1Nombreuses sont les exégèses de séries télévisées qui éclairent la diégèse à travers la philosophie éthique, en prenant les situations dans lesquelles se trouvent les personnages comme études de cas. Ainsi, dans son ouvrage Nos vies en séries (2019) et un numéro d’Open Philosophy (2021-22), Sandra Laugier nous invite à comprendre comment les séries télévisées, par les différents types d'attachement qu'elles suscitent, peuvent éduquer moralement les publics et les rendre attentifs à ce qui semble banal dans la vie ordinaire. Son travail se concentre sur les situations, dialogues, gestes, dilemmes, politiques identitaires et choix (politiques ou moraux) faits par des (groupes de) personnages, mais il ne prend pas nécessairement en compte la manière dont des structures narratives spécifiques peuvent encourager les spectateur·rice·s à adopter un point de vue éthique particulier. De même, Skorin-Kapov (2019) et Watson et Arp (2011) abordent des questions éthiques par le biais du cinéma ou de la télévision, mais n'interrogent pas l'éthique même du cinéma ou de la télévision.
2Il reste à déterminer ce que la philosophie éthique et la forme sérielle peuvent s’apporter mutuellement afin, notamment, d’éclairer les implications et potentialités éthiques des séries télévisées. L'objectif de ce numéro est précisément de se concentrer sur les considérations éthiques que peuvent soulever l’esthétique et la narration des séries télévisées. Les logiques de sérialité sont en effet multiples et historicisées : elles établissent des modèles à la fois inscrits dans des schémas reconnaissables d’une série à l’autre et propres à une série spécifique. Or, ces modèles produisent du sens, notamment en termes éthiques, par la manière même dont ils s’organisent.
- 1 Jason Mittell, Complex TV: The Poetics of Contemporary Television Storytelling, New York et Londres (...)
3Nous émettons l’hypothèse que les caractéristiques premières de la sérialité – l’intervalle, la fragmentation, la rupture et potentiellement la durée, la répétition et la variation1 – peuvent être étudiées à l’aune des deux conceptions de l’éthique qui ont dominé la philosophie : la visée de la « vie bonne » (l’héritage aristotélicien) et la relation à l’autre et au monde (comme dans les écrits d’Emmanuel Levinas et l’éthique du care).
4Dans Éthique à Nicomaque, Aristote définit l’éthique comme la visée d’une « vie bonne », nos actions étant dirigées pour assurer notre bonheur (Livre I). Il distingue différents types de biens (externes, spirituels, corporels) et avance que la vertu, qu’il définit comme le « médian » entre deux vices et, par conséquent, comme une valeur tempérée, est essentielle au bonheur (Livre 2). La visée de la vie bonne est une quête de la vertu et doit s’appuyer à la fois sur la « sagesse pratique » (Livre 6), sur la force morale (Livre 7) et sur l’amitié (Livres 8 et 9). Aristote conclut que l’éthique relève du champ du politique puisque la personne vertueuse aspire à mettre en place des lois et des politiques à même de créer une société qui incite les humains à être « bons » et à commettre des « actes nobles » (Livres 1 et 10).
- 2 Baruch Spinoza, Éthique, traduction de Charles Appuhn, Paris GF Flammarion, 1965 [1677], p. 226.
5Avec Éthique (1677), Spinoza propose une démonstration « suivant l’ordre géométrique ». Son présupposé est que tout est affaire de causalité et de la connaissance de cette causalité. Sa démonstration procède alors par relation corollaire : Dieu existe forcément puisqu’il n’y aurait pas de causalité sinon ; et, comme il y a causalité, alors Dieu existe. Sans pour autant citer Aristote, Spinoza le rejoint en mettant en avant la dimension utilitariste de l’éthique : « Nous appelons bon ou mauvais ce qui est utile ou nuisible à la conservation de notre être2 ». Cet utilitarisme conduit Spinoza, dans la scolie de la proposition X de la cinquième partie, à argumenter qu’il est utile d’être bon, de « travaille[r] à gouverner ses affections et ses appétits », de « diriger ses actions suivant le commandement de la Raison », et de vivre en communauté selon les règles de la société pour atteindre Dieu (315-16). On aboutit alors à une morale prescriptive qui rappelle le livre VII d’Éthique à Nicomaque.
- 3 Charles Taylor, Les Sources du moi : La Formation de l’identité moderne, traduction de Charlotte Me (...)
- 4 Ibid., p.101.
- 5 Ibid., p. 90.
- 6 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 202.
- 7 Paul Ricœur, Temps et récit 3 : Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 442.
- 8 Paul Ricœur, Le Juste, Paris, Esprit, 1995, p. 219.
6L’héritage d’Éthique à Nicomaque reste central dans la philosophie contemporaine (par exemple, Lacan, dans le séminaire VII, propose de repenser l’éthique aristotélicienne à l’aune de l’expérience psychanalytique et de ce qu’elle nous enseigne sur les désirs), et ce malgré les travaux importants de Spinoza, de Kant (les leçons d’éthique de 1775-1780) et, plus tard, de Levinas. Dans Les Sources du moi : La Formation de l’identité moderne (1989), le philosophe canadien Charles Taylor actualise la conception aristotélicienne de l’éthique ; il reprend notamment la notion de « vie bonne » qui « rassemble au plus haut degré possible tous les biens que nous recherchons3 ». Le soi détermine l’orientation de sa vie en fonction de « biens » variés. Taylor fait alors le constat que certains biens (les « hyperbiens ») « possède[nt] infiniment plus de dignité » que d’autres4 mais aussi que des « biens » peuvent parfois être « inconciliables5 ». Les travaux de Paul Ricœur s’inscrivent dans le même héritage aristotélicien et rejoignent les réflexions de Charles Taylor. Dans Soi-même comme un autre (1990), Paul Ricœur parle de la « visée de la vie bonne6 » justement parce qu’elle implique une trajectoire pour le récit du soi. Rappelons que le philosophe français avait déjà développé la notion d’« identité narrative » dans les conclusions de Temps et récit 3 (1985) : « Dire l’identité d’un individu ou d’une communauté, c’est répondre à la question : qui a fait telle action ? qui en est l’agent, l’auteur ?7 ». Dans « Loi et conscience morale », publié dans la collection de séminaires Le Juste (1995), Ricœur reprend les notions développées par Taylor afin de préciser le rapport entre la loi et la conscience morale ; il en arrive à la conclusion que la conscience correspond à l’« intime conviction » du jury : celle-ci détermine son jugement en mettant en relation le texte de la loi et son éthique propre, et notamment en faisant la part entre différentes normes qui peuvent parfois être « incompatibles » et la situation des personnes8. Le processus d’un jury d’assises représente en quelque sorte le modèle d’une philosophie éthique parce qu’il serait justement lui-même modelé sur la relation éthique au départ.
- 9 David Bordwell, Narration in the Fiction Film, Madison, University of Wisconsin Press, 1985, p. 35, (...)
7Le caractère utilitariste et l’idée de causalité que l’on retrouve dans les éthiques d’influence aristotélicienne ou spinoziste peuvent être mobilisés pour étudier la majorité des récits puisque, comme nous le rappelle David Bordwell dans Narration in the Fiction Film, les récits canoniques reposent sur une causalité déterminée avant tout par les « objectifs » des protagonistes9. Ces objectifs sont ancrés dans une conception de la « vie bonne » formulée plus ou moins explicitement et dont la dynamique meut potentiellement le récit, la narration et la dramaturgie.
- 10 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 196.
- 11 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.167.
8L’éthique de la « vie bonne », dans sa déclinaison contemporaine chez Taylor et Ricœur, est particulièrement féconde pour étudier les récits sériels justement parce qu’elle s’inscrit dans le temps. Grâce au temps, Ricœur établit, en effet, un lien entre « vie bonne » (la trajectoire de vie que je vise) et « identité narrative » (le récit de vie qui permet à une « personne » de se définir en tant que « personnage ») : « En narrativisant la visée de la vraie vie, [le récit] lui donne les traits reconnaissables de personnages aimés ou respectés. L’identité narrative fait tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : la permanence dans le temps du caractère et celle du maintien de soi10. » Rappelons que, pour Ricœur du moins, « le récit, jamais éthiquement neutre, s’avère être le premier laboratoire du jugement moral11 ». Déjà, dans Temps et récit 3, Ricœur déclarait que
- 12 Paul Ricœur, Temps et récit 3, op. cit., p. 447.
Le récit appartient déjà au champ éthique en vertu de la prétention, inséparable de la narration, à la justesse esthétique ; il reste qu’il appartient au lecteur, redevenu agent, initiateur d’action, de choisir entre les multiples propositions de justesse éthique véhiculées par la lecture12.
- 13 Paul Ricœur, Temps et récit 3, op. cit., p. 446.
9C’est ici que l’on décèle le potentiel éthique de la sérialité dans sa dimension aussi bien feuilletonnante qu’épisodique et dans les dynamiques qui se créent entre les deux tendances : « l’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille » ; comme une série, elle « ne cesse de se faire et de se défaire13 ».
- 14 Jean-Pierre Esquenazi, Éléments pour l’analyse des séries, Paris, L’Harmattan, p. 19-20.
10Les conflits engendrés par la pluralité des « biens » sont éminemment dramaturgiques : ils peuvent tantôt fonder la « formule14 » même d’une série donnée, donner lieu à des points de basculement cruciaux ou devenir l’enjeu de situations a priori déconnectées de l’intrigue principale (comme dans les épisodes stand alone). Dans Dallas (CBS, 1978-1991), les rivalités économiques, fraternelles et amoureuses qui tiraillent la famille Ewing sont savamment entretenus de bout en bout. Dans Breaking Bad (AMC, 2008-2013), Walter White, atteint d’un cancer inopérable, prend le tournant du mal (« break bad ») afin de pourvoir aux besoins de sa famille. Dans ces exemples, la quête et la définition de la « vie bonne », ainsi que les « biens inconciliables » auxquels font face les personnages, représentent le cœur même d’une formule suffisamment puissante pour perdurer au-delà des intervalles et se prolonger dans le temps.
11L’exemple de Breaking Bad montre que les conflits entre « biens » peuvent déterminer l’unité d’un épisode ou encore opérer au niveau d’une séquence tout en contribuant à l’unité de la « série » comme à l’« identité narrative » des personnages. Par exemple, l’épisode S2E12 marque une nouvelle étape dans le cheminement vers l’abjection de Walter White quand il laisse Jane, la compagne de Jesse, mourir d’une overdose. La saison 3, quant à elle, est cadrée par deux séquences qui se font écho : dans l’épisode S3E1, Skyler White accuse son mari d’être un trafiquant de drogue ; dans l’épisode S3E11, elle lui propose de prendre en charge le blanchiment du trafic. La mise en scène en champ/contrechamp met en avant les effets de continuité (Skyler porte une chemise verte comme l’argent ou la couleur dominante du générique d’ouverture) et de rupture : Skyler se tient à gauche dans la première séquence, à droite dans la seconde ; dans la première, les corps des acteurs constituent les axes des gros plans ; dans la seconde, les deux corps apparaissent ensemble dans des plans rapprochés, soulignant leur nouvelle complicité. Celle-ci sera consolidée lors de la visite chez l’avocat véreux Saul Goodman puisque Skyler, Walter et Saul, tout de noir vêtus, sont cadrés dans le même plan. Ici, la répétition en variation caractéristique des récits sériels est renforcée par le travail sur les costumes et le traitement chromatique : la couleur de l’argent fait ressortir la noirceur d’une conception de la « vie bonne » égoïste et utilitariste.
- 15 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 202, nous soulignons.
- 16 Spinoza, op. cit., p. 135.
- 17 Ibid., p. 133, 304-5.
12Cependant, l’éthique n’est pas qu’une affaire personnelle. En témoigne la définition de la « visée éthique » selon Ricœur : « Appelons “visée éthique” la visée de la “vie bonne” avec et pour autrui dans des institutions justes15 » ; ou encore la déontologie kantienne qui, dans les termes de Florian Cova, met l’accent sur « ce que nous devrions faire » et « le type d’actions que nous devrions accomplir ». Ce qui varie, dans les textes philosophiques, c’est donc le poids donné à la relation au monde et à l’autre. Déjà, chez Spinoza, la notion d’« affection » – défini comme « les affections du Corps par lesquelles la puissance d’agir de ce Corps est accrue ou diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées de ces affections16 » – amène à s’écarter de la dualité corps-esprit cartésienne17. Dans une monographie consacrée à Spinoza, Chantal Jacquet redéfinit l’affection spinoziste (qu’elle appelle aussi « affect ») ainsi :
- 18 Chantal Jacquet, Les Expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Paris, Éditions de la Sorbonn (...)
L’affect, qu’il soit une action ou passion, recouvre à la fois une réalité physique (certaines affections corporelles) et une réalité mentale (les idées de ces affections), et il implique une corrélation entre ce qui se passe dans l’esprit et dans le corps. […] L’affect exprime les variations de la puissance d’agir et relate l’histoire de ce qui advient à l’homme au cours de ses rencontres avec le monde extérieur18.
13La notion d’« affection », mobilisée par Pablo Cabeza-Macuso dans sa contribution à ce numéro, permet ainsi de faire de l’éthique une question de relations dialogiques : entre corps et esprit, entre le sujet humain et le monde.
- 19 Emmanuel Levinas, Totalité et infini : essai sur l’extériorité, Kluwer Academic, 1971, p. 15.
- 20 Ibid., p. 340.
- 21 Ibid., p. 33.
- 22 Ibid., p. 221.
- 23 Ibid., p. 211.
- 24 Ibid., p. 234.
- 25 Ibid., p. 229.
14Cette relation au monde est au cœur de l’éthique proposée par Emmanuel Levinas dans Totalité et infini : essai sur l’extériorité (1961) qui, comme son sous-titre l’indique, met l’accent sur les « rencontres avec le monde extérieur », plus précisément avec l’Autre. Comme Aristote ou Spinoza, Levinas met en avant la centralité de l’éthique : il la décrit comme la « voie royale » vers « une relation avec l’absolument autre ou la vérité19 » et conclut que la morale « n’est pas une branche de la philosophie, mais la philosophie première20. » Levinas place la rencontre avec l’Autre transcendant – l’infini du titre de son livre – comme le fondement même de l’éthique21. La « relation éthique » est de l’ordre du « face à face22 » : l’Autre se présente à nous à travers un « visage » qui « ne saurait être compris23 » mais qui « [met] en question ma liberté24 » « en appel[ant] à ma responsabilité25 ».
- 26 Chloé Taylor, « Lévinasian Ethics and Feminist Ethics of Care », Symposium, vol. 9, n°2, 2005, p. 2 (...)
- 27 Ibid., p. 223-28.
- 28 Ibid., p. 234.
15Comme le remarque la philosophe canadienne Chloë Taylor, l’accent mis, chez Levinas, sur l’attention à autrui et sur la nécessité d’« intervenir » anticipe, dans une certaine mesure, l’éthique du care, telle qu’elle a été théorisée par Marylin Friedman et d’autres26. Si Chloé Taylor estime que les écrits de Levinas ne peuvent pas être qualifiés de « féministes », Levinas et les théoriciennes féministes du care se rejoignent aussi sur l’idée que la responsabilité individuelle ne peut pas se passer de la justice27. Par ailleurs, les écrits de Levinas constituent une rupture radicale avec la philosophique occidentale du fait de l’accent mis sur la « relationnalité » de la subjectivité28.
- 29 Murray Smith, Engaging Characters: Fiction, Emotion, and the Cinema, Oxford et New York, Oxford Uni (...)
- 30 Ibid., p. 84, nous traduisons.
- 31 Pacôme Thiellement, Les Mêmes yeux que LOST, Paris, Editions Léo Sheer, 2011, p. 77-78.
16Il nous semble que la forme sérielle, avec son jeu sur l’« intervalle » (Boni, Carrier-Lafleur, Khazoom), trait définitoire de la sérialité car il est à la fois coupure et lien, est particulièrement propice à être posée comme laboratoire non seulement du « jugement moral » mais de la « relation éthique », pour paraphraser Ricœur. En premier lieu, la mise en place d’un récit structuré soit par les arcs narratifs des personnages (dans les séries feuilletonnantes en particulier), soit par la stabilité de leurs traits de caractère (dans les séries épisodiques et les sitcoms en particulier), met en place un système de « reconnaissance » (qu’il s’agisse de l’imitation d’un sujet humain), d’« alignement » (avec le point de vue) et d’« allégeance » (aux bienfondés des choix et des actes des personnages), pour reprendre la terminologie de Murray Smith29. C’est cette structure qui détermine dans quelle mesure nous « sympathisons » avec un personnage donné. Or, pour Smith, l’« allégeance concerne l’évaluation morale des personnages par le ou la spectateur·rice30 » : ma sympathie peut être mise à l’épreuve si les choix opérés sont problématiques. Qu’il s’agisse d’un comportement qui détonne, d’une « bifurcation » subite (quand, par exemple, nous découvrons Sayid en tueur à la solde de Ben dans la saison 4 de LOST [ABC, 2004-2010]) ou d’un système de rupture constante au cœur même de la formule de la série (les pulsions de Tony Soprano [HBO, 1999-2007] ou les deux vies de Michael Britten dans Awake [NBC, 2012]), les ruptures et variations qui nourrissent les récits sériels sont autant de moments où les personnages principaux se rappellent à nous comme Autres transcendants alors même que nous nous étions confortablement installer dans une relation de sympathie envers eux comme « Même ». Une série comme LOST problématise d’ailleurs cette mutation constante du « Même » en « Autre », et inversement, à travers une forme bien précise : le flashback. Selon Pacôme Thiellement, l’Autre de LOST est d’abord « un personnage qui n’a pas eu son flash-back, [celui dont on] n’arrive pas à se réapproprier l’expérience [et] à intérioriser les motivations31 ». La série humanise quelques « Autres » en nous montrant le parcours passé de Juliet ou de Ben, expliquant leurs dilemmes et leurs fêlures, jusqu’à nous faire comprendre leur comportement présent.
- 32 Claire Cornillon et Sarah Hatchuel, « Analysing Semi-Serialized Television Fictions: the Ethical St (...)
- 33 Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 234.
17Les personnages dits secondaires peuvent également être amenés à incarner cette fonction de bifurcation, exigeant une attention de la part des protagonistes ou de la nôtre32. Ce faisant, nous sommes à la fois témoins et actant·es de la relationnalité de la subjectivité, face à cet Autre transcendant qui « me commande comme un Maître33 » le temps d’une séquence ou d’un épisode, où le système reconnaissance-alignement-allégeance est momentanément reconfiguré. En définitive, l’intervalle qui fonde la série est, sur le plan éthique, refus de la totalité et ouverture vers l’infini, et promesse d’un récit qui pourrait se poursuivre éternellement, peuplé de personnages dont les « visages », au sens lévinassien du terme, ne sauraient jamais être complètement « compris ».
18En fait, de la série formulaire aux séries semi-feuilletonnantes ou feuilletonnantes, chaque type de narration sérielle audiovisuelle ouvre un espace spécifique de négociation éthique et souvent idéologique, en ce qui concerne non seulement le statut des personnages, mais aussi l’interaction des personnages avec les espaces, l’inscription dans le temps, et la relation de la structure narrative à une logique de causalité et/ou de contingence.
- 34 Cornillon et Hatchuel, op. cit.
19Les séries semi-feuilletonnantes construisent des arcs sériels forts, mais elles semblent maintenir l'importance de l'épisode comme métaphore de l'être humain dans son individualité et spécificité34. Ainsi, dans Urgences (E.R., NBC, 1994-2009), c’est précisément par la place accordée au quotidien du service, et non aux grandes intrigues, que les patient·es trouvent l’espace d’exister au sein de la diégèse. Le fait même d’opérer un équilibre entre l’intrigue feuilletonnante et les intrigues formulaires construit un propos sur le rapport à l’autre et sur l’empathie. L’épisode devient un site d’articulation entre ce que l’on connaît et ce que l’on ne connaît pas : il nous force à accepter d’être constamment en mouvement vers l’autre pour pouvoir évoluer nous-mêmes. Dans la série Person of Interest (CBS, 2011-2016), à travers la lutte des deux super-ordinateurs, se joue, sur un plan réflexif, la tension entre les deux grandes dynamiques de l’écriture sérielle – celle qui privilégie l’arc « macro » avec ses héros récurrents et celle qui se concentre sur une construction épisodique « micro » où se multiplient les personnages non-récurrents – ici, les « personnes d’intérêt » qui viennent inscrire, d’une certaine façon, les spectateur·rice·s au sein de la fiction. Tandis qu’elle se met à déployer des arcs feuilletonnants qui construisent une véritable « mythologie », la série conserve aussi ses aspects épisodiques. Dans la dernière saison, alors que les héros aimeraient pouvoir lutter exclusivement contre le super-ordinateur Samaritain, la Machine les rappelle sans cesse à l’ordre en leur envoyant les numéros de sécurité sociale des personnes dont le sort dépend d’eux. Le souhait de vivre une trame feuilletonnante libérée de l’« affaire de la semaine » est alors constamment frustré. Mais la force de la série est d’inspirer un attachement au formulaire car, si l’on refuse les numéros, si l’on dénigre la « personne d’intérêt » de la semaine, on fait, sur le plan éthique, le jeu d’une idéologie déshumanisante où certains individus ne compteraient pas. Person of Interest construit ainsi une tension entre notre désir de voir la Machine évoluer (et le récit se complexifier) et la nécessaire conscience que chaque vie (chaque épisode) est inestimable. La série apparaît ainsi comme une justification morale de la répétition épisodique face à la puissance parfois dévorante de la progression feuilletonnante. On assiste alors à une re-sémantisation de l’expression « person of interest » : signifiant d’habitude « personne recherchée » ou « suspect potentiel », l’expression peut alors vouloir dire, dans le contexte de la série, « personne importante », « personne dont on se préoccupe », « personne que l’on ne peut abandonner ».
20Le premier article de ce numéro, écrit à quatre mains par Claire Cornillon et Sarah Hatchuel, prolonge directement ces réflexions menées sur l’éthique des formes sérielles, et cela de deux manières : dans un premier temps, l’analyse de la série médicale Grey’s Anatomy (ABC, 2005-) montre que la forme semi-feuilletonnante formulaire peut engendrer un espace moins éthique et beaucoup plus cruel qu’attendu ; dans un second temps, l’analyse de The Last of Us (HBO, 2023) révèle que la forme semi-feuilletonnante épisodique (par opposition à formulaire) peut ouvrir un espace d’accueil à la fois original et touchant, qui décentre potentiellement le regard spectatoriel.
21Alexandre Adouard montre ensuite, dans son étude de la série Pose (FX, 2018-2021), comment la représentation du SIDA dans les séries états-uniennes a évolué d’un traitement épisodique à une imbrication feuilletonnante. À travers cette feuilletonnisation, la série créée par Steven Canals, Brad Falchuk et Ryan Murphy se pose en contrepoint des premières représentations souvent stéréotypées et circonscrites à un seul épisode, et opte pour une visibilisation délibérée des personnes les plus vulnérables face à l’épidémie : les jeunes femmes trans africaines-américaines de la scène ballroom et les hommes gays noirs de leur entourage. Ainsi, l’éthique du format feuilletonnant, qui empêche « l’anonymat », permet de mettre en scène la résilience queer face à l’épidémie, dans une historiographie gay des années SIDA.
22Dans sa contribution sur la mini-série australienne The Slap (ABC-1, 2011), adaptée du roman éponyme de Christos Tsiolkas, Fabien Boully étudie, quant à lui, l’épisode comme espace où sont partagés les différents points de vue et positionnements éthiques autour d’un même événement : une gifle infligée à un petit garçon. La série se déploie sous la forme d’un réseau de connexions interpersonnelles, tout en explorant la part propre à chaque individu, qui a droit à son propre épisode. Elle inscrit également son propos dans des enjeux communautaires, ethniques et multiculturels au sein d’une famille issue de la diaspora grecque, mais liée par l’amour ou l’amitié à des personnes d’autres origines, d’autres confessions, d’autres sensibilités. Un tel dispositif produit plusieurs questionnements, dont le problème du relativisme moral face à la gifle auquel personnages et spectateurs se trouvent confrontés. Cette gifle joue aussi le rôle de « révélateur éthique » en mettant au jour des faits, dont la teneur engendre un réel trouble moral : est-on invité à relier ces faits pour mieux les comparer, au risque d’atténuer la gravité de certains, ou convient-il de les envisager sur le même plan, au risque peut-être de perdre toute boussole morale ?
23Pablo Cabeza-Macuso fait également une lecture éthique du statut de l’épisode en régime semi-feuilletonnant, mais cette fois-ci à partir de l’étude des changements d’identités des personnages dans les séries Fringe (FOX, 2008-13) et Dollhouse (FOX 2009-10). L’« éthique » est ici envisagée en un sens strictement spinoziste puisqu’il s’agit pour les personnages d’arriver jusqu’à la possession d’affects actifs en sortant du cadre épisodique qui leur est initialement imposé par un rapport de pouvoir. L’épisode est analysé comme cadre normatif imposant des changements d’identité réguliers aux personnages (affects passifs) mais, paradoxalement, il est aussi le lieu d’où émerge la résistance des personnages désirant un mode de vie feuilletonnant (affects actifs). L’individuation des personnages au sein d’une ligne narrative linéaire feuilletonnante n’est ainsi rendue possible que par des affects expérimentés épisodiquement.
24Les enjeux éthiques peuvent donner lieu, au niveau méta, à un questionnement de la série elle-même. Jessy Neau explore ainsi la dimension réflexive du questionnement éthique dans Star Trek : The Next Generation (CBS, 1987-1994). Les dilemmes moraux de l’expédition spatiale sont présentés comme une adjonction d’épreuves fomentées par un deus ex machina, « Q », Némésis du capitaine Picard, qui surgit dans le pilote et revient dans l’épisode final. Q peut apparaître comme l’orchestrateur et l’arbitre de toutes les situations auxquelles l’équipage fait face : lors du premier épisode, il a prévenu que les humains seront jugés selon le comportement qu’ils auront montré au cours de cette mission. Juge et procureur du point de vue éthique, Q apparaît comme l’équivalent du « grand imagier » sur le plan narratif.
25Cette dimension réflexive est étudiée également par Guillaume Gomot, cette fois-ci dans la sitcom Seinfeld (NBC, 1989-1998), créée par Larry David et Jerry Seinfeld, qui se plaît à mettre en scène des problèmes éthiques de façon à la fois complexe, réjouissante et provocatrice. Ce célèbre « show about nothing », est aussi, d’une certaine façon, une méta-série parlant d’elle-même, qui propose, dans l’ultime épisode, de faire le procès de ses personnages. Jugés pour ne pas être intervenus lors d’un vol qu’ils ont filmé et s’être moqués de la victime obèse, ils sont ensuite accusés par des personnages secondaires des saisons antérieures qui reviennent pour témoigner contre eux à la barre.
26Le discours réflexif d’une série peut finir par se porter sur la forme sérielle dans son ensemble. Florent Favard analyse The Good Place (NBC, 2016-2020) sous l’angle du métadiscours qu’elle déploie sur la sérialité contemporaine en la comparant à d’autres séries riches en métatexte. Comme Westworld (HBO, 2016-2022), The Good Place décrit un simulacre infernal basé sur une succession de reboots qui ne produisent d’abord aucun sens, du fait de l’amnésie de leurs protagonistes. Par ailleurs, la série partage avec Person of Interest (CBS, 2011-2016) un discours sur la valeur de la vie humaine face à des algorithmes et des systèmes de surveillance de plus en plus inhumains et déshumanisants, à mettre en regard de la diffusion internationale de The Good Place, qui prend place sur la plateforme Netflix. Enfin, les liens prégnants qui existent entre The Good Place et LOST permettent d’explorer le discours que tient la première sur la « promesse de dénouement » et la « bonne » fin des séries. Chaque série, nous dit Florent Favard, devrait avoir le droit de se terminer dans la dignité, quand elle est prête. Ce n’est qu’ainsi que les séries et leurs publics pourraient trouver la satisfaction d’une histoire qui s’arrête au Bon Endroit, au Bon Moment.
27La réception d’une série ou de certains épisodes par le public peut également soulever des questions éthiques. L’article de Frédéric Marty et Julien Péquignot propose justement d’étudier un arc narratif d’Un Si Grand Soleil (France TV, 2018-) comme espace public propice au débat de société. Une approche sémio-pragmatique à travers les traces d’énonciation en ligne leur permet notamment de mesurer la réalité expérimentée du côté de la réception à travers les types de sens produits au contact de la série. L’objectif est de déterminer dans quelle mesure le débat public autour des violences sexistes et sexuelles proposé par l’un des arcs narratifs de la saison 3 a effectivement été reçu comme tel auprès des publics participatifs de la série.
28Au-delà de l’étude de la réflexivité et de la réception, Chloé Delaporte analyse le geste créatif en abordant l’éthique même du processus d’adaptation filmique dans une perspective féministe, à travers l’exemple de la série I Love Dick, diffusée sur la plateforme Amazon en 2017 et adaptée du roman de l’écrivaine Chris Kraus (1997). Alors que le roman – dont la forme épistolaire constitue en soi un défi en termes d’adaptation – était centré sur le personnage autobiographique de Chris et le développement de sa fixation érotique pour Dick, la série propose deux changements d’ampleur : elle octroie une place de choix au personnage de Dick et introduit une galerie de personnages féminins a priori secondaires. La question n’est pas de savoir si la série est plus (ou moins) féministe que le roman, pas plus que de la situer sur une échelle du progressisme notamment féministe, mais d’évaluer si l’adaptation a été réalisée dans le respect d’une éthique féministe, c’est-à-dire avec la volonté prioritaire de mettre en lumière, quitte à le réactualiser, le discours féministe proposé par Chris Kraus dans le roman.
29Ces différentes études de cas dégagent une perspective méthodologique qui est celle d’une analyse esthétique et éthique menée dans un même geste. La sérialité est par nature une forme complexe, fragmentée, mouvante. Chaque série, dans son fonctionnement formel même, est une invitation à nouer une relation éthique et à penser ou à repenser la complexité et la pluralité de sa relation à l’autre et au monde. Chaque série est une expérience esthétique qui est aussi potentiellement une expérience éthique. Chaque article de ce numéro propose donc une manière d’approcher ces questions et développe, à partir d’une plongée dans le détail d’un corpus donnée, une gamme d’outils variés pour étudier la portée éthique des formes sérielles.