1I Love Dick est un roman autobiographique, mêlant journal intime et forme épistolaire, publié chez Semiotext(e) par l’autrice et vidéaste étatsunienne Chris Kraus en 1997 ; le livre est traduit en français en 2016 par la romancière Alice Zeniter. En 2017, il est adapté sous la forme d’une mini-série de huit épisodes par Amazon, qui en confie la direction à Joey Soloway, à qui la plateforme avait déjà délégué sa première série originale, Transparent (Amazon, 2014-2019). Sarah Gubbins – qui a depuis scénarisé, entre autres, Pam & Tommy (Hulu, 2022) – en est la coscénariste ; Chris Kraus intervient comme consultante au scénario. Joey Soloway réalise le pilote et le cinquième épisode ; la cinéaste étatsunienne Kimberley Peirce signe le deuxième, le directeur de la photographie Jim Frohna le septième. Les quatre autres sont tournés par Andrea Arnold. La cinéaste britannique, plus familière de l’industrie cinématographique, avait déjà réalisé quatre épisodes de Transparent ; deux ans après I Love Dick, elle tourne sept épisodes de la deuxième saison de Big Little Lies (HBO, 2017-2019). On retrouve donc derrière la caméra de I Love Dick tout un réseau de cinéastes identifié·es comme « féministes » et revendiquant cet engagement.
- 1 Si rien ne permet, dans l’ouvrage, de rapprocher ce personnage fictionnel d’une personne réelle que (...)
2Le roman et la série I Love Dick mettent en scène un triangle amoureux, uniquement à travers la voix et l’écriture de Chris dans le roman. Chris (incarnée dans la série par Kathryn Hahn), vidéaste presque quarantenaire un peu marginale et trop peu reconnue à son goût, forme avec son mari Sylvère (incarné par Griffin Dunne), universitaire d’une cinquantaine d’années, un couple d’intellectuels juifs new yorkais à la sexualité fatiguée. À l’occasion d’une résidence académique de Sylvère dans un Centre d’art – situé en Californie dans le roman, au Texas dans la série –, Chris se met à développer une obsession pour Dick (incarné par Kevin Bacon), artiste-critique reconnu et directeur du Centre d’art qui accueille Sylvère1.
3En tant qu’adaptation, la série soulève de nombreux questionnements éthiques, par exemple liés à l’adaptation de la dimension épistolaire, colonne vertébrale du roman qui consiste essentiellement en une suite chronologique de lettres écrites par Chris (et plus rarement Sylvère) à destination de Dick. Les lettres sont très présentes dans la série, tant esthétiquement que narrativement, puisqu’on y voit Chris écrire les lettres, les lire, les relire, les exposer, puis les déposer chez Dick (fig. 1).
Figure 1. Photogramme extrait de I Love Dick (S01E06) représentant Chris affichant les lettres écrites à Dick dans les rues de Marfa.
4La série intègre également de nombreux intertitres en lettres blanches sur fond rouge, lus par Chris, qui sont, pour la plupart, des extraits directs du roman (fig. 2). Le même procédé graphique est utilisé pour les génériques des différents épisodes.
Figure 2. Photogramme extrait du pilote de I Love Dick (S01E01) figurant des intertitres en grandes lettres blanches majuscules, sur un fond rouge occupant tout l’écran.
- 2 Brian McFarlane, Novel to Film: An Introduction to the Theory of Adaptation, Oxford, Clarendon Pres (...)
5Sans être strictement fidèle – ce qu’on ne saurait reprocher à la série, de nombreux auteurs ayant bien montré la dimension chimérique de la notion, à la fois problématique et réductrice, de « fidélité » en matière d’adaptation2 –, on peut considérer ce choix formel comme respectueux, au sens où il constitue une allusion – un hommage ? – aux codes graphiques de l’autrice du roman, sorte d’incorporation transtextuelle de son univers esthétique. Ce type de lettrage majuscule, imposant, est en effet un motif déjà utilisé par Chris Kraus dans une vidéo expérimentale de 1996, Gravity & Grace, que l’autrice évoque d’ailleurs à plusieurs reprises dans le roman I Love Dick.
- 3 Thomas Leitch, « The Ethics of Infidelity », in Adaptation Studies: New Approaches, éd. Christa Alb (...)
- 4 Linda Hutcheon, A Theory of Adaptation, New York / Londres, Routledge, 2006.
6L’objet de cet article n’est toutefois pas l’éthique de l’adaptation, que Thomas Leitch décorrèle de la notion de fidélité et resitue dans le rapport entre l’adaptation et son public plus qu’entre l’adaptation et le texte original3, mais l’éthique féministe de l’adaptation, que l’on pourrait définir, dans le prolongement de Leitch, comme une volonté morale de placer au premier plan le respect des enjeux féministes du texte original, au regard du contexte contemporain en termes de rapports sociaux de genre. Le roman de Chris Kraus, s’il a reçu une réception mitigée lors de sa sortie, est aujourd’hui perçu par certains et certaines comme une œuvre culte de la littérature féministe étatsunienne, notamment parce qu’il offre un regard féminin décomplexé sur le désir féminin en couple hétérosexuel ; en témoigne le double-sens du titre, à la fois déclaration amoureuse (« I Love Dick ») et revendication sexuelle (« I Love Dick »). La série produite par Amazon, elle, a été décriée par plusieurs critiques, pas uniquement parce que les adaptations audiovisuelles de texte littéraire sont toujours perçues de manière inférieure4. Il est notamment reproché à Joey Soloway d’avoir accordé bien plus de place à Dick qu’à Chris. Alors : la série I Love Dick constitue-t-elle une adaptation éthique, sur le plan féministe, du roman de Chris Kraus ? L’analyse sera ici déployée en deux temps : d’abord, en nuançant la place accordée au personnage de Dick, et surtout à ce que son érection comme protagoniste permet comme discours féministe. Ensuite, en arguant que la fragmentation de Chris en plusieurs personnages féminins apparemment secondaires (qui n’existent pas dans le roman) n’est pas à lire comme un effacement de Chris, mais comme l’occasion d’une réactualisation du discours féministe.
7Dick n’est pas directement présent dans le roman et n’existe qu’à travers l’écriture de Chris, qui en rapporte parfois les propos. Décrit dans le scénario original comme « a rugged, silver-haired cow boy », il occupe dans la série une place beaucoup plus importante, ne serait-ce que visuellement, dans la composition des plans et en termes de « temps d’écran ». Les apparitions successives de Dick au sein du pilote permettent de traduire la sexualisation dont il fait l’objet de la part de Chris, en particulier grâce à des caméras et des sons subjectifs. Sa première représentation à l’écran, où il apparaît à cheval, déambulant dans les rues de Marfa, adopte ainsi une focalisation à tendance subjective, celle du couple Chris/Sylvère qui vient de pénétrer dans Marfa en voiture (fig. 3).
Figure 3. Première apparition de Dick dans le pilote de I Love Dick (S01E01), dans un plan adoptant une focalisation à tendance subjective du couple Chris/Sylvère assis dans la voiture.
8Pour sa deuxième apparition (la rencontre entre Chris et Dick, lors d’un événement mondain), c’est un plan explicitement subjectif de Chris qui a été privilégié par Joey Soloway, renforcé par une atténuation de l’ambiance sonore et l’accentuation des bruits subjectifs qu’entend – ou que croit entendre – Chris, concentrée sur les mouvements de bouche de Dick roulant une cigarette (fig. 4).
Figure 4. Deuxième apparition de Dick dans le pilote de I Love Dick (S01E01). Le plan adopte ici une focalisation explicitement subjective de Chris, que confirme le regard caméra de Dick.
9L’épisode pilote est ensuite en partie structuré autour d’une double séquence narrant un dîner au restaurant entre Dick, Chris et Sylvère. Le moment ne correspondant pas aux espérances de Chris, et constituant presque pour elle une violence symbolique (Dick se montre méprisant à l’égard de son travail, voire condescendant), celle-ci va, une fois le dîner achevé, se réécrire l’histoire et reconstruire mentalement ce que le dîner aurait dû être, donnant lieu à une séquence de « dîner fantasmé » auquel assistent les spectateur·rices. Dick y apparaît régulièrement en plans subjectifs de Chris, avec une échelle des plans très rapprochée ; les nombreux regards caméra confirment l’intimité des deux personnages, espérée par Chris (fig. 5).
Figure 5. Photogramme extrait du pilote (S01E01) au cours du dîner fantasmé par Chris.
10À la fin du pilote, la sexualisation du personnage se détache finalement de la focalisation visuelle et sonore de Chris, qui perd ici d’une certaine manière son pouvoir de focalisation, lequel lui était accordé par l’écriture à la première personne dans le roman et par la prégnance de plans subjectifs au début du pilote : la dernière séquence de l’épisode constitue un grand moment de glorification érotique de Kevin Bacon, qui n’est plus du tout filmé en caméra subjective. Chris n’est d’ailleurs pas présente dans cette séquence, faisant exister une caméra émancipée (fig. 6).
Figure 6. Dernière séquence du pilote de I Love Dick (S01E01), cadrée en plan large, fixe, dans laquelle Dick, centré, se dénude et s’immerge dans sa piscine.
- 5 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, vol. 16 n°3, 1975, p. 6-18.
- 6 Ana Fazekaš, « I Love Dick: A Pop-Cultural Investigation of Desire and the Female Gaze », AM Journa (...)
11On peut ici faire le lien avec ce qu’Ana Fazekaš – dans l’analyse qu’elle fait de la série à partir de la notion de female gaze, en écho aux travaux de Laura Mulvey5 – souligne du personnage de Dick, décrit comme « the phallic element6 ».
- 7 Ibid., p. 94.
- 8 La représentation visuelle des règles à travers la monstration du sang menstruel reste relativement (...)
12Ce choix des scénaristes d’incarner Dick à l’écran a été contesté parce qu’il offre un rôle central au personnage masculin, qui plus est incarné par un acteur célèbre susceptible d’attirer l’attention des spectateurs et spectatrices, ce qui peut donner l’impression d’une relégation de Chris à un rôle secondaire. Ana Fazekaš note cependant, à juste titre, que la série fonctionne sur un renversement des rôles sexués traditionnels, plaçant la subjectivité de Chris au premier plan : « I Love Dick plays on the concept of women’s “establishing the subjectivity of man”, and clearly subverts the positions, making the man into Muse and vessel for the establishing of the subjectivity of woman (as artist and creator no less).7 ». L’érection de Dick en personnage principal offre effectivement de nombreux leviers, notamment le fait de pouvoir représenter les réactions de Dick aux avances de Chris, ce qui n’existait dans le roman qu’à travers l’écriture de Chris, et donc de renforcer la subjectivité de Chris comme prisme narratif. Dans le pilote, quand elle le rencontre, il la dédaigne à partir du moment où elle lui dit être mariée ; dans le deuxième épisode, quand elle lui montre un de ses films, il lui explique avec mépris que ce n’est « pas son truc » (« it’s not my thing ») ; dans le quatrième épisode, quand elle maintient ses avances, il la recadre brusquement en lui intimant qu’elle ne l’intéresse pas ; enfin, presque à la fin du huitième et dernier épisode, quand un rapprochement sexuel a finalement lieu et qu’il la pénètre avec ses doigts, mais qu’elle a ses règles8, il retire avec dégoût sa main ensanglantée et part sans mot s’isoler dans la salle de bain. Ces réactions souvent violentes, loin d’accorder une place valorisante au personnage sur-érotisé de Dick dans la série, participent étape par étape, épisode par épisode, à attaquer au maillet le piédestal sur lequel il semblait installé lors du pilote, dans une forme de « destitution ». D’une certaine manière, la fin du pilote annonçait cela à demi-mot, Dick finissant, dans sa piscine, entièrement submergé. En somme, Dick a été érigé en protagoniste (au cours du pilote) pour mieux être destitué (au cours de la série).
- 9 Chris Kraus, I Love Dick, Londres, Serpent’s Tail, [Semiotext(e), 1997], 2016, p. 245.
13La toute fin de la série, qui diffère considérablement de celle du roman, cristallise cette idée. Le roman se clôt alors que Chris, en déplacement pour présenter son film, reçoit – enfin ! – la lettre de réponse de Dick. Celui-ci a en réalité envoyé deux lettres : l’une à Sylvère, l’autre à Chris. Elle commence par lire la lettre adressée à Sylvère : Dick exprime avec douceur et empathie gênée être le sujet involontaire et malheureux de la fixation de Chris. Elle ouvre ensuite la sienne et découvre que ce n’est qu’une photocopie de celle écrite pour Sylvère. Après un blanc, un vide physique de plusieurs lignes, la dernière phrase du roman – qui n’est donc plus écrit à la première personne – est : « She gasped and breathed under the weight of it and got out of the cab and showed her film9 ».
- 10 Le morceau est « Small Song » de la chanteuse américano-mexicaine Lhasa de Sela (2003), dont plusie (...)
- 11 Cette présence physique du corps de Chris n’existe pas dans le roman, à part quand l’autrice fait p (...)
14La série, elle, se clôt à l’inverse par une séquence d’émancipation de Chris, qui réagit non pas à la saine distance instaurée par Dick (comme dans le roman), mais à sa violence symbolique (extrapolée dans la série). La séquence réalisée par Andrea Arnold, à la symbolique libératrice, intervient juste après que Dick a retiré sa main ensanglantée de l’entrejambe de Chris. Interloquée, bouche ouverte, elle reste figée sur place quelques secondes, se touche les cheveux, l’appelle ; il ne répond pas. La musique, extradiégétique10, débute comme un enclenchement de la réaction de Chris. La caméra, mobile et portée à l’épaule, la suit. Une succession rapide de trois plans figés donne un effet jump cut, accentuant sa stupéfaction. Chris ferme un bouton de la chemise d’homme qu’elle portait ouverte, enfile le caleçon de Dick qui traînait à terre et ses santiags, puis fixe un temps la pièce vide. Elle attrape son stetson et se dirige vers la porte, non sans regarder une dernière fois derrière elle (fig. 7). La porte claque ; Dick l’entend, appelle, mais Chris est déjà dehors. Elle déverrouille la barrière métallique qui clôt le ranch, dans une sorte de figuration rédemptrice (fig. 8), et s’engage le long de la route. La lune, pleine, brille dans le ciel couchant ; son sang menstruel coule le long de sa cuisse droite11. Une voix off (« Dear Dick ») ponctue cette fin d’épisode (intitulé « Cowboys and Nomads »), accompagnée d’un intertitre en majuscules blanches sur fond rouge (« I’m gonna write you one last letter »). Le dernier plan, un panoramique vertical, dévoile Chris de dos, parée des attributs de la virilité texane de Dick, commençant par ses pieds pour se clore sur sa tête, ornée du stetson (fig. 9). La route, en fond de champ, dessine une perspective infinie.
- 12 La focalisation élargie désigne, pour Raphaël Baroni qui s’est attaché à revenir sur les notions de (...)
15Dans cette dernière séquence, que l’on peut analyser en miroir de la clôture du pilote glorifiant Dick, Chris reprend non pas le pouvoir de focalisation, mais celui de focalisée, redevenant le centre d’une attention narrative et esthétique qu’elle semblait avoir en partie perdu dans les premiers épisodes de la série, lesquels accordaient une place conséquente à Dick, parfois « délivré » du regard de Chris. Le processus d’émancipation, dans la série, ne concerne donc finalement pas tant le personnage de Chris que les spectateurs et spectatrices, qui ont accès à des éléments du récit que la subjectivité seule de Chris, si elle était unique narratrice, ne pourrait leur offrir. Si un regard devient autonome d’épisode en épisode, c’est bien celui des publics, qui s’affranchissent de la focalisation de Chris pour la constituer en sujet, au même titre que Dick, et permettre l’interrogation morale des personnages par des spectateurs et spectatrices encapacité·es par cette focalisation « élargie12 ».
Figure 7. Chris, vêtue des attributs de Dick (chemise, caleçon, santiags, stetson), s’apprête à quitter son ranch dans la dernière séquence de la série (S01E08).
Figure 8. Chris déverrouille la barrière qui clôt le ranch de Dick dans la dernière séquence de la série (S01E08).
Figure 9. Un panoramique vertical dévoile Chris de dos face à la route dans le dernier plan de la série (S01E08).
16Si Chris occupe moins de place dans la série que dans le roman, c’est parce que Dick y est très présent, mais aussi parce que les scénaristes ont introduit une galerie de nouveaux personnages, qui ne répondent pas uniquement à une nécessité scénaristique, mais permettent de réactualiser le discours féministe proposé par Chris Kraus en diversifiant, en fragmentant sans les désunir, les voix féminines qui le portent, dans une forme de « polyphonisation » du récit. Trois personnages a priori secondaires permettent cela : d’abord Paula (qui gère, dans l’ombre de Dick, le Centre d’art) ; ensuite Toby (artiste et performeuse du Centre d’art) ; et enfin Devon (une jeune artiste qui loge dans une caravane juste à côté de Chris et Sylvère et fréquente Toby). Ces personnages sont les trois femmes qui, dans le cinquième épisode (« A Short History of Weird Girls ») et aux côtés de Chris, racontent chacune leur tour face caméra la manière elles ont rencontré Dick et dont il a façonné, à un moment, leur rapport à la masculinité (fig. 10, 11 et 12). Cet épisode choral, un peu à part sur le plan narratif, accorde un rôle de premier plan à chacune de ces trois femmes, mais il n’est pas le seul moment de la série à valoriser leur discours et les utiliser comme levier de re-discursivisation.
Figure 10. Paula (Lily Mojekwu) dans l’épisode « A Short History of Weird Girls » (S01E05).
Figure 11. Devon (Roberta Colindrez) dans l’épisode « A Short History of Weird Girls » (s01e05).
Figure 12. Toby (India Salvor Menuez) dans l’épisode « A Short History of Weird Girls » (S01E05).
17Dans le septième épisode (« The Barter Economy »), Dick annonce à Paula qu’il souhaite démissionner de la direction du Centre artistique et lui passer la main, ce qui donne lieu à une séquence d’empouvoirement du personnage qui reprend la main sur son espace d’exposition. En tournant autour d’elle (qui décroche certaines œuvres et, à l’aide de post-it colorés, marque nominativement la présence des artistes femmes qu’elle voudrait exposer), la caméra place alors Paula au centre du Centre. La profondeur de champ, réduite, et l’échelle des plans, rapprochée, participent à isoler Paula de son espace scénique et à mettre en lumière son action de re-direction artistique et la satisfaction qu’elle en tire. Une succession rapide de trois plans figés – selon le même procédé que dans la séquence finale du huitième et dernier épisode – insiste sur « l’effet » que cette réappropriation de l’espace a sur Paula, découpant plastiquement son sourire en plusieurs étapes (fig. 13).
Figure 13. Paula admire son travail de re-direction artistique dans l’épisode « The Barter Economy » (S01E07).
18Le personnage de Paula (et cette séquence d’empouvoirement en particulier) est plus largement l’occasion de mettre en scène le discours féministe que tient Chris Kraus dans son roman sur la visibilité des artistes et femmes plasticiennes, très citées dans le roman comme dans la série. Sont convoqué·es tour à tour la plasticienne Kara Walker, la photographe Laura Aguilar, la peintre Mickalene Thomas, l’artiste Kerry James Marshall, la sculptrice Eva Hesse, la photographe Zoë Buckman – artistes reconnu.es dans le champ de l’art contemporain. À chaque fois, l’apposition murale d’un post-it à leur nom est suivie de l’insert d’une ou de plusieurs de leur(s) œuvre(s), qui permet à la fois d’imager ce que serait le Centre une fois ces œuvres féminines mises en scène et de les mettre directement en visibilité, de les exposer. Les artistes cité·es ici ne sont pas les mêmes que celles et ceux mentionné·es dans le roman, ce qui permet aux scénaristes de renouveler le discours féministe de Chris Kraus en le croisant avec la prise en compte de l’invisibilisation des artistes africaines-américaines, que sont – ou que travaillent – tous·tes les artistes convoqué·es dans la séquence d’empouvoirement de Paula. D’une certaine manière, Paula incarne ici une facette, un fragment féministe embryonnaire de Chris Kraus que les scénaristes de la série font évoluer à travers un autre personnage.
19Les personnages de Toby et de Devon permettent eux aussi cela, à partir du travail artistique de Toby. Dans le sixième épisode (« This Is Not a Love Letter »), une séquence en particulier permet de décentrer le discours féministe du roman. Toby décide de réaliser une performance nue sur un chantier, où elle se filme au milieu des travailleurs médusés (fig. 14).
Figure 14. La performance de Toby dans l’épisode « This is not a love letter » (S01E06).
- 13 Marta Boni et Larissa Christoforo, « I Love Dick et Transparent : de quelques catégories de montage (...)
20Comme la séquence d’empouvoirement de Paula, la performance de Toby est un lieu de convocation d’autres artistes féministes, dont des extraits d’œuvres sont insérés dans l’épisode : Freeing the Body de Marina Abramovic (1976), Post Porn Modernist de Annie Sprinkle (1989), The Matter of Origins de Liz Lerman (2010) et Up to and Includind Her Limits de Carolee Schneemann (1976). Marta Boni et Larissa Christoforo – qui ont analysé les figures de montage dans Transparent et I Love Dick – voient dans ce travail citationnel qui irrigue la série un « contenu [qui] dédouble, appuie ou accentue les actions de Chris13 ». Si la performance de Toby ne renouvelle pas ici directement le discours féministe du roman, c’est la réaction qu’elle provoque chez Devon qui offre une nouvelle grille de lecture de la performance féministe aux spectateurs et spectatrices. Devon, qui a vu la performance de Toby sur les réseaux sociaux et n’en partage visiblement les ressorts, décide d’intervenir.
Figure 15. Devon intervient pour contester la performance de Toby dans l’épisode « This is not a love letter » (S01E06).
21Elle se rend alors sur le chantier et interpelle directement sa partenaire (fig. 15, S01E06).
Devon. How long is this… Uh… Treatise, lecture or whatever thing gonna last?
Toby. I don’t know.
Devon. I’m not really into it. By the way.
Toby. Then that’s your experience of it.
Devon. It seems to me you’re… just real busy inflicting all your privilege on all these big working class mostly brown dudes just so that somebody out there, or you, can see what might happen.
Toby. That’s condescending. It’s an exercise in the mutual debasement on foreign bodies invading foreign lands.
Devon. Foreign. Toby, please, you’re just… You’re using these guys without their consent. You do realize this is, like, their livelihood? You know? They’re human beings, they’re not just your fucking lab rats. It’s fucking unethical. Okay? And irresponsible. And, honestly, fucking pedestrian, Toby, and you know it.
Toby. Oh, please.
Devon. And you don’t care, because all white feminist out there is gonna come and congratulate you with a big pat on the back for being so brave, and making art that’s still subversive for what? The sake of being subversive? That’s so fucking played out! It’s bullshit, Toby.
Toby. You’re gonna criticize my expression? What are you doing? Some performance piece of found text. At least, I’m using my own body.
Devon. Okay, Toby, whatever.
- 14 Anne-Laure Vernet, « Une représentation des corps, des genres et des sexualités, subversive et irré (...)
- 15 Tout au plus évoque-t-elle, dans le chapitre « Route 126 » en particulier (p. 124-151), son admirat (...)
22Ainsi que le souligne Anne-Laure Vernet dans son analyse de la série, Devon offre dans la suite de l’épisode une alternative artistique à la performance de Toby, proposant « en contrepoint une création sur le mode de l’inclusion, […] de la pratique politique inclusive14 », dans laquelle les ouvriers du chantier deviennent eux-mêmes acteurs d’une performance collective. L’intervention de Devon et l’alternative qu’elle offre permettent que se tienne à l’intérieur même de la diégèse une discussion sur l’éthique de la performance artistique qu’est en train de réaliser Toby, artiste blanche de classe aisée, devant des travailleurs issus de la classe ouvrière pour la plupart racisés, sans leur consentement et sur leur lieu de travail. Devon est ainsi l’occasion d’un discours féministe plus intersectionnel, critique à l’égard des dynamiques ethnocentrées rapportées ici aux white feminists. Ce fragment-là de discours féministe est relativement absent15 du roman de Chris Kraus, centré sur sa condition de femme blanche, juive et hétérosexuelle ; c’est par le truchement de l’introduction des personnages racisés de Paula et de Devon que la série ajoute une dimension nouvelle au discours féministe originel, sans le démentir, mais en le resituant dans l’époque contemporaine. La re-situation géographique de la diégèse, qui a été déplacée de New York/Los Angeles dans le roman à Marfa (dans le sud du Texas) dans la série, accompagne cette réactualisation du discours, lequel ne surfe plus sur la troisième, mais sur la quatrième vague du féminisme.
- 16 Voir Pascale Molinier, Le Travail du care, Paris, La Dispute, 2013. Comme les femmes dans le monde (...)
23De la même manière que l’érection de Dick en personnage principal n’aboutit pas tant à un déforcement de Chris qu’à son renforcement comme sujet focalisé, la fragmentation de l’instance énonciatrice « Chris » en de multiples narratrices n’a pas tant pour effet d’amoindrir la prévalence de la subjectivité de Chris dans la conduite du récit que de la consolider par la complémentarité des discours. Dans les deux cas, Chris est à la fois déchargée d’un « travail du care16 » narratif, celui de porter la charge de la focalisation et de la narration, et renforcée dans l’écoute de sa subjectivité par l’empouvoirement des spectateurs et spectatrices, émancipés de sa focalisation interne.
- 17 Le phénomène de (auto)labellisation « série féministe » est discutée par plusieurs autrices, qui l’ (...)
- 18 Je rejoins ici les précautions formulées par Laetitia Biscarrat dans son analyse de la série Sex Ed (...)
24La question n’était pas de savoir si la série est plus ou moins féministe que le roman17, pas plus que de la situer sur une échelle du progressisme18, notamment féministe, mais d’évaluer si l’adaptation a été réalisée dans le respect d’une éthique féministe, c’est-à-dire avec la volonté prioritaire de mettre en lumière, quitte à le réactualiser, le discours féministe proposé par Chris Kraus dans son roman – et non de « juste » réaliser une énième série qui fétichiserait et érotiserait un homme blanc hétérosexuel d’une cinquantaine d’années, fusse-t-il incarné par Kevin Bacon. Le pari semble ici réussi, dans la mesure où les deux principaux changements (l’érection de Dick en protagoniste et la fragmentation de Chris en de multiples personnages féminins) n’opèrent pas de désépaississement du discours de l’autrice « Chris Kraus » ou de son Doppelgänger « Chris », mais lui octroient une forme de « surcouche intersectionnelle », offrant aux spectateurs et spectatrices contemporain·es d’autres entrées que la seule revendication du désir féminin en couple hétérosexuel pour lire I Love Dick comme une œuvre féministe.
- 19 Boni et Christoforo, p. 23.
- 20 « Chris Kraus Interview: on I Love Dick » (2018), accessible en ligne sur Vimeo : https://vimeo.com (...)
25Marta Boni et Larissa Christoforo estiment que le geste de « refaire », très présent dans I Love Dick – notamment à travers des séquences qui alternent les points de vue ou les réécrivent (par exemple dans la séquence du dîner où la vision fantasmée de Chris vient remplacer la séquence qui présente « les faits ») –, autorise Chris à « se réapproprie[r] le réel en recréant son passé, ce qui lui permet de le réparer19 ». Ici, c’est la série qui « refait » le roman, ce qui n’est pas sans déplaire à Chris Kraus, laquelle répond en 2018 quand on l’interroge sur la série que le livre a maintenant sa propre vie, qu’il faut que les gens puissent en faire leur propre expérience (« The book has a life of its own now, it’s out there in the culture, and I need to leave it alone and let people have their own experience of it20 »). L’adaptation apparaît dès lors en elle-même comme une pratique éthiquement féministe, en tant qu’elle repose sur une conception ouverte, inclusive de l’œuvre, offerte à ses interprétations et appropriations.