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"Whatever happened happened"

Hurley, ou le destin d’une figure stoïcienne dans Lost

Bertrand Nouailles
Traduction(s) :
Hurley, or the Destiny of a Stoic Figure in Lost [en]

Résumés

Lost est une série qui propose une réflexion sur le concept même de série. Après en avoir rappelé le sens, nous faisons l’hypothèse que chaque personnage incarne dans la série un « devenir-série ». Nous nous attachons au personnage de Hurley, qui représenterait un devenir stoïcien et offrirait alors un autre modèle d’héroïsme.

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Mots-clés :

Lost, destin, stoïcien, Hurley, Hugo, héros
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Texte intégral

  • 1 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1999, p. 7.
  • 2 Stéphane Llerès, « Lost. Le temps, la série », Implications philosophiques, 24 décembre 2012, accès (...)
  • 3 « Le fait qu’en présence d’une œuvre d’art on fasse l’expérience d’une vérité inaccessible par tout (...)

1Il n’y a pas d’objets qui seraient par nature « indignes » de la réflexion philosophique – et la culture populaire qui serait manifestée par les séries télévisées, sans doute moins que d’autres. Après tout, si nous croyons le mot de Canguilhem selon lequel « la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère1 », alors les séries peuvent constituer une telle matière étrangère. Il convient toutefois de préciser d’entrée de jeu de quelle manière la philosophie peut se rapporter à elles. Selon Stéphane Llerès2, il y aurait deux manières : soit la philosophie cherche, par une visée davantage pédagogique, à illustrer par les séries des concepts ou des problèmes qu’elle a développés par elle-même ; soit elle vise à proposer une philosophie propre à la série qu’elle a prise pour objet d’étude en forgeant des concepts originaux qui sont taillés sur mesure à la série en question. De ce dernier point de vue, la série, véritable laboratoire de pensée, fait quelque chose à la philosophie. Nous souhaitons ici tracer une troisième voie, qui assumerait une démarche davantage herméneutique : dégager une expérience de vérité qui concerne cet objet d’art-ci qu’est la série Lost3.

2Entendu qu’il s’agit de dégager une expérience de la vérité sur cette série, il n’est pas question de mener une analyse exhaustive qui aurait pour visée de mettre au jour et d’articuler tous ses sens possibles – tâche du reste peut-être inachevable. Or, parmi les instruments herméneutiques à notre disposition pour analyser une série, l’un des plus puissants est constitué par les personnages, si nous en faisons autre chose que de simples figures narratives reconductibles à une analyse psychologique, mais autant de petites « machineries » qui produisent la nature sérielle de la série. Tous les personnages de Lost représentent chacun pour eux-mêmes un devenir-série, par lequel la série, comme enchaînement narratif, s’échappe hors de toute clôture. Un des personnages est particulièrement intéressant, par son mode mineur : Hugo (Hurley) Reyes. Nous aimerions soutenir qu’il dessine une direction ou une tendance stoïcienne inhérente à la série. Certes, il n’est peut-être pas certain qu’Hugo puisse être pleinement une figure stoïcienne, au sens où nous pourrions trouver tout au long de la série de nombreux traits ou événements le concernant qui peuvent contredire l’image adéquate du sage stoïcien. Mais il est possible de soutenir jusqu’à un certain point qu’Hurley introduit une proposition stoïcienne, qui ne manquera pas d’interroger en fin de compte la figure même du héros.

Lost : une série de séries

  • 4 Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de minuit, 1969, p. 50.

3La série Lost est remarquable en ce qu’elle multiplie, à l’intérieur d’elle-même, de nombreuses séries simultanées, que ce soit par exemple par les flashbacks ou flashforwards, par les sauts temporels, par les deux présents parallèles possibles dans la saison 6, ou encore la reprise d’un même événement, mais vécu d’un autre point de vue : les 48 autres jours vécus par ceux de l’arrière de l’avion (saison 2), ou le crash de l’avion vu par les Autres (saison 3), sans oublier, dans de très nombreux épisodes, la multiplication des actions à l’initiative de différents personnages, sans concertation aucune, engendrant ainsi des possibilités multiples. Comme le rappelle Stéphane Llérès, en s’appuyant sur la pensée de Deleuze dans Logique du sens, il y a ici précisément série par ce pouvoir d’engendrer de multiples séries, si bien que « la forme sérielle est donc essentiellement multisérielle4 ».

4Dès lors, la question se pose de savoir quels peuvent être les rapports entre ces séries multiples et entre les éléments propres à chaque série. Dans Lost, la rencontre entre deux séries, par exemple celle des survivants du devant de l’avion et de l’arrière de l’avion, ou bien celle avec les Autres (et en particulier Ben), produit une recomposition, qui ne tend nullement à une homogénéisation des deux séries qui se rencontrent, mais, au contraire, à un accroissement de l’hétérogénéité, ou au surgissement de nouvelles altérités, sous forme de nouvelles initiatives complètement imprévues. Il semble donc que Lost obéisse à la logique des mises en série dégagée par Deleuze dans Logique du sens :

  • 5 Ibid., p. 54.

Les termes de chaque série sont en perpétuel déplacement relatif par rapport à ceux de l’autre […]. Il y a un décalage essentiel. Ce décalage, ce déplacement n’est nullement un déguisement qui viendrait recouvrir ou cacher la ressemblance des séries en y introduisant des variations secondaires. Ce déplacement relatif est au contraire la variation primaire sans laquelle chaque série ne se dédoublerait pas dans l’autre, se constituant dans ce dédoublement et ne se rapportant à l’autre que par cette variation5.

5Ce qu’il y a de remarquable, c’est que la série Lost ne paraît nullement chercher un point focal à partir duquel les différentes séries qui la parcourent formeraient une cohérence et une unité que l’on pourrait dire synthétiques. Il semblerait qu’elle tende à augmenter sa propre fragmentation.

6On peut même assister à une démultiplication sérielle en ce que, dans Lost, les personnages, éléments composant les séries, sont eux-mêmes des foyers potentiels d’où peuvent partir de nouvelles séries, si bien que, non seulement ils permettent à la série dont ils sont l’un des éléments de maintenir sa variation propre par rapport aux autres séries, et donc de maintenir entre les séries des écarts tels qu’aucune convergence ne puisse avoir lieu, mais aussi de faire varier de l’intérieur la série à laquelle ils appartiennent, de sorte que chaque série diffère de toutes les autres, mais aussi diffère d’elle-même à chaque instant.

7Prenons un exemple. Les personnages sont sources de variation par les actions qu’ils effectuent, mais il faut remarquer que leurs actions n’engagent jamais le groupe dans sa totalité – il n’y a jamais d’actions d’ensemble – mais seulement de petits groupes, voire un seul personnage qui agit seul. Cela peut conduire d’ailleurs à des dilemmes dans les prises de décision (pensons aux premiers épisodes de la saison 3, où la solitude de Jack, Sawyer et Kate est figurée par les cages dans lesquelles ils sont enfermés) ; et lorsque des actions communes peuvent s’esquisser, l’interprétation différente des informations dont les personnages disposent conduit bien souvent à des initiatives multiples. Au début de la saison 4 (« The beginning of the end »), lorsque Jack, à l’aide de Rousseau, se met à la recherche de Naomi, poignardée par Locke, il est en désaccord sur la piste à suivre avec Kate, qui décide d’agir seule, et qui, par-là, engendre une série parallèle de la poursuite.

  • 6 Ibid., p. 54.

8Quel est le mécanisme par lequel est produite la multiplicité hétérogène des séries ? Sur quoi se fonde une telle divergence entre les séries au point de rendre toujours problématique la constitution d’un monde commun ? Qu’est-ce qui permet à la différence, à la variation, de se répéter sans cesse ? Si toutes les séries ne se répondent pas par un système de renvois et de rapports qui assureraient une cohérence d’ensemble, si chacune finalement commence, se poursuit, avorte, se transforme en fonction d’une logique qui lui serait propre, c’est que toutes cherchent à mettre en jeu une réalité qui ne se laisse ni décrire ni saisir par la logique de la série ; c’est qu’elles visent toutes à déployer une « instance très spéciale et paradoxale qui ne se laisse réduire à aucun terme des séries, à aucun rapport entre ces termes6 » – cette instance, dans Lost, ne peut être autre chose que l’île elle-même, vers laquelle convergent toutes les séries et qui, en même temps, les maintient dans leur multiplicité hétérogène.

  • 7 Ibid., p. 55.
  • 8 Ibid., p. 55.

9C’est l’île qui agit comme un immense réservoir de virtualités, qui engendre la multiplicité, car « elle n’est jamais où on la cherche, et inversement on ne la trouve pas là où on est7 ». C’est pourquoi il n’est pas certain que les naufragés, au départ, manquent de caractères, manquent d’identité, ou se sentent perdus : au départ, il est possible de leur assigner une place, ils tiennent leur rang, ou leur rôle si on peut dire. Ce qu’il est, en revanche, impossible de déterminer, ce qui échappe à toute détermination, à toute coordonnée, c’est l’île elle-même, comme le suggère l’épisode de l’ours polaire – premier soupçon que l’île n’est peut-être pas à sa place justement, c’est-à-dire qu’elle ne correspond pas à une simple île de naufragés. En tant que naufragés, les personnages ont toute leur place sur une île ; mais c’est justement cette île-ci qui va se dérober comme simple île, bref qui va leur manquer comme île, si bien que les personnages de Lost sont d’abord perdus de ne pas pouvoir être dans un lieu. Bref, l’île « manque à sa place8 », parfois même littéralement comme lorsque, à la faveur d’un saut dans le temps, elle disparaît aux yeux des personnages encore en mer, de sorte qu’elle ne peut qu’entraîner la multiplicité, la divergence, la différence de ceux qui cherchent pourtant à y habiter sans que cela soit pourtant possible, car comment habiter ce qui ne peut faire monde ?

10Toutes ces séries plurielles, toutes ces divergences, toutes ces différences, évidemment s’incarnent particulièrement dans les personnages, qui sont autant de tendances différentes d’actions possibles et qui expérimentent sans cesse l’impossibilité de tout accord. Ils sont aussi autant de tendances à parcourir et sillonner l’île, autant de tendances à la marquer comme impossibilité même de toute île. C’est pourquoi ils sont tous, à des degrés divers, des intensités de dispersion – certains cherchant alors justement à lutter contre la dispersion et l’éclatement du groupe. Il faut relever, du moins dans les trois premières saisons, le conflit entre deux grandes tendances, deux grande séries : celle de la dissémination, de la dispersion, de la multiplicité hétérogène, incarnée par Locke et Ben, et dans une moindre mesure Sawyer et Kate, et celle de l’unification, de l’identification, de l’ordonnancement, de la solidarité aussi, incarnée par Sayid, et surtout par Jack, qui lutte bien moins contre les manipulations de Ben que contre l’île à laquelle il cherche à assigner une fonction et une place : celle d’une île que l’on quitte, et qui ne va cesser de se dérober tant que Jack n’aura pas compris ce que, justement Hurley, va lui permettre de comprendre : que la puissance est dans l’acceptation même de sa propre impuissance.

11Ainsi Jack est-il bien au départ la figure même d’un héroïsme classique, à la fois altruiste et rassurant, mais qui va peu à peu découvrir que la posture du héros, ou plutôt du leader, le condamne à cela même qu’il cherche à éviter : l’impuissance. L’une des séries qui strie la narration de Lost est donc bien précisément la série de l’impuissance, que Jack doit parcourir jusqu’au bout, jusqu’à l’ultime abandon : cesser que l’œil veille. Car, sur l’île qui n’en est pas une, ouvrir et fermer l’œil, c’est tout un.

Hurley, ou le héros stoïque

12L’analyse de la multiplicité hétérogène des séries que nous venons d’effectuer constitue l’arrière-plan indispensable pour toute réflexion ayant pour objet un personnage de Lost. Hurley, comme personnage, participe à la structure multisérielle de la série, dans la mesure où il déroule, par les actions qu’il effectue, par les flashbacks et flashforwards qui le concernent, une série parmi d’autres qui parcourt Lost. Cependant, à bien des égards, il reste une figure singulière au sein des singularités que sont les autres personnages – cela pour au moins trois raisons.

13Il est d’abord une figure singulière parce qu’il fait surgir à l’intérieur de la série son extérieur par excellence, à savoir nous-mêmes, les téléspectateurs. « Dave », à bien des égards, est une sorte de méta-épisode dans lequel la série se retourne sur elle-même. Aux multiples séries internes à Lost, s’ajoutent les multiples séries qui se forment dans la tête des téléspectateurs regardant Lost. Hurley est un personnage qui permet donc à la fiction d’être en même temps une méta-fiction interrogeant le sens même du récit : et si toute l’histoire de la série n’était que l’élucubration d’un fou qui hallucine ? Il en va de même dans la saison 5 (« Whatever happened, happened ») lorsque Hurley et Miles cherchent à comprendre les sauts dans le temps et les paradoxes possibles que cela peut engendrer : dans un dialogue proprement « surréaliste » mais aussi plein d’humour, ils introduisent le soupçon suivant : est-ce que la proposition des scénaristes de la série n’est pas complètement farfelue et en dehors de toutes les règles de la cohérence narrative ? Singularité d’Hurley qui permet donc à la série d’intégrer son Autre absolu : nous-mêmes.

14La deuxième raison de la singularité d’Hurley touche au style même de son agir. Parmi la multiplicité des tendances que chaque personnage déploie, nous avons vu plus haut que deux tendances plus générales pouvaient être dégagées : une tendance à la dispersion et une tendance à l’unification. Peu ou prou, les actions de chaque personnage, dans et avec sa singularité propre, vont plutôt accentuer l’une ou l’autre de ces deux tendances générales. Or il semble qu’Hurley échappe à cette dichotomie et représente une troisième manière d’agir sur l’île. Il agit par l’acceptation, certes parfois à son corps défendant, de pâtir. Tandis que les autres personnages cherchent dans les actions qu’ils mènent à reprendre l’initiative dans une existence sur laquelle pèse la présence étrangère de l’île, tandis donc qu’ils opposent à l’Extériorité pure la conscience farouche de pouvoir agir selon une volonté calculatrice et planificatrice (et à cet égard le personnage de Sayid est exemplaire, qui propose une volonté stratège), Hurley, lorsqu’il décide d’agir, voit toujours son plan contrarié.

15Puisque nous sommes dans une perspective herméneutique, nous pouvons alors faire remarquer que de mêmes éléments structurent les actions d’Hurley sur l’île. Dans « Numbers » (saison 1), ainsi que dans « Dave » (saison 2), le sac dans lequel Hurley a mis la nourriture et l’eau se déchirent. Il n’a même pas commencé à agir que son plan échoue déjà. Dans « Dave » encore, ainsi que dans « Tricia Tanaka is dead » (saison 3), une même séquence est répétée, où Hurley poursuit, dans un cas, Dave (le personnage qu’Hurley hallucine) et, dans l’autre cas, le chien Vincent, qui a un morceau de bras dans la gueule. À chaque fois, Hurley chute, mais sa chute va faire sens, c’est-à-dire, alors même qu’elle signifie concrètement l’échec de son action, elle va lui permettre en fait de pouvoir continuer dans une direction qu’il n’avait pas initialement prévue. Enfin, il faut, de manière plus générale, faire observer qu’il est l’un des personnages qui court le plus, et l’un de ceux également qui se perd assez facilement, comme par exemple dans l’épisode « Everybody loves Hugo » (saison 6), où, ayant perdu le groupe, il va tomber sur la cabane en bois. Les courses d’Hugo sont des courses erratiques, car impulsives (soit il poursuit quelque chose qui a surgi, soit il fuit un danger, soit il va un peu à l’aveugle), ce qu’il faut opposer aux déplacements des autres grands personnages de l’action (Jack, Locke, Sayid, Kate et Sawyer), qui ont un déplacement tout en maîtrise (ils pistent, ils chassent, ils se dissimulent, ou bien ils atteignent sans coup férir l’endroit visé). Et, cependant, Hurley parvient à ses fins (il rencontre Rousseau, il découvre la camionnette, il fait exploser la dynamite avant qu’elle soit prise, etc.). L’échec même de ses plans lui permet de réussir, tandis que les autres personnages, qui réussissent souvent leurs actions, échouent dans ce qu’ils visent. L’épisode « Tricia Tanaka is dead » peut fournir une clé pour comprendre ce paradoxe où l’échec même est réussite, où la volonté, en échouant, parvient à sa fin : cette clé, c’est la distinction stoïcienne entre le telos (la fin) et le skopos (le but).

16Le groupe sur la plage n’a pas le moral, depuis que Jack, Sawyer et Kate sont aux mains des autres, et Charlie vient d’apprendre qu’il va mourir. Comme souvent avec Hurley, cela commence donc par une chute, où il découvre que ce que Vincent avait dans la gueule est un bout de bras. En le suivant, il tombe sur une camionnette du projet Dharma et il se met en tête de la faire démarrer. Nous laissons volontairement de côté la série parallèle du flashback où l’on apprend les relations d’Hurley et de son père, de même que nous ne nous penchons pas sur la ficelle narrative selon laquelle faire démarrer la camionnette sur l’île est « réparer » pour ainsi dire l’abandon du père. Ne nous intéresse ici que l’action, celle où Hurley parvient effectivement à faire démarrer le moteur. Le but (skopos) de l’action d’Hurley est de faire démarrer la camionnette, mais la fin n’est, bien sûr, pas celle-ci : elle est celle d’une volonté qui s’exerce à se parachever en fonction des circonstances données.

17Certes, le parachèvement ici n’a rien du parachèvement du sage stoïcien – et Hurley est loin de présenter toutes ses qualités. Toutefois, nous pourrions dire qu’il s’y achemine, car cet épisode met particulièrement bien au jour ce qui distingue l’action d’Hurley. Le but qu’il se propose est au fond un but circonstanciel, un but matériel. À ce titre, la réalisation de ce but dépend bien des circonstances (la chute d’Hurley, involontaire, et surtout la pente que dévale le véhicule : qu’il démarre ou non ne dépend pas d’Hurley). En revanche, ce qui dépend de lui est la manière dont il fait usage des circonstances qu’il rencontre : ses chutes, ses fuites, dans notre épisode la présence de la camionnette et celle d’une pente propice à pallier la faiblesse de la batterie, sont autant de moyens pour que son action se déploie. Hurley a ainsi cette facilité à maîtriser les représentations des choses, c’est-à-dire à se représenter les choses telles qu’elles sont sans ajouter de fausses évaluations qui proviendraient des désirs. Peut-il dire comme Épictète :

  • 9 Épictète, Entretiens, III, chap. 20, 12-15, Les stoïciens, II, Paris, Gallimard, 1962, p. 999.

Eh bien ! présente-moi ce que tu veux et j’en ferai un bien : présente-moi la maladie, la mort, l’indigence, l’insulte, la condamnation aux supplices ; grâce à la baguette d’Hermès, tout cela devient utile. – Que feras-tu de la mort ? – Quoi d’autres que de t’en orner et, grâce à elle, de montrer en action ce qu’est un homme qui a conscience de la volonté de la nature ? – Que feras-tu de la maladie ? – J’en montrerai la nature, je brillerai en elle, je serai calme et heureux, je ne flatterai pas le médecin et je ne souhaiterai pas de mourir. Que demandes-tu de plus ? Tout ce que tu me donneras, j’en ferai une chose fortunée, heureuse, vénérable et enviable9.

  • 10 Victor Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 1998, § 73, p. 151.
  • 11 Ibid., § 74, p. 153.

18Il ne faut donc pas être trompé par les apparences. Tandis que les autres personnages, qui sont dans l’affirmation d’une volonté adverse qui souhaite modifier l’ordre du monde (ici l’île), ne peuvent donc interpréter les contretemps, les imprévus, les circonstances contraires, que comme des obstacles, Hurley est l’un des seuls, peut-être le seul, à ne pas chercher à les surmonter, puisqu’ils n’ont pas à l’être. Dès lors, Hurley a d’emblée réussi ce qu’il entreprend ; autrement dit, alors même que le but de son action n’est pas encore réalisé, il est déjà parvenu à sa fin (telos), qui n’est rien d’autre que l’actualité même de son action – qui n’est donc rien d’autre que l’exercice même de sa volonté. Bref, sa fin est d’être un agent, et non avant tout de produire un résultat. Peut-on aller jusqu’à retrouver le thème stoïcien d’une indifférence à l’égard de la réussite ? Du moins y a-t-il clairement une indifférence à l’entreprise gnostique dans laquelle Jack et Locke sont engagés, car Hurley accepte par avance ce que les choses seront. Quoi qu’il en soit, il semble qu’il incarne une possibilité d’action dans laquelle « le producteur vaut mieux que ses produits et ses projets10 ». Derrière donc les maladresses d’Hurley se dessine un agir qui peut plus et davantage que ce qu’il actualise dans les faits, c’est-à-dire dans la trame du monde. C’est dire que l’agir « est supérieur à tout ce qu’il peut faire passer à l’acte11 ».

  • 12 Voir Épictète, Entretiens, IV, chap. 8.

19La singularité de l’agir d’Hurley ouvre la voie à un tout autre rapport à l’île, qui va constituer la troisième raison de la singularité du personnage lui-même. Si l’agir d’Hurley ne cesse de réussir malgré les circonstances, c’est parce qu’il se conforme à l’ordre des choses. C’est pourquoi Hurley représente, au sein même de la série, un devenir possible pour les autres personnages. Le nom d’Hurley est donc le nom d’un devenir, un devenir-stoïcien. Ce sera en tout cas la voie que Jack finira par prendre ; et dans une scène fugace, mais très belle, de « Everybody loves Hugo » (saison 6), la relation d’Hurley et Jack va s’inverser, puisque ce dernier va reconnaître la pertinence de l’attitude du premier, et surtout va prendre conscience de la leçon qu’Hurley n’a cessé de lui donner, même si Hurley n’a sans doute nulle conscience de sa position de maître. Mais, après tout, le philosophe stoïcien donne sa leçon d’abord par les actes qu’il accomplit, et non en adoptant une posture de philosophe12. « Il faut, lui dit Jack, que j’apprenne à laisser faire ». C’est-à-dire : il faut que je me conforme à l’ordre des choses, et que je veuille ce que l’île (c’est-à-dire le Destin, Zeus, le Dieu) veut. Autrement dit encore, il a à accepter d’être entraîné de bon gré. Mais qu’est-ce qui a manqué à Jack pour épouser ce devenir-stoïcien qu’il avait pourtant sous les yeux avec Hurley ? Vouloir que les événements arrivent comme ils arrivent exige deux choses : savoir interpréter et savoir être au et dans le présent.

20En ce qui concerne l’importance de l’interprétation, il faut revenir sur l’épisode, « Numbers ». À première vue, rien qui ne semble plus contraire à la thèse selon laquelle Hurley épouserait activement l’ordre des choses, puisqu’il croit en une malédiction de chiffres qui l’ont fait gagner à la loterie. Croire en une malédiction, c’est bien interpréter des événements qui font signe. Lorsqu’Hurley rencontre Rousseau, il se fait confirmer que ces chiffres sont maudits. Mais qu’est-ce qui est confirmé, sinon une interprétation ? Et cette interprétation est celle d’un événement-signe (les nombres), qui permet un ordonnancement du monde. Ce que veut entendre Hurley, c’est que le monde n’est pas soumis au hasard, c’est que les choses qui lui sont arrivées ne sont pas arrivées par hasard, mais par un enchaînement destinal.

  • 13 Deleuze, Logique du sens, p. 175.

21Mais l’ordre des choses va aussi se jouer à un niveau plus fondamental, puisque c’est également dans cet épisode que les deux séries parallèles, celle de l’île et celle des flashbacks, vont se rencontrer en un point singulier, qui fait (l’) événement : les mêmes chiffres sont sur la trappe récemment découverte par Boone et Locke. À notre connaissance, pour l’une des premières fois, une réalité de la série des flashbacks se trouve également être présente sur l’île. Nous pouvons avancer que c’est cette sorte de simultanéité qui crée dans Lost des événements, au sens narratif du terme (ce qui fait avancer l’intrigue), mais aussi au sens deleuzien du terme : « il n’est pas ce qui arrive (accident), il est dans ce qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend. […] Il est ce qui doit être compris, ce qui doit être voulu, ce qui doit être représenté dans ce qui arrive13 ». L’événement est ainsi ce qui demande à être interprété, parce qu’il est ce qui va faire entrer en résonance, ce qui va faire s’articuler deux séries hétérogènes. Les chiffres révélés sur la trappe à la fin de l’épisode signifient donc que les flashbacks ne sont nullement des éclaircissements sur la psychologie des personnages permettant de comprendre leur comportement sur l’île, qu’ils ne représentent pas non plus des causes de ce qui se passe sur l’île ; mais qu’ils entrent en composition avec les actions sur l’île ainsi qu’avec la réalité de l’île, de sorte que le rapport entre les deux série seraient plus un rapport d’expression, ou de quasi-causalité pour reprendre un terme technique stoïcien. Pour le dire autrement, l’île avec « Numbers » devient l’élément structurant toutes les séries entre elles, et ouvrant la voie à la compréhension que tout ce qui arrive arrive comme cela doit arriver. La saison 6, dévoilant que les personnages principaux sont des candidats pour l’île, n’est ici qu’une simple redondance.

22Outre l’interprétation, se conformer à l’ordre du monde réclame de ne reconnaître comme réel que le présent. Si nous voulons prêter au fait qu’Hurley va voir et communiquer avec les morts une signification autre que celle de faire avancer l’intrigue, il nous semble que cette capacité lui assigne le seul présent comme place. On pourrait certes penser que cette vision des morts lui permet d’anticiper le futur, d’orienter et guider les personnages (surtout en saison 6), mais nous pouvons tout autant comprendre ici l’effort pour la raison de se hisser jusqu’à la vision de la totalité des choses à chaque instant présent. Bien sûr, il ne s’agit là que d’un effort ; c’est pourquoi Hurley n’est pas Jacob et n’a pas la vision d’ensemble des événements. Mais en s’exécutant, il a parfaitement conscience qu’un ordre des choses subsiste actuellement et frappe d’irréalité à la fois passé et futur.

23On peut revenir alors sur la « folie » d’Hurley. Sa folie, qui le conduit à être interné à l’extérieur de l’île, devient sur l’île la rationalité même du monde. Par elle, il devient le dépositaire d’une intuition qui lui fait traverser l’ordre apparent temporel des choses. Il se maintient alors à ce point d’intensité où les événements ne s’enchâssent plus dans une succession temporelle mais déploient le mille-feuille de l’instant.

24Dès lors, c’est plutôt avec une relative sérénité qu’Hurley accepte le poste qui lui est confié à la fin, celui d’être le nouveau Jacob. Et ce ne pouvait finalement être que lui, dans la mesure où il est finalement celui qui, dès le départ, s’attache à conformer ses actions à l’ordre du monde ; celui aussi qui, par sa capacité à lier amitié avec tous les personnages, parvient en fin de compte à réunir les contraires – son corps est ainsi gros de toutes les synthèses qu’il opère, car il n’est porteur d’aucune volonté personnelle. Personnage hautement singulier, parce qu’il est, en dernière instance, le personnage qui réussira à faire de l’île un lieu qui n’appelle plus l’exil hors de soi. Mais pour ce faire, il aura à mener, souvent contre son corps défendant, la critique de tout héroïsme de la volonté. Dès lors, nous pouvons revenir à la toute fin de la série. À quoi bon tout cela ? À quoi bon croire qu’il y a des héros ? Rien de tel, puisque, un peu plus tard ou un plus tôt, nous devons mourir. Banalité affligeante, si ce n’est, d’une part que cela conduit dans Lost à une systématique dé-héroïsation des personnages, et pose la question de savoir ce qu’est une série télévisée sans héros ; si ce n’est d’autre part que c’est à cette condition que « tout ce que tu me donneras, j’en ferai une chose fortunée, heureuse, vénérable et enviable ».

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Bibliographie

CANGUILHEM Georges, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1999.

DELEUZE Gilles, Logique du sens, Paris, Les Éditions de minuit, 1969.

ÉPICTETE, Entretiens, III, chap. 20, 12-15, Les stoïciens, II, Paris, Gallimard, 1962.

GADAMER Hans-Georg, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Éditions du Seuil, 1996.

GOLDSCHMIDT Victor, Le système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 1998.

LLERES Stéphane, « Lost. Le temps, la série », Implications philosophiques, revue en ligne, 24 décembre 2012, http://www.implications-philosophiques.org/semaines-thematiques/philosophie-des-series/lost-le-temps-la-serie-i/

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Notes

1 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1999, p. 7.

2 Stéphane Llerès, « Lost. Le temps, la série », Implications philosophiques, 24 décembre 2012, accès le 20 juillet 2016, http://www.implications-philosophiques.org/semaines-thematiques/philosophie-des-series/lost-le-temps-la-serie-i/

3 « Le fait qu’en présence d’une œuvre d’art on fasse l’expérience d’une vérité inaccessible par toute autre voie constitue la signification philosophique de l’art, qui s’affirme en face de toute ratiocination. […] L’important est qu’on y discerne une expérience de vérité qui non seulement exige une justification d’ordre philosophique, mais qui est une forme de l’activité philosophique », H.-G. Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 12-13.

4 Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de minuit, 1969, p. 50.

5 Ibid., p. 54.

6 Ibid., p. 54.

7 Ibid., p. 55.

8 Ibid., p. 55.

9 Épictète, Entretiens, III, chap. 20, 12-15, Les stoïciens, II, Paris, Gallimard, 1962, p. 999.

10 Victor Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 1998, § 73, p. 151.

11 Ibid., § 74, p. 153.

12 Voir Épictète, Entretiens, IV, chap. 8.

13 Deleuze, Logique du sens, p. 175.

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Référence électronique

Bertrand Nouailles, « Hurley, ou le destin d’une figure stoïcienne dans Lost »TV/Series [En ligne], Hors séries 1 | 2016, mis en ligne le 01 octobre 2016, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tvseries/1676 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/tvseries.1676

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Auteur

Bertrand Nouailles

Agrégé, docteur en philosophie (Le monstre, la vie, l’écart. La tératologie d’Étienne et d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Classiques Garnier, à paraître), Bertrand Nouailles enseigne la philosophie dans le secondaire. Il est membre associé au centre de recherche PHIER (Philosophie et Rationalité) de l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand.

With a PhD in philosophy (Le monstre, la vie, l’écart. La tératologie d’Étienne et d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Classiques Garnier, to be published), Bertrand Nouailles teaches philosophy at high school level. He is an associate member of the PHIER research centre (Blaise Pascal University, Clermont-Ferrand, France).

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Droits d’auteur

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