- 1 Claire Cornillon et Sarah Hatchuel, « Analysing Semi-Serialized Television Fictions: The Ethical St (...)
- 2 Voir Carol Gilligan, In a Different Voice: Psychological theory and women’s development, Cambridge, (...)
1Dans un précédent article commun sur l’éthique des séries semi-feuilletonnantes1, nous avons montré que les séries semi-feuilletonnantes formulaires comme E.R. (Urgences) permettent de construire un espace d’accueil spécifique pour que les personnages comme les patients et patientes, d’abord simples inconnus agissant en miroir des spectateurs et spectatrices, trouvent une place de choix au sein de la diégèse et deviennent des guest stars à tous les sens du terme. Il s’agit, en termes éthiques, de construire un récit qui donne une dignité fondamentale au personnage non plus secondaire mais non-récurrent. Ces séries, dans le fait même d’opérer un équilibre entre l’intrigue feuilletonnante et les intrigues formulaires, tiennent un propos sur le rapport à l’autre et sur l’empathie. L’épisode devient alors un site d’articulation entre ce que l’on connaît et ce que l’on ne connaît pas, nous forçant à accepter d’être constamment en mouvement vers l’autre. L’éthique du care, éthique féministe mettant au centre de l’expérience morale, plutôt que la liberté et le détachement, le souci de l’autre, le soin, la responsabilité, la prévenance envers les individus vulnérables, l’entraide, la prise en compte des besoins et des situations particulières2, repose ici sur la répétition d’une formule qui transforme la série en espace d’accueil ; la série devient riche des espaces qu’elle ouvre, non pas en les pensant comme des écarts ou des digressions qui nous éloigneraient d’une ligne d’efficacité mais bien comme des apports essentiels.
2Notre idée n’est pas d’associer un positionnement éthique à une forme spécifique mais bien d’analyser une gamme d’outils sériels qui sont mobilisés d’une façon ou d’une autre par chaque série. Le présent article permet de prolonger notre réflexion de deux manières : dans un premier temps, l’analyse de Grey’s Anatomy montrera que la forme semi-feuilletonnante formulaire peut engendrer un espace moins éthique qu’attendu ; dans un second temps, l’analyse de The Last of Us révèlera que la forme semi-feuilletonnante épisodique est aussi capable d’ouvrir un espace d’accueil à la fois touchant et original dans sa manière de décentrer le regard.
3Grey’s Anatomy, série crée par Shonda Rhimes et diffusée sur ABC depuis 2005, met en scène la vie professionnelle et personnelle des chirurgiens et chirurgiennes d’un hôpital de Seattle. Dans ce cadre, le personnage de Denny Duquette ne devait apparaître comme patient cardiaque qu’à l’occasion de deux épisodes de la deuxième saison. Il finit par figurer dans 23 épisodes répartis dans les saisons 2, 3 et 5. Ce personnage pensé à l’origine comme secondaire et non-récurrent connaît une trajectoire exceptionnelle : Denny sort de l’arc qui lui était assigné. Homme malade et vulnérable, très amoureux de l’interne Izzie Stevens, Denny réussit non seulement à gagner le cœur de sa belle (et du public) mais à gagner un statut de personnage récurrent dans la série, au même titre que les médecins. Cet amour est en fin de compte mortifère : il conduit Izzie à commettre un acte illégal et immoral pour obtenir un nouveau cœur pour Denny – en vain, puisque ce dernier ne survit pas. Cependant, Denny Duquette perdure : il a marqué durablement Grey’s Anatomy d’une empreinte narrative, visuelle et musicale et a incarné l’éthique spécifique de la série, qu’il va s’agir ici de caractériser.
- 3 La citation renvoie à la célèbre définition de la visée éthique selon Paul Ricœur, « Une vie bonne, (...)
- 4 Laurent Jullier et Barbara Laborde, Grey’s Anatomy : du cœur au care, Paris, PUF, 2012, 4e de couve (...)
4Selon Laurent Jullier et Barbara Laborde, auteurs de l’ouvrage Grey’s Anatomy : du cœur au care (PUF, 2012), la série « vise à nous mettre sur la voie de la ‘vie bonne’3 […] en nous encourageant à nous soucier d’autrui ». Grey’s Anatomy se présenterait comme un « remède » utilisant des « procédés visuels, musicaux et scénaristiques […] pour nous convaincre du bien-fondé éthique de [ses] partis pris ». La série nous proposerait ainsi de « tirer des épisodes qui la composent un modèle de conduite applicable dans la vie de tous les jours, [invitant] à prendre pour nous ce qui arrive aux personnages, et notamment leur façon de se conduire face aux soucis du quotidien4 ». On peut être en accord avec cette proposition – mais jusqu’à un certain point seulement.
- 5 Sandra Laugier, « L’éthique comme attention à ce qui compte », in L’Economie de l’attention, éd. Yv (...)
- 6 Voir l’entretien de Shonda Rhimes dans « Heaven Sent », bonus du coffret DVD de la saison 5. Le tit (...)
5Les personnages principaux, tous chirurgiens, prennent en effet soin des patients qui se présentent à eux au fil des jours, des mois, des années. Une éthique s’y forge en tant qu’attention à ce qui compte, à la vie supposément ordinaire5. En tant que série semi-feuilletonnante formulaire, Grey’s Anatomy a construit des arcs sériels forts tout en maintenant l’importance de l’épisode comme métaphore de l’être humain dans son individualité. Grey’s Anatomy a poussé ce principe très loin dès sa deuxième saison de 27 épisodes diffusée de septembre 2005 à mai 2006. Cette deuxième saison peut être, en fait, considérée comme la véritable saison inaugurale qui met en place le fonctionnement de la série puisque la saison 1, diffusée entre mars et mai 2005, ne dure que 9 épisodes. En saison 2, Denny Duquette est un personnage secondaire d’abord conçu pour être un patient toujours alité, destiné à mourir au bout de quelques épisodes (« a dying young man » dans les mots de Shonda Rhimes6). Mais les qualités d’acteur de Jeffrey Dean Morgan et l’alchimie du duo à la fois comique, romantique et tragique qu’il forme avec Katherine Heigl, le propulsent au premier plan du récit : il devient un personnage principal, récurrent sur plusieurs saisons, qui hante la série et son public même après son arrêt cardiaque. Denny meurt en effet en saison 2 mais revient ensuite sous forme de spectre : il rend visite à Meredith en saison 3 (quand elle est en coma hypothermique) puis apparaît à Izzie (quand elle souffre d’une tumeur au cerveau). C’est aussi le seul personnage non-chirurgien à avoir prêté sa voix à la narration d’un épisode (3.4).
6Sa trajectoire narrative est emblématique des tensions que la série met en place sur le plan éthique. Dans un premier temps, le patient Denny est traité avec tant de sollicitude et d’amour par Izzie que sa mort s’en trouve différée, mais Izzie est aussi celle qui va accélérer le décès en voulant l’éviter. Elle provoque en effet la dégradation de l’état cardiaque de Denny pour qu’il remonte dans les priorités des transplantations – et Denny meurt de complications post-opératoires. Izzie a ainsi trop pris soin de Denny : l’éthique du care se mue en leçon de morale où le « vol » d’un organe se retrouve puni.
- 7 Jérémie Dunand, « Grey’s Anatomy : les 10 morts les plus tristes de la série », 11 novembre 2020, h (...)
- 8 Alex Stone, « Grey’s Anatomy: 10 Episodes To Watch If You Miss Denny Duquette », ScreenRant, 15 mar (...)
- 9 Samantha Highfill, « I’m Still Not Over... Denny's death in Grey’s Anatomy », EW, 13 mai 2021, http (...)
7De nombreuses années se sont écoulées depuis le décès de Denny en 2006. Or, l’acteur Jeffrey Dean Morgan déclarait en 2012 que, peu importe les rôles qu’il peut ou pourra jouer, il sera toujours Denny ; en 2020, le site Allociné classe les dix morts les plus tristes de la série : celle de Denny apparaît en première position, bien avant celle du héros chirurgien Derek Shepherd lui-même7 ; en 2021, le site ScreenRant liste les épisodes à regarder si Denny Duquette nous manque trop8, tandis que Entertainment Weekly publie en mai 2021 un article intitulé « I'm Still Not Over Denny’s death in Grey’s Anatomy9 ». Ce personnage persiste dans l’imaginaire du public avec force parce que, selon nous, il incarne précisément la matrice émotionnelle, le cœur (à tous les sens du terme) de la série – et cette matrice témoigne tout autant d’une éthique du care que d’une dynamique mêlant violence et mémoire, subie à la fois par les personnages principaux et le public, particulièrement à chaque fin de saison.
- 10 Guillaume Soulez, « La double répétition : structure et matrice des séries télévisées », Mise au po (...)
- 11 Jean-Pierre Esquenazi, « Introduction », Écrans : L’analyse des séries télévisées, n°4, 2015, p. 11 (...)
8Dans un article de 2011, Guillaume Soulez étudie la sérialité comme un processus fondé à la fois sur un principe de reconnaissance et un principe d’exploration de la répétition. La sérialité est pensée en termes de programme génétique (conditions de création), de programme générique (formes narratives et esthétiques), mais surtout de programme génésique. Il s’agit de considérer le « projet-origine », la problématique spécifique qui ne cesse d’être revisitée et qui se prolonge même lorsque la série s’achève10. La « matrice » d’une série télévisée serait alors fondée précisément sur un questionnement récurrent et explicite de ce qui se répète (elle serait « réexaminée plusieurs fois, sous des angles différents ») et donc sur une double répétition – une répétition qui se pense elle-même –, ce qui rejoint en grande partie la vision de Jean-Pierre Esquenazi, qui défend la série comme machine à produire des récits11. Denny apparaît à la base des programmes génétique, générique et génésique de Grey’s Anatomy. C’est un personnage qui s’est écrit au fil de l’eau, à l’image d’une série au long cours dont on ne connaît pas la date de fin, en tenant compte à la fois de ce qui se déroule sur le plateau et à ce qui se produit chez le public. Comme l’explicite Jeffrey Dean Morgan :
- 12 « Heaven Sent », bonus du coffret DVD de la saison 5.
No one knew how much the story would take on a life of its own. I don’t think even Shonda knew how the fans would be drawn to the romance. It was pretty incredible. I definitely give it to the writers that they created a guy who could charm a room without moving12.
9C’est un personnage qui a fait passer Grey’s Anatomy d’une série purement médicale à une série qui fraye avec le surnaturel et le spectral, et fait une place à la transcendance. Enfin, Denny Duquette constitue le big-bang de la série : il inaugure les chocs émotionnels à la fois très violents, impensables et cathartiques que Grey’s Anatomy fait subir régulièrement à ses personnages principaux et à son public.
10La spécificité de Denny est qu’il n’était pas a priori un personnage principal. Il est entré dans le cœur du public comme dans celui d’Izzie par effraction, à force d’insister. Une drague qui pourrait même être qualifiée d’un peu lourde. Izzie n’a donc pas seulement volé un cœur pour Denny – elle s’est fait voler le sien. Dans une scène mémorable de l’avant-dernier épisode de la saison13, Izzie implore Denny de la laisser dégrader son état de santé pour qu’il puisse être opéré avant d’autres patients. Elle utilise tous les arguments jusqu’à asséner, en larmes, celui qui finit par faire mouche : « Please do this for me. Or I’ll never be able to forgive you […] for making me love you ». C’est exactement le cri que pourrait pousser le public à l’égard de la série et de Shonda Rhimes, tant tout a été fait pour que l’on s’attache (trop) fortement au personnage.
11En s’échappant de sa configuration initiale pendant un temps mais en étant rattrapé par son destin narratif (selon Shonda Rhimes : « We adored him but he was a character created to die14 »), Denny nous a fait vivre la première mort de la série à laquelle personne (si ce n’est la showrunneuse) n’était préparé et pour laquelle Shonda Rhimes et son équipe de scénaristes reçoivent encore des critiques15. Jeffrey Dean Morgan lui-même avait insisté auprès de Rhimes pour que son personnage continue à vivre16 et avait refusé de se présenter sur le plateau pour tourner la scène où le personnage succombe17. Il a déclaré, à propos du tournage de cette séquence : « A dark, grim day. I’m still not over it. It broke my heart to leave that show18 », des propos qui filent à nouveau la métaphore cardiaque.
- 19 Katherine Heigl a d’ailleurs remporté un Emmy Award en 2007 pour sa prestation dans la saison 2 de (...)
12De son côté, pour jouer la séquence où Izzie est inconsolable, blottie tout contre le corps sans vie de Denny, Katherine Heigl a révélé avoir puisé dans un traumatisme personnel (la mort de son frère quand elle avait 7 ans19). Les acteurs, comme le public, ont donc été mis à rude épreuve. Sur ce plan, nous sommes donc loin d’une éthique du care.
13En étant sérialisé sous forme de fantôme, en refusant de sombrer dans l’oubli, Denny a enclenché les questionnements récurrents de la série qui conjuguent perte, violence et mémoire, d’où l’importance donnée au fil des saisons à la maladie d’Alzheimer, aux situations traumatiques de toute nature (accidents de bus, de voiture, de bateau, d’avion, traumas de guerre, électrocution, attentats à la bombe, violence des éléments, tueurs fous ; la liste serait trop longue à énumérer), ainsi qu’à l’hommage régulier rendu aux disparus. Denny Duquette donne ainsi son nom au dispensaire, préfigurant le fait que Lexie Grey et Mark Sloan, morts dans l’accident d’avion de la saison 8, prêteront leur patronyme à l’hôpital dans son ensemble : le Seatle Grace devient le Grey Sloan Memorial Hospital. L’espace où se déroule la série devient un lieu mémoriel dès la mort de Denny.
- 20 Soulez, « La double répétition », art. cit.
14L’arc de Denny Duquette a également participé à la matrice de Grey’s Anatomy sur le plan esthétique. Selon Guillaume Soulez, la reprise de paroles, d’images ou de morceaux de musique au sein d’une même série, parfois avec des variations plus ou moins importantes, participe de l’élaboration d’un « identifiant sériel20 ». La scène où Izzie sort de l’ascenseur, toute heureuse en robe de soirée à l’idée de retrouver Denny, est retravaillée dans l’épisode 5.2 (où Izzie retrouve cette fois-ci Denny vivant) puis dans l’épisode 5.24 où Izzie, dans le coma, anticipe la mort de George. La chanson « Chasing Cars » de Snow Patrol, qui accompagne les pleurs d’Izzie, est devenue une signature musicale de Grey’s Anatomy : on la réentend lors de l’accident de Callie en saison 7, de la mort de Derek en saison 11 et, plus récemment, lors du 400e épisode de la série, où Meredith revit les moments forts de sa vie et donc de la série : chacun de ses jalons marquants est donc empreint musicalement de la disparition inaugurale de Denny.
- 21 Voir Actors on actors.
15La mort de Denny est l’un de ces moments qu’Ellen Pompeo décrit, lors l’entretien croisé avec Katherine Heigl dans l’émission Actors on actors en 2023, comme ayant contribué à rendre Grey’s Anatomy iconique : « I think that’s why the show’s still around – because the foundation that we laid was so strong. Albeit painful but worth it21. » En fin de compte, ce qu’a institué Grey’s Anatomy est moins une éthique de la sollicitude qu’une éthique de la souffrance indélébile et partagée comme source de résilience – une souffrance partagée entre actrices, acteurs, spectatrices, spectateurs, pour créer l’émotion artistique et faire perdurer la mémoire de celle-ci.
16Contrairement à Grey’s Anatomy, The Last of Us, créée par Neil Druckmann et Craig Mazin (HBO, 2023), est une série diffusée sur le câble, avec un format de 9 épisodes seulement d’une durée variable de 45 minutes à 1h20 et, surtout, qui adopte une forme semi-feuilletonnante épisodique. Cette forme est fondamentalement différente du formulaire : elle ne repose ni sur une ellipse obligatoire entre les épisodes ni sur la présence de personnages non-récurrents. Généralement, les séries semi-feuilletonnantes épisodiques s’appuient davantage sur la question de la continuité et sur les personnages principaux qui motivent cette continuité.
17L’épisode 1.3 de The Last of Us permet de formuler un certain nombre d’hypothèses sur la série comme espace d’accueil dans un cadre semi-feuilletonnant épisodique. The Last of Us est un récit post-apocalyptique puisque, dans le premier épisode, un champignon parasite mute et contamine l’humanité, menant en quelques jours à la chute du monde tel qu’on le connaît. Ce champignon prend possession des personnes tout en les gardant en vie et les transforme en une sorte de zombies qui attaquent les survivants. Son but est de se propager puisque les personnes mordues sont à leur tour contaminées. La série suit le personnage de Joel (joué par Pedro Pascal), vingt ans après le début de la contamination, dans un monde délabré où il se retrouve à devoir accompagner une jeune fille de 14 ans, Ellie (interprétée par Bella Ramsey), qui semble immunisée au champignon.
- 22 Dans le jeu, Joel et Ellie retrouvent Bill, désormais seul, alors que celui qu’il appelle son parte (...)
18Dans leur périple, Joel emmène Ellie voir un couple d’amis (Bill et Franck), qui pourrait les aider et ces deux personnages sont l’objet de l’épisode 3. L’épisode commence pourtant sur Joel et Ellie, mais coupe abruptement ce récit pour introduire un très long flashback de 45 minutes qui raconte l’ensemble de la vie de Bill et Franck depuis le début de la contamination il y a vingt ans, avant de revenir à Joel et Ellie dans le dernier quart d’heure. L’épisode, d’une durée d’1h15, est l’un des plus longs de la saison et, par conséquent, le temps consacré à Bill et Franck correspond parfaitement au temps d’un épisode classique de série dramatique, 45 minutes. C’est dire l’importance qui est accordée à cette histoire et à ces personnages. La série interrompt, en apparence, sa continuité pour donner une place fondamentale à deux vies singulières, dont la connaissance ne semble pourtant pas indispensable à la compréhension de l’intrigue générale. Il est à noter d’ailleurs que, dans le jeu vidéo dont la série est une adaptation, l’histoire de Bill et Franck n’est pas la même, ni d’ailleurs la manière dont celle-ci est racontée22. La série, par le biais de ce changement, appuie donc ce qui fait la spécificité de son propos.
19L’objet même, mais aussi le thème, de l’épisode est justement l’accueil. Bill (Nick Offerman) est un survivaliste. Quand arrive l’apocalypse, il se barricade chez lui, évite l’évacuation qui aurait menée à sa mort et prend possession de la petite ville dans laquelle il vivait. Il y survit ainsi seul et complètement auto-suffisant presque comme si rien n’avait changé dans le monde. Quelques années plus tard, Franck (Murray Bartlett), errant et affamé, est pris dans un de ses pièges et parvient à convaincre Bill de l’accueillir chez lui pour manger un repas. La question fondamentale de départ pour Bill est de fait une question éthique : va-t-il prendre le risque d’accueillir cet homme qu’il ne connaît pas chez lui ? L’épisode est centré sur la question de l’accueil et du soin et, si Bill choisit au départ de s’occuper de Franck et de l’accueillir, la situation se renverse assez rapidement. En effet, les deux hommes tombent amoureux l’un de l’autre et Franck parvient à construire un espace d’accueil, cette fois émotionnel, pour que Bill puisse exister pleinement dans toutes ses facettes. L’épisode progresse ainsi par une suite de renversements de rôle mettant les deux personnages dans une posture de soin.
20Il s’agit donc bien d’un épisode sur l’accueil sur le plan diégétique qui construit formellement un espace narratif d’accueil pour des personnages dits secondaires auxquels est donnée la possibilité d’être des personnages principaux. Cette mise en avant n’est pas vraiment temporaire, dans la mesure où il ne s’agit pas de mettre en avant un moment de leur vie mais bien leur vie toute entière. En effet, les deux personnages ne meurent pas de manière prématurée à cause du champignon ou bien des pillards, mais bien à la fin de leur vie lorsqu’ils sont âgés et que Franck est malade. Les deux hommes se suicident ensemble, estimant qu’ils sont satisfaits de leur existence. Ce qui importe ici, c’est que cette mort marque le fait que l’épisode nous a donné accès à toute leur vie, pensée comme une totalité en tant que telle. D’ailleurs, l’épisode se termine sur une image de la chambre de Bill et Franck, espace intouchable dans lequel leurs corps morts demeurent, et la caméra vient filmer la fenêtre et la vue de l’extérieur de la maison comme de leur point de vue, c’est-à-dire comme s’ils étaient toujours encore là. Leur présence en devient éternelle à l’image.
- 23 Voir par exemple l’article de Marcus Dupont-Besnard « Et si HBO lançait un spin-off de The Last of (...)
21Ce sont donc les personnages principaux de la série, Joel et Ellie, qui sont relégués dans cet épisode au rang de personnage secondaire, d’autant qu’ils ne font littéralement que passer dans cet épisode : leur agentivité y est très limitée ; ils arrivent trop tard puisque Bill et Franck sont déjà morts et ne peuvent donc pas interagir avec eux. Plus étonnant encore, Joel et Ellie n’amorcent pas non plus le flashback, qui occupe la plus grande partie de l’épisode. Ce dernier est lancé via une anonyme qui assure la transition entre le présent et le passé à l’image. En effet, Joel et Ellie se trouvent près de squelettes et, lorsqu’ils s’en éloignent, la caméra se rapproche de l’un d’eux avant que le montage nous montre la personne avant sa mort. Cette femme que l’on force à évacuer la ville subit le sort qu’aurait dû subir Bill s’il ne s’était pas caché. Le montage opère donc un décentrement, non seulement par rapport aux personnages principaux de la série, mais aussi par rapport au personnage même de Bill. Le procédé met en avant l’idée que cette femme a le même statut que Bill et aurait pu également devenir le personnage principal d’un épisode. Par cet espace ouvert dans les interstices du récit, la série nous invite à prêter attention à chaque itinéraire de vie, à ceux que l’on voit et à ceux que l’on ne voit pas mais qui sont pourtant là. La place laissée à Bill et Franck dans cet épisode est telle que la possibilité d’une spin-off autour d’eux a fait l’objet de rumeurs dans les médias23.
22Pourtant, l’épisode 1.3 n’est pas à voir comme un hapax ou un pas de côté mais plutôt comme un moment d’une structure générale fondée sur une reconfiguration constante et chaotique. Si on regarde attentivement la série, d’abord, la durée des épisodes est très variable et la forme l’est aussi : certains épisodes possèdent des séquences pré-génériques (1, 2 et 9) mais d’autres n’en ont pas et notamment celui qui m’intéresse ici, le troisième. La catégorie générique ou, plus exactement, les influences génériques varient également à chaque épisode (films de zombie, horreur en huis clos, récit post-apocalyptique, road trip, western, teen movie). Chaque épisode est une reconfiguration et il est impossible de savoir à quoi va ressembler l’épisode suivant. Le récit comprend des ellipses et des flashbacks, mais de manière non régulière. Enfin, de nombreux épisodes donnent de la place spécifiquement à un ou plusieurs personnages que l’on ne reverra pas par la suite, comme c’est le cas du troisième épisode. La structure de The Last of Us repose donc sur un mouvement diégétique, narratif et générique constant.
- 24 On pourrait rapprocher la fin de la saison avec la fin d’une autre série HBO The Leftovers. Dans le (...)
23Le générique présente d’ailleurs déjà les thèmes essentiels de la série, qui sont liés des incarnations de cette idée de mouvement : la mutation et l’adaptation. Il montre les transformations du champignon qui se reconfigure sans cesse pour avaler, intégrer et détruire tout ce qu’il rencontre sur son chemin. Ce qui démarre le récit de la série est d’ailleurs la mutation du champignon. Les corps qui sont contaminés mutent, tout au long des épisodes. Les sociétés confrontées à ce désastre mutent. Le monde s’écroule et donc la série se construit sur un mouvement constant pour réinventer des modèles, mais dans une fuite en avant désespérée dont l’issue est déjà connue, la mort. Or, au milieu de ce mouvement chaotique et tragique, les personnages, mais aussi la série elle-même, opposent un autre type de mouvement, un mouvement narratif : survivre en se racontant et en racontant aux autres des histoires. C’est d’ailleurs sur cette idée que se termine la saison 124. Dans un monde sans repères, où le réel leur échappe, la structuration intrinsèque de la forme narrative – raconter, c’est déjà ordonner le réel – rend disponible aux personnages une grille de lecture possible et l’affirmation de leur existence et de leur identité (se raconter via une histoire), fondée sur la relation à l’autre (raconter une histoire à quelqu’un).
24L’enjeu est donc de survivre en se racontant des histoires, ce qui thématise donc la dimension métafictionnelle et métanarrative de la série, mais aussi, pour la série elle-même et pour les spectateurs et spectatrices, de donner une dignité, un statut particulier à des histoires. Le statut de l’épisode devient dès lors fondamental, chaque épisode étant potentiellement une nouvelle histoire. Il ne s’agit donc pas d’une poétique du pas de côté, mais d’une potentialité liée à une structure générale de tension entre la continuité et la rupture. La logique de l’épisodique vient se heurter à la logique (tragique) du feuilletonnant, en prenant le temps de raconter une autre histoire, mais elle ne se heurte pas à la logique de la série qui repose sur cette tension même et qui érige le mouvant en système.
25Autant dans le semi-feuilletonnant formulaire, la dynamique d’accueil est intrinsèque et harmonieuse et repose sur le principe de la répétition, autant dans le semi-feuilletonnant épisodique, elle se construit plutôt dans une forme de négociation, et même de conflit entre deux logiques. Par conséquent, ces espaces d’accueil ne sont qu’en apparence de l’ordre de l’événementiel, car ils sont en réalité organiques par rapport au propos de la série.
26On remarque notamment que tout le monde meurt dans The Last of Us et que c’est en général à la fin de l’épisode qui lui est consacré que le personnage meurt, comme si la série nous disait constamment qu’il faut prendre le temps de connaître cette personne même (et surtout) si cette personne va mourir. Remarquons par exemple que le pilote s’ouvre sur le point de vue de Sarah, la fille de Joel, qui est la première personne à mourir. Une fois morte, elle passe le relais à Joel, qui devient le point de vue de référence. Il en est de même dans l’épisode 2 dans lequel on adopte de point de vue du personnage de Tess jusqu’à ce qu’elle meurt également. Et ainsi de suite. Ce qui se passe avec Bill et Franck, dans ce cadre, apparaît bien moins comme un hapax que comme la manifestation d’une structure sous-jacente qui prend plusieurs formes au cours de la série, et d’une structure sous-jacente qui est d’autant plus difficile à analyser qu’elle repose sur l’impermanence et une certaine forme de chaos.
- 25 Un grand merci à David Roche de nous avoir encouragées à faire ressortir cette idée du manque comme (...)
27Ainsi, on peut s’interroger sur le statut de l’espace d’accueil dans ces deux types de série. Dans une série semi-feuilletonnante formulaire comme Grey’s Anatomy, l’accueil est structurel (c’est une prémisse), ce qui fait de la série pratiquement un espace utopique. Pour autant, c’est un espace qui n’est pas sans violence, en particulier parce que la série vient mettre en tension des dynamiques d’ordre différent. Cette lutte se joue notamment au niveau du genre puisque la puissance du personnage de Denny est en particulier de faire muter génériquement la série. Dans The Last of Us, le cadre de départ est désenchanté ou critique : pour exister, les espaces d’accueil se heurtent à d’autres logiques (notamment la logique téléologique et tragique du feuilletonnant) qui ont tendance à être dominantes. Le mouvement de mutation constante et les espaces-temps privilégiés que sont l’accueil du point de vue d’un personnage sont donc abruptement pris sur ce qui serait la facilité de l’intrigue principale linéaire (c’est-à-dire peut-être aussi sur la pente tragique d’un monde qui de toute façon est déjà fini ; c’est bien ce que dit la séquence pré-générique du premier épisode, qu’il n’y aura aucun moyen de s’en sortir), mais c’est précisément cette préemption qui devient la structure même de la série.
- 26 Il s’agit d’une forme de spectralité qui complète celle qui apparaît dans les ellipses du semi-feui (...)
28Denny dans Grey’s Anatomy tout comme le couple Bill/Franck dans The Last of Us sont accueillis d’une manière qui leur permet de hanter leur série respective. Ce qui n’est pas (ou plus) montré, ce qui restera dans le non-dit, se mue en une spectralité qui s’immisce dans les intervalles entre les épisodes et entre les saisons – ces béances qui permettent précisément à la série d’habiter nos cœurs et de rester dans nos pensées26. Ces personnages, qui nous semblent partis trop tôt mais qui demeurent avec nous, révèlent que la complexité et la force émotionnelle d’une série ne résident pas uniquement dans sa longueur ou ses méandres narratifs, mais aussi dans les absences qu’elle organise. En nous privant intentionnellement de personnages très attachants, une série semi-feuilletonnante peut ainsi promouvoir une éthique du manque comme attention durable, au-delà même du cadre narratif, à celles et ceux qui ont compté pour nous.