- 1 Christos Tsiolkas, La Gifle, Paris, Belfond, 2011, p. 274.
« Rosie, bien sûr, avait été présente, elle avait vu un monstre gifler son enfant mais, pour la première fois, elle dut considérer le point de vue d’Harry. »
Christos Tsiolkas, La Gifle1
- 2 The Slap, 2011, ABC-1, produite par Tony Ayres, Helen Bowden et Michael McMahon.
- 3 La mini-série a fait l’objet, en 2015, d’un remake américain sur NBC, The Slap US, mini-série de hu (...)
1Adaptée du roman éponyme de Christos Tsiolkas, la mini-série australienne The Slap2, diffusée en 2011 sur ABC-1, en reprend à la fois les grandes lignes narratives et la structure diffractée3. Le roman originel est organisé en huit chapitres, qui ont pour titre le nom de huit personnages, dont le récit adopte tour à tour le point de vue. De la même manière, chacun des huit épisodes de la série focalise son attention sur le personnage qui lui donne son titre, et nous fait partager sa vision des choses et de la vie, mais aussi et surtout un pan de son existence intime.
- 4 Peter Singer, Questions d’éthique pratique, Paris, Bayard éditions, 1997, p. 21.
- 5 Op. cit., p. 15.
2Ainsi synthétisé, en quoi un tel dispositif narratif et esthétique peut-il faire naître un problème de nature éthique, si l’on se place dans une perspective pragmatiste et utilitariste des conduites morales ? Peter Singer, dans Questions d’éthique pratique, soutient que pour « que l’on puisse considérer qu’une personne est en accord avec des normes éthiques, les justifications qu’elle donne doivent être d’un certain type. […] Par exemple, une justification égoïste n’est pas suffisante. […] Pour qu’ils puissent être défendables au plan éthique, des actes égoïstes doivent être compatibles avec des principes éthiques ayant un fondement plus large, car la notion d’éthique inclut l’idée de quelque chose qui dépasse l’individu4. » C’est ainsi que « l’utilitarisme classique considère qu’une action est bonne si elle produit pour tous ceux qu’elle implique autant ou plus de bonheur que toute autre action alternative ; l’action est considérée comme mauvaise dans le cas contraire5. » Selon un tel postulat, une action individuelle et la prise en compte d’une forme d’au-delà de l’individu ont donc toujours partie liée pour que la valeur d’une action puisse être évaluée sur un plan éthique ; postulat dont on sent bien, par ailleurs, qu’il est prompt à nourrir bien des développements dramaturgiques, la dramaturgie désignant, si on la réduit à son principe, le développement narratif d’une action. Or, par l’émiettement des points de vue et des conduites personnelles induit par son architecture narrative, un tel postulat n’est pas seulement mis à l’épreuve par la mini-série The Slap : il pourrait bien être surtout mis en crise.
- 6 Certes, Tony Ayres, qui est à la fois l’un des producteurs et le réalisateur de deux épisodes, occu (...)
- 7 Voir plus bas pour une présentation rapide des personnages.
- 8 Voir sur ces notions, Iris Brey, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, Paris, Éditions de l’ (...)
3Du roman à la série, on peut remarquer d’emblée une différence génétique. Si Tsiolkas est le seul auteur du roman, plusieurs scénaristes, réalisateurs et réalisatrices se sont succédé pour la confection des épisodes, ce qui n’a rien d’étonnant, à ceci près qu’aucune figure de showrunner principal n’est mise en avant6. C’est plutôt l’idée d’un collectif de création qui retient l’attention (Emily Ballou, Alice Bell, Brenda Cowell, Kris Mrksa, Cate Shortland au scénario ; Tony Ayres, Robert Connolly, Jessica Hobbs, Matthew Saville à la réalisation) ce qui n’est pas tout à fait anodin dans une mini-série qui va diversifier les postures morales et orchestrer leurs confrontations. Il faut souligner aussi que tous les épisodes centrés sur un personnage féminin ont été scénarisés par une femme, alors que ceux qui concernent un homme ont été écrits par un auteur masculin. Ainsi, Kris Mrksa signe le screenplay du pilote et du sixième épisode, respectivement consacrés à Hector et Manolis. En revanche, Emily Ballou est l’autrice des deuxième et septième épisodes, sur Anouk et Aisha7. Cette répartition genrée, trop évidente pour ne pas attirer l’attention, ne se retrouve pourtant pas au niveau de la réalisation. Ainsi Matthew Saville réalise les épisodes 3 et 4, « Harry » et « Connie », quand Jessica Hobbs a dirigé l’épisode « Hector » et l’épisode « Anouk ». Sans vouloir, ni même pouvoir, en tirer de conclusions trop prononcées – il faudrait pour cela mener une enquête détaillée sur les conditions de création de la série – remarquons que la tension qui s’opère ici – entre une distribution genrée de l’écriture scénaristique et une réalisation des épisodes qui ne l’est pas – vient, comme un geste extérieur à la diégèse, troubler le jeu des assignations binaires, celui d’un clivage normé entre sensibilité féminine et masculine ou encore celui d’une répartition par trop mécanique, pour user d’un couple notionnel qui n’est d’ailleurs pas sans poser problème si on verse justement dans un certain schématisme8, entre female et male gaze. Sur le plan esthético-éthique de cette étude, la série ne va cesser de construire et de montrer la difficulté qu’il y a à se tenir sur la ligne de crête d’une position morale simple et rigide, et tout se passe comme si cette complexité s’appuyait d’abord sur un socle créatif qui la permet.
- 9 Non sans importance, mais sans que la mini-série ne leur accorde un épisode en propre. De ce point (...)
- 10 Parmi ceux que nous aurons à citer de manière un peu détaillée, seule Tracey, la mère de Richie, n’ (...)
4Dans le passage du roman à la mini-série, une chose toutefois se perpétue à l’identique : le choix des personnages qui ont « droit » à leur épisode, et l’ordre de succession entre eux qui reste le même : 1. Hector, 2. Anouk, 3. Harry, 4. Connie, 5. Rosie, 6. Manolis, 7. Aisha et 8. Richie. D’autres personnages, non sans importance9, apparaissent bien entendu, et les liens entre tous ces individus constituent la substance qui nourrit la narration. À ce titre, le premier épisode n’a pas pour seule fonction de lancer le récit. Il institue la garden-party d’anniversaire d’Hector (il est sur le point d’avoir quarante ans) comme une « arène-miniature » qui va réunir la quasi-totalité des personnages10, pour fixer un état premier des relations, avant que tout ne bascule. Précisons-les en quelques mots, en se cantonnant aux éléments pertinents pour notre propos, afin de donner une idée de la cartographie relationnelle qui se dessine. Hector, d’ascendance grecque, est mariée à Aisha, d’origine mi-créole mi-indienne, et ils ont deux enfants. Il a une sœur, Elisavet, et est le fils de Manolis et Koula, qui ont un sens prononcé de la famille, d’une générosité si expansive qu’elle en devient envahissante (Koula amène une multitude de plats pour accompagner le barbecue, alors qu’Aisha a déjà tout prévu, et, d’autorité, ils offrent un voyage en Grèce à Hector et sa famille, pour partir avec eux, sans même savoir s’ils seront libres). Heureux dans son couple, encore que des tensions se font jour avec Aisha, Hector commence à développer une obsession pour la baby-sitter, Connie, à peine âgée de 17 ans, qui l’a embrassé un soir qu’il la ramenait chez elle. Connie travaille aussi à temps partiel dans le cabinet vétérinaire d’Aisha. Résolu à lui parler pour couper court à l’adultère qui se profile, Hector finit en fait par l’inviter à la fête. Connie y vient avec Richie, son meilleur ami, lequel se met rapidement à développer une fascination érotique pour Hector. Bilal, l’un des plus anciens amis d’Hector, est parmi les premiers à arriver, avec sa femme Shamira, et leurs enfants. Buveur invétéré dans sa jeunesse, il s’est depuis converti à l’islam et ne touche plus une goutte d’alcool. Avec son fils et sa femme Sandi, Harry, le cousin d’Hector, est aussi de la fête. Son tempérament volontariste et dominant s’exprime à plein quand il prend la parole pour célébrer son cousin, qu’il considère comme son frère. Enfin, les meilleures amies d’Aisha, qu’elle connaît depuis l’enfance et avec lesquelles elle forme un trio d’inséparables, sont aussi présentes : Anouk, d’abord, scénariste d’un soap à la mode, faute jusqu’ici d’être devenue la grande écrivaine qu’elle rêve d’être, qui vient avec son jeune boy-friend, Rhys, acteur star du soap en question ; Rosie, ensuite, qui vit avec Gary, lequel noie ses frustrations en enquillant bière sur bière, toujours à la lisière de l’agressivité. Ils ont un petit garçon, Hugo, dont l’éducation est assez permissive, et avec qui Rosie entretient une relation fusionnelle et, semble-t-il, assez angoissée, prête en toute occasion à lui trouver des excuses… C’est sur cette toile de fond, qui ne rend que très partiellement compte du tissu des interrelations de ce petit microcosme, que le récit, dans toutes ses complexités, va naître.
5En conservant l’organisation structurelle du roman, la série tisse une double trame narrative. Il s’agit d’abord de développer les conséquences, sur un temps assez long (si la temporalité exacte n’est pas définie, plusieurs semaines, voire plusieurs mois diégétiques séparent le dernier du premier épisode), de l’événement qui donne son titre à l’œuvre : la gifle – titre français de la série – administrée par Harry à Hugo, lors de la garden-party (Figure 1).
Figure 1 : La gifle assénée par Harry au petit Hugo (épisode 1)
6Cette trame est certainement essentielle, tant les répercussions de ce geste de maltraitance sont importantes : un procès aura lieu, intenté par Rosie et Gary à Harry, dont le verdict est un modèle de compromis ou d’ambiguïté, selon comment on voit les choses ; des relations familiales seront durement éprouvées ; des amitiés, qu’on pourrait dire de toujours, seront brisées. Le générique de la série – sobre, pour ne pas dire sec, mais au caractère métaphorique d’autant plus appuyé – ne laisse d’emblée aucun doute sur la déflagration à long terme que cette claque va provoquer. Une assiette cristalline et translucide tombe au ralenti en tournoyant sur elle-même, avant de venir se briser et éclater en dizaine de tessons, alors que se fait entendre « The Slap Theme », composé par Antony Partos et Irine Véla, et qu’apparaît le titre de la série. Ce sont bien les conséquences délétères engendrées par la gifle, de plus ou moins grande ampleur, que la série va développer, au sens où elle va les raconter autant que les analyser, sur une temporalité tout à la fois restreinte et étirée – ce qu’exprime justement la figure du ralenti (Figure 2).
Figure 2 : Générique d’ouverture de The Slap
- 11 « To sort things out », dit la voix off narratrice.
7On notera à cet égard, sans que l’usage en soit systématisé, que c’est sur une séquence au ralenti que s’ouvrent plusieurs épisodes, comme s’il fallait suspendre, dans une temporalité presque en apesanteur, le personnage en un état moral et émotionnel donné pour mieux l’embarquer ensuite dans les remous et les conséquences d’une histoire qui le fera évoluer sur le plan psychologique et éthique. C’est très sensible dans le dernier épisode, où Richie, assis seul à une table dans une salle de billard, est filmé au ralenti en train de méditer, omnubilé par le viol qu’Hector aurait infligé à Connie, d’autant plus que lui, Richie, est attiré sexuellement par Hector. De la persécution qu’il fera subir à Hector aux excuses qu’il aura le courage de venir lui adresser en fin d’épisode, l’arche de Richie est celle d’une remise en question radicale, qui s’enracine à l’origine dans un problème éthique obsessionnel que le ralenti veut rendre d’autant plus pesant et lisible. Le ralenti accompagne aussi parfois, comme pour en souligner l’importance, des moments où les conduites morales des personnages font problèmes, au point même de créer des effets de rimes entre certains individus, ce qui renforce d’autant plus la lecture esthéthico-éthique qu’on est conduit à mener de ce procédé filmique. Ainsi, le premier épisode s’ouvre sur des gros plans au ralenti du visage de Connie, issus d’un rêve d’Hector, qui s’éveille tout de suite après, tiraillé entre son désir et la volonté « de régler le problème11 », alors que l’épisode 4 se termine sur le visage de Connie, là aussi filmé au ralenti, prête à sombrer dans un sommeil apaisé, d’une coupable inconscience et inconséquence face à la tourmente que vont engendrer ses propos calomnieux envers Hector, qu’elle accuse de l’avoir violée. Les deux scènes ne manquent pas de se répondre comme des pendants : Hector se réveille, quand Connie va s’endormir, et les deux fois c’est le visage de la jeune femme qui fait l’objet d’un ralenti. Par ce jeu d’écho, l’usage du ralenti donne alors d’autant plus le sentiment de vouloir s’imposer comme une forme quelque peu solennelle qui dramatise des moments où la conduite des personnages, qu’elle soit passée ou à venir, pose question.
- 12 « Le détail dans un scénario n’est pas forcément petit et il n’y en a pas forcément beaucoup. Mais (...)
8Mais, pour importants qu’ils soient, les éléments qui nourrissent le récit premier n’apparaissent parfois qu’en filigrane de la narration générale. La série est très loin de toujours focaliser son attention sur les répercussions directes de la gifle. Un motif en apparence très secondaire, et justement parce qu’il est secondaire, comme un détail ou un punctum narratif symptomatique, pour se situer dans une approche du scénario proche de celle d’Isabelle Raynauld12, paraît donner la clé figurative de ce mécanisme narratif : celui de la Mercedes donnée par Harry à Hector (épisode 3), en échange de sa veille Volvo (Figures 3 à 5). Sans jouer aucun rôle majeur – contrairement bien sûr à la gifle –, cette voiture se rappelle à l’existence des spectateurs par intermittence, quand Connie lance un « Nice car » à Hector (épisode 4) ou lorsque, de manière à la fois très ironique et symbolique, elle tombe en panne alors qu’Hector conduit sa femme Aisha à l’aéroport (épisode 7).
Figure 3 : Harry annonce à Hector qu’il va lui donner une Mercedes (épisode 3)
Figure 4 : Connie découvre la nouvelle voiture d’Hector (épisode 4)
Figure 5 : La nouvelle Mercedes tombe en panne alors qu’Hector conduit Aisha à l’aéroport (épisode 7)
9De loin en loin, par petites touches, sous une forme métonymique, c’est la dégradation des liens entre Hector et Harry qui se rappelle à nous grâce à cette voiture, en des moments où il n’est justement pas question de leur relation. Alors qu’ils sont au départ très proches (Figure 6), la complicité entre les deux cousins se délite jusqu’à ce qu’ils finissent par se taper dessus dans un moment lourd de sens, empreint de deuil, puisqu’il se déroule à l’issue des funérailles du parrain d’Hector (épisode 6).
Figure 6 : De la complicité au conflit (épisode 1, épisode 6)
- 13 Il faut attendre l’épisode suivant (épisode 7) pour avoir la confirmation de ce que l’on pressent s (...)
10Il en va de même des contrecoups de la claque : parfois, par un échange de répliques fugace, sans réelles conséquences apparentes, ou au contraire par des disputes violentes, qui laissent des traces profondes, l’affaire de la gifle refait surface de manière incidente, sans toujours être au cœur du développement narratif sur lequel la série se concentre à ce moment-là. S’établit ainsi une forme de narration oscillante, qui ménage une présence continue à la gifle et ses conséquences sans pour autant, loin de là, en faire toujours une préoccupation de premier plan. Dans l’épisode 6, par exemple, consacré au patriarche Manolis, la question de la gifle est cruciale au départ, puisque l’épisode démarre pendant l’audition de l’affaire au tribunal, mais elle s’efface progressivement, pour finir par passer totalement en arrière-plan d’autres problèmes qui préoccupent intimement Manolis (le fait que sa belle-fille Aisha refuse de se rendre en Grèce avec le reste de la famille pendant les vacances, le constat que la famille d’Hector ne l’accompagne pas aux funérailles de son oncle et, surtout, l’émotion qui le submerge face à la nostalgie douloureuse d’un passé plein de promesses que le présent n’a pas accompli). Elle fait pourtant retour lors d’un échange tendu (Figure 7), et même violent, entre Aisha et lui, mais tous deux semblent aussitôt en atténuer l’importance au regard d’un autre événement dont le spectateur ignore encore tout13.
- 14 Emmanuelle André, Esthétique du motif, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincences, 2007, p. 1 (...)
- 15 Esthétique du motif, op. cit., p. 12.
11À l’image de ce qui se passe dans cet épisode, la gifle prend l’allure d’un problème oscillant, et donc lancinant, qui paraît infuser dans le récit, afin d’en colorer tout le contexte, sans pour autant qu’elle soit de manière systématique le motif mis en exergue. C’est d’ailleurs reconnaître là le plein statut de motif à cette gifle puisque, comme le rappelle Emmanuelle André, la notion porte en elle une « ambiguïté essentielle » : le motif est « profilé mais transformable, identifiable bien que mouvant14 ». Il est « le mobile et le moteur […] comme le stipule l’étymologie latine motivus, reliée au mouvement15. » Dans The Slap, cette motilité essentielle s’exprime à travers les oscillations narratives de la gifle, à la fois parfaitement identifiable et circonscrite au moment où elle est assenée par Harry, et moteur décisif de la mise en intrigue, mais également travaillée, donc transformée et pour tout dire réinterprétée, dans ses représentations iconographiques et verbales, comme pour mieux ponctuer ses retours à l’avant-plan du récit. Le geste rapide de Manolis, qui « mime » la gifle quand il l’évoque face à Aisha, est caractéristique de ce mouvement de « refiguration ».
Figure 7 : Narration oscillante : la gifle est évoquée, pour mieux être atténuée (épisode 6), tout en étant « refigurée » par Manolis
12Pour générer ces oscillations, l’ordre de succession des épisodes joue un rôle non négligeable. Le fait que le deuxième épisode soit consacré à Anouk, le quatrième à Connie, le sixième à Manolis et le huitième à Richie, qui sont tous et toutes des personnages un peu périphériques à l’affaire de la gifle et qui ne lui accordent, dans « leur » épisode, qu’une attention secondaire, semble précisément avoir pour effet d’amoindrir avec régularité son importance sur le plan du récit. Cela permet aussi d’accentuer la valeur fort relative qu’on semble devoir accorder à la gifle. C’est un premier niveau de relativisme qu’on nommera ici relativisme narratif.
13Prenons, par exemple, le dernier épisode, « Richie », pour lequel la comparaison avec le roman est éclairante. Dans le roman, en effet, à la gifle envers le petit Hugo répond, comme un effet d’écho, une autre gifle dans le dernier chapitre, celle que Tracey assène à son fils Richie, après qu’il a fait des révélations calomnieuses sur Hector :
- 16 La Gifle, op. cit., p. 451.
Enfin il la regarda. Comme pour la première fois. Il aurait pensé qu’elle pleurait, mais non. Ses yeux étaient secs et furieux. Il ferma les siens quand Tracey leva la main.
La gifle lui fit l’effet d’un incendie. Il recula en titubant vers le bureau. Sa joue cuisait. Juste punition16.
14On peut lire ici combien cette gifle est traitée comme un geste unique et circonscrit, d’une grande violence métaphorique (« l’effet d’un incendie »), que Richie accepte moralement sans discussion (« juste punition »). Mais pour les lectrices et les lecteurs, cette gifle ne peut que réveiller le souvenir de la gifle reçue par Hugo, et impose l’acte de donner une gifle comme un fait structurant à partir duquel se construit la narration, à l’image de deux piliers soutenant une arche. Le motif de la gifle trouve ici sa pleine force narrative d’être répété, mais aussi transformé, comme s’il n’avait jamais cessé d’habiter ce récit polyphonique, parfois de manière manifeste, souvent comme une force latente. Dès le roman, la gifle a bien statut de motif, au sens où nous venons de l’entendre. On ne saurait dire qu’il n’en va pas en partie de même dans la mini-série et il est incontestable que la gifle comme motif conserve une dimension narrative de première importance – nous venons de le souligner. Il faut toutefois le remarquer : la seconde gifle reçue par Richie disparaît, cédant la place à une volée de coups rapides, que la distance de la caméra et le montage saccadé rendent peu visibles, ce qui a pour effet d’en atténuer la force symbolique et événementielle (Figure 8). C’est la colère et la honte de Tracey qui dominent (Figure 9) plutôt que la force des gestes par lesquels elle l’exprime, et tout se passe comme si la structure, très pensée et composée du roman, se brouillait quelque peu.
Figure 8 : Tracy frappe Richie d’une volée de coups rapides (épisode 8)
Figure 9 : La honte de Tracey (épisode 8)
15C’est bien de cela qu’il s’agit, en effet – et c’est un point capital – car l’un des buts de cette mini-série paraît bien être de produire du doute et de l’ambiguïté, qui s’enracinent d’abord dans la difficulté qu’on peut avoir à évaluer le plus ou moins grand rôle de la gifle sur le plan narratif. De fait, avec l’épisode 1, où elle apparaît de manière tonitruante, avec l’épisode 3, où Harry non seulement ne parvient pas à faire accepter ses excuses à Rosie et Gary mais doit rendre des comptes à la police, et avec l’épisode 5, où l’affaire de la gifle se résout au tribunal, il est incontestable que la mini-série fait de cet acte violent un enjeu narratif essentiel, qui joue un rôle actif et productif pour maintenir une indubitable tension narrative. Mais c’est justement cela le relativisme : l’émergence d’une dynamique qui ne nie pas un événement, mais conduit sans cesse à réévaluer son importance. Pour le dire en termes scénaristiques, la gifle est un incident déclencheur, dont la série tire les conséquences, mais dont il faut comprendre qu’il va servir d’impulsion à une multiplicité de nœuds dramatiques et relationnels, et surtout de révélateur à des comportements et des faits, dont certains sont d’une gravité extrême (Harry, dans un accès de violence, a cassé la mâchoire de sa femme ; Connie accuse à tort Hector de l’avoir violée ; Richie harcèle Hector de sms, pensant qu’il est un prédateur sexuel…), ce qui peut induire le sentiment que la mini-série nous enjoint constamment à entrer dans la logique assez dérangeante d’une concurrence des gravités. Se retrouver, presque malgré soi, à devoir les hiérarchiser et donc les relativiser les unes par rapport aux autres pourrait bien être une conséquence directe du relativisme narratif sécrété par le dispositif de The Slap.
16Ce fonctionnement narratif est encore accentué par la seconde trame de l’intrigue, ou plus exactement, par la succession des huit mini-récits qui se déroulent dans chacun des épisodes. C’est, à chaque fois, une entrée dans l’intimité particulière d’un personnage, dans ses préoccupations, dans le jeu de ses relations et de ses perceptions que l’épisode nous raconte. Cette mini-série fonctionne comme une galerie de portraits et de caractères, où ce sont autant les comportements présents que les agissements passés des personnages qui nourrissent le scénario. Avec cette mosaïque d’individus (Figure 10) et à partir de ce dispositif éclaté, la série déploie un large réseau de connexions interpersonnelles, comme on l’a déjà entr’aperçu, et inscrit son propos dans des enjeux communautaires, ethniques et multiculturels, en l’ancrant au sein d’une famille issue de la diaspora grecque, mais liée par l’amour ou l’amitié à des personnes d’autres origines, d’autres confessions, d’autres sensibilités. De fait, la série est fortement arrimée à son contexte urbain et sociétal, celui de la ville de Melbourne, connue pour sa société pluriculturelle, pluriethnique et pluriconfessionnelle, dont l’essor est ancien mais qui s’est accentué après la seconde guerre mondiale, avec un afflux d’immigrants venus d’Europe du Sud, surtout de Grèce et d’Italie. Melbourne compte ainsi 400 000 personnes d’origine grecque sur son territoire, pour un peu plus de 5 millions d’habitants. La communauté indienne, quant à elle, représente 3% de la population totale de la ville, alors que, sur le plan confessionnel, Melbourne dénombre 200 000 musulmans et un nombre sensiblement équivalent d’orthodoxes, pour faire référence aux communautés et religions dont il est question dans The Slap.
Figure 10 : Une mosaïque d’individus
- 17 Sur la notion de « montage en tresse », cf. François Jost, « Peut-on utiliser la notion de chapitre (...)
17Mais cette arène de la diversité, que la mini-série reflète en partie, et la multiplicité des personnages ne visent pas, une fois passé le premier épisode, à ménager une forte présence au groupe et encore moins à passer, de manière rythmée, d’un personnage à un autre, dans l’espace et le temps de chaque épisode, selon un dispositif de « montage en tresse » devenu classique au sein de la sérialité télévisuelle17. The Slap fragmente structurellement le groupe et, entre le collectif et l’individu, la série prend résolument le parti des individus et de chaque point de vue particulier, dans ce qui le surdétermine et le constitue en propre. C’est l’ipséité des huit personnages autour de laquelle tourne chaque épisode qui a ici une valeur cardinale. On imagine déjà combien ce parti pris valorise la subjectivité, les points de vue particuliers, les perceptions partielles et partiales, et s’avère propre à alimenter lui aussi une impression de relativisme, où finalement tout dépendrait de la position à laquelle on se place.
- 18 Kit MacFarlane, «The Heavy Hand of a Hard-Hitting Drama », Metro, n°171, décembre 2011, p. 32.
18On connait le mot fameux, et la pensée très profonde, de Jean Renoir, énoncée par la bouche d’Octave, le personnage qu’il interprète dans La Règle du jeu : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons ». C’est un relativisme exactement de même nature qu’élabore et met en scène The Slap, à cet important ajout près que les personnages ne parviennent pas toujours, loin de là, à déterminer de manière sûre la conduite éthique que doit leur dicter leurs raisons. Si, pour reprendre la formule d’un critique australien, The Slap est un « soap-opéra se faisant passer pour un drame sérieux18 », c’est avant tout le drame sérieux de chaque individu que la série explore, reléguant la logique chorale et polyphonique du soap à un arrière-fond nécessaire, mais certainement pas suffisant pour caractériser son identité sérielle. Chaque épisode s’offre d’abord comme un espace narratif où peut s’exprimer les préoccupations particulières d’un personnage singulier, et donc l’ordre de ses perceptions et de ses raisons, tout en étant un site d’évolution pour le personnage considéré, c’est-à-dire un espace ouvert à la possible remise en question de ses positions éthiques originelles.
19La partition musicale de la série duplique cette organisation sérielle et constitue, par-là même, un excellent indice de son fonctionnement. Chacun des huit personnages fait l’objet d’un thème musical spécifique, censé révéler la coloration symbolique de sa personnalité et de ce qu’il est en train de vivre. Un rapide coup d’œil sur la bande sonore est instructif sur ce point : « Hector’s theme », « Anouk’s theme », « Harry’s theme », « Connie’s theme », etc. sont les manières transparentes de désigner ces compositions musicales, qui reviennent comme des leitmotive19. On remarquera, d’ailleurs, qu’ils sont signés par le compositeur principal, Antony Partos, à l’exception du dernier, le « Richie’s theme », divisé en deux parties, et orchestré par trois musiciens (David McCormack, Gabriel Winterfield et Jona Ma20). Cette variété de thèmes individuels affermit le sentiment que chaque épisode bénéficie de sa propre identité esthétique, alors que la réalisation repose pourtant sur des principes visuels partagés et tenus de bout en bout : mise en scène centrée sur les personnages, champs-contre-champs épousant la dynamique du dialogue et des tours de paroles, photographie lorgnant vers un réalisme sans apprêt esthétique, etc.
- 21 Daniel Sibony, Entre-deux, l’origine en partage, Paris, Seuil, Coll. « Points », 1991.
20Ces constances stylistiques portent en elles un évident parti-pris esthético-éthique : il s’agit de valoriser, sur tout autre effet de représentation, les conduites morales des individus et la manière dont elles sont induites et souvent modifiées par les relations entre les personnages, autant que la façon dont elles affectent ces relations en retour. Une séquence de l’épisode 7 est caractéristique de cette dynamique : celle où Aisha apprend à Rosie qu’Harry a molesté Sandi. Dans cette scène, on passe en quelques instants de la réconciliation au conflit, et le parti-pris de champ-contrechamp qui organise la mise en scène peut se lire comme un choix délibéré pour mieux faire sentir que c’est dans l’entre-deux de la relation que se confrontent autant qu’elles s’affinent les postures éthiques des deux femmes (Figure 11) : si Rosie n’admet pas qu’Aisha lui ait caché la vérité, au point de menacer de ne plus jamais la revoir si elle continue à fréquenter Harry, Aisha parait souffrir le martyr en raison du dilemme moral qui la tenaille (prendre le parti de Rosie ou choisir l’apaisement avec sa propre famille). C’est bien donner forme ici à cet « entre-deux », que Daniel Sibony définit comme une « coupure-lien21 », où c’est précisément le lien profond qui unit les deux femmes qui renforce d’autant plus la coupure éthique qui se fait jour.
Figure 11 : De la réconciliation au conflit, l’entre-deux comme « coupure-lien », exprimé par le champ-contrechamp.
- 22 Arthur Schopenhauer, Le Fondement de la morale, Paris, Le Livre de poche, 2014, p. 207-219.
21Mais de telles constantes sont en fait contrebalancées par des traits esthétiques propres à chaque épisode, qui soulignent la manière dont les résolutions ou les irrésolutions morales de tel ou tel personnage sont déterminées par sa personnalité et ce qu’il vit. Pour le dire dans les termes de Schopenhauer, ce que la série cherche aussi à traduire stylistiquement c’est combien les comportements éthiques sont tributaire de « la diversité des caractères22 ». L’épisode « Aisha », pour s’en tenir à lui, parce qu’il s’attarde sur un moment de la vie où ce personnage est en pleine désorientation et en plein trouble émotionnel, pour lequel un sentiment de perte domine, sans qu’un changement et du nouveau soient vraiment possibles en dépit de la courte histoire adultère qu’elle vit, a sans doute la tonalité la plus mélancolique de la mini-série. De fait, l’épisode multiplie les plans, accompagnés d’accord de piano en mode mineur, où elle semble perdue dans ses pensées (Figure 12), comme incapable de savoir quelle résolution tenir (doit-elle quitter Hector ? doit-elle se ranger du côté de sa famille ? doit-elle aller dans le sens de Rosie ?). Ces choix esthétiques, réservés ici à Aisha, sont la parfaite expression d’une conduite de vie qui ne sait dans quelle direction s’orienter.
Figure 12 : Aisha perdue dans ses pensées, images d’une conduite de vie qui ne sait où s’orienter.
- 23 Pierre Langlais, « Sur Arte, une “Gifle” qui déchire le voile des apparences », Télérama, 31 août 2 (...)
22Un tel dispositif narratif et esthétique ne cesse dès lors d’engendrer des questionnements de nature éthique. Comme le rapporte Tony Ayres, l’un des réalisateurs, un « débat passionné a fait rage pendant la diffusion de la série en Australie. Nous soulevons une question d'éthique, tout en opposant libéralisme et conservatisme, progressisme et sévérité23. » On ne saurait en être étonné, car l’émergence d’un tel débat rencontre une des attentes quasiment explicites de la communication promotionnelle accompagnant la série, comme l’atteste l’interpellation qui figure sur les affiches (Figure 13). « Whose side are you on ? » : la question est comminatoire, et elle est adressée bien autant aux personnages qu’aux spectateurs et spectatrices, sommés de se déterminer sur le plan moral et de choisir leur camp, d’autant plus que Rosie et Harry fixent les spectatrices et les spectateurs droit dans les yeux.
Figure 13 : Une affiche promotionnelle de la série
23Devoir se situer d’un côté, plutôt que de l’autre, dans une conception manichéenne et évidemment intenable des rapports humains, nourrit les échanges entre les personnages, mais engendre aussi des conflits de loyauté autant que des conflits affectifs ou des conflits d’appartenance avec lesquels certains se débattent. Harry, par exemple, parce qu’il fait partie de la même famille que son cousin, ne comprend pas qu’Hector ne se range pas automatiquement de son côté. Dans l’épisode 3, qui lui est consacré, filmé en plan rapproché, visage fermé, il l’énonce avec fermeté, d’une manière qui ne souffre pas la contestation : « Si la situation était inversée, je ferais tout pour toi. » Cette réplique est immédiatement suivie, sous l’effet d’un montage cut, d’un écran noir, qui signifie autant le fait qu’Hector ne devrait rien avoir à opposer à Harry, que le gouffre qui vient de s’ouvrir entre eux. Ainsi, le conflit moral qui naît à cet instant entre ces deux personnages est renforcé et, pour mieux dire, converti en une figure stylistique qui entremêle éthique et esthétique.
24Hector, quant à lui, est tiraillé entre le fait d’aller du côté des siens, c’est-à-dire de sa famille grecque, et la volonté de ne pas froisser sa femme Aisha, très proche de Rosie, la mère d’Hugo. Mais Aisha vit aussi douloureusement la difficulté de devoir choisir un camp, ce que traduisent ses énonciations contrariées quand elle laisse entendre à Rosie qu’elle ne pourra pas assister à l’audition au tribunal (Figure 14) : « Je veux y aller mais c’est vraiment difficile avec Hector et sa famille, et toi et Gary… Je veux être là pour toi. Vraiment je t’assure. Tu sais que je veux être à tes côtés » (épisode 5). Cette dernière réplique témoigne ici d’une contradiction éthique entre intention et action. Alors que Rosie attend d’Aisha un fait tangible – être présente au tribunal – Aisha voudrait, tout en exprimant par son attitude combien c’est insuffisant, que Rosie se satisfasse d’une certitude abstraite que les faits justement ne viendront pas confirmer.
Figure 14 : Aisha en pleine contradiction éthique entre intention et action
25Le propos de Tony Ayres retient aussi l’attention parce qu’il associe la question éthique à des oppositions de nature politique (libéralisme/conservatisme) et de nature morale et éducative (progressisme et sévérité), même si les frontières restent poreuses quant à la catégorisation de ces notions (le progressisme, par exemple, est une doctrine de philosophie politique, qui a nécessairement des implications sociales, morales et éducatives). Il ne s’agit cependant pas de rentrer dans un débat de fond sur le bien-fondé ou pas de chaque position, ni sur l’exactitude de la qualification de ces oppositions. Il n’est en effet pas question ici de porter un jugement moral sur la mini-série ou sur telle position éthique portée par tel personnage, car notre propos vise précisément le contraire : pointer combien cette mini-série, par son dispositif narratif même, met en crise, ou du moins en question, la possibilité de tenir une position éthique inébranlable et souveraine.
26Il est bien certain en tout cas que les conditions narratives sont réunies pour faire naître le débat évoqué par Ayres, étant donné la disparité des évaluations, des convictions, des caractères et des sensibilités qui sont à l’œuvre. On peut aisément distinguer sept niveaux narratifs, qui ne cessent en réalité de s’entremêler pour complexifier les postures et les questionnements moraux.
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D’abord, celui de l’événement en lui-même. Le fait de donner une gifle à un enfant est-il un acte de maltraitance, voire de sauvagerie ou d’animalité (pour reprendre le qualificatif que Rosie envoie à la figure de Harry : « tu es un animal » – épisode 3) ou est-ce un moyen de correction, et donc d’éducation, légitime, d’autant plus quand on est amené à penser que les parents sont défaillants ?
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Il y a ensuite le contexte dans lequel la gifle s’est produite, et en particulier le comportement d’Hugo, antérieurement à la gifle, que beaucoup considère comme insupportable et ingérable, mais aussi, si on élargit le contexte, la nature de l’éducation que Rosie et Gary donnent à leur fils.
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Il convient aussi de tenir compte de la sensibilité émotionnelle et morale de chacun, qui n’est pas sans varier parfois avec les circonstances.
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Il y a ce que les personnages ont vraiment perçu de l’événement : certaines et certains voient la gifle, d’autres ne la voient pas.
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Il y a le statut social des personnages, qui n’est pas de peu d’importance.
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Il y a l’intensité que cet événement occupe dans leurs vies. Pour Anouk, par exemple, la gifle n’est un sujet que parce que d’autres (Harry, Rosie) le lui rappellent. Pour Rosie, au contraire, l’affaire de la gifle est centrale, et c’est donc logiquement dans l’épisode qui lui est consacré que se déroule le procès. On voit ainsi que c’est la nature du rapport de chaque personnage à la claque qui en détermine aussi le développement narratif.
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Il y a enfin, de manière plus souterraine et profonde, et justement par-là très vivace, la nature des liens qui unissent plus ou moins les personnages – liens amicaux et familiaux – et l’importance que chacun donne à ces liens.
- 24 « Family is my business », est l’expression exacte qu’il emploie.
27Sans pouvoir entrer dans le détail de chacun, soulignons d’abord que ces points d’ancrage ou ces bornes à partir desquels se dessinent les contours des prises de position éthiques créent des lignes de fractures, non seulement entre les personnages mais aussi en eux-mêmes. Pour Koula et Manolis, qui représentent la plus vieille génération, leur inclination à atténuer la gravité de la gifle est nourrie par leur penchant « naturel » pour l’autorité dans l’éducation et par le fait que c’est leur neveu adoré qui a giflé le petit garçon. Le lien familial et communautaire est un ferment fondamental de leur positionnement éthique et un prisme à travers lequel la mini-série le donne à lire et à comprendre. Des divergences existent entre eux : Koula reproche par exemple à Aisha, sa belle-fille, de « faire passer l’Australienne avant son propre mari », alors que Manolis lui rappelle qu’elle est la mère de leurs petits-enfants (épisode 6). Dans cette controverse, ce qui les réunit apparaît néanmoins comme plus important que ce qui les sépare : chacun exprime, à sa manière, la primauté de l’appartenance à la famille. Manolis se considère d’ailleurs comme le gardien de sa cohésion (Figure 15) : « Tu sais, dit-il à Hector, je me sens harcelé des deux côtés. Si Aisha et Harry sont fâchés, ça crée des tensions au sein de la famille, et la famille ça me regarde24 » (épisode 6). (Koula, quant à elle, dit : « Moi je sais ce qui compte : ma famille. Mon sang passe toujours en premier »). Mais une contradiction éthique apparaît quand, justement, cette prééminence de la famille les conduit à entrer en opposition… avec un membre de leur famille. Elisavet, leur fille, se sent en empathie avec Rosie et Gary, parce qu’il n’est jamais justifié de frapper un enfant, et ce jugement est précisément ce qui les conduit à s’emporter contre elle. Les résolutions morales et les conduites à tenir apparaissent ici alors pour ce qu’elles sont souvent : fermes seulement en apparence, changeantes au gré des situations, sans même que les personnages ne semblent toujours en avoir conscience, loin s’en faut.
Figure 15 : Manolis et son « family business »
28Ce sur quoi The Slap attire aussi l’attention, c’est l’importance de la situation de vie des personnages pour modeler leur conduite éthique. Rien de plus déterminée par les circonstances qu’une position éthique, semble nous dire cette mini-série, et la situation sociale, par exemple, est absolument cruciale. De ce point de vue, The Slap invite sans doute à une réflexion politique et idéologique sur ce qui engendre une éthique, conçue comme position du soi. Prenons le cas de Rosie et Gary. Bien entendu, c’est leur fils Hugo qui a été frappé ; il est donc parfaitement compréhensible qu’ils soient les plus intransigeants. Mais on voit bien aussi tout ce que cette intransigeance transporte avec elle de revanche sociale, armée de la certitude morale d’être dans le camp du bien vis-à-vis d’Harry. Parce qu’Harry a donné une claque à Hugo, ils sont absolument persuadés, sans en avoir au départ aucune preuve, qu’Harry frappe sa femme – ce que la série viendra confirmer. D’où peut venir cette certitude ? Du fait sans aucun doute qu’Harry représente la réussite libérale et capitaliste, avec tout ce que cela suppose de violence réelle et symbolique. C’est une forme de dureté qui semble avoir fait Harry, à qui il doit autant sa position dominante que ses comportements les plus abjects. Or, la manière dont Harry est cadré et filmé à certains moments stratégiques renforce indubitablement cette lecture à la fois politique et éthique que l’on peut faire du personnage. En ouverture de l’épisode 3 qui lui est consacré, Harry, en maillot de bain, se tient droit et ferme devant sa piscine, les mains sur les hanches, et un travelling en plongée vient souligner, non sans ironie, non sans même le ridiculiser quelque peu, la suffisance du personnage (Figure 16). Suivent quatre très gros plans : l’un sur la croix qu’il porte à son cou, qui lui vient de sa mère et qui se détache sur son torse velu ; l’un sur son alliance, qui était à son père et qui apparaît sur fond de maillot de bain noir ; le troisième sur les sombres lunettes de soleil du personnage, vissée sur son nez ; le quatrième enfin où, au ralenti, Harry tourne la tête comme pour toiser avec solennité sa résidence, marqueur le plus évident de sa réussite (Figure 17). « Harry savait qu’ils [ses parents] auraient été fiers de ce qu’il avait accompli. Ils auraient redressé la tête si haut qu’elle aurait atteint les nuages », énonce en parallèle la voix-off. Cette série de plans, qui ont tous quelque chose de clinquant et même de vulgaire, est destinée à montrer qu’Harry mesure la valeur d’un individu à sa réussite sociale, induisant sa certitude morale d’avoir raison. Peu après, sortant de la piscine, il clame, pour lui-même : « King of the world » (Figure 18), ce qui résume tout.
Figure 16 : Harry, droit et ferme devant sa piscine
Figure 17 : Harry, dans sa suffisance clinquante
Figure 18 : Harry, emblème d’une violence libérale décomplexée
25The Slap
- 26 Peter Singer, op. cit., p. 17.
29La mini-série, fort heureusement, ne s’en tient jamais à ce seul déterminisme, pour jouer de tous les tiraillements, de tous les déchirements et de tous les changements par lesquels en passent les consciences. « Toute personne qui a dû prendre une décision éthique difficile, écrit encore Singer, sait que la connaissance de ce que notre société pense que nous devrions faire ne nous tire pas d’embarras. Il faut que nous prenions notre propre décision26. » Les conflits très violents qui naissent entre Rosie et Gary tiennent justement au fait que la posture éthique à tenir ne fait plus consensus entre eux. Aller au procès ou passer à autre chose ? Attendre un acte judiciaire de réparation, au risque d’entretenir encore et encore le souvenir de la gifle comme un trauma ineffaçable, ou n’attendre aucune réparation de la société pour aller de l’avant, au risque de laisser croire à Hugo que le frapper reste sans conséquence ? Ces antinomies, avec lesquels Rosie et Gary se débattent, montrent l’évolution de leur jugement et les ruptures qui peu à peu lézardent leur couple. Le conflit est si fort qu’il les amène à ne plus être en accord avec l’éthique non-violente dont ils se faisaient jusqu’ici les parangons. Sous la colère, insultes et violences physiques éclatent. Rosie, en hurlant, traite Gary de « père minable », de « faible » qui ne veut pas protéger son fils, ce qui le conduit à l’empoigner avec brutalité contre le frigo et à lui dire qu’il la hait (épisode 5). Le moment est cruel pour ce couple qui, à l’instant de la gifle, communiait de manière réflexe dans la conviction d’incarner la position morale la plus juste, et la cruauté dramaturgique est d’ailleurs redoublée sur le plan esthétique : le raccord qui enchaîne très rapidement le plan où Gary enserre Rosie à celui où il la plaque contre le frigo a pour effet de souligner par une violence formelle la défaite morale des personnages (Figure 19).
Figure 19 : Un raccord qui souligne la défaite morale des personnages
30Mais de telles fractures et contradictions éthiques ne seraient sans doute pas aussi fondamentales si, comme nous l’avons déjà esquissé plus haut à propos de Koula et Manolis, elles ne traversaient pas aussi les personnages en eux-mêmes. Aisha exprime, à elle seule, la tension entre gifle comme geste possible d’éducation et gifle comme acte d’agression. Ainsi dit-elle à Connie, qui considère que « ce qui est arrivé à Hugo est une chose terrible » et que « Harry n’aurait pas dû le gifler » : « Tu crois ? Harry n’aurait jamais dû le gifler, mais Hugo a besoin qu’on le discipline. Il était ingérable ce jour-là. Harry est sujet à des accès de colère. Mais il a présenté des excuses. Rosie et Gary auraient dû les accepter pour Hugo. Personne n’en ressort grandi. » (épisode 4) On voit ici combien Aisha tente de penser ensemble deux positions antinomiques, avec la volonté de produire une sorte de synthèse éthique où faire la part entre bien et mal n’a rien d’évident. Or, il est symptomatique que ces paroles semblent avoir immédiatement sur Connie, dont la position était tranchée, une valeur performative. En effet, elle ne parvient pas à administrer une piqûre au chien qu’elles sont en train de soigner, et finit par le blesser. Pour le dire aussi simplement que cela, voulant faire le bien, Connie fait le mal, et c’est toute la difficulté à déterminer en soi la valeur d’un acte qui est ainsi relayée et d’autant plus appuyée par la dramaturgie. Connie, qui a eu la veille une relation sexuelle avec Hector, ne peut alors retenir ses larmes, comme si elle prenait tout à coup conscience que ce qu’elle a fait, et dont elle jubilait, est une terrible trahison envers Aisha, comme si elle réalisait qu’un acte de plaisir peut aussi être un acte offensant. Dans cette scène, d’Aisha à Connie, ce sont deux manières d’éprouver l’éthique comme un lieu de tension qui s’exprime et qu’elles finissent par avoir en partage.
31La gifle comme geste possible d’éducation ou comme acte d’agression, venons-nous de dire : la mini-série ne cesse de montrer qu’embrasser ouvertement une de ces deux positions conduit en fait à se retrouver en pratique sur la sellette d’une position éthique proprement déchirante. Ainsi, Anouk s’emporte face à Rosie, quand elle lui annonce que Gary et elle ont porté plainte contre Harry :
- 27 Cette dernière réplique, à la fois amère et ironique, prend tout son sens quand on sait qu’Anouk es (...)
Anouk : Tu veux mon opinion, tu n’aurais pas dû aller à la police.
Rosie– Mon fils s’est fait cogner.
Anouk : Cogner ! Harry n’a pas cogné Hugo. On dirait un mot de gosse.
Rosie : Il l’a frappé, agressé. C’est illégal. La police prend la chose au sérieux.
Anouk : S’il te plaît, dis-lui quelque chose.
Aisha : C’est son choix.
Anouk : Alors je serai témoin pour Harry et Sandi.
Rosie : Tu l’a vu agresser Hugo.
Anouk : Tu sais ce que j’ai vu ? J’ai vu Harry réprimander Hugo.
Aisha : Je croyais que tu n’avais rien vu.
Rosie : Personne ne mérite d’être frappé, Anouk, encore moins un enfant.
Anouk : On voulait tous gifler Hugo, ce jour-là.
Aisha : C’est horrible de dire ça.
Anouk : Et c’est pas horrible de détruire la vie de Harry et Sandi, parce que Gary aime jouer les victimes ?
Rosie : Tais-toi Anouk.
Anouk : Ou c’est parce que Garry s’ennuie ? Il veut un peu d’animation ? Le problème d’Hugo ce n’est pas qu’Harry l’ait giflé. Le problème d’Hugo c’est que Gary et toi le laissiez se comporter de la sorte !
Aisha : Ça suffit.
Anouk : Tu ne le grondes jamais. Tu ne lui as jamais fixé de limites. Il peut se comporter comme un monstre.
Aisha : Ça suffit. Tu ne t’es jamais intéressée à nos enfants. Tu nous l’as prouvé cent fois, alors ne te pose pas en experte !
Anouk : Oui, j’y connais rien27.
- 28 Ce couple notionnel est avancé par Max Weber dans le cadre d’une réflexion sur l’éthique politique. (...)
- 29 Peter Singer, op. cit., p. 14.
32C’est Anouk, à ce moment-là, qui va le plus loin dans toute la série pour dénoncer les carences éducatives de Rosie et Gary, et pour mettre en balance la gifle avec le fait de porter l’affaire en justice. On voit qu’Anouk est ici agie par un retour du refoulé, tant elle s’emporte avec véhémence, tant Aisha cherche à la faire taire, comme si ces paroles étaient inaudibles parce que l’expression d’un véritable tabou. Anouk ici prend position, choisit son camp et réduit la gifle à un non-événement. Mais deux séquences après, c’est pleine de remords qu’elle se rend chez Rosie, un bouquet de fleurs à la main, pour se réconcilier avec elle et concéder que « elle n’aurait pas dû l’ouvrir » (Figure 20). Pour convoquer un couple notionnel classique de la pensée éthique, c’est un conflit entre éthique de conviction et éthique de responsabilité28 qu’Anouk incarne ou, plus exactement, c’est la manière dont l’éthique de conviction doit en rabattre sur l’éthique de responsabilité dont elle fait l’épreuve pratique si elle veut sauver une amitié. C’est bien sa conviction profonde qu’elle semble avoir exprimée dans un accès de colère, mais il est de sa responsabilité de manifester qu’elle a eu tort, pour renouer le lien d’une relation fondamentale et durable. L’éthique « n’est pas un système idéal, noble en théorie, mais qui ne vaudrait rien en pratique. […] Tout l’intérêt d’un jugement éthique est justement de guider une pratique29. » Le geste de réconciliation d’Anouk a ici valeur d’acte éthique pratique, qui dit la position morale de réserve et d’amitié qu’elle entend tenir in fine.
Figure 20 : Anouk tente une réconciliation par un acte éthique pratique
33Par son dispositif même, par la multiplicité des personnages, des points de vue et des histoires individuelles auxquels elle nous confronte, The Slap apparaît alors comme une machine narrative à générer du relativisme moral. C’est évidemment aux scènes de procès, qui se déroulent pour l’essentiel dans l’épisode 5, soit à un moment central de l’arche narrative globale, que d’en cristalliser les enjeux. Notons d’ailleurs que ces scènes sont beaucoup plus développées dans la série que dans le roman. Justice et morale, droit et éthique ne sont pas du tout la même chose, et Rosie en fait la douloureuse expérience, en se voyant impitoyablement mise en cause par l’avocat d’Harry. Ce dernier insiste sur l’environnement alcoolisé dans lequel Hugo est élevé, appuyant sur les nombreuses défaillances dont Rosie et Gary se sont rendus responsables à ses yeux (absence de surveillance et de contrôle d’Hugo, allaitement après avoir consommé de l’alcool, délaissement de l’enfant seul à la maison quand il avait six semaines). C’est à un passé et à un environnement éducatif coupables que Rosie se retrouve confrontée. Voulant faire valoir le droit de son enfant et une conviction éthique – on n’a pas le droit de frapper un enfant –, Rosie voit sa position ébranlée par des considérations morales d’une autre nature, où l’avocat entend démontrer qu’elle n’est pas un modèle de vertu. C’est l’absence d’exemplarité de Rosie et Gary que l’avocat porte au cœur du prétoire ; c’est même en renvoyant l’origine de la faute sur eux (si Hugo avait été surveillé, rien ne serait arrivé) qu’il en vient à produire les conditions même du relativisme : l’objectif est évidemment de faire sentir que, dans de telles circonstances, la gifle d’Harry n’est au fond pas si grave…
34Il est significatif que jamais l’audition d’Harry ne soit visible. Cela ne tient pas seulement au fait que nous sommes dans l’épisode consacré à Rosie (car, en ce cas, on n’aurait pas non plus entendu l’audition d’Hector, ce qui est pourtant le cas). Tout se passe comme si l’enjeu était de montrer, pour mieux les minorer, la position et les comportements qui peuvent a priori sembler les plus moraux, pour justement faire valoir l’extrême difficulté qu’il y a soutenir une position éthique. Le verdict, connu du spectateur tout de suite après l’audition éprouvante de Rosie, ce qui maintient et prolonge la dynamique des confusions et des ambivalences, va dans le même sens, et donne le sentiment d’être un modèle d’équilibrisme judiciaire. Harry est reconnu coupable mais ne reçoit pas de condamnation, ce qu’on peut voir comme un compromis fondé en droit ou une manière de renvoyer les lectures éthiques de l’affaire dos à dos.
35Ce type de relativisme n’est pas seulement induit par le déroulement des faits, et donc à déduire d’une interprétation. C’est un relativisme explicite, affiché, quand bien même il reste réfracté à l’aune d’une subjectivité. La voix-off narratrice, qui scande de ses commentaires réguliers le récit (surtout en ouverture et fermeture des épisodes, sans que cela soit non plus systématique) en est le meilleur vecteur. À la fin du premier épisode (Figure 21), elle énonce ainsi : « Hector était un athée, mais il remercia Dieu néanmoins pour les événements de cet après-midi-là. La gifle lui avait évité de commettre une erreur monumentale. Une erreur qu’il aurait à jamais regrettée. » La gifle, en effet, a interrompu le flirt qu’Hector a entretenu, une bonne partie de la journée et singulièrement au moment où la gifle est donnée, avec Connie. Ainsi, loin d’être un événement regrettable, cette gifle a, pour lui, explicitement valeur de bénédiction, et même de petit miracle, ce vocabulaire religieux s’imposant étant donné qu’Hector en vient à remercier Dieu. Comment mieux faire sentir toute la relativité morale dont les personnages peuvent faire preuve face à un événement ? Quand un geste, a priori négatif, devient à ce point un déterminant positif, que deviennent des notions comme la gravité, la violence, et même le bien et le mal ? Seule une logique d’intérêts semble alors pouvoir servir de lecture, mais est-on alors dans un cadre moral, dont on voit mal comment il peut se passer de principes, ou bascule-t-on du côté d’une politique des individus, si la politique se définit minimalement par la défense des intérêts ? Il ne s’agit pas, bien sûr, de résoudre ces questions abyssales, mais plutôt de faire saisir combien une mini-série comme The Slap est pourvoyeuse d’incertitudes et dramatise ces questionnements.
Figure 21 : La voix-off ou l’expression d’un relativisme moral explicite
36Ce dispositif narratif sériel sert aussi de révélateur éthique pour mieux exploiter les vertiges du relativisme. En nous faisant entrer dans la vie de huit personnages, la série ne va évidemment pas sans son lot de révélations, plus ou moins problématiques sur le plan moral. Il est essentiel, de ce point de vue, que la série s’ouvre sur la relation qu’Hector va entretenir un temps avec Connie. La tentation de l’adultère, contre laquelle Hector lutte, puis cède, puis lutte encore, incapable de tenir une position, tout comme il ne parvient pas à tenir ses résolutions de ne plus fumer, donne le la : la série ne cesse de faire surgir et de nous confronter à des dilemmes moraux et à des agissements qui, tous, peu ou prou, relèvent de questions éthiques. Anouk a-t-elle le droit de prendre, seule, la décision d’avorter, alors que c’était peut-être sa dernière chance d’avoir un enfant, ou cette décision devait-elle être prise en concertation avec son compagnon, Rhys, beaucoup plus jeune qu’elle, comme il le lui reproche, désespéré, en la quittant sur le champ ? Aisha devait-elle révéler à Rosie le fait qu’Harry a déjà fait preuve d’une violence extrême, jusqu’à casser la mâchoire de sa femme Sandi, quand bien même cela n’aurait joué aucun rôle pendant le procès car Sandi aurait nié, ou a-t-elle raison de se taire, pour mieux préserver la cohésion de la famille de son mari, au risque de passer pour une dissimulatrice, une traitresse et une bourgeoise confortablement installée dans sa vie parfaite ? Richie a-t-il raison de harceler Hector, en le bombardant de SMS anonymes, pour mettre la pression sur un violeur présumé ou devrait-il respecter la volonté de Connie qui ne veut rien dire, et pour cause, puisqu’elle a menti ?
37Or, et c’est peut-être sur ce point que la série suscite son plus grand effet de trouble, il est remarquable que ces questions restent passablement irrésolues en dépit des choix de vie des personnages et des arcs narratifs qui se dessinent à partir d’eux. Anouk prend bien la décision d’avorter, Aisha fait bien le choix de privilégier sa famille, Richie est déterminé à pourrir la vie d’Hector, et on pourrait penser que ces décisions peuvent emporter notre conviction puisque l’on connaît les raisons qui dictent la conduite des personnages. Mais ce serait méconnaitre que ces choix se dégagent sur fond d’opposition à d’autres personnages, qui partagent des convictions tout à fait opposées, et la dramaturgie et la mise en scène de certaines séquences se chargent d’accentuer la dramatisation de ces oppositions.
38Prenons le cas d’Anouk et de Rhys. La colère et la profonde tristesse de ce dernier, mais surtout, pour ce qui nous occupe ici, sa réprobation morale quand il apprend qu’Anouk a avorté sans l’avoir consulté, sont d’autant plus marquées qu’en ouverture de la séquence, soit quelques instants auparavant, il était tout à la joie d’avoir deviné qu’elle était enceinte. La scène s’ouvre d’ailleurs sur un plan sur lui, qui s’affaire avec entrain à préparer le petit déjeuner, avant de rejoindre Anouk pour lui faire part de son bonheur, et se ferme à l’inverse sur un plan de son départ de l’appartement, laissant Anouk, seule, de dos, en train de pleurer. D’un plan à l’autre, d’un état émotionnel à l’autre, l’opposition sur la décision qui devait être prise autant que sur la manière dont elle devait être prise ne saurait être plus marquée, et le choix d’Anouk continue à poser question et prolonge pour les spectatrices et les spectateurs un dilemme éthique qui la dépasse (Figure 22).
Figure 22 : D’un plan l’autre, une opposition qui prolonge un dilemme éthique
39Il n’est donc pas question, là encore, de résoudre ici les questions que la mini-série fait surgir, dont certaines sont d’une grande complexité éthique, tant elles enchevêtrent des considérations de natures très différentes. Il s’agit en revanche de bien situer, à partir d’elles, le problème auquel la série nous confronte par son dispositif même en nous faisant passer d’un personnage à un autre. Étant donné que, pour chacun d’eux, les dilemmes et les révélations auxquels nous assistons sont ce qui les concerne en propre, qu’ils sont leurs préoccupations et leurs tourments du moment, au détriment de bien d’autres problèmes – en particulier la gifle – un trouble vénéneux opère constamment, que résume cette antinomie : est-on invité à relier ces faits pour mieux les comparer, au risque d’atténuer la gravité de certains, ou convient-il de les envisager sur le même plan, au risque peut-être de perdre toute boussole morale ? C’est alors la question sociétale d’une possible morale commune, et donc la question socio-éthique du commun, que la série met en crise tout en invitant à la penser. On comprend pourquoi, au-delà d’une recherche évidente d’une forme de réalisme social, la série prend le soin de nous placer face à une communauté de personnages multiethnique et multiculturelle. C’est pour donner une extension, la plus large possible, à cette grande difficulté qu’il y a à créer du commun.
40De ce point de vue, si la gifle fait vraiment l’effet d’une « bombe à fragmentation » comme le suggérait le générique, c’est qu’elle ne cesse d’engendrer des prises de positions antagonistes, qui peuvent finir par aboutir à l’expression de véritables refus de l’autre, par volonté éthique de préserver son intégrité. La série est même cruelle et cinglante quand un tel refus s’adresse à celle qui avait pu penser qu’elle incarnait justement une forme de droiture morale, à savoir Rosie. Bilal, dont on rappelle qu’il a rompu avec une partie de son passé et l’alcool, l’accable sans détour (Figure 23), après avoir tenté d’extirper Gary du pub où il se soûlait (épisode 5) :
Ça fait des années que je n’avais pas mis les pieds dans un pub. Je ne sais pas pourquoi j’aimais ces endroits. Ils sont immondes. Je ne veux pas de toi ni de ton mari ni de votre fils dans ma vie. Vous me rappelez la vie que j’ai laissée derrière moi. Je ne veux pas que tu parles à ma femme. Ni que tu sois amie avec elle. Je ne vois rien de bien en toi, Rosie. Désolé. C’est juste ta tribu. Votre sang est mauvais. Nous avons fui votre tribu, moi et Shamira.
Figure 23 : Bilal accable Rosie
41Il est terrible que cet homme si arraisonné à ses principes ne puisse les soutenir sans verser dans l’intransigeance et sans rejeter complètement non pas ce avec quoi il a rompu, mais ceux qui lui rappellent ce avec quoi il a rompu. Au fond, c’est la possibilité même d’une conception universelle de l’éthique, et donc peut-être la possibilité de l’éthique elle-même, que cette série semble mettre le plus en souffrance. Car, comme le laissait apparaître les propos de Peter Singer en ouverture et qu’on peut désormais compléter, une des données de base de la pensée éthique est justement l’aspiration à l’universel : « Depuis les temps anciens, philosophes et moralistes ont émis l’idée que la conduite éthique est acceptable d’un point de vue en quelque sorte universel30. » Mais que devient l’universel quand même le commun et la prise en compte de l’altérité sont fracturés ? La petite utopie qui ouvre le premier épisode, où à l’occasion d’une fête d’anniversaire la société multiculturelle de Melbourne semble être mise en abyme, vole littéralement en éclats après la gifle. Bien entendu, il est inexact de parler d’utopie, car nombre de dissensions apparaissent d’emblée (Hector obnubilé par Connie, Aisha qui refuse un voyage en Grèce offert par les parents d’Hector, Garry qui juge le soap-opéra scénarisé par Anouk débile, Hugo qui irrite profondément les autres enfants avec lesquels il joue…). Mais tout ce petit monde est assemblé en un même lieu et parvient à surmonter les désaccords pour que la garden-party suive son cours, comme si une forme d’éthique de responsabilité au service du commun animait, peu ou prou, tout un chacun. Après la gifle, à l’inverse, le problème n’est même plus de savoir si les personnages sont aux prises individuellement avec les affres de l’antagonisme entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Il est de constater que le substrat même de ce qu’on peut nommer éthique – l’universalisable – se délite, au point d’être l’objet d’une profonde mise en question.
- 31 On ne peut s’empêcher de noter que, dans une forme de mimétisme symptomatique, le « Richie’s theme (...)
42Seul le repli sur la « famille », en définitive, apparaît comme une porte de sortie éthique pour tous les personnages, comme le suggèrent les tous derniers instants de la série, que ces familles soient de sang ou de cœur. C’est l’épisode qui rompt, en dernier ressort, avec la formule sérielle générale pour effectuer un bref focus sur tous les personnages principaux, au moment où la série va les laisser. L’épisode ne se termine d’ailleurs pas sur Richie, alors que c’est son épisode, mais sur Aisha et Hector dans leur jardin, le lieu symbolique où s’est précipité le drame. The Slap, dans la dernière séquence, effectue un passage en revue de quasiment tous les personnages, pour mieux dessiner entre eux la posture éthique qu’ils ont en partage31. Bilal, comme on l’a vu, a excommunié Rosie de sa vie pour mieux sauver la cellule familiale qu’il a su créer, mais tous les personnages opèrent en ces derniers instants ce même mouvement symbolique de retour vers les très proches, vers une famille construite ou en devenir. Richie accepte son homosexualité et débute une histoire sentimentale avec Nick, non sans avoir réuni auprès de lui son père et sa mère, séparés et dont les modes de vie sont aux antipodes, non sans avoir aussi renoué avec Rosie et Gary, avec lesquels il entretient des relations presque filiales. C’est auprès d’Anouk, sa plus vieille amie, qui est comme sa sœur, qu’Aisha vient se réfugier pour trouver des moments de réconforts, avant de retourner auprès des siens. C’est avec sa tante, qui l’a élevée après la mort de ses parents, que nous voyons Connie pour la dernière fois. C’est chez Koula et Manolis, que nous retrouvons Harry et Sandi, avant de les voir, dans une scène qui a valeur d’emblème, en train de regarder, avec une fierté non feinte, l’échographie de leur futur enfant. Quant à Gary, Rosie et Hugo, c’est en voiture que nous les laissons, en route vers une nouvelle vie et une nouvelle maison.
- 32 Il est d’ailleurs permis de se demander si cette succession de saynètes n’est pas rêvée par Richie (...)
43La mini-série, pourtant, ne s’achève pas tout à fait sur ces images apaisées et apparemment rassurantes, où le retour aux siens serait en définitive la seule chose qui vaille32. Les dernières images sont bien plus ambiguës. Un gros plan sur Hugo en voiture (Figure 24), qui ouvre les yeux et nous regarde une fraction de seconde face caméra, cède la place à Hector retrouvant, dans son jardin, la batte de base-ball avec laquelle Hugo menaçait les autres enfants le jour de la garden-party avant de recevoir la gifle (Figure 25).
Figure 24 : Hugo qui, face caméra, semble demander : « au fond, que s’est-il passé ? »
Figure 25 : Les derniers plans de la série ou « Comment en est-on arrivé là ? »
- 33 On notera que c’est un même type de questionnement qui conduit, chez Nietzsche, un travail réflexif (...)
- 34 Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 225.
44Face à Aisha, dans un silence lourd de sens mais difficile à interpréter, le poids de toute cette histoire semble peser sur leurs épaules. « Comment en est-on arrivé-là ? » paraissent se demander muettement leurs deux silhouettes, tout comme le regard d’Hugo, qui semble sortir d’un rêve agité, paraît nous interpeller pour mieux qu’on se demande : « au fond, que s’est-il passé ? 33 ». Cette mini-série aura été un drame et non une fable : et c’est pourquoi elle paraît se refuser, jusqu’au bout, à une morale simple, et encore moins simpliste. Tout son propos, au contraire, aura été de nous faire traverser des déchirements et des errements éthiques, qui laissent circonspects, non sans charrier leur dose de malaise. « Nous avons besoin d’une éthique et d’une foi, écrivait Deleuze, ce qui fait rire les idiots. Ce n’est pas le besoin de croire à autre chose, mais le besoin de croire à ce monde-ci, dont les idiots font partie34. » Avec sa fin trouble et incertaine, et ses impasses éthiques irrésolues, c’est la possibilité même de croire à un monde éthique possible que cette mini-série met peut-être à mal… comme une ultime gifle.