- 1 On peut songer à des productions aussi variées que Community (NBC, 2009-2014 ; Yahoo! Screen, 2015) (...)
- 2 On suit dans Seinfeld la vie quotidienne de quatre célibataires new-yorkais : « the comedian » Jerr (...)
1Cet article souhaite montrer comment la série Seinfeld (NBC, 1989-1998), créée par Larry David et Jerry Seinfeld, met en scène des enjeux éthiques de manière complexe et réjouissante à la fois, à travers ses choix narratifs et son esthétique. Ce célèbre « show about nothing », qui est aussi en quelque sorte une méta-série parlant d’elle-même, comme l’atteste la saison 4, où Jerry tourne le pilote d’une sitcom inspirée de sa propre vie, est apparu avant que les fictions autoréflexives ou en abyme ne fassent florès1. Seinfeld interroge ainsi continûment l’éthos de ses personnages et la construction de sa narration. Ce qu’on pourrait appeler des dilemmes d’affection, qui opposent notre attachement aux personnages et leur conduite discutable, sont donc régulièrement inventés par la sitcom pour nous placer dans une sorte de porte-à-faux moral difficile à résoudre. Ce n’est alors pas un hasard si, au moment de la diffusion de Seinfeld sur Netflix à l’automne 2021, la plateforme de streaming a pris soin de présenter les quatre protagonistes dans sa bande-annonce comme des caractères potentiellement problématiques2 (« the comedian, the coward, the cynic, the wild card »).
2Jouant avec les questions morales, les créateurs de la série proposent en toute logique, dans l’ultime épisode, de faire à la lettre le procès des personnages. Jugés pour ne pas être intervenus lors d’un vol qu’ils ont filmé et s’être moqués de la victime obèse, ils sont ensuite accusés par des personnages secondaires des saisons antérieures qui viennent témoigner contre eux à la barre, donnant une forme comique originale à la distorsion narrative qui oppose dans la structure fictive les figures occasionnelles et les quatre héros au long cours de la sitcom. Seinfeld réussit donc à mettre en scène avec humour un trouble éthique profond relatif à l’empathie que la forme sérielle de la sitcom est susceptible d’engendrer et aux processus de projection et d’identification qui lui sont associés – car nous finissons par être contre les personnages, tout contre, si l’on peut dire en parodiant Guitry.
3La réflexion pourra ici être placée dans la perspective d’une éthique de la personnalité, qui permettra d’envisager les multiples ajustements des personnages de la série aux codes moraux et sociaux qui leur posent souvent problème et qu’ils interrogent sans cesse. En effet, comme le rappelle la philosophe Ágnes Heller dans un ouvrage dont la rédaction est contemporaine de la diffusion de Seinfeld sur NBC et qu’elle a précisément intitulé Une éthique de la personnalité, chacun se doit de faire réflexion sur lui-même pour trouver la bonne conduite à suivre :
- 3 Ágnes Heller, Une éthique de la personnalité, trad. Gilles Achache, Paris, Calmann-Lévy, 2023 [1996 (...)
Je reviens constamment dans ce livre à l’intuition qui est au centre de ma philosophie morale : il est un saut fondamental, qui confère leur sens moral à tous les sauts ultérieurs : le choix (existentiel) que nous faisons de nous-même en tant que personne décente (bonne, honnête3).
4Si le bien est un choix individuel irréductible, il semble souvent difficile à faire et à comprendre pour les personnages de Seinfeld. Une étude transversale de la série permettra en outre de montrer comment sa forme narrative et l’esthétique sérielle qu’elle élabore remettent en question la famille et ses liens, l’idéologie du travail, les vertus classiques, mais aussi la responsabilité sociale et la conjugalité. Car Seinfeld ne semble donner sens et valeur qu’à l’amitié et à l’humour, et transforme des défauts trop humains (égoïsme, mesquinerie et lâcheté) en une matière première qui porte à rire et à penser.
- 4 David Roche, Meta in Film and Television Series, Edinburgh University Press, 2022, p. 49 (« the dir (...)
- 5 Ibid. (« essential to the aesthetic effect since it aims to move us, whether by laughter, tears or (...)
5En mettant en scène un stand-up comedian s’appelant Jerry Seinfeld, vivant et exerçant à New York, la sitcom est consubstantiellement « méta-sérielle ». Mais de façon vertigineuse, elle choisit d’approfondir le dispositif autoréflexif en le démultipliant. Les brèves séquences de stand-up insérées dans la série jusqu’à la septième saison présentent des adresses directes de Jerry Seinfeld au public d’une salle de spectacle, qui sont aussi destinées par ricochet aux téléspectateurs, ainsi intégrés au show. Dans son étude récente, Meta in Film and Television Series, David Roche confirme d’ailleurs que ce type de modalité énonciative « vise avant tout à créer une complicité entre le présentateur […] et le public4 », qui se révèle « essentielle à l'effet esthétique puisqu'elle vise à nous émouvoir, que ce soit par le rire, les larmes ou le mépris5 ». À quoi s’ajoutent dans Seinfeld les rires enregistrés, relevant tout autant d’une logique de la communion affective :
- 6 Ibid. (« In the sitcom, looks to the camera and canned laughter may draw attention to the artifice, (...)
Dans la sitcom, les regards vers la caméra et les rires enregistrés peuvent attirer l'attention sur l'artifice, mais leur principal objectif est de créer un sentiment de complicité avec le personnage, comme le ferait un spectacle en direct – les personnages / acteurs, le faux public ou le public en direct, et le public à la maison rient tous ensemble, intégrés dans un dispositif audiovisuel commun6.
- 7 Sur les enjeux de la saison 4, voir notamment : Éric Gatefin, « À l’intérieur de Seinfeld : la sitc (...)
6L’épisode S04E22 est le moment « méta » par excellence de la série7 et développe une réflexion esthétique et éthique sur la place des personnages. En effet, NBC y propose à Jerry, aidé par George, de créer une sitcom où ils mettraient justement en scène la vie de Jerry et de ses ami·es. C’est l’occasion pour les créateurs de Seinfeld d’illustrer à la lettre et de façon parodique, depuis la préparation jusqu’au tournage du premier épisode de Jerry, la formule de George définissant ce projet comme « une série sur rien » (« a show about nothing »), en soulignant la vacuité de son contenu et de ses enjeux narratifs. Larry David et Jerry Seinfeld prouvent ainsi leur audace dans l’autodérision et leur capacité à mettre en abyme dans des structures enchâssées l’égocentrisme fondateur de leur création et de leurs personnages, de façon plaisante et propre à susciter malgré tout l’indulgence du public pour ces Narcisses ridicules.
7Dans le pilote de cette série, un personnage secondaire est condamné par un juge à être le « butler » de Jerry, son majordome et homme à tout faire (Jerry trouvait cette idée de George stupide mais les dirigeants de NBC l’ont aimée). La blague est limpide et l’on pourrait presque appliquer une lecture marxiste à cette idée qui met en scène une lutte des classes et des personnages : on y lit de façon humoristique les rapports de domination entre les personnages et l’exploitation du lumpenprolétariat de la sitcom, que les épisodes montrant Kramer tentant sa chance à Los Angeles (S04E01 et S04E02) avaient déjà figurés de façon grinçante et désabusée, dans une représentation burlesque de « l’usine à rêves » hollywoodienne et de ses perdants. Les personnages secondaires ne seraient-ils donc que des faire-valoir, des fonctions comiques, un petit personnel de fiction aux ordres des personnages principaux pour lesquels ils feraient le sale boulot ? Ce n’est pas si simple car, lors de la diffusion du pilote, on voit les personnages secondaires qui le visionnent chez eux et le critiquent en direct, reprenant une souveraineté qui leur paraissait déniée par ailleurs, et permettant par ricochet à la série de poser de façon amusée un regard critique sur elle-même en donnant voix au chapitre à ces personnages apparemment mineurs. Mais on pourrait aussi considérer qu’il s’agit de projeter dans le show une image des spectatrices et des spectateurs, qui jugent facilement les personnages, peut-être pour nous inciter à la tempérance et à la bienveillance par rapport à leurs écarts moraux, tout en nous rappelant les défauts de ces « héros ».
8De plus, le personnage de Joe Davola, double maléfique de Jerry, est présent dans le public pendant le tournage du pilote et saute des gradins en criant « Sic semper tyrannis » à Jerry, dénonçant les tyrans en reprenant la formule latine employée par l’assassin de Lincoln au théâtre Ford. L’équivalence symbolique élaborée dans l’esprit dérangé de Joe Davola fait de Jerry un despote capitaliste exploitant les petits. Il y a d’ailleurs dans ce personnage de Joe Davola une sorte de retour du refoulé de la série, comme une pulsion agressive et insurrectionnelle du peuple contre les élites, voire une pulsion meurtrière, l’envie de supprimer Jerry. Quelques minutes après la diffusion du pilote, la nouvelle directrice des programmes de NBC décide justement d’annuler Jerry, ce qui indiquerait que la mise en abyme constitue une menace pour la sitcom elle-même, qu’elle risquerait de disperser et de diffracter dans un prisme narratif trop feuilletonnant.
9Mais avant cela, dans cet épisode hors du commun (S04E22), point culminant de la série, le président de NBC, qui n’a pas encore été renvoyé, tombe amoureux fou d’Elaine et ce mouvement d’attachement mime celui du public, chaque étape de la création de la série en abyme (écriture, négociation des cachets, casting, tournage, diffusion, annulation) étant l’occasion de dérapages drolatiques.
- 8 Vladimir Lifschutz, This is the end. Finir une série TV, Tours, Presses Universitaires François-Rab (...)
10L’épisode final (S09E22) synthétise et parachève, quant à lui, les enjeux réflexifs de Seinfeld, et l’on connaît, pour reprendre les mots de Vladimir Lifschutz, toute la « puissance émotionnelle, formelle, esthétique, réflexive8 » qui se dégage des finales de séries. NBC propose de relancer la sitcom Jerry, les quatre amis partent en voyage, leur avion manque de s’écraser, et il est contraint d’atterrir dans une petite ville du Massachussetts. Ils y assistent au vol dont est victime un jeune homme obèse et n’interviennent pas. Pire : Kramer le filme et les quatre amis se moquent du malheureux ; ils viennent d’échapper à un crash aérien et dans un élan de causticité frénétique, semblent se libérer des tensions nerveuses accumulées dans une moquerie sans limite. Quoi qu’il en soit, ils sont arrêtés pour ne pas avoir porté assistance à la victime, selon la loi locale du « Bon Samaritain » ; un procès est rapidement organisé et l’accusation les présente comme des monstres sociaux. Les personnages secondaires des saisons antérieures viennent alors témoigner contre eux. Toutes leurs faiblesses et leurs mesquineries sont ostensiblement exposées devant la cour et ils sont condamnés pour criminal indifference à un an de prison.
- 9 Zeke Jarvis, « Seinfeld, The Finale, Parts 1 and 2 », in Television Finales, from Howdy Doody to Gi (...)
11Comme le remarque Zeke Jarvis dans un article consacré à cet épisode final, « laisser les personnages dans une cellule de prison […] en leur disant qu'ils sont superficiels et égocentriques semble approprié et logique9 », même si cette fin censément close, dans tous les sens du terme, peut par ailleurs décevoir. En effet, dans les dernières minutes de l’épisode, un travelling arrière nous montre les quatre condamné·es littéralement en cage, la société n’acceptant pas leur manque apparent d’éthique. Les personnages secondaires ou épisodiques que l’on a découverts au fil des neuf saisons et qui ont élaboré une vaste constellation fictive se constituent ici en collectif de façon concrète et mènent une action juridique qui prend alors des airs de revanche.
12Ce dénouement n’a toutefois pas pour but de rendre justice mais plutôt d’illustrer jusqu’au bout le dilemme éthique du public, à travers une fin étrange. En définitive, la sentence tourne à vide et cette prison pour rire n’a rien d’angoissant, les protagonistes transformant rapidement la punition à leur avantage, à l’image de Jerry qui fait son ultime numéro de stand-up en tenue orange dans une salle commune de la prison, devant George, Kramer et de nombreux autres détenus. La résistance finale de Jerry, dépassant la réclusion et la condamnation par l’humour et les mots du stand-up, ouvre de nouvelles possibilités comiques au moment même où la sitcom s’achève.
13L’épisode final se plaît ainsi à mettre en perspective l’éthique de Seinfeld en posant un regard rétrospectif sur la sitcom et sur l’évolution des personnages de la saison 1 à la saison 9, à travers la forme du procès et l’accumulation des témoignages. Mais les protagonistes évoluent-ils vraiment ? Il semble plutôt qu’ils persistent dans leur être et se radicalisent, en conservant voire en accentuant leurs défauts, comme le montrent les reproches qui leur sont faits dans la salle d’audience. Ce point de vue rétrospectif n’est cependant pas unidirectionnel car, lors du procès, la supériorité numérique des témoins, certaines accusations délirantes que les téléspectateurs savent fausses, et le plaisir que d’aucuns dans le prétoire prennent à voir les quatre amis poursuivis en justice tendent à renforcer notre attachement pour les protagonistes, bien davantage que pour la masse revancharde des témoins qui présentent comme des crimes des fautes seulement vénielles et des défauts banals.
14L’ultime épisode, qui devrait permettre censément de faire une dernière fois le point sur les personnages et leur évolution, montre que, dans Seinfeld, il est justement impossible de faire le point : le trouble éthique domine la série, estompe les traits saillants de la morale commune, qui demeurent flous et instables jusqu’à la fin, nous portant (quelquefois dans le même mouvement) tantôt à rejeter, tantôt à suivre les personnages.
- 10 L’humour d’observation se fonde sur l’analyse amusée de faits quotidiens issus de l’expérience comm (...)
15Le mouvement éthique qui, comme un réflexe, pourrait parfois nous pousser à être contre les personnages de Seinfeld tient d’abord aux accès de cynisme et de misanthropie dont ils font régulièrement preuve tout au long des neuf saisons, mais aussi aux ruses ridicules de l’amour-propre ou du narcissisme, qui agissent de façon madrée jusque dans leurs bonnes intentions et leurs actions vertueuses. Pour reprendre une formule latine chère aux auteurs classiques du Grand Siècle français, on pourrait le dire ainsi : « castigat ridendo mores » ; la comédie châtie les mœurs en riant, elle les corrige pour améliorer l’être humain. De Molière et La Rochefoucauld à Seinfeld et Larry David, et à leur New York recréé dans des studios californiens, c’est un même regard moraliste, au sens strict et noble, qui s’amuse à railler les défauts humains, trop humains, qu’il s’agit tantôt de faire saillir par des traits comiques provocateurs, tantôt de suggérer en montrant les faiblesses et l’inconsistance banale des personnages. Cependant, le genre comique de l’humour d’observation (observational humor10) pratiqué par Larry David et Jerry Seinfeld et intégré à la sitcom s’appuie sur des effets de reconnaissance et de connivence avec le public (qui peut s’identifier aux situations quotidiennes évoquées), ainsi que sur une remise en question des règles communes de bienséance et de moralité qui tendent à rallier l’attachement spectatoriel. C’est justement ce tiraillement éthique, ce jeu entre des polarités morales distinctes, qui confère à Seinfeld sa richesse et sa complexité.
- 11 Nils C. Ahl et Benjamin Fau, Dictionnaire des séries télévisées, Paris, Philippe Rey, 2016, p. 840.
16Si Elaine envisage vaguement de faire tuer les chats de son petit ami, ou de les raser, à cause de ses allergies (S01E05), on la voit aussi sauter de joie avec Jerry en apprenant que la vieille voisine de son ami est décédée et libère ainsi l’appartement du dessus (S02E05). Dans le même esprit, alors que Kramer est brièvement accusé à tort de meurtre (S04E02), Jerry et George se réjouissent parce que le vrai meurtrier a tué une nouvelle victime, ce qui permet de libérer leur ami. Mais leur joie trop expansive est vite calmée par la conscience de l’inconvenance sociale d’une telle réaction et l’embrassade qui clôt cet épisode quelques minutes plus tard est une des seules de la série. En effet, le refus du sentimentalisme constituait presque un mot d’ordre esthétique pour les créateurs Larry David et Jerry Seinfeld, dont une des devises aurait été « no hugging, no learning : personne n’étreint personne, personne n’apprend de ses erreurs11 ». L’effusion émotionnelle et les vertus de l’apprentissage ou de l’éducation morale sont entièrement déplacées vers les spectatrices et les spectateurs, que la sitcom doit atteindre au fil des épisodes, semaine après semaine, année après année, en profondeur et comme subrepticement.
17Dans une perspective volontairement immoraliste, Jerry Seinfeld lui-même n’épargne pas son personnage, dont il moque les travers plus ou moins grands, particulièrement à partir de la saison 3 où la série, désormais bien installée dans le paysage médiatique, se permet de ternir son image comme s’il s’agissait, dans une expérience risquée mais calculée, de dégrader le personnage-clef en supposant que, malgré tout, le public continuera à l’aimer. Jerry parle de façon irréfléchie et stupide à sa kinésithérapeute, aux yeux de laquelle il passe presque pour un dangereux sociopathe susceptible de s’en prendre à son jeune fils (S03E01). Plus tard dans cette même saison 3 (S03E15), il monologue de façon extrêmement provocatrice et pleine d’humour noir sur le suicide. Il fait aussi un faux pas raciste en offrant une statue d’Indien à une petite amie Native American (S05E10), poussant la bêtise vexatoire assez loin, offensant ainsi la sensibilité de la jeune femme, puis celle d’un postier asiatique, et se demandant enfin de façon faussement naïve : « Est-ce qu’on ne devient pas tous un peu trop sensibles ? » (« I mean, aren’t we all getting a little too sensitive? »). La notion de sensibilité, au croisement de l’esthétique (à laquelle elle est reliée par l’étymologie) et de l’éthique, est mise en exergue ici pour questionner les codes moraux d’une société et prendre à partie le spectateur. Que penser ? Comment juger ce personnage pourtant si drôle et intelligent par ailleurs ?
18On voit aussi Jerry dans la saison 5 embrasser longuement une amie pendant la projection de La Liste de Schindler (S05E18), ce qui crée un scandale au sein de sa famille juive. Dans la saison 7, l’excès apparent de qualités morales de sa petite amie du moment l’empêche précisément de continuer à sortir avec elle ! Prétexte ironique qui consiste à nous dire que les êtres sans défauts sont aussi sans intérêt et que le programme de la sitcom est justement de remuer le couteau dans la plaie vive de l’imperfection morale et de la faiblesse éthique dont chaque humain est malgré lui plus ou moins, à des degrés divers, l’exemple désolant.
- 12 Tristan Garcia va même jusqu’à considérer que Seinfeld est « l’émanation directe du cerveau de Larr (...)
19S’il est un personnage que la série va charger de bout en bout, c’est bien celui de George Costanza (joué par Jason Alexander), ce caractère, au sens de La Bruyère, à la fois faible et colérique, dont les défauts ridicules composent un modèle de comique télévisuel, et qui trouve dans la personnalité de Larry David une source vive, la série Curb Your Enthusiasm (Larry et son nombril, HBO, 2000-2024) permettant au cocréateur de Seinfeld de poursuivre et de reconfigurer ce type de caractère comique immédiatement après l’arrêt de la sitcom qu’il avait initiée avec Jerry Seinfeld12.
- 13 Une lâcheté semblable détermine la scène fondatrice du film Snow Therapy de Ruben Östlund (2014), o (...)
- 14 Sur l’histoire culturelle du politiquement correct et ses fondements linguistiques et sémantiques, (...)
20Quelques exemples édifiants parmi d’autres. Parangon d’égoïsme, George ne pense qu’à sa voiture quand un suicidé l’écrase en sautant du toit d’un hôpital (S05E05). Il est jaloux de son voisin d’enfance Lloyd Braun (S05E07), version en apparence plus réussie de lui-même. Il imagine séduire une jeune femme blonde, belle et élégante (S03E18), même si elle appartient à un mouvement néonazi. « Tu as vu comme elle me regardait », dit-il à Jerry, qui lui répond : « C’est une nazie, George, une nazie ! » (« Did you see the way she was looking at me. – She’s a Nazi, George, a Nazi! »). Son rapport au travail salarié est névrotique (S05E08) et il vit tout emploi comme une aliénation insupportable. Sa lâcheté confine à la légende noire (S05E19) lors d’une fête enfantine d’anniversaire où un départ de feu le conduit à courir le premier en écartant tout le monde sur son passage pour quitter les lieux, avant de prétendre avoir agi par bravoure13. Au pompier qui lui demande ensuite « Comment arrivez-vous à vivre en paix avec vous-même ? » (« How do you live with yourself? »), il répond : « Ce n’est pas simple » (« It’s not easy »). À l’égoïsme et à la couardise, George ajoute régulièrement la honte sociale, par exemple quand la mère d’une petite amie le voit manger un éclair entamé qu’il récupère dans une poubelle (S06E06) ou qu’il tente très maladroitement de prouver à son supérieur afro-américain qu’il peut avoir des amis noirs (S06E21). Irritable, paranoïaque, misanthrope, il est considéré comme un cas social et psychiatrique par une ancienne voisine (S07E10), qui ne comprend pas pourquoi il se réjouit du malheur des autres. « Tous mes amis le font ! » (« All my friends do that! »), répond George. Par-delà une remise en question du politiquement correct, notion très vivace dans les années 1990 aux États-Unis14, Seinfeld tient à montrer de façon plus profonde, et sur un plan quasi philosophique, qu’elle est une sitcom impure, façonnée par des personnages impurs, bien éloignés de l’esprit puritain, et notamment de sa valorisation du travail. Seinfeld ne cesse à l’inverse de faire l’éloge de l’échec, particulièrement dans le domaine professionnel. Ainsi, au début de l’ultime saison (S09E01), George obtient un emploi parce qu’on le croit handicapé à cause d’une canne qu’il utilise, mais il est très vite renvoyé et refuse pourtant de quitter les lieux, dans un acharnement burlesque qui vire au délire.
21Le personnage de Susan, la petite amie la plus sérieuse de George (de la saison 4 à la saison 7), va faire les frais de ses défauts. Trop lâche pour rompre, George n’arrive pas à annuler leur mariage, mais son avarice lui fait choisir des enveloppes de faire-part bon marché qui se révèleront toxiques : en les collant, Susan s’empoisonne et meurt (S07E22). Avant cela, au contact de George, elle avait été salie par le vomi de Kramer, sa cabane de famille avait été brûlée, elle avait découvert l’homosexualité de son père et avait perdu son emploi chez NBC. La mort de Susan surprend les personnages plus qu’elle ne les attriste. George est libéré de son mariage et croit même pouvoir sortir avec l’actrice Marisa Tomei : « J’ai les obsèques demain, mais mon week-end est libre » (« I’ve got the funeral tomorrow, but my weekend is pretty wide open »), ose-t-il lui dire au téléphone. Cet homme fatal pour Susan est souvent décrit par ses ratages et ses insuffisances. Dans l’avant-dernière saison (S08E04), Jerry le présente ainsi dans une longue énumération moqueuse : « the bad employee, the bad son, the bad friend, the bad fiancé, the bad dinner guest, the bad credit risk… » (« le mauvais employé, le mauvais fils, le mauvais ami, le mauvais fiancé, le mauvais convive, le mauvais risque de crédit… »), dans un épisode où George rêve de jouer au bad boy mais où Elaine le définit comme « a bad seed » (« une mauvaise graine »).
22Pourtant, la « mauvaiseté » de George est toujours fondée sur l’échec et la faiblesse plutôt que sur une vraie malice. Et si les outrages subis par des personnages secondaires comme Susan peuvent être drôles, ce n’est que parce que les personnages principaux sont les premiers à être ridiculisés et « déconstruits » comiquement, leur préséance fictionnelle en faisant des sujets comiques éminents.
23Tout au long de la série, la dramaturgie des épisodes vise en effet régulièrement à dévoiler et moquer les mesquineries et les défauts des quatre personnages principaux, matières premières de la fiction. Leurs fautes d’orgueil et de vanité sont ainsi presque toujours châtiées avant la fin d’un épisode. D’ailleurs, l’exhibition occasionnelle de leurs corps dénudés (c’est le cas de George à plusieurs reprises) redouble parfois presque jusqu’à l’humiliation ce mouvement proprement révélateur à l’œuvre dans la sitcom, qui n’épargne rien à ses « héros » dont elle refuse de couvrir les défauts d’un voile pudique, pour employer une image rebattue – la portée morale de Seinfeld obligeant les personnages à faire face à eux-mêmes et à leurs imperfections dans le cadre de l’éthique de la personnalité mentionnée plus haut.
- 15 George a tendance à rêver (ou à cauchemarder) sa vie pour échapper au réel, élaborant ainsi des bra (...)
24Dans la saison 8 à nouveau (S08E10), le survivant d’un naufrage se voit attribué un appartement que convoitait George, qui va entrer en concurrence victimaire avec ce vieil homme auprès du comité de sélection des résidents pour obtenir ce logement. Survivre à un naufrage où 51 personnes ont péri n’est rien comparé au naufrage permanent de sa vie depuis l’enfance, que George narre à la manière des « astonishing tales of Costanza » (les « histoires étonnantes de Costanza »). Matière pour une fiction légendaire de soi15, son existence ratée, mise en récit par lui-même, avive une forme d’affection du public pour ce personnage très imparfait dont les défauts sont universels.
25On peut ainsi noter que le succès de Seinfeld aux États-Unis dans les années 1990, qui réunissait toutes les semaines plusieurs dizaines de millions de téléspectateurs devant l’épisode hebdomadaire, trouve certainement sa source dans la force de caractérisation de la sitcom, comme on le voit avec George, et dans les multiples dilemmes moraux qu’elle déploie au fil des saisons, en mettant à l’épreuve l’estime des spectateurs pour les personnages mais pour eux-mêmes également. En effet, pour que le public conserve une forme d’indulgence à l’égard de George et de ses amis, il est nécessaire que leurs défauts restent excusables et universellement partagés, même si la série, suivant la loi hyperbolique de la comédie, les pousse à un degré d’intensité parfois délirant.
- 16 Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964 [1905].
26Les quatre personnages principaux de la série sont tous à des degrés divers marqués par une attitude quasiment antisociale face à l’obligation de la réussite professionnelle qui règne aux États-Unis, et particulièrement à New York, les enjeux moraux croisant alors les questions politiques. Le salariat est toujours présenté comme une servitude dans Seinfeld, une contrainte insupportable bien plus qu’un levier d’émancipation, aux antipodes de l’éthique protestante qui a fait du travail une valeur propice à l’émergence du capitalisme, pour reprendre bien sûr Max Weber à grands traits16. Kramer ne travaille jamais pendant neuf ans, sauf trois jours, et il en tombe malade. Jerry pratique l’art du stand-up qui le fait échapper à la vie de bureau. George fait souvent tout pour se faire renvoyer et Elaine (S06E01), dans la saison 6, est même engagée par un millionnaire, Mr Pitt, comme son assistante personnelle, chargée de lui acheter des chaussettes, un stylo, ou, plus loufoque encore, de retirer le sel de ses bretzels – signes de l’absurdité douloureuse de toute vie professionnelle.
27De même, malgré les aspirations vagues de George, Jerry et Elaine à se marier et à fonder possiblement un foyer, Kramer sait rappeler à ses amis la catastrophe potentielle du mariage et le cauchemar de la vie conjugale (S07E01), prison à perpétuité pour les deux condamnés, comme George et Susan qui finissent par regarder Mad About You (Dingue de toi, NBC, 1992-1999) au lit. George n’aspire alors qu’à quitter Susan pour retrouver le seul groupe social qui le satisfasse : ses amis. Bert Rebhandl le confirme :
- 17 Bert Rebhandl, Seinfeld, Zurich, Berlin, Diaphanes, 2012, p. 33 (« Die Seinfeld-Vier bilden in dies (...)
Les quatre de Seinfeld forment désormais une « famille » fondée sur la ressemblance. C'est justement parce qu'ils se garantissent mutuellement de résister au modèle familial qu'ils vont si bien ensemble17.
28Horreur du travail, horreur du couple et des enfants, horreur de la famille traditionnelle : les fondements de la vie sociale sont corrodés par l’humour de la série, qui prête souvent à ses personnages un langage de vérité scandaleux.
- 18 Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », i (...)
29Elaine avoue ainsi sa haine du Patient anglais (Anthony Minghella, 1996), mélodrame romantique consensuel (S08E17) qui plaît à tout son entourage professionnel et à ses connaissances, ce qui la disqualifie à leurs yeux (elle préfère les comédies saugrenues). Au fil des saisons, pour Elaine comme pour les autres personnages, la série s’autorise à accentuer et à épaissir les traits de ses caractères plutôt qu’à les faire changer, suivant le « vertige de l’hyperbole18 » dont Baudelaire disait qu’il constituait l’essence du rire et du comique. Le premier personnage féminin de Seinfeld souffre de devoir garder son masque social et parfois le retire violemment, tel un philosophe cynique de l’Antiquité grecque, à la grande surprise de ses collègues, comme lorsqu’elle en a assez de ces perpétuels gâteaux apportés au bureau pour les occasions les plus insignifiantes (S09E18) et qu’elle lance, dans un des derniers épisodes : « Qu’est-ce qu’il y a de sympa là-dedans ? D’essayer de combler le vide de vos vies avec de la farine, du sucre, des œufs et de la vanille ? On est tous malheureux, est-ce qu’il faut qu’on soit obèse en plus ? » (« What is nice? Trying to fill the void in your life with flour and sugar and egg and vanilla? I mean, we are all unhappy, do we have to be fat too? »).
- 19 Nous reprenons ici le titre de l’ouvrage de Charles-Olivier Stiker-Métral : Narcisse contrarié. L’A (...)
30Un Narcisse contrarié19, dont l’image vertueuse et glorifiante se fracasse contre les petites bassesses du réel : c’est à une telle figure, mythologique et psychanalytique, que font régulièrement penser les quatre personnages principaux de la série, tout au long de ses neuf saisons. Ainsi, entremêlant l’idéal du moi et le moi idéal dans sa construction narcissique, George imagine dès le deuxième épisode (S01E02) un avatar amélioré de lui-même : l’architecte Art Vandelay pour lequel il se fait passer. Quand, par dénégation (S02E01), il refuse de reconnaître sa lâcheté en décidant de rompre par téléphone, George trouve en Jerry un allié pour réaffirmer sa moralité pourtant discutable (« You’re too nice a guy. – Yes I’m nice », « Tu es trop gentil. – Oui, je suis gentil »). Quant à Jerry, la puissance dangereuse voire mortifère de son humour est très tôt mise en scène (S02E02), dans un épisode où une blague sur les poneys à un anniversaire de mariage est présentée comme la cause possible du décès de la vieille dame qui fêtait ses noces d’or, froissée par les remarques de Jerry qui tente de rattraper la situation sans y parvenir. « He may have killed her » (« Il l’a peut-être tuée »), résume alors Elaine en informant George de cette histoire qui trouble Jerry.
31Mais l’image parfaite que Jerry souhaite offrir au monde s’exprime dans une phrase répétée par sa mère, sa première admiratrice, comme un gag (S04E04) : « How could anyone not like you? » (« Comment peut-on ne pas t’aimer ? ») qui vise autant l’univers fictif que les spectateurs et spectatrices, incités à apprécier ce bon fils, qui offre une Cadillac à ses parents (S07E14), même si bien sûr la situation dérape, et cet ami fidèle qui est prêt à tout pour aider George à résoudre ses problèmes avec ses futurs beaux-parents, dans un épisode (S07E11) où il vole le pain marbré d’une vieille dame en pleine rue un soir d’hiver, accessoire indispensable à la réhabilitation de George.
32Dans Seinfeld, le choix du bon et du bien apparaît souvent comme une ruse égoïste, une consolation narcissique ou la cause de catastrophes comiques. Quand la honte et la culpabilité assaillent les personnages, ils se rassurent à travers des formules performatives qui visent à souligner leur bon caractère, leur âme vertueuse de personne décente, pour reprendre l’expression d’Ágnes Heller citée plus haut. « I’m not a terrible person » (« Je ne suis pas quelqu’un d’horrible », S05E06), se justifie Elaine après avoir joué la sourde pour éviter de parler à un chauffeur. George se sent, quant à lui, coupable du renvoi d’un employé de restaurant (S02E12), de la déchéance de son professeur de sport (S03E05) ou d’une manipulation mentale (S03E09), poussant insidieusement une petite amie à se faire opérer du nez. « I’m going straight to hell! » (« Je vais aller directement en enfer ! »), lance-t-il alors, opposant son égoïsme absolu à la conscience de sa faute morale, et démontrant que la possibilité d’un conflit éthique au sein des personnages pourrait les racheter aux yeux des spectatrices et spectateurs. On peut alors songer à cette phrase célèbre de Rousseau dans son Émile :
- 20 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, Paris, Garnier, 1972 [1762], p. 351.
Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience20.
33Si les mesquineries sont souvent punies dans Seinfeld, les bonnes intentions peuvent constituer les pavés d’un enfer comique. Dans la saison 3, Jerry veut faire le bien de Babu Bhatt, un restaurateur pakistanais qui peine à avoir des clients, et tous ses efforts font empirer la situation (S03E07), jusqu’à ce qu’il soit indirectement responsable de son expulsion du territoire (S04E14). « You’re a bad man, very bad man » (« Vous êtes un homme mauvais, très mauvais »), répète Babu à Jerry qui est dépité, en faisant « non » avec le doigt dans un geste qui constituera un gag jusqu’à l’ultime épisode. Le paternalisme innocent de Jerry constitue une sorte de faux pas postcolonial, pourrait-on dire, qui renforce le trouble éthique de la série et interroge les critères d’une bonne ou d’une mauvaise conduite.
- 21 On peut alors songer aux analyses d’Anaïs Le Fèvre-Berthelot dans son ouvrage Speak up ! Des coulis (...)
34Dès les premiers épisodes de Seinfeld se pose la question de la représentation des personnages secondaires ou occasionnels. Dans le deuxième épisode de la première saison apparait ainsi une séduisante et spirituelle avocate, Vanessa, qui entre en concurrence pour l’attention spectatorielle (et pour celle de Jerry) avec Elaine, que nous venons aussi de découvrir. Mais les prises de parole énergiques et la personnalité d’Elaine nous laissent deviner qu’elle va s’imposer, en dessinant un personnage féminin affirmé et émancipé, qui tient tête à tous les hommes qui l’entourent et s’exprime librement en son nom propre21. Dans l’épisode 5 de la saison 1, Jerry propose à Vanessa un week-end dans le Vermont et le présente comme une « Time Machine » qui ferait gagner du temps à leur couple. On rencontre ici la question capitale de la temporalité dans l’esthétique sérielle : les quatre personnages principaux ont des liens profonds qui préexistent au temps de la série, ce qui leur donne un poids narratif plus fort que la majorité des personnages occasionnels, collègues ou conquêtes. Évoqués dans les dialogues et parfois montrés dans de brefs retours en arrière (où l’on voit par exemple Jerry et George au lycée), ces liens antérieurs peuvent nourrir la matière comique de la sitcom, mais ils permettent avant tout de rendre plus crédibles et solides aux yeux des spectateurs et des spectatrices l’affection et la camaraderie des personnages principaux, soulignant à l’inverse la ténuité des relations entretenues avec ceux et celles qui ne sont que de passage dans Seinfeld. D’ailleurs, le week-end avec Vanessa dans le Vermont tourne court : le couple n’a rien à se dire et s’ennuie dans le salon de l’hôtel, et la jeune femme quittera le show, tout comme Joel, cet ami d’enfance avec lequel Jerry aimerait rompre (S01E04), sans y parvenir vraiment, ce « fâcheux » qui met en abyme l’éviction expéditive de certains personnages par la série.
- 22 Jean-Pierre Esquenazi, Éléments pour l’analyse des séries, Paris, L’Harmattan, 2017, p. 79.
- 23 Murray Smith, Engaging Characters. Fiction, Emotion and the Cinema [1995], 2e éd., Oxford, Oxford U (...)
- 24 Op. cit., p. 84 (« On the basis of such evaluations, spectators construct moral structures, in whic (...)
35Comme le rappelle Jean-Pierre Esquenazi, « la série télévisée a, par sa durée, d’excellents atouts pour favoriser l’immersion spectatorielle22 », et, pouvons-nous ajouter, l’identification aux personnages récurrents ou principaux, en faveur desquels le temps semble toujours jouer, selon une loi en apparence immuable. Étudiant méthodiquement les processus d’attachement aux personnages de fiction et les différents niveaux d’engagement psychologique et affectif qui les déterminent, Murray Smith développe et analyse à ce propos, dans son ouvrage Engaging Characters, la notion d’allégeance (allegiance), qui « concerne l’évaluation morale des personnages par le spectateur23 ». Il ajoute que, « sur la base de ces évaluations, les spectateurs élaborent des structures morales à l’intérieur desquelles les personnages sont classés et hiérarchisés dans un système de préférence24 ». C’est précisément l’allégeance des spectateurs à l’égard des quatre protagonistes au comportement parfois discutable que Seinfeld vient déranger, perturber voire chatouiller si l’on peut dire, en veillant toujours à montrer qu’ils sont banalement faillibles mais pas totalement immoraux, ce qui serait rédhibitoire par rapport au « système de préférence » du public.
36La légèreté avec laquelle les personnages secondaires peuvent être mis en scène dans Seinfeld prend des formes variées qui contribuent dans certains cas à entacher l’évaluation morale du quatuor principal par le public. Les personnages de passage sont parfois réduits à leurs traits essentiels ou à leurs fonctions, comme Karen le risotto ou Jodie la masseuse (S05E09) – Jerry forçant quasiment cette dernière à lui faire un massage, ce que le personnage refuse (« I don’t submit to forcible massage! », « Je ne me soumets pas à un massage forcé ! ») – métaphore humoristique de ce que les personnages principaux veulent faire faire aux secondaires. On peut aussi penser à Donald « the bubble boy » (« l’enfant bulle », S04E06), ce préadolescent tyran isolé dans sa bulle de plastique, fan de Jerry et qui finit par se battre avec George et à l’étrangler, mais dont on ne verra jamais le visage. Ou encore à Sidra, dont les seins vrais ou faux sont objets d’hypothèses de la part d’Elaine et Jerry (S04E18), et qui reproche aux deux amis d’être dérangés (« You’re both mentally ill »). Épisode après épisode, les quiproquos et les malentendus aiguisent les armes et les arguments du procès final de la saison 9, qui permettra aux personnages secondaires d’obtenir une réparation symbolique. En attendant, l’épisode du bonbon à la menthe (S04E19), dans lequel Kramer et Jerry causent une infection postopératoire à un ami d’Elaine, car ils ont assisté à son opération et fait tomber accidentellement un bonbon à la menthe dans son abdomen ouvert, suffit à démontrer la puissance presque toxique des héros vis-à-vis des personnages occasionnels.
37Cependant, les personnages éphémères, joués par des acteurs comiques aussi variés que Lisa Edelstein, Philip Baker Hall ou Ian Abercrombie, entre autres, sont régulièrement mis en vedette dans des épisodes qui leur font une place de choix et les valorisent en guest stars plutôt qu’en supporting actors, tout en les incluant avec fluidité et cohérence dans l’univers de la sitcom qui les consacre en sujets de comédie, même si leur présence à l’écran est brève. Le dentiste Tim Whatley, qui apparaît dans les dernières saisons, joué par Bryan Cranston, le héros de Malcolm (Fox, 2000-2006) et Breaking Bad (AMC, 2008-2013), en est un exemple, tout comme le personnage de Cynthia, interprétée par Maggie Wheeler (la Janice de Friends) dans un épisode (S03E16) où Jerry et Elaine jouent les entremetteurs avec George et Cynthia. Ce personnage imprime alors une marque indélébile dans la sitcom en élargissant brièvement le cercle des protagonistes, ouvrant Seinfeld à des possibles narratifs stimulants.
38Claire Cornillon et Sarah Hatchuel le confirment :
- 25 Claire Cornillon et Sarah Hatchuel, « Pour une approche éthique des séries semi-feuilletonnantes », (...)
Les séries semi-feuilletonnantes diégétisent leurs propres négociations narratives et, même si elles développent des arcs feuilletonnants forts, continuent à affirmer l’importance de l’épisodique comme métaphore de l’être humain dans sa singularité même. […] Il s’agit véritablement d’ouvrir un espace à l’autre pour l’accueillir dans sa spécificité, son individualité et son histoire25.
39Dans Seinfeld, le fait que les personnages reviennent, souvent par surprise, renforce leur pouvoir narratif et leur autorité symbolique. On comprend qu’ils ont la capacité imprévisible de devenir récurrents, alors qu’on les croyait partis pour toujours. C’est le cas du personnage de Susan, qui disparait de la sitcom pendant deux saisons, et réapparait au gré d’un caprice de George qui lui propose de l’épouser sur un coup de tête. Comme on le sait, elle mourra d’ailleurs en collant les enveloppes de leurs faire-part de mariage. Mais même morte, Susan est encore là, imposante dans le grand portrait peint qui orne la fondation que ses parents lui ont consacrée (S08E01), et que George contemple avec une mine dépitée, causée davantage par sa déception que par son deuil. Le sourire éternel de Susan dans le tableau, à l’arrière-plan de la salle du conseil, semble narguer celui qui croyait s’être débarrassé d’elle ; et par-delà sa tombe, filmée au début de la saison 8 et devant laquelle George est emprunté et maladroit, Susan continue à entraver sa liberté. La présence de ces personnages secondaires, qui peut être réactivée de façon inopinée, fait de ces guest stars de véritables petits mythes, des micro-légendes sérielles si l’on peut dire, et cette potentialité légendaire des personnages secondaires sera reprise et amplifiée dans l’épisode final de la série.
40On pourrait finalement être tenté de considérer les épisodes de Seinfeld comme des exercices de morale pratique, lançant un défi permanent aux spectatrices et spectateurs, à travers les questions implicites que le visionnage occasionne : comment me guider et me gouverner moi-même ? Quelles sont les bonnes et les mauvaises conduites, les bons et les mauvais choix ? Mais aussi sur un plan plus politique : comment interagir ? Comment faire société ? Comment prendre en compte d’autres sensibilités que les miennes ?
41Comme l’explique Thibaut de Saint Maurice dans Philosophie en séries :
- 26 Thibaut de Saint Maurice, Philosophie en séries, Paris, Ellipses, 2009, p. 17.
Les scénaristes prennent apparemment un malin plaisir à poser la question de ce qu’il faut faire, à travers la mise en balance d’un intérêt particulier et d’un intérêt général ou à travers la balance d’un but noble et de moyens ignobles26.
- 27 L’absurdité du théâtre de Beckett, qui met en scène des personnages perdus dans des décors désolés, (...)
42Les réponses proposées par la série ne sont jamais péremptoires mais comiques, et les enjeux éthiques sont toujours affaire de protocoles, de procédures, de contextes et d’actes concrets, plutôt que d’injonctions catégoriques. Ainsi, quand un différend oppose Kramer et Elaine au sujet d’un vélo (S07E13), l’organisation d’une parodie du jugement de Salomon par le voisin Newman propose avec humour une mise en récit éthique qui questionne le comportement des personnages. À la fin de la saison 5 (S05E21), George, qui dresse un constat d’échec et pense avoir raté sa vie, décide soudain de faire exactement le contraire de tout ce qu’il faisait jusqu’à présent, dans tous les domaines de sa vie, et ce changement radical dans le gouvernement de soi lui réussit de manière surprenante. Dans le célèbre épisode du restaurant chinois où Jerry, George et Elaine n’arrivent pas à avoir accès à une table avant leur séance de cinéma (S02E11), George s’emporte alors contre l’égoïsme et l’absence d’égards des gens, s’exclamant « We’re living in a society! We’re supposed to act in a civilized way! » (« Nous vivons en société, nous devrions nous comporter de manière civilisée ! »). La vie sociale et ses petites vilenies apparaissent aussi dans cet épisode où les quatre amis se perdent dans un parking souterrain (S03E06), moment philosophique presque beckettien27, vaste métaphore de la vie humaine moderne, égarée dans les parkings des centres commerciaux les samedis après-midi, au milieu de congénères hostiles.
43Dans un épisode où George ne comprend pas pourquoi il faut apporter quelque chose à son hôte lorsqu’on est invité (S05E13), Jerry lui répond avec un air faussement sérieux : « The fabric of society is very complex, George » (« Les rouages de la société sont très complexes, George »). C’est justement à cette fabric polysémique, ce tissu, ce réseau anthropologique structuré et le mouvement qui le constitue tout à la fois, que la série s’intéresse, observant et éprouvant la matière humaine et sociale avec ironie. Dans le même épisode, de manière volontairement simpliste et idiote comme le remarque Elaine, Jerry métaphorise l’harmonie raciale aux États-Unis avec un cookie noir et blanc, mais il ne le digère pas et finit par dire que David Duke et Farrakhan se battent dans son ventre. De même, dans un épisode qui résonne fortement avec l’actualité (S06E05), Elaine rompt immédiatement avec son séduisant petit ami quand elle apprend qu’il a hâte de voir la cour suprême basculer du côté antiavortement dans quelques années.
- 28 Sylvain David, « Seinfeld ou le ″savoir-vivre-ensemble″ », in Les Téléséries. L’Historicité des com (...)
- 29 Ibid.
- 30 Op. cit., p. 43.
- 31 Op. cit., p. 44.
- 32 Ibid.
- 33 Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, trad. Florence N (...)
- 34 Ibid.
44Éthique et politique se chevauchent alors, et le quatuor de Seinfeld entreprend de constituer pendant une décennie une petite communauté de fiction, sous-tendue, comme le note Sylvain David, par « une réflexion implicite sur les fondements de la vie en commun28 » et « un discours […] noble où le ″savoir-vivre″ demeure intimement lié au ″vivre-ensemble29″ ». La sitcom se ferait ainsi l’écho d’une « quête de repères dans un monde où tout désormais paraît flou et relatif30 », et permettrait à une communauté, « tant à l’écran que face à celui-ci31 », même symboliquement, de « se reconstituer autour d’une civilité réinventée32 ». Car les années 1990 ont été marquées par ce qu’on pourrait appeler un processus postmoderne d’opacification des signes sociaux, comme l’a notamment montré Fredric Jameson, décrivant en 1991 « l’ahurissante prolifération actuelle des codes sociaux démultipliés dans les jargons professionnels et spécialisés33 », mais aussi « dans les signes d’affirmation d’adhésion à une ethnie, un genre, une race, une religion ou une classe sociale34 ». La période de création et de diffusion initiale de Seinfeld semble donc bien coïncider avec un moment de trouble moral et politique dont la sitcom a su rendre compte.
45Mais on doit bien sûr rappeler que, pour les créateurs de la série, l’humour est l’élément cardinal qui informe les considérations morales ou sociales. Au point qu’au début de la dernière saison, la série s’amuse avec l’idée de voir Jerry ne plus être drôle (S09E03). Il devient alors extrêmement sensible, pleure pour un oui ou pour un non, dit à ses amis qu’il les aime, demande Elaine en mariage. La première expérience des larmes est une surprise pour lui : « What is this salty discharge?... This is horrible, I care!... » (« C’est quoi, cet écoulement salé ?... C’est affreux, j’ai des sentiments !... »). La sensibilité relève ici d’un esprit de sérieux trop adulte incompatible avec la comédie, qui semble mettre à l’épreuve le modèle des fictions empathiques et généreuses en s’en jouant, de façon quasi enfantine.
46Dans une certaine mesure, on pourrait envisager Seinfeld, dès sa première saison, comme une sorte de comédie du remariage et de la conversation, puisqu’Elaine et Jerry ont été en couple avant le début de la série, qu’ils n’ont cessé ensuite de reprendre langue et que les spectatrices et spectateurs attendent qu’ils reforment le couple qu’ils n’ont peut-être jamais cessé d’être. S’intéressant à la comédie du remariage au cinéma, telle que le philosophe Stanley Cavell l’a étudiée, Sandra Laugier écrit ainsi :
- 35 Sandra Laugier, « L’ordinaire du cinéma », in Stanley Cavell, Cinéma et philosophie, éd. Sandra Lau (...)
La conversation ordinaire est l’instrument de la reconnaissance et du pardon, mais aussi le lieu où s’invente une relation d’égalité, où se constituent l’éducation et la reconnaissance de l’autre. C’est dans la conversation que s’élabore à l’écran la réconciliation du couple35.
47Un épisode de la deuxième saison (S02E09) concrétise d’ailleurs brièvement le remariage. Elaine et Jerry se remettent ensemble à partir d’un long dialogue qui crée le cadre légal et égalitaire de leur couple. Mais cela ne durera pas. Il faudra attendre le dernier épisode de la neuvième saison pour qu’Elaine, en plein incident aérien, avoue partiellement son amour à Jerry, dans une réplique forcément interrompue. Entretemps, pendant toutes ces années, le duo Jerry-Elaine fonctionne grâce à la vitalité de la parole et de l’affection qui les lient.
48En dernière analyse, la série peut être considérée en effet comme un éloge de l’amitié. C’est ce qui constitue sans doute son cœur et son essence : par-delà le couple, la famille, la parentalité, ce qui compte le plus est l’amitié choisie, une amitié de nature presque enfantine, chez des personnages qui refusent de passer à l’âge adulte. Une amitié fondée sur le lien cardinal de la langue usuelle. Une citation de Yeats accompagnant un cadeau de Kramer à Elaine glorifie la pureté de ce sentiment (S02E09 « and say my glory was I had such a friend », « et dites que ma gloire est d’avoir eu un tel ami »). On voit en quoi Seinfeld précède et annonce Friends (NBC, 1994-2004), son avatar fondé sur des personnages plus jeunes. De nombreux épisodes montrent que les quatre personnages de Seinfeld sont prêts à aller très loin par amitié ; le care, c’est ici l’assistance et l’entraide amicales qui façonnent la narration. Dans une perspective idéologique et éthique, l’amitié peut être vue dans Seinfeld comme une utopie. Cette politique de l’amitié est contrecarrée par les impératifs sociaux (travail, famille, conjugalité, parentalité) et fait de l’amitié éprouvée absolument, comme sentiment et manière de vivre, un élément subversif du monde contemporain.
- 36 Baruch Spinoza, Éthique, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988 [1 (...)
- 37 Robert Misrahi, 100 Mots sur l’Éthique de Spinoza, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, Édition (...)
- 38 Ibid.
- 39 Ibid.
49Le lien amical est alors empreint d’une valeur telle qu’on peut aisément l’envisager comme une vertu première, quasiment au sens où l’entend Spinoza dans son Éthique, quand il définit cette puissance humaine par laquelle « l’homme s’efforce de persévérer dans son être. Plus donc on s’efforce et on a le pouvoir de conserver son être, plus on est doué de vertu36 ». L’entêtement du quatuor de Seinfeld à se choisir continûment et joyeusement en tant qu’amis rappelle mutatis mutandis l’idéal spinozien, dans lequel ils persévèrent au fil des saisons. Commentant l’Éthique, Robert Misrahi souligne justement la fonction cruciale qu’y tient l’amitié, véritable « paradigme de la vertu37 », qui « dit la liberté de l’esprit autonome, la lucidité quant à la réciprocité des intérêts, l’exigence quant à la recherche de la joie active38 ». Selon Misrahi, Spinoza a réussi à déployer « une éthique de la joie qui ne soit pas un solipsisme39 ». L’amitié et l’entraide constantes des personnages de Seinfeld, et leur goût commun de la liberté et de l’autonomie, participeraient donc d’un projet vertueux poursuivi de façon humoristique.
- 40 On n’oubliera pas toutefois la charge burlesque portée par le personnage de Kramer, dont le corps e (...)
- 41 Jerry Seinfeld, Sein Off: The Final Days of Seinfeld, Londres, Boxtree, Macmillan Publishers, 1999, (...)
- 42 Nicholas Mirzoeff, Seinfeld, Londres, BFI, 2007, p. 126 (« a […] fascination with language and its (...)
- 43 Janet Staiger, Blockbuster TV: Must-See Sitcoms in the Network Era, New York University Press, 2000 (...)
50Autre élément capital, sur la forme et sur le fond : l’apparente pauvreté esthétique de la sitcom, avec ses décors limités et son filmage contraint, survalorise la représentation du langage et de ses aventures. Seinfeld pourrait ainsi être vue comme une série d’action linguistique, où certains embranchements narratifs sont déterminés par des enjeux de langage40. Ainsi, lorsque George, qui a en horreur la vie conjugale, souhaite quitter Susan, c’est en partie parce que sa fiancée lui interdit certaines conversations, notamment sur un de ses sujets préférés, les toilettes (S07E02). Ils conviennent avec Jerry que c’est inacceptable et qu’une conversation ne devrait suivre que sa propre dynamique, élaborant brièvement une théorie des échanges verbaux et d’urbanité, un petit précis de conversation quotidienne. La sitcom s’inspire alors des échanges amicaux entre Larry David et Jerry Seinfeld, comme le note ce dernier : « Nos conversations étaient toujours des explorations amusantes des sujets les plus minimes et les plus obscurs41 », décuplés par le vertige d’une prose comique inextinguible. Cette « fascination pour le langage et ses ramifications42 » qui définit Seinfeld, pour reprendre les mots de Nicholas Mirzoeff, a marqué son époque, au point que l’idiome de la sitcom a fini par se répandre dans la langue des années 1990, ainsi que le remarque Janet Staiger au moment de l’arrêt de la série : « Seinfeld a grandement contribué à notre langage courant : "digne d'une éponge", "le nazi de la soupe", et "maître de son domaine" sont compris – même si l’on n'a pas vu l'émission43 ».
51Dès le premier épisode de la série, le canevas est posé : une conversation sur la place des boutons de chemise entre Jerry et George montre l’importance du langage ordinaire, avant que n’apparaissent les motifs des relations amoureuses, de l’ennui contemporain ou de l’absurdité de la condition humaine. Le sens des mots qu’on profère est d’emblée interrogé par George et Jerry, car Jerry n’arrive pas à évaluer les sentiments d’une jeune femme qu’il va accueillir chez lui pendant quelques jours. L’autre est alors toujours un mystère, et les signes langagiers à travers lesquels il ou elle nous apparait sont toujours opaques. Quand Laura arrive à l’aéroport, sa manière de saluer Jerry reste ininterprétable par les deux amis : « that wasn’t in the manual… » (« ça ne figurait pas dans le manuel… »).
- 44 Jonathan Hayoun et Judith Cohen-Solal, Le Bouquin de l’humour juif, Paris, Bouquins, 2023, p. 111. (...)
52On retrouve ici, mise en série, la tradition de l’humour juif newyorkais et du stand-up. Jonathan Hayoun et Judith Cohen-Solal soulignent à ce propos que Seinfeld « renouvelle des personnages typiques de l’humour juif, les ancrant dans le pays et la culture américaine mais rappelant les héros yiddish de Sholem Aleikhem44 ». L’herméneutique, l’exégèse, l’interprétation infinie des textes qu’on trouve dans la tradition hébraïque sont mises au service de la comédie, quand Jerry tente de comprendre le sens d’un doigt d’honneur (S01E03) ou qu’Elaine n’accepte pas le manque de civilité d’un voisin auparavant cordial (S02E01), ou bien que George s’amuse avec l’onomastique, les sonorités et les choix lexicaux. Une querelle entre George et Jerry autour du bon emploi d’un préfixe peut durer un épisode (S03E12) et Elaine est capable de rompre avec son petit ami Jake Jarmel à cause d’un point d’exclamation manquant dans un message (S05E04), Jerry notant qu’il n’avait jamais entendu parler d’une relation amoureuse affectée par la ponctuation. Quand George se fait offrir du café par Elaine et qu’il trouve cela étrange (S08E12), Jerry lui demande : « And you misinterpret this how? » (« Et de quelle façon tu as choisi de mal interpréter ça ? ») − question cruciale qui constitue la clef du regard comique.
- 45 Sandra Laugier, Nos vies en séries, Paris, Flammarion, 2019, p. 25.
53Tout est sémiologique dans Seinfeld : un monde de signes à déchiffrer, une infinité d’erreurs potentiellement drôles. On voit comment Seinfeld peut prendre la forme d’un exercice de philosophie morale en sitcom. La fiction devient en quelque sorte une étude de cas, à la lettre et dans tous les sens, qui autorise une éducation originale du public, trouble parfois nos modèles éthiques et requiert de la nuance dans nos jugements. Comme le rappelle Sandra Laugier dans Nos vies en séries, « l’intérêt des séries télévisées et leur force sont prioritairement dans leur capacité de formation morale et d’appropriation de la réalité45 ».
54Parmi les régimes narratifs et esthétiques du show, les procédés méta-sériels permettent de développer un discours réflexif où la conscience de soi et la prise en considération de l’autre sont interrogées avec drôlerie. Seinfeld devient juge de Jerry comme Rousseau juge de Jean-Jacques, mais sur un mode comique. Régulièrement égoïstes, parfois altruistes, toujours fidèles en amitié, les quatre protagonistes de la sitcom troublent l’engagement affectif du public, sans jamais l’annuler. Par ailleurs, dans un jeu dialectique sans fin, on l’a vu, même les personnages secondaires ou occasionnels peuvent prendre toute la lumière et la vedette le temps d’un épisode, et revenir par surprise. Dans une vaste aventure réjouissante menée vers la connaissance de l’humain, si l’on ose affronter les miroirs qu’ils nous tendent, les personnages de Seinfeld nous aident à mieux nous connaître, à guider nos choix existentiels, pour reprendre une dernière fois les mots d’Ágnes Heller, et peut-être même à nous transformer.