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Texte intégral

1Cette dernière livraison des Cahiers de l’Urmis regroupe six textes correspondant à autant de présentations discutées lors de Journées doctorales de l’Urmis à Paris en décembre 2013. Les propositions révisées, réélaborées, offrent une ample vision des travaux les plus actualisés sur le thème de la Marginalisation : catégorisation, identification, résistance.

2Il était demandé aux intervenant/es d’interroger les dynamiques de marginalisation en termes de catégorisation, d’identification et de résistance. Tous les auteur/es sont des doctorant/es ; ils offrent ici un aperçu de leur travaux en cours, à diverses étapes de réalisation, incluant dans leurs textes non seulement les résultats mais aussi les « façons de faire », ce que l’on pourrait appeler la cuisine de la recherche. En ce sens, ce numéro est d’une très grande richesse, alliant au matériau brut, extrêmement précieux pour comprendre les catégorisations « au quotidien », des propositions interprétatives adaptés à des contextes diversifiés et originaux. En effet, les textes se réfèrent à des terrains ethnographiques variés : trois sur Paris et sa banlieue, d’autres sur la Colombie, l’Ouganda et l’Italie. Ce n’est certes pas l’étrangeté des terrains qui constitue l’intérêt premier de ce dossier, mais bien la mise en regard des uns par rapport aux autres, et le dialogue fécond qui en ressort.

3Plus que la marginalisation, c’est bien l’analyse des processus de catégorisation qui traverse ces textes et donne sa cohérence à l’ensemble. A l’image du célèbre avertissement posté sur les voies de chemins de fer, plusieurs articles documentent la façon dont des identifications en cachent d’autres, explicitement ou pas. C’est bien là le mécanisme premier de toute catégorisation : retenir une dimension identitaire et y faire correspondre un collectif social sur lequel d’autres identifications, plus ou moins implicites ou tues, se greffent également. Les acteurs sociaux fabriquent des catégories qui sont en permanence re-signifiées sans qu’il y ait forcément substitution ou disparition de certaines par les autres. C’est bien d’un entrelacs ou d’un enchâssement qu’il faut parler.

4En Ouganda, le terme Balaalo qualifie des éleveurs sur la base d’une identification à une activité productive globalement dévalorisée - l’élevage pastoral -, ensuite déclinée sous un mode ethnique stigmatisé (Bahima), lui-même racialisé (les Banyarwanda, en référence aux tutsis voisins) et finalement discriminé pour leur proximité d’origine régionale (Banyankole) avec le Président de la République. Victoire Chalin expose la sédimentation des identifications en même temps que leurs constantes interactions, l’une signifiant l’autre sans avoir à le dire (par exemple éleveur = tutsi = rwandais = étranger), selon des combinaisons changeantes en fonction des contextes d’interlocution.

5En Colombie, Jessica Corredor montre comment, dans un contexte de conflits de territoires et de déplacements forcés, les paysans « chilapos » (ethnonyme faisant référence à une région d’origine) s’assimilent aux paysans « noirs » bénéficiaires de territoires collectifs avec qui ils partagent l’espace et les pratiques agricoles. Plus récemment, ils deviennent « métis malgré eux » et sont à ce titre menacés d’expulsion. Soupçonnées d’illégitimité territoriale, ils inventent de nouveaux dispositifs spatiaux (les zones humanitaires) sur lesquels adosser leur identification collective. Pour stratégiques et instrumentales qu’elles soient, ces options identitaires sont avant tout des pratiques politiques, portées par des sujets politiques à des fins politiques.

6En région parisienne, Juan Du insiste sur l’invisibilisation des immigrés chinois précaires ou pauvres qu’elle qualifie d’étrangers parmi les étrangers, notamment parce qu’ils ne viennent pas d’une histoire coloniale qui leur aurait construit une catégorie ad hoc. Du point de vue de l’extérieur des collectifs chinois résidant en logements partagés - des institutions françaises notamment -, les catégorisations s’élaborent autour des conditions de résidence et de papiers, comme une autre manière de signifier l’altérité, la subordination et la domination, à partir de critères objectivables et visibles. En interne, les catégorisations par langue et région d’origine (les gens du nord, les gens de Wenshou, etc.) mobilisent les registres de prestige mais aussi d’efficacité économique et de relations de dépendance entre les primo arrivants et les plus anciennement installés.

7Toujours en région parisienne, Camille Gourdeau nous invite à déconstruire et contextualiser les catégories « d’étrangers », « immigrants », « primo arrivants », utilisées par l’administration française dans le cadre de sa politique « d’accueil » via les Contrats d’accueil et d’intégration (CAI). Insensibles aux multiples trajectoires - et identifications potentielles - des étrangers, ces catégories concourent à forger la logique d’une altérité administrative porteuse d’assignation identitaire facilement racialisée et raciste. Ainsi par exemple l’«  étranger », quand il est malien, sous-entend vite « malien polygame », dans un processus similaire à celui déjà noté en Ouganda (l’éleveur tutsi) et qui se retrouve dans l’étude de cas suivante, en Italie.

8Angela Piredda, à propos de l’immigration marocaine dans deux régions d’Italie, interroge en effet les représentations stéréotypées qui associent la femme marocaine immigrée à la femme « regroupée » - arrivée suite à un regroupement familial - passive et dépendante de sa famille - de son mari -, subordonnée, dominée et peu sensible au changement, etc. Son enquête insiste au contraire sur la diversité des comportements des migrantes d’une région à l’autre, mais aussi d’une génération à l’autre, dans un contexte de transition démographique et économique d’une rare intensité en Europe. Ni structurelle ni conjoncturelle, sûrement pas culturelle, la diversité des options assumées par les femmes marocaines migrantes est toujours multi-dimensionnée, prise dans des rapports de détermination nationale (les politiques publiques, le système social), locale (le marché de l’emploi, les autorités municipales) et familiale.

9Les stéréotypes sont également au centre des récits recueillis par Damien Trawalé lorsqu’il traite du rapport des gays noirs à leur position ethno-raciale, dans les sphères des organisations militantes LGBT noires, à Paris. Selon un mécanisme classique, les mêmes individus nient et affirment la différence d’être noir, selon les contextes et les enjeux de l’échange. À partir d’entretiens extrêmement riches, Damien Trawalé rend compte de la complexité des combinaisons possibles en insistant sur les ambivalences et les passages d’un registre d’identification à l’autre. Le rapport aux catégorisations ethniques ou raciales est traversé par le contexte associatif gay LGBT. L’espace intime, de sécurité, n’est plus une supposée « origine » partagée, selon la logique de l’entre-soi ethnique ou racial, mais une expérience chaque jour renouvelée par le positionnement militant.

10Quel que soit le contexte - géographique, politique, économique - de l’analyse, on voit que l’évolution des catégorisations n’est jamais ni linéaire ni « friendly ». Certes la fluidité règne en maître, on pouvait s’y attendre, mais elle est toujours extrêmement contrainte. Les identifications peuvent être stratégiques, situationnelles, oppositionnelles (BARTH 1969 ; DOUGLASS et LYMAN 1976 ; MATORY 2012), elles n’en sont pas moins déterminées par des jeux d’acteurs et de pouvoirs. Et les cadres nationaux des politiques publiques ne sont pas les moins féroces pour conditionner les affiliations et les identifications. Ce numéro le montre en Ouganda quand un Président ignore ou au contraire promeut la diversité ethnique en fonction de ses intérêts propres ; en France et en Italie quand les politiques - familiales, migratoires - forgent des représentations qui en retour appuient certaines politiques plutôt que d’autres ; en Colombie quand la guerre s’imbrique aux politiques multiculturelles et fait office d’arbitre pour décider qui est légitime ou pas pour occuper l’espace dédié à tel ou tel collectif. La contextualisation n’est pas seulement sociologique, elle doit être politique, géographique, historique, c’est-à-dire multidimensionnelle, chaque dimension pouvant être activée - ou pas - selon les conjonctures. Contexte et conjoncture vont toujours de pair. A la lecture de ces Cahiers, certaines des questions posées en introduction ont trouvé des réponses, d’autres au contraire se sont démultipliées ou déclinées en une série de questions plus précises, plus pertinentes. C’est bien là le rôle des scientifiques que d’expliciter toujours plus avant et de traquer l’évidence afin de proposer de nouvelles voies de compréhension du monde.

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Bibliographie

BARTH F. (1995) [1969], « Les groupes ethnique et leur frontières », in POUTIGNAT Ph., STREIFF-FENART J., Théories de l’ethnicité, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 202-249.

DOUGLASS W.A., LYMAN S.M. (1976), « L’ethnie : structure, processus et saillance », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXI, pp. 197-220.

MATORY J.L. (2012), Culture and Stigma : Race, Ethnicity and Class in Black America, Chicago, University of Chicago Press.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Odile Hoffmann, « Editorial »Cahiers de l’Urmis [En ligne], 15 | 2014, mis en ligne le 10 juillet 2014, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/urmis/1251 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/urmis.1251

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Auteur

Odile Hoffmann

Directrice de recherches à l’IRD, Urmis

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