- 1 Voir par exemple Steven F. Kruger, AIDS Narratives Gender and Sexuality, Fiction and Science, New Y (...)
- 2 Rodney Buxton, Broadcast formats, fictional narratives and controversy: Network television’s depict (...)
- 3 Voir Kylo-Patrick R. Hart, The AIDS Movie: Representing a Pandemic in Film and Television, New York (...)
- 4 Voir Buxton. ; Emile C. Netzhammer et Scott A. Shamp, « Guilt by Association: Homosexuality and AID (...)
1La représentation du SIDA en littérature a fait l’objet d’études universitaires dès les années 1990, l’autofiction comme le roman ou le théâtre gays ayant été prolifiques à ce sujet1. Rapidement, le SIDA est en effet devenu le sujet de pièces de théâtre, à l’instar de The Normal Heart (1985) de Larry Kramer ou d’Angels in America (1993) de Tony Kushner, toutes deux adaptées pour la télévision par HBO respectivement sous forme de téléfilm en 2015 et de mini-série en 2003. Ces adaptations se sont donc faites dans des formats par essence courts qui ne permettent pas de représenter la maladie sur la durée. Le traitement filmique du SIDA, souvent cantonné (à quelques exceptions près) à des films à petit budget avec une distribution restreinte2, a lui aussi pu donner lieu à des ouvrages universitaires3, mais ses représentations au format sériel restent assez peu étudiées4.
- 5 Sauf mention contraire, les données citées ici sont issues du site hiv.gov : https://www.hiv.gov/hi (...)
- 6 Larry Gross, « What is Wrong with this Picture? », in Queer Words, Queer Images: Communication and (...)
2En juin 1981, les premiers cas du SIDA sont rapportés par les autorités de santé aux États-Unis5. Pourtant, ce n’est qu’un an plus tard, en juin 1982, qu’il est fait mention pour la première fois du virus à la télévision américaine, dans les journaux télévisés des networks. Le journaliste Brokaw explique alors que, selon une étude scientifique, « le mode de vie de certains hommes homosexuels a déclenché une épidémie d’une forme rare de cancer6 ». Le 24 septembre 1982, le terme « AIDS » (Acquired Immune Deficiency Syndrome) est utilisé pour la première fois en remplacement de « GRID » (Gay-Related Immune Deficiency).
3Du 22 au 25 novembre 1983, l’OMS organise la première réunion dont le but est d’évaluer la situation mondiale vis-à-vis du SIDA et de lancer une surveillance accrue de l’évolution de l’épidémie. Un mois plus tard, la série médicale St. Elsewhere (NBC, 1982-1988) propose l’épisode « AIDS and Comfort » (S02E09), le premier en prime-time à présenter un patient atteint du SIDA7.
- 8 Larry Gross, Up from Invisibility: Lesbians, Gay Men, and the Media in America, New York, Columbia (...)
- 9 Buxton, p. 4.
- 10 Lillian Faderman, The Gay Revolution, New York, Simon & Schuster Paperbacks, 2015, p. 418.
4Alors que le SIDA peine à s’imposer comme un sujet sérieux et continue d’être passé sous silence ou relégué au rang de problème des homosexuels, un événement médiatique vient changer la donne. Le 25 juillet 1985, l’acteur Rock Hudson annonce être atteint de la maladie, faisant de lui la première personnalité d’envergure à le déclarer publiquement. La couverture médiatique s’intensifie alors, notamment après le décès de la star le 2 octobre 1985, dans un lien de cause à effet implicitement évident8. Comme le résume l’universitaire Rodney Buxton, « [s]oudain, le SIDA n’était plus une notion abstraite touchant des individus sans visage ; une de ses victimes avait un visage familier9. » La maladie de l’acteur, proche du couple Reagan, pousse le président très conservateur à prononcer le mot « SIDA » pour la première fois10, le 17 septembre 1985, dont il dit faire une « priorité absolue », quatre ans après que les premiers cas ont été rapportés. Son premier discours officiel sur le sujet attend juin 1987, le SIDA ayant alors déjà entraîné plus de 20 000 morts aux États-Unis. La barre des 100 000 cas rapportés est franchie en 1989, année qui voit aussi le premier Love Ball Aids Benefit qui permet de lever 350 000$ pour la recherche.
5En novembre 1991, la série Life Goes On (Corky, un adolescent pas comme les autres, ABC, 1989-1993) introduit le premier personnage récurrent séropositif de la télévision américaine (S03E06). Jesse (Chad Lowe), petit-ami de la fille de la famille, est le premier personnage de série américaine à donner un aperçu du quotidien d’une personne séropositive – adolescente de surcroît – via le format semi-feuilletonnant.
6Cette courte chronologie, évidemment non-exhaustive, nous permet un bornage correspondant à la diégèse de la série Pose (FX, 2018-2021), notamment des deux premières saisons qui feront l’objet de micro-analyses dans cet article. Cette série constitue ainsi notre objet d’études par sa représentation inédite du SIDA dans une série américaine feuilletonnante. L’un des attraits d’une telle étude réside également dans l’aspect rétrospectif de cette série, produite à la fin des années 2020, mais dont l’intrigue revient 30 ans en arrière, apportant un regard contemporain sur un pan de l’histoire américaine qui peut déjà sembler lointain pour les jeunes générations, tout en étant encore un sujet brûlant pour celles et ceux qui l’ont vécu ou continuent de le vivre.
- 11 Gross, p. 95.
- 12 Eve Kosofsky Sedgwick, Epistemology of the Closet, Berkeley et Los Angeles, University of Californi (...)
- 13 Judith Butler, « Bodily Inscriptions, Performative Subversions », in Continental Feminism Reader, e (...)
7Une dizaine d’années après le début de l’épidémie, le SIDA reste toujours très étroitement lié à l’homosexualité dans les discours publics, si bien qu’il est qualifié de « virus gay » ou « peste gay » selon de nombreux médias11, tandis que d’autres continuent de l’appeler la « maladie gay12 », ou de parler de « pollution homosexuelle13 ». Cette étroite corrélation entre le tabou que constitue encore l’homosexualité dans les années 1980 et au début des années 1990, associé à la psychose générée par la pandémie du SIDA, explique sa représentation en demi-teinte au cours de la décennie. Nous verrons ainsi comment le SIDA est longtemps resté un sujet épisodique que le format formulaire pouvait aborder et évacuer en un seul épisode (1), avant de nous intéresser à la volonté de visibilité délibérée de la maladie par la série Pose (2) qui, par son format feuilletonnant, permet d’offrir une historiographie des années SIDA (3).
- 14 “the economic necessity that forces television series to appeal to the largest possible audience di (...)
- 15 Ibid.
8Deux raisons peuvent expliquer le décalage entre la recension des premiers cas et les premiers traitements télévisuels du SIDA. Pour rappel, le début de l’année 1983 voit l’abolition du Code of Practices for Television Broadcasters, qui exerçait jusque-là un strict contrôle sur ce qu’il était jugé acceptable ou non de montrer à la télévision. Toutefois, même avec cette contrainte levée, « [l]a nécessité économique qui pousse les séries télévisées à vouloir attirer le plus large public possible décourage les scénaristes de violer les normes sociales.14. » En d’autres termes, le stigmate qui pèse sur le SIDA et son étroite corrélation avec l’homosexualité, encore taboue au début des années 1980, suffit à dissuader les scénaristes d’intégrer la maladie à leurs arcs narratifs, d’autant que les séries diffusées sur les networks dépendent financièrement des annonceurs. Par ailleurs, sur le plan de la continuité diégétique, Netzhammer et Shamp nous rappellent qu’un contrat tacite lie les scénaristes aux téléspectateur.trice.s, qui s’attendent à retrouver leurs personnages favoris semaine après semaine, ce qui empêche ces personnages récurrents de contracter le virus qui (jusqu’à l’arrivée des trithérapies) signait leur arrêt de mort15.
9Le SIDA est donc abordé par le biais d’un personnage non récurrent, le temps d’un épisode. C’est ainsi qu’il fera son apparition dans des séries semi-feuilletonnantes, format né dans les années 1980 et florissant tout au long des années 199016, qui permet le « one shot » dans des séries formulaires policières et médicales, au travers d’un personnage « cas de la semaine17 ». C’est par ce biais – et dans ces deux genres de séries en particulier – que le SIDA apparaît à la télévision américaine, et il y restera longtemps cantonné.
10Comme dit plus haut, la première mention du SIDA dans une série américaine en prime-time a lieu en décembre 1983, au cours de l’épisode « AIDS and Comfort » de la série médicale St. Elsewhere. Un homme politique local est admis à l’hôpital Saint-Eligius et est rapidement diagnostiqué séropositif, suscitant ainsi la peur et l’anxiété parmi le personnel hospitalier tout en révélant son homosexualité latente à sa famille et à ses collègues. Deux ans plus tard, l’épisode « Family Feud » (S04E15) marque tout autant les esprits, brisant l’accord tacite concernant les personnages principaux d’une série de network, puisque le Dr Caldwell (Mark Harmon), présent depuis le début de la deuxième saison, contracte le VIH à la suite d’une relation sexuelle avec une prostituée. Ce point de départ aurait pu fournir l’occasion d’intégrer la maladie à l’arc narratif d’un personnage central, mais il n’en est rien. En l’espace de deux épisodes, le personnage se voit contraint de démissionner de l’hôpital, tente de se suicider, et finit par quitter la ville pour aller travailler dans une clinique spécialisée dans le traitement du SIDA, quittant la série par la même occasion. D’autres séries comme Trapper John M.D (CBS, 1979-1986) intègrent le SIDA le temps d’un épisode (« Friends and Lovers », S07E05, 1985), lorsqu’une infirmière de l’hôpital apprend qu’un de ses anciens petits amis est homosexuel et séropositif. Ces premières représentations exposent au public le thème du SIDA dans un cadre hospitalier, l’abordant davantage sous l’angle médical que sociétal, et renforcent l’image de pratiques « déviantes » et associées à la clandestinité (homosexualité et prostitution) comme causes du virus.
- 18 Netzhammer et Shamp, p. 99.
11Comme le soulignent Netzhammer et Schamp, quelques sitcoms s’essayent à aborder le SIDA, comme Mr Belvedere (ABC, 1985-1990) avec l’épisode « Wesley’s friend » (S02E16, 1986) ou encore Designing Women (Femmes d'affaires et Dames de cœur, CBS, 1986-1993) avec l’épisode « Killing All the Right People » (S02E04, 1987). Ils notent toutefois que la première présente un personnage hétérosexuel séropositif, mais tourne en dérision l’homosexualité au cours de l’épisode, alors que la seconde présente un personnage homosexuel séropositif mais ne fait usage d’aucune blague homophobe, contrairement à d’autres épisodes de la série18. La corrélation demeure donc, même indirectement.
- 19 Ces exemples sont tirés du travail de Netzhammer et Shamp.
12Vers la fin des années 1980, ce seront finalement les séries policières qui intégreront le plus d’arcs narratifs épisodiques autour du SIDA. Citons Leg Work (CBS, 1987, « Life Itself », S01E07, 1987), The Equalizer, (CBS, 1985-1989, « Christmas Presence », S03E11, 1987), 21 Jump Street (FOX, 1987-1991, « A Big Disease with a Little Name », S02E13, 1988) ou encore Midnight Caller (Jack Killian, l’homme au micro, NBC, 1988-1991, « After it Happened », S01E03, 1988)19. La plupart de ces exemples sont doublement problématiques. D’abord, l’essence même de la série policière est étroitement liée à l’idée d’un coupable. Or, couplées au SIDA, certaines de ces intrigues contribuent à associer le virus à l’idée de faute. D’autre part, ce coupable s’avère très souvent être un homme homosexuel (dans trois de ces cas), ou être lié à une forme de déviance, comme dans The Equalizer, où le personnage séropositif est un enfant de 6 ans ayant contracté le virus in utero par la faute de sa mère héroïnomane.
- 20 Hatchuel et Cornillon, p. 58.
- 21 À titre d’exemple, le résumé IMDB de l’épisode de Leg Work annonce : « Claire helps a friend suffer (...)
- 22 Netzhammer et Shamp, p. 92.
13Citant le cas d’ER (Urgences, NBC, 1994-2009), Sarah Hatchuel et Claire Cornillon postulent que les cas médicaux ont des conséquences durables sur le personnel de l’hôpital, conséquences qui peuvent s’étaler sur des saisons voire sur la série tout entière20. Si c’est vrai des personnages principaux de ces séries en contact direct avec ces personnages séropositifs21, cela l’est sans doute aussi des téléspectateur.trice.s. Or, comme nous l’avons montré ici à travers différents exemples, ces représentations lient souvent – et de manière assez peu surprenante – SIDA et homosexualité de manière étroite. Il s’agit donc d’un des effets sans doute les plus durables de ces premières représentations, si bien que « le format épisodique a dépeint le SIDA comme un problème universel perpétré par les homosexuels22. »
14Deux problèmes majeurs découlent de ces représentations. Tout d’abord, elles ont contribué à renforcer le trope dit « Bury your gays » car
- 23 Audrey Haensler, Une télévision post-placard ? Histoire et formes du coming-out dans les séries amé (...)
avec l’émergence du SIDA, le trope s’impose comme un moyen réaliste de traiter la crise sanitaire qui frappe le pays : nombre de productions cinématographiques et télévisuelles représentant des personnages gays condamnent alors nécessairement à mort leur protagoniste23.
- 24 Jean-Pierre Esquenazi, Les Séries télévisées : l’avenir du cinéma ?, Paris, Armand Colin, 2007 (...)
15En résumé, le format épisodique permet de faire d’une pierre deux coups, en évacuant le SIDA et le personnage homosexuel à la fin de l’épisode, dans la volonté déjà mentionnée de présenter le récit le plus consensuel possible pour fidéliser la téléspectature24.
- 25 Gross, p. 103.
- 26 Cité dans Netzhammer et Shamp, p. 98.
16Autre effet secondaire indésirable, Gross explique que le SIDA a ainsi donné un second souffle aux deux « rôles » des personnes gays véhiculés par les media de masse : the victim and the villain25, qui ont historiquement permis d’intégrer l’homosexualité malgré le Code of Television en la condamnant ou en la ridiculisant. Ces deux rôles se combinent même dans ce que Rosenberg appelle la « perception of volition », notion selon laquelle le personnage est une victime coupable, qui a contribué à sa propre infection par ses pratiques déviantes26. Les exemples susmentionnés remplissent pour la plupart ce critère.
- 27 Nathan G. Tipton, « American Television: Drama », in The Queer Encyclopedia of Film and Television, (...)
17Au tournant des années 1990, le SIDA continue d’apparaître dans les séries de manière sporadique. Les efforts pour en faire un véritable sujet viendront souvent de téléfilms comme An Early Frost (NBC, 1985), As Is (Showtime, 1986), ou encore Andre’s Mother (PBS, 1990), qui offrent une image plus nuancée du SIDA, mettant en scène les personnages qui en sont atteints comme des « victimes nobles27 », sans que cela puisse suffire à combler l’ancrage du lien entre le virus, les hommes gays et leurs pratiques sexuelles. D’après Tipton, il a fallu que l’épidémie gagne la population hétérosexuelle pour que les représentations stigmatisantes se modifient :
It remains unclear how much these televised depictions of AIDS resulted in an increase in AIDS awareness and in greater compassion and understanding for those most affected by the epidemic. However, as a result of increased AIDS awareness and a shift in AIDS demographics away from gay men, television portrayals of homosexuals began to break new representational ground28.
18Alors qu’en 1994 le SIDA est la première cause de mortalité des hommes entre 25 et 44 ans, il a fallu attendre l’arrivée des trithérapies (février 1996) pour que des séries représentent le SIDA de façon feuilletonnante au travers de personnages récurrents, voire principaux. L’on peut ainsi penser à Life Goes On, Oz (HBO, 1997-2003), Urgences (NBC, 1994-2009) ou encore Queer as Folk (Showtime, 2000-2005) pour n’en citer que quelques-unes. En 2003, la mini-série Angels in America (HBO, 2003), adaptée de la pièce éponyme de Tony Kushner, porte l’épidémie sur le petit écran et rencontre un succès critique et public. Toutefois, format oblige, la série n’a pas vocation à durer et prend fin après la diffusion de ses six épisodes à une semaine d’intervalle. Il faudra donc attendre 2018 pour qu’une série américaine feuilletonnante en fasse son motif central, utilisant le SIDA comme toile de fond devant laquelle évoluent tous ses personnages.
19Si Pose débute en 2018 sur nos écrans, la diégèse, elle, remonte trente ans plus tôt, dans les années 1980, et dépeint la vie de jeunes femmes trans africaines-américaines et latinx de la scène ballroom, ainsi que celle des hommes gays noirs de leur entourage, tous étant frappés de plein fouet par la crise du SIDA. Du fait de ses thématiques, la série entretient un lien étroit avec le documentaire Paris Is Burning (1990) dont la réalisatrice, Jennie Livingston, est productrice consultante pour la série de Ryan Murphy.
20Le récit se déroule dans le New York des années 1980 et nous plonge dans la ballroom culture, facette underground de la scène LGBTQ+ racisée où l’on défile selon des catégories (« work », « dance » etc.) pour gagner des trophées – l’on ne concourt pas à titre uniquement individuel, mais pour faire entrer sa house dans la légende. L’on suit ainsi Blanca (MJ Rodriguez), jeune femme trans portoricaine qui décide de quitter la House of Abundance menée d’une main de fer par la matriarche Elektra (Dominique Jackson), pour fonder sa propre maison, House of Evangelista. Elle recueille plusieurs « enfants », c’est-à-dire des protégé.e.s, dont Damon (Ryan Jamaal Swain), jeune homosexuel afro-américain récemment mis à la porte de chez lui, ou encore l’envoûtante Angel (Indya Moore), qui rafle les trophées mais rêve de se faire une place au milieu des femmes cis. La décision de Blanca de fonder sa maison intervient après un événement majeur : la découverte de sa séropositivité dans le premier épisode, ce qui lui insuffle le désir de laisser une trace de son passage sur Terre au cas où le virus viendrait à l’écourter.
- 29 Notons toutefois que la série arrive après le succès de Orange Is the New Black (Netflix, 2013-2019 (...)
- 30 À l’origine, Ryan Murphy et Brad Falchuk souhaitaient obtenir les droits du documentaire afin de pr (...)
- 31 Elijah McKinnon cité dans Raven Feagins, « HIV on TV: Why Representation Matters », AIDS Chicago Fo (...)
- 32 Ioanis Deroide, « Les séries historiques entre la fiction et le réel : quand les scénaristes rivali (...)
21Dès ses débuts, la série est louée pour son casting trans jusque-là inédit dans une série télévisée29, casting également majoritairement racisé. La série, que l’on pourrait aisément ranger dans les séries dramatiques classiques ou même du soap, peut également se lire comme une libre adaptation du documentaire de Livingston30, ce qui lui donne une dimension de docufiction non négligeable. Du fait qu’elle chronique les années SIDA, certains n’hésitent pas à parler de « period piece31 », c’est-à-dire d’une œuvre de fiction à caractère « historique ». Ce terme interroge, d’une part parce que la période n’est éloignée que d’une génération dans le temps et, d’autre part, parce que « les séries historiques […] sont contraintes par leur genre même à une certaine unité de ton réaliste. Si elles choisissent de représenter un passé fantaisiste, elles changent de catégorie.32 » Or, c’est bien une version romancée et « fantaisiste » qu’entend tout de même offrir Pose, à travers ses intrigues et ses personnages fictifs. Ainsi, la série relève davantage du mélodrame, selon la définition qu’en donne Jean-Pierre-Esquenazi :
Le mélodrame se déroule certes dans un univers très quotidien. Mais ses enjeux n’en sont pas diminués pour autant : le mélodrame ne constitue pas une forme fictionnelle subalterne ou médiocre mais une tentative pour répondre aux changements sociaux en cours.33
- 34 Voir Stamm 2020.
- 35 Voir Audrey Haensler, « L’historiographie au prisme de la série. When We Rise : histoire intime, hi (...)
22En outre, la série relate des faits qui, s’ils semblent datés pour certains, continuent d’avoir une large incidence sur le présent. Il serait dangereux de reléguer Pose au rang de série « historique » et ainsi d’occulter le fait que le SIDA, bien qu’il soit aujourd’hui davantage contrôlé dans les pays occidentaux grâce à l’arrivée de traitement de trithérapies (comme le montre d’ailleurs la troisième et dernière saison de Pose) et aujourd’hui de la PrEP, reste aujourd’hui une des grandes causes de mortalité auprès de leurs populations les plus à risque34, ainsi que dans les pays sous-développés. On peut en revanche la lire à la lumière de l’article récent d’Audrey Haensler sur la visée historiographique de séries LGBTQ imposant une contre-histoire intime, et non plus stigmatisante, invisibilisante ou indifférente des années SIDA35.
23La série offre ainsi un contraste saisissant avec les exemples abordés plus tôt, éclairés par trois décennies d’évolution de la maladie et de sa représentation dans les médias, notamment à la télévision américaine, avec le SIDA comme motif, comme « arrière-plan » ou même de « texture » de cette série feuilletonnante :
- 36 Sandra Laugier, « L’Éthique comme attention à ce qui compte », in L’Économie de l’attention, éd. Yv (...)
Au thème trop perceptuel de l’arrière-plan, on pourra alors préférer ceux de la texture, du motif et du grouillement vital, ou encore celui de la place et des connexions des concepts dans notre vie […]. L’arrière-plan de la forme de vie n’est ni causal ni figé comme un décor, mais vivant, mobile36.
24Le terme de « texture » apparaît donc tout à fait approprié pour décrire la toile de fond vivante que constitue le virus dans la série, qui lui accorde une visibilité jusque-là jamais atteinte dans une série au long cours. Ce motif vivant évolue et infiltre les conversations, les décisions et les interactions des personnages. Il transparaît notamment, et avant tout, à travers le motif de la famille et de la solidarité.
- 37 En France aussi, la série est diffusée de manière hebdomadaire sur Canal+ Séries, avant d’être rend (...)
25Le format feuilletonnant, qui permet que tour à tour différents personnages principaux de l’ensemble cast découvrent leur séropositivité, empêche que l’on reste dans la thématique de la victime « anonyme », et nous plonge au contraire dans une mise en scène de la résilience queer face à l’épidémie au quotidien. Cela apparaît d’autant plus vrai que la série, qui a par la suite contribué à un contrat entre Ryan Murphy et la plateforme de streaming Netflix, a été diffusée sur la chaîne câblée FX, au rythme d’un épisode par semaine à l’ère du binge-watching37.
26Si au départ, la culture ballroom rassemble des « maisons » dans lesquelles se retrouvent les jeunes victimes d’homophobie et de transphobie, laissés pour compte, rejetés par leur famille, qui trouvent dans leur house une famille de substitution, et dans la ballroom une communauté, avec l’épidémie, cette dimension supplante celle du « spectacle » ou de la « performance » qui peut initialement sembler primer :
Elektra. That is our place. Our community. The balls were created so we would have a place to matter. (S01E02)
- 38 Didier Roth-Bettoni cité dans Laure Dasinieres, « “Pose”, “It’s a Sin” : le travail de mémoire des (...)
27De fait, initialement, « Pose (…) nous rappell[e] que la solidarité et le fait de se recréer une famille pour se soutenir et s’aimer est quelque chose qui participe à l’histoire des combats et des communautés LGBT+38 », comme le souligne le journaliste et historien du cinéma LGBTQ+ Didier Roth-Bettoni, mais sans que cela soit encore placé sous le signe spécifique de la pandémie. Le premier bal de la série a pour thème la royauté. La catégorie, bien que rappelant l’idée de famille, de lignée, et de grandeur que cherchent à atteindre les concurrent.e.s, contraste d’emblée avec l’environnement social des personnages et leur quotidien, tout en renvoyant au jeu de mots sur le terme « queen » (argot LGBTQ de l’époque pour les hommes gays, et bien sûr pour les drag queens). La scène nous plonge dans le monde de la nuit, dans un lieu clos qui joue le double rôle de safe space pour ses membres, tout en les excluant du monde extérieur, et de la lumière du jour qui ne transparaît pas (espace underground au sens symbolique). Seuls les projecteurs apportent de la lumière et mettent en valeur les personnages en tant qu’étoiles éphémères ; c’est une lumière artificielle qui ne vaut qu’à l’intérieur de ce lieu, car toute trace de royauté ou de grandeur disparaît une fois de retour dans le monde réel. C’est dans ce lieu que se forge la communauté, tout en offrant une mise en abyme en superposant le public dans la série et le public de la série. Ainsi, l’esthétique de la performance agit comme un contre-discours, où la communauté marginalisée et stigmatisée se retrouve et accède à ce qui lui est ailleurs refusé.
28Avec l’arrivée du SIDA, le statut de la house évolue encore :
- 39 Samuel A. Chambers, The Queer Politics of Television, New York, I.B. Tauris, 2009, p. 159.
The AIDS pandemic has created an emergency situation, one which makes the non-sanguinuptial family more than an option; it becomes the only option for survival. One can obviously define the family as the space and the people who care for you when you are most in need, and AIDS creates desperate need for family. Family is a support system and AIDS produces families that include lovers, friends, co-workers, distant, extended sanguinuptial family, and a long list of others (…)39.
29Blanca quitte sa famille, sa house, et fonde la sienne en apprenant son diagnostic précisément parce que sa famille ne lui procure pas l’appui (« support system40 ») dont elle a désespérément besoin dans sa lutte contre la maladie. L’épée de Damoclès qu’est sa mort quasi certaine la pousse à vouloir transmettre un héritage à ses enfants, à passer le flambeau à la nouvelle génération LGBT racisée.
- 41 Voir Judith Butler, Precarious Life: The Powers of Mourning and Violence, Londres et New York, Vers (...)
30Malgré tout, Pose n’échappe pas aux tropes que l’on observe dans les premières représentations, puisque la maladie y est ici exclusivement abordée sous l’angle de la communauté LGBT (personnes trans et gays), qui plus est issues des communautés afro-américaine ou latinx. L’on peut toutefois y voir une volonté de démarche « réparatrice » qui vise à mettre au premier plan (i.e. dans les premiers rôles) des personnages trans noir.e.s ou latinx et donc offrir une approche rétrospective intersectionnelle afin de mieux connaître et comprendre ces « vies précaires41 » qui étaient en première ligne pendant ces années tragiques (et qui le sont encore).
Elektra. When it comes to the life we lead, there comes a point when you must accept disappointment. (S01E02)
- 42 « Making trans HIV+ women part of a media trend reduces their very real existence in our present hi (...)
- 43 Fred Colby cité dans Dasinieres.
31Le risque est évidemment qu’« associer des femmes trans séropositives à une tendance médiatique réduit leur existence bien réelle dans le moment historique présent que nous vivons42 ». Ce serait oublier qu’en 2024 encore la maladie « affecte particulièrement des groupes particuliers, les gays, les trans, les travailleurs et travailleuses du sexe... et les minorités ethniques. Aujourd’hui, l’épidémie diminue chez les gays blancs, mais stagne, voire augmente, chez les noirs et les latinos aux États-Unis43 », nous rappelle le bloggeur et activiste séropositif Fred Colby.
32La seule exception intervient dans l’épisode 6 de la première saison, lorsque Patty (Kate Mara), une femme au foyer des suburbs, se fait tester après avoir découvert l’infidélité de son mari, Stan (Evan Peters). Cependant, Patty demande à faire le test seulement après avoir découvert qu’Angel était transgenre, ce qui renforce l’amalgame SIDA - LGBT encore très ancré dans la société américaine en 1987, au moment de la diégèse.
Médecin. You’re a happily married heterosexual woman. There is basically zero chance that you… (S01E06)
- 44 Murphy cité dans Jane Mulkerrins, “‘I made gay sidekicks the leads’: how Ryan Murphy changed TV for (...)
- 45 Didier Roth-Bettoni cité dans Dasinieres.
33La scène est également intéressante car elle permet, au détour de la consultation, d’apprendre que les patients qui se faisaient tester pour le VIH étaient automatiquement signalés (flagged) par leur compagnie d’assurance. En cela, Pose distille des éléments tantôt triviaux, tantôt inédits ou méconnus qui offrent une historiographie des années SIDA, entre anecdotes et références quasi-historiques. Ryan Murphy a déclaré qu’il déplorait le manque d’une histoire LGBTQ, et d’avoir grandi sans rien savoir de cette histoire44. Pose prend ainsi tout son sens car « [i]l est essentiel que ces représentations soient là pour se souvenir, mais aussi pour vivre et informer45 », nous dit le journaliste et historien du cinéma LGBT+ Didier Roth-Bettoni. Il identifie d’ailleurs quatre types de public auxquels s’adressent ces œuvres, que l’on se propose de résumer ici :
-
Ceux qui ont vécu la période des années 1980 en plein cœur de l’épidémie ;
-
Les personnes de la même génération qui sont passés à côté et qui en éprouvent un sentiment de culpabilité ;
-
les héritier.ère.s immédiat.e.s qui ont besoin de pièces pour reconstituer le puzzle ;
-
les plus jeunes générations, qui n’ont pas connu cette époque et sont, pour certain.e.s, persuadé.e.s qu’il s’agit d’un passé révolu.
34C’est donc pour ces trois derniers publics que la série revêt un rôle majeur dans l’historiographie qu’elle offre des années SIDA, entre devoir de mémoire et leçon d’histoire.
35Dans l’entretien accordé au Guardian, Ryan Murphy admet que ses séries revêtent une dimension politique, dont la mission est autant d’éduquer que de divertir46. C’est donc sans surprise que le personnage principal de sa série lâche, dès le premier épisode, au détour d’une conversation avec le jeune Damon :
Blanca. If nothing else, tonight, you got an education. (S01E01)
36La remarque de Blanca revêt donc une dimension métatextuelle, et semble s’adresser autant au jeune homme de manière intra-diégétique qu’aux spectateur.trice.s de manière extra-diégétique. Ainsi, si ce pilote ne convainc pas, l’on en ressortirait toutefois avec une certaine éducation, notamment sur la culture ballroom. Toutefois, le visionnage complet de la série permettra, en outre, une éducation sur l’épidémie du SIDA. Si l’on considère effectivement Pose comme une série historique, alors elle a les caractéristiques de ce que Déroide nomme série « mémorielle » :
Les historiens doivent donc être animés d’un même souci de rigueur, de rationalité, de neutralité, qui peut heurter la mémoire (…). Dans le cas des séries historiques, on se trouve bien souvent, semble-t-il, du côté de ce passé vécu, et même à double titre puisqu’à la mémoire de la période considérée vient s’ajouter celle de ses représentations47.
- 48 Didier Roth-Bettoni cité dans Nicolas Maille, « Didier Roth-Bettoni, quand l’écran raconte le sida (...)
37Ainsi, si la série revêt une dimension historique, il est évident que l’expérience personnelle de son showrunner et de ses scénaristes ne peut être négligée. Murphy fait partie de la génération qui a connu l’épidémie à son paroxysme, si bien que l’arrivée tardive d’une telle série s’explique par le fait que ces personnes « se sentent prêt[e]s, vingt-cinq ans après, à se confronter de nouveau à cette question. Un temps de maturation, une prise de distance étaient nécessaires pour trouver une forme permettant de raconter cette histoire difficilement dicible48 ».
38Didier Roth-Bettoni va plus loin, et propose que ces œuvres « ne cherche[nt] pas uniquement à maintenir la mémoire vivante de cette histoire mais aussi à en faire une mémoire vive, agissante sur le présent afin d’ouvrir vers d’autres espaces49. » Cette démarche semble d’autant plus fonctionner dans des scènes telle la visite de Hart Island, lieu clé et pourtant oublié de l’histoire du virus à New York, dont Murphy lui-même a avoué n’avoir jamais entendu parler avant de l’explorer dans la série50.
39Le premier épisode de la saison 2 s’ouvre sur Blanca et son ami Pray Tell (Billy Porter) se rendant à Hart Island, le site où sont enterrés les malades (notamment du SIDA) dont les corps n’ont pas été réclamés par leurs familles. Les deux figures apparaissent blotties l’une contre l’autre et ne font qu’une (Fig. 1), solidaires mais aussi très solitaires. Leur isolement est renforcé dans le plan suivant, l’île apparaissant comme sauvage et désolée, séparée de Manhattan par une frontière à la fois maritime et sociale, lieu coupé du reste du monde, où la société enterre les vies dont personne ne se soucie plus.
Figure . Pray et Blanca arrivent sur Hart Island
- 51 Il est intéressant de noter que la personne qui les accueille est afro-américaine, créant ainsi un (...)
40Lorsqu’enfin leur périple les mène vers d’autres humains, Blanca et Pray sont accueillis par la froideur bureaucratique et le dédain de la réceptionniste51 qui ne relève presque pas les yeux (Fig. 2). Le plan serré sur les mains entrelacées de Pray et Blanca oppose clairement l’indifférence de la société à la solidarité dont font preuve les membres de la communauté la plus touchée par l’épidémie. Le cadrage donne au geste une dimension universelle et intemporelle.
Figure . Pray et Blanca face à l'indifférence de la société
41S’ensuit une scène en extérieur, où des plans larges donnent à voir l’immensité de l’île et de la misère qu’elle abrite. Les travailleurs anonymes dans leur combinaisons jaunes et masques Hazmat s’opposent aux cadavres tous aussi anonymes (Fig. 3), jouant ainsi sur le double sens du « unk mal » (unknown male = homme non identifié).
Figure . Les anonymes de Hart Island
42Dans un nouveau plan large, on découvre que les victimes anonymes sont réduites à des numéros. Au premier plan, les cercueils numérotés s’entassent, et Blanca et Pray apparaissent à l’arrière-plan (Fig. 4) comme deux minuscules figures, isolées, interdites, écrasées entre la terre et la tractopelle. La terre à gauche semble symboliser le passé, puisqu’elle recouvrira ces vies déjà perdues ; à droite, l’engin symbolise celles qui arriveront, et qu’il participera bientôt à ensevelir.
Figure . Blanca et Pray écrasés par les vies perdues
43La scène constitue un vif rappel que les morts de Hart Island, passés et à venir, sont des vies précaires, car « peu de morts dues au SIDA ont été dignes d’être pleurées publiquement52. » Dans cette scène, Blanca et Pray réparent cela et, après avoir pleuré ces morts oubliés, décident d’agir. La série prend, avec cette deuxième saison, une dimension différente et politique : il ne s’agit plus simplement de montrer la maladie, mais aussi et surtout, la lutte contre la SIDA. C’est ainsi que les personnages s’engagent auprès de l’association militante ACT UP.
- 53 Faderman, p. 434.
- 54 Voir par exemple Sean Strub, Body Counts: A Memoir of Activism, Sex, and Survival, New York, Scribn (...)
- 55 Voir par exemple Faderman, p. 433-436.
44Plus tard dans le même épisode, les Evangelista, menés par Blanca et Pray, participent à la manifestation « Stop the Church » organisée par ACT UP à la cathédrale St Patrick de New York, lors d’une messe officiée par le Cardinal O’Connor. La manifestation consiste en un die-in, c’est-à-dire que les participant.e.s s’allongent au sol afin de simuler les morts liées au SIDA et ainsi pointer du doigt l’hypocrisie mortifère de l’Église, qui prône l’abstinence plutôt que l’utilisation de préservatif pour endiguer l’épidémie53. Cette manifestation a réellement eu lieu le 10 décembre 1989. Toutefois, et contrairement à ce que pourrait laisser penser la scène, elle n’a pas été filmée. Il s’agit donc ici d’une reconstitution à partir des récits qui en ont été faits par les militant.e.s54 ou les chercheur.se.s55. Ainsi, la série vient combler ce vide en montrant ce que peu de personnes ont pu voir, apportant ainsi un aspect docu-drama que l’on retrouvera tout au long de la scène.
45D’emblée, le premier plan établit la notion de communauté religieuse, mise en évidence par le plan d’ensemble de l’église (Fig. 5). Ce même plan réapparaît à la fin de la scène, mais cette fois, bouleversé par l’intervention des manifestant.e.s et de leur contre-discours. La juxtaposition des deux met en évidence qu’il s’agit de la même caméra filmant la même scène, mais oppose clairement l’ordre au chaos.
Figure . La communauté religieuse avant et après l'intervention d’ACT UP
46Lorsque la manifestation commence, on peut apercevoir un personnage caméra à l’épaule qui va filmer et documenter cette action militante (Fig. 6). S’il s’agit d’une liberté prise par les scénaristes vis-à-vis de la réalité, cela permet évidemment de donner à la scène une dimension historique, comme si la diégèse se faisait images d’archives.
Figure . Caméra à l’épaule, un personnage documente la scène
- 56 Voir Michael Specter, « How Act Up Changed America », The New Yorker, 7 juin 2021, https://www.newy (...)
47À partir de là, une alternance de plans « classiques » propres à la série et de plans de mock-documentary mémoriel en format 4:3 légèrement pixelisé se produit tout au long de la scène. Cette mise-en-scène rompt avec l’esthétique générale de la série – la première saison étant souvent constituée de plans magnifiés de la ballroom. On peut toutefois remarquer que cette même esthétique sera reprise systématiquement lors d’actions d’Act Up au sein de la diégèse (voir les exemples plus bas). Les spectateurs et spectatrices sont ainsi entraîné.e.s au cœur de la foule pour vivre la manifestation et la lutte au premier plan, dans le chaos et la confusion ambiante, dans une immersion dans les affects que les manifestant.e.s cherchent à provoquer chez les paroissien.ne.s (Fig. 7). Une paroissienne s’adresse d’ailleurs directement à la caméra de manière intradiégétique (comme l’indique le format 4:3), et semble ainsi prendre à partie les spectateur.trice.s, du fait du regard caméra, renforçant l’identification avec les manifestant.e.s. L’accusation « Shame on you », lancée plusieurs fois dans la scène, par cette femme qui s’adresse aux manifestant.es comme au public de la série en brisant le 4e mur, mais aussi par ces mêmes manifestant.e.s à l’égard de la communauté religieuse qui ferme les yeux sur la réalité de l’épidémie, rappelle la dimension politique tant de l’inversion du stigmate (qui doit avoir honte, sur le plan éthique ?), que de l’interpellation, centrale à l’action d’Act Up56. Pour la première fois, la série ne se contente pas d’exposer et sensibiliser à la lutte contre le VIH de manière intra-diégétique, mais brise le quatrième mur pour interpeler explicitement et frontalement son public.
Figure . Confusion et chaos
- 57 L’épisode se termine d’ailleurs avec l’apparition sur l’écran noir du slogan « SILENCE = MORT », qu (...)
48D’autres plans se répondent d’une manière soulignée par l’esthétique audiovisuelle, comme ces deux manifestants scandant « Stop killing us ! » (Fig. 8). Le premier, filmé dans la mise en abyme de la caméra intradiégétique, est tourné vers la droite. Le second, filmé de manière « classique », est tourné vers la gauche. La juxtaposition des deux images semble ouvrir un dialogue, entre présent « mémoriel » et passé se déroulant comme le présent des personnages, ce que renforce l’alternance des deux formats 4:3 et 16:9. La série semble ainsi ressusciter ces vies perdues, pour mettre en images a posteriori cet événement et redoubler le geste par lequel les militant.e.s brisent le silence57.
Figure . Les deux manifestants se répondent
49Lorsque le cardinal tente d’élever la voix, ce sont les manifestant.e.s que l’on entend. Les travées de l’église sont jonchées de corps inertes. Un plan montre ce que rapporte le récit d’un témoin : « By now, the cardinal had stepped down from the altar and was sitting dramatically on his gilded throne, head cradled in hands, an image of despair58 » (Fig. 9).
Figure . Le cardinal ploie devant le chaos
50La scène se termine dans le chaos avec l’intervention des forces de l’ordre, qui viennent réprimer la manifestation. La figure de Pray disparaît au premier plan tandis qu’une rangée de policiers fond sur lui (Fig. 10).
The cops, two long lines of blue on either side of the cathedral, have their moment, binding wrists with plastic handcuffs and carrying the protesters away on stretchers, as if they were taking them to a hospital rather than to paddy wagons59.
51Pray est effectivement extrait de l’église sur une civière, les mains croisées, dans une image du martyr contemporain que les fidèles, eux, ne voient pas.
Figure . La police réprime la manifestation
52Ces deux scènes, au sein du même épisode, montrent les personnages de la série comme Pray Tell passant du chagrin à colère : l’indifférence des institutions et des pouvoirs publics propulse la communauté LGBTQ en avant dans une démarche militante et agissante. Refusant d’être oubliés, laissés pour compte, de voir que leur vie et leurs morts ne comptent pas, les personnages de Pose incarnent ainsi la résilience et la résistance face à la société qui les regarde mourir sans rien faire. Cet épisode met ainsi en scène la lutte militante comme née du deuil et offre un regard rétrospectif, mais aussi, un modèle militant aux publics LGBTQ+ d’aujourd’hui.
53On notera également que l’incursion du militantisme via l’organisation Act Up dans la série ne relève pas seulement de la construction épisodique qui tendrait à la rapprocher d’un arc semi-feuilletonnant, mais ouvre la porte à une imbrication de cet arc tout au long de la série. L’on évoquera ainsi l’épisode 7 de la saison 2, dans lequel Blanca et Pray incitent la jeune génération à se mobiliser avec Act Up, ce qui les conduira à gonfler un préservatif géant sur la maison d’une riche bourgeoise bigote, faisant une nouvelle fois écho à une réelle action de l’association. Celle dernière reviendra également de manière tonitruante dans le series finale, lorsque les manifestant.e.s défilent dans les rues de New York pour finir par aller jeter les cendres de leurs proches sur la pelouse du maire de New York (Fig. 11).
Figure : les actions d'Act Up filmées et documentées de manière intra-diégétique
54Cette dernière convocation d’Act Up et du format docu-drama dans l’ultime épisode n’est pas anodine, et permet de manière astucieuse de rappeler que, si le temps de la série est terminé, celui de la lutte, lui, continue.
55Si le format semi-feuilletonnant a permis d’aborder et de représenter les premiers stades de l’épidémie, le traitement épisodique de la maladie allié à un amalgame trop présent entre homosexualité et SIDA a sans doute contribué à ce que certaines idées préconçues persistent chez le spectateur.trice.s, et donc au sein de la société américaine des années 1990. Au contraire, l’audace d’une série feuilletonnante contemporaine comme Pose, en choisissant d’intégrer cette thématique comme toile de fond – voire comme motif qui propulse l’intrigue en avant –, a permis de pallier ces années d’invisibilisation, d’idées reçues et d’ignorance. En dessinant le portrait d’une communauté et des « familles par choix » queer qui ont subi de plein fouet la crise du SIDA, au sein même d’un sous-groupe intersectionnel marginalisé et très peu représenté jusque-là, la série entreprend une démarche réparatrice de re-visibilisation. Elle donne ainsi la parole à celles et ceux qui ont peu été entendus jusque-là, tout en dressant une historiographie de ces années certes romancée mais néanmoins politique dans sa double approche cathartique et pédagogique. La série a d’ailleurs sans nul doute ouvert la voie à d’autres, comme la récente It’s a Sin (Channel 4, 2021), co-production anglo-américaine qui narre les débuts de l’épidémie au Royaume-Uni. Écrite par Russell T Davies, le créateur de la série britannique Queer as Folk, elle a clairement une dimension d’« autobiographie générationnelle », le showrunner né en 1963 livrant là le bildungsroman (ou coming-of-age narrative) choral des jeunes hommes gays qui avaient vingt ans alors que débutait l’épidémie du SIDA.
56En 2005 déjà, Tipton notait que le succès de tout spectacle mettant en scène le SIDA avait paradoxalement pour effet de remiser au placard d’autres projets traitant du thème :
- 60 Jack King, “Aids on screen: the forgotten stories of the other pandemic”, BBC.com, 25 janvier 2021, (...)
These days, American, British or otherwise, the very concept of the Aids drama may provoke the question among some: is there anything new to add? That’s because works such as The Normal Heart and Angels in America are the monoliths of LGBTQ+ fiction, contributing to perceptions that the epidemic has been dramatically exhausted60.
57Or, au moment où il écrivait ces lignes, Queer as Folk version US (Showtime, 2000-2005), co-écrit et co-produite en particulier par Daniel Lipman et Ron Cowen, quinze ans après leur travail sur le téléfilm Early Frost (1985) qui évoquait déjà le SIDA comme thème central, avait mis en scène le personnage récurrent et séropositif (et blanc et bourgeois) de Ben, ce qui apportait déjà un démenti à cette affirmation. Même si l’on peut souligner que ce sont souvent les mêmes scénaristes et showrunners qui reprennent le fil du récit des années SIDA, et que c’est également le cas dans Pose, en partie remédiatisation en série de fiction du documentaire Paris Is Burning, l’existence-même de la série prouve que tout n’a pas été narré, et que d’autres œuvres peuvent voir le jour sur le sujet. Espérons donc que le succès critique et public de Pose inspire d’autres récits sur ces années et ces communautés invisibilisées, au lieu de donner, du fait même de son format feuilletonnant sur trois saisons, l’impression d’un récit exhaustif et « bouclé », tout comme d’une lutte politique achevée. C’est ce que suggère l’ultime épisode qui, s’il voit les intrigues de ses personnages se clore, rappelle bien à travers la manifestation d’Act Up et son incursion docu-fictionnelle que le combat ne se termine pas avec la diégèse.