprimandé-e-s pour ne pas assez cultiver le lien avec leurs origines.
35Dans une certaine mesure, les relations sociales engageant la race et l’ethnicité se reconfigurent donc dans le contexte d’AAEC. A ce stade, nous pouvons également dégager certaines propriétés de l’articulation race/ethnicité ayant cours dans ce contexte (et probablement plus largement en contexte français). La race symbolise l’ethnicité et fonctionne comme une forme de clôture ethnique. La race est un système perceptif ethnicisant qui permet spontanément de réduire le champ des possibles, lors d’une rencontre ou dans une situation impersonnelle, quant à l’ethnicité de mon interactant. En ce sens, dans de telles situations elle oriente l’action. Dans une situation d’interconnaissance plus ou moins prononcée, l’ethnicité paraît prendre le pas sur la race, c’est sur la base de celle-ci, par exemple, que les membres d’AAEC en viennent à communaliser. Bien qu’ethnicisation et racisation possèdent des formes d’autonomie relatives, le fait que ces processus s’articulent et se symbolisent mutuellement complique la possibilité de leur distinction conceptuelle. Cette symbolisation mutuelle autorise des glissements dans le vocabulaire des acteurs et dans la mise en action de leurs représentations.
36Si le contexte associatif d’AAEC semble bien avoir un impact sur la configuration des relations sociales engageant la race et l’ethnicité, nous pouvons nous interroger sur le fait de savoir si et dans quelle mesure cette démarche constitue une forme de résistance à la configuration des rapports sociaux de race et aux dynamiques de racisation et d’ethnicisation qui les reproduisent. Nous apporterons des éléments de réponse à cette question en interrogeant des dynamiques de valorisation et de production d’authenticité ethnique/raciale qui y sont à l’œuvre et en envisageant cette dynamique collective comme un opérateur ambivalent de la reproduction des rapports sociaux de race.
37Dans ce contexte associatif sont produites des formes d’authenticité ethnico-raciales. Replacé dans le cadre plus large du contexte métropolitain français, ce travail peut être interprété comme une forme de résistance aux injonctions à l’assimilation qui sont faites aux Noir-e-s à travers notamment une suspicion généralisée quant à leur réelle appartenance à la francité et une hiérarchisation des ethnicités posant l’adhésion à l’occidentalité comme un progrès, comme une libération. Ces injonctions travaillent mes enquêtés, nous l’avons vu, probablement d’autant plus qu’ils sont homosexuels et que leur émancipation en tant que tels peut être posée comme une nécessaire mise à distance de leur groupe d’appartenance racial/ethnique supposé moins tolérant vis-à-vis de l’homosexualité. Malgré cela, on se doit à AAEC de valoriser ce qui a trait à sa position raciale et ethnique. Echanger quelques mots en malien ou en créole est quelque chose de valorisé, une preuve d’authenticité et peut-être de résistance à l’assimilation. Ne pas le faire c’est être suspect et risquer d’être déclassé en tant que Noir africain ou antillais et de se voir opposer la catégorie de « Bounty ». Celle-ci peut être définie comme un stigmate visant à disqualifier les Noir-e-s qui sont supposé-e-s s’être éloigné-e-s de leur appartenance raciale/ethnique pour se comporter comme des Blanc-he-s ou des Français-e-s. Elle prend pour image la friandise du même nom et signifie littéralement : « Noir à l’extérieur, Blanc à l’intérieur ». J’ai moi-même été l’objet d’une telle catégorisation, au cours, notamment, de deux situations dont la restitution nous permettra d’avancer dans notre clarification des processus d’ethnicisation et de racisation :
Julien assis à ma droite mange des gâteaux. Il en fait tomber par terre et lorsque Gaëtan lui en demande un morceau, c’est celui qui est tombé qu’il lui tend. Il me fait signe de ne rien dire. Quelques instants plus tard il lui avoue la farce. Gaëtan me dit alors : « et tu ne m’as rien dit » ! Il cherche à me dire quelque chose en créole, mais il n’y arrive pas véritablement [il est d’origine Guyanaise]. Il me demande : « comment on dit déjà ?
Moi : je ne sais pas.
Lui : mais tu es d’où toi ?
Moi : Martinique.
Lui : et tu ne parles pas créole, tu es un Bounty ? »
38Dans cette interaction se confirment certaines des analyses produites ci-avant. C’est vraisemblablement sur la base de ma position raciale (je suis métis et nous ne nous étions jamais rencontrés avant cette réunion), que Gaëtan présuppose que je suis antillais et qu’il tente de s’adresser à moi en créole. Sur la base de mon incompétence en la matière il me reclasse en tant que Bounty, comme si dans le passage d’un échange impersonnel et à une situation d’interconnaissance, l’ethnicité pouvait défaire la catégorisation raciale immédiatement disponible lors d’une rencontre impersonnelle. Mobilisons une seconde interaction pour étayer cette hypothèse. Au cours d’une réunion postérieure, alors que je tente de m’auto-définir comme d’origine martiniquaise, Gaëtan sachant dorénavant que je ne parle pas créole me répond :
Gaëtan : « Mais pour moi tu es blanc.
Marc (intervient comme pour me défendre) : mais quand même il est métis.
Gaëtan (s’adressant à moi) : Mais pour moi tu n’es pas noir, tu me fais penser à un type à mon travail, il est martiniquais et il me dit : « me parle pas créole s’il te plait », il renie ses origines. »
39Dans ces situations, racisation et ethnicisation s’articulent en fonction des caractéristiques de la relation intersubjective. Dans une relation impersonnelle, la racisation oriente l’action en tant que vecteur d’ethnicisation, nous l’avons dit. Au contraire, dans une situation d’interconnaissance plus ou moins poussée, il ne semble plus que ce soit le référent racial qui oriente l’action. Ce sont les comportements effectifs, mobilisés comme frontière ethnique (ici parler ou ne pas parler créole), qui sont jugés pour envisager l’autre et la manière de se comporter avec lui. Dans ce cadre, l’ethnicisation peut potentiellement devenir un opérateur de racisation, il y aurait une sorte de plasticité de race. Elle ne disparaît pas, le fait que je sois métis joue dans cette situation, elle favorise probablement l’alter-casting dont je fais l’objet, comme le laisse penser la remarque de Marc (les Métis-ses peuvent « quand-même » être considéré-e-s comme Noir-e-s). C’est, néanmoins, une frontière ethnique qui est ici activée et produit un déclassement racial.
40En ce qui concerne la question de la résistance, il semble que le contexte d’AAEC tempère certains effets des rapports de race. Cet espace favorise l’injonction à des formes d’authenticité qui paraissent pouvoir, dans une certaine mesure, contrebalancer les injonctions à l’assimilation qui sont faites aux Noir-e-s, par ailleurs. Cette forme de résistance est cependant ancrée et participe aux processus de racisation et d’ethnicisation qui (re)produisent la diversité des groupes humains. Du reste, elle est contrebalancée par d’autres situations, moins nombreuses il est vrai, où d’autres catégories vont être mobilisées pour enjoindre à des formes d’assimilation, comme celle du blédard, par exemple.
41L’ambivalence de la production de dynamiques qui, dans une certaine mesure, peuvent être pensées comme des formes de résistance à la situation qui est faite aux Noir-e-s et simultanément comme participant à des processus (racisation et ethnicisation) qui produisent et légitiment cette situation, se retrouve au fondement de la démarche associative. L’action associative d’AAEC est fondée, légitimée et construite à partir de l’idée selon laquelle les gays noirs seraient dans une situation particulière et unique. En ce sens, AAEC est un espace de production et de reproduction de ce que j’appelle des constats ethnicisés et/ou racisés. C’est-à-dire que l’ethnicité et/ou la race sont mobilisées pour rendre compte de ce qui est appréhendé comme une réalité factuelle, par ailleurs, plus ou moins fondée. Par exemple, à de nombreuses reprises les gays noirs y sont désignés comme étant la population la plus contaminée par le VIH en France. Bien que ce constat engage a priori autant la race que la sexualité, c’est, au cours des nombreuses réunions où il a été débattu, la race qui est le plus soumise à investigation pour comprendre et expliquer ce constat, racisé donc.
42En tant qu’ils fondent en partie la démarche associative, ces constats racisés sont explicitement problématisés à AAEC. Explicitement, on passe du constat à sa problématisation et à la tentative de lui apporter des causes explicatives, elles-mêmes racisées. Pour poursuivre sur l’exemple mobilisé, à partir du constat selon lequel les gays noirs seraient la population la plus touchée par le VIH, lors d’une réunion les membres s’interrogent sur les causes de ce constat. Nathan lance :
« C’est les Noirs, ils aiment trop ça » et Philipe lui oppose : « c’est parce qu’en Afrique, il y a moins de moyens ».
43Deux types de causes explicatives racisées sont donc généralement mobilisées pour expliquer un constat racisé, soit des explications dispositionnelles (réponse de Nathan), soit des explications plus situationnelles (réponse de Philipe). Cependant, il ne semble qu’aucun de ces types d’explication ne soit susceptible de clôturer la dynamique extensive de la racisation. C’est-à-dire qu’on peut toujours se demander pourquoi les Noirs « aiment trop ça » ou encore pourquoi ils ont moins de moyens. Un type d’explication donné n’offre, par conséquent, aucune garantie, on peut toujours l’expliquer à travers des arguments dispositionnels ou situationnels.
- 6 A titre d’exemple, lorsque Eric Zemmour déclare publiquement, sur France Ô le 6 mars 2010, que 95 % (...)
44L’idée qu’il m’apparait ici crucial de comprendre est que constats et explications précédemment discutés ne sont pas simplement racisés mais également racisants. Un constat racisé est racisant en ce qu’il appelle des explications engageant la race. Ce type d’explications est lui-même racisant dans la mesure où il n’offre aucune garantie quant à la clôture du processus de racisation engendré par le constat racisé. En d’autres termes, un constat racisé n’est pas neutre et suggère, semble-t-il, une prolifération du processus de racisation. AAEC, possiblement comme les espaces militants racisés en général, permet d’appréhender cette dynamique du processus de racisation parce qu’elle y est rendue explicite dans le travail militant. J’émets, néanmoins, l’hypothèse que cette dynamique proliférante de la racisation est opérante dans une majorité d’espaces sociaux en contexte français mais qu’elle est plus difficile à saisir puisque la dimension racisante d’un constat racisé n’y est généralement pas rendue explicite6.
45On remarquera que j’ai mis au centre de l’analyse un exemple relatif à des processus de racisation, sans opérer une comparaison avec d’autres exemples qui auraient pu relever de l’ethnicisation. Il me semble qu’en raison de l’articulation entre race et ethnicité, dont nous avons exploré certaines dimensions ci-dessus, la prolifération de la pensée de la race à partir d’un constat racisé/racisant peut alternativement s’énoncer sur un registre ethnique et sur un registre racial dans la mesure où race et ethnicité se symbolisent mutuellement (ce type de glissements est à l’œuvre dans la réponse de Nathan qui à la catégorie « Noir » substitue la catégorie « Africain »). De plus, au regard de mes observations je ne peux opérer pour cette dimension des processus discutés de distinction entre pensée de la diversité des groupes humains dans ses formes racisantes et ethnicisantes.
46C’est donc à partir et en contribuant à reproduire les processus de racisation et d’ethnicisation que se construit la démarche d’AAEC. On ne peut pour autant conclure à une simple reproduction de représentations et de pratiques pré-établies. Certes certaines représentations, y compris infériorisantes, peuvent être mobilisées pour définir les cadres de l’action. C’est notamment le cas lorsqu’au cours d’une réunion, Georges argumente en faveur de certains choix stratégiques :
« Les structures afro-caribéennes quand les financements arrivent, elles se cassent le nez, c’est un peu comme les indépendances, on nous les a données puis... c’est pour ça que je suis favorable à une autonomie avec accompagnement ».
47De manière générale, c’est à la fois à partir et en réponse à ce type de représentations que Georges comprend son engagement. Au cours d’un entretien, il m’explique penser que, selon ses termes, « les Afro-Caribéens ne prennent pas leurs responsabilités ». Et c’est à partir de ce constat qu’il décide de prendre « ses responsabilités » en tant que Noir et de participer à créer une structure associative. Il fait et défait par la même à mon sens la représentation. Il y a une dynamique d’extériorisation ou d’objectivation de la représentation selon laquelle les Noirs ne prendraient pas leurs responsabilités. Cette objectivation est la création d’une structure associative qui émerge notamment de cette croyance. Mais cette action est également l’extériorisation de la prise de responsabilités des Noirs. En guise de réponse à la question de savoir s’il y a reproduction ou non des processus de racisation et ethnicisation, c’est donc, à mon sens, la notion d’ambivalence qui caractérise le mieux cette démarche associative.
48Au cours de cet article, nous avons tenté d’inscrire notre réflexion dans les débats autour des notions d’ethnicisation et de racisation. D’un côté, ces processus semblent devoir être distingués dans la mesure où les acteurs sociaux ne conçoivent ni n’investissent les processus d’assignation aux catégories raciales et ethniques de la même manière. En outre, dans des interactions données, en fonction notamment des caractéristiques intersubjectives de celles-ci, les processus de racisation et d’ethnicisation, s’ils s’appellent l’un l’autre en se symbolisant, ne jouent pas le même rôle. Ils sont agis de manière différenciée mais articulée. D’un autre côté, articulation et symbolisation mutuelle de ces processus rendent difficile leur distinction conceptuelle, les acteurs passant de l’un à l’autre comme s’ils s’équivalaient en tout point. D’autant plus que malgré le fait qu’ils recèlent des formes d’autonomie relative, ils semblent participer à des dynamiques communes de (re)production de l’altérité et de justification de traitements inégalitaires. Toute distinction du degré de leur intensité en la matière est d’ailleurs mal aisée, dans la mesure où le culturalisme qui semble à l’œuvre dans l’ethnicisation et le naturalisme dans la racisation sont susceptibles, dans des contextes donnés, de s’amalgamer. Nous pensons donc que ces processus doivent être pensés ensemble, comme participant conjointement à des dynamiques très similaires, voire communes, mais dont les formes, dans un contexte donné, peuvent varier en fonction de la configuration de leur articulation. Ces variations ne semblent pouvoir être appréhendées qu’à travers la construction d’un objet contextualisé et l’analyse fine des situations empiriques qui le constituent.