1La recherche d’emploi est indéniablement au cœur du chômage. Historiquement d’abord, la distinction entre les chômeurs et les pauvres a été fondée sur le caractère involontaire de l’absence d’emploi, repéré par la continuité du passé professionnel (Salais et al., 1986 ; Topalov, 1994). Depuis le milieu du xxe siècle, c’est la recherche d’emploi qui est considérée comme le meilleur indice de la volonté de travailler, et qui permet de différencier les chômeurs et les inactifs (Liebeskind Sauthier, 2009). La codification statistique du chômage en a fait un critère central puisque, conformément aux recommandations du Bureau international du travail, les enquêtes nationales mesurent le caractère effectif des démarches de recherche d’emploi (Gautié, 2002). Désormais, la recherche d’emploi est le « point d’ancrage le plus solide de l’identité juridique du chômeur » (Willmann, 1998, p. 248). Être reconnu comme demandeur d’emploi – pour utiliser l’expression officielle figurant dans le Code du travail et en usage au sein du service public de l’emploi – c’est satisfaire à des obligations de recherche d’emploi, dont le respect est contrôlé et vérifié (Parent, 2014).
2La recherche d’emploi est une composante des activités des chômeurs, non seulement parce qu’ils doivent endosser le rôle associé à leur statut, mais aussi parce que cela donne du sens à une condition supposée transitoire (Benoit-Guilbot, 1990 ; Demazière, 2003). À l’échelle des expériences individuelles, le chômage est globalement vécu comme une condition dévalorisée, et la priorité des chômeurs est d’échapper à cette infériorité sociale (Ledrut, 1961 ; Schnapper, 1994). Dès lors, la recherche d’emploi est le moyen par excellence pour tenter de sortir du chômage, même si ce n’est pas le seul (Demazière, 2013a) et s’il perd en signification avec l’allongement de la période de privation d’emploi (Benoît-Guilbot, Gallie, 1992). Vivre le chômage c’est donc rechercher un emploi. Et pourtant les expériences de la recherche d’emploi ont été négligées par les chercheurs en sciences sociales. Ceux-ci ont plutôt souligné la multiplicité des dégradations résultant du chômage et de la perte d’emploi (Pochic, Bory, 2014) : paupérisation économique, isolement social, déstabilisation des identités, perte de confiance en soi, angoisse face à l’avenir, rupture des solidarités, etc. (Demazière, 2006 ; Boland, Griffin, 2015a). Ainsi l’analyse sociologique tend à considérer que le « chômage total constitue l’expérience caractéristique ou spécifique du chômage » (Schnapper, 1994, p. 51).
3L’objectif poursuivi ici est de compléter les approches existantes en centrant la focale sur une composante minorée de la condition de chômeur et en analysant la recherche d’emploi comme une expérience vécue. Ce déplacement se justifie d’autant plus que la recherche d’emploi est une norme de conduite qui tend à se renforcer dans la période récente : la montée du mot d’ordre de l’activation au cœur des politiques publiques d’emploi indique, au-delà de sa polysémie (Salais, 2004 ; Ehrel, 2012), une injonction croissante à ce que la recherche d’emploi soit active. Pour cela nous prenons appui sur une enquête par entretiens ouverts auprès de chômeurs qui sont parvenus à obtenir un emploi relativement durable, et dont par conséquent la recherche d’emploi peut être considérée comme effective, ou active pour reprendre le terme des politiques publiques. Ce choix de population permet d’interroger la catégorie normative de recherche d’emploi active à partir des expériences des chômeurs ayant atteint les objectifs visés par l’activation. Dans un premier temps nous considérons les recherches compréhensives portant sur les expériences des chômeurs afin de caractériser la place qu’y occupe la recherche d’emploi. Puis nous montrons que la recherche d’emploi – ayant abouti à une sortie du chômage – est structurée par trois types d’opérations de cadrage effectués par les chômeurs eux-mêmes, et qui varient avec certaines de leurs caractéristiques sociales : ciblage, distanciation et limitation. Établir que cet autocontrôle est un trait saillant des recherches débouchant sur un emploi conduit à interroger les modélisations qui, dans la lignée de la théorie du job search, font de l’intensité des efforts de recherche d’emploi un facteur décisif de sortie du chômage vers l’emploi.
4La recherche d’emploi occupe une place marginale dans les enquêtes compréhensives consacrées au chômage. Cette tendance est inaugurée par la célèbre ethnographie réalisée à la fin des années 1920 à Marienthal, un bourg frappé par un chômage brutal et massif (Jahoda et al., 1972). Les auteurs s’attachent à identifier les effets du chômage sur la vie quotidienne, aux échelles individuelle, familiale et locale : perte d’estime de soi, rétrécissement des relations sociales, paupérisation économique, affaiblissement des appartenances collectives, désorganisation du temps quotidien, etc. Décrivant une communauté « lasse », ou « exténuée » (ibid., p. 67), ils caractérisent l’expérience du chômage par une apathie, antagonique avec la recherche d’emploi. Pendant des décennies, la plupart des études sur les conséquences du chômage se sont inscrites dans cette filiation (Bakke, 1940a et 1940b ; Komarovsky, 1940 ; Powell, Driscoll, 1973 ; Jahoda, 1979 et 1982 ; Hayes, Nutman, 1981 ; Fineman, 1987 ; Burnett, 1994 ; Stearns et al., 1995). Cette « deprivation theory of unemployment » (Boland, Griffin, 2015a) a façonné la recherche sociologique, et certains y voient même un présupposé, une évidence « taken for granted » (Cole, 2007 ; Kinsella, Kinsella, 2011). Ce constat peut être discuté en rappelant que l’enquête de Marienthal distinguait des manières différenciées de faire face au chômage, étalonnées en une typologie de familles, depuis celles qui sont « effondrées » jusqu’à celles qui demeurent « stables ». Mais cette diversité ne fragilise pas un paradigme de la privation, qui se trouve décliné en degrés ou intensités et n’ouvre guère d’espace pour l’analyse de la part prise par la recherche d’emploi dans l’expérience du chômage.
5Dans la période contemporaine, alors que les enquêtes visant à décrypter les manières de vivre le chômage se sont multipliées, en particulier en France où le chômage est structurel, la recherche d’emploi est restée une composante jugée secondaire, rarement centrale et jamais structurante, des expériences vécues. Ces enquêtes montrent les incertitudes attachées à la condition de chômeur, décrivent les dévalorisations qui y sont associées, explorent les façons de composer avec cette situation, qu’elles portent sur des jeunes dotés de caractéristiques scolaires variées (Balazs, 1983), sur des jeunes stagiaires sans diplôme (Dubar, 1987), sur des chômeurs de longue durée (Aldeghi, 1992), sur des chômeurs de toutes situations sociales (Schnapper, 1994 ; Demazière et al., 2013), sur des travailleurs en mission d’intérim (Jourdain, 2002), sur des licenciés économiques (Linhart et al., 2002 ; Roupnel-Fuentes, 2011), sur des seniors ayant perdu leur emploi (Lefrançois, 2013), etc.
6Pourtant, être confronté au chômage implique d’entrer en relation avec des institutions publiques qui placent la recherche d’emploi au cœur du rôle assigné aux chômeurs et, ce faisant, configurent leurs expériences. L’accès aux ressources distribuées par les régimes de Welfare, qu’il s’agisse des revenus de remplacement ou de prestations d’accompagnement, est de plus en plus conditionné par une recherche d’emploi effective. Ainsi, en Europe, l’affirmation du référentiel d’activation au cœur des politiques publiques d’emploi (Lefresne, 2005) pèse sur le quotidien de chômeurs soumis à l’injonction d’être actifs dans leur recherche d’emploi (Dubois, 2007). Celle-ci est devenue une composante centrale de l’accompagnement des sans-emploi (Demazière, 2013b). Des méthodes, des manuels, des stages et des conseils de recherche d’emploi ont été élaborés en vue de constituer les chômeurs en acteurs du marché du travail (Dean, 1995 ; Divay, 1999 ; Van Berkel, 2010) et de produire des chercheurs d’emploi capables d’identifier et de négocier leurs compétences, et de devenir des entrepreneurs d’eux-mêmes (Divay, Perez, 2010 ; Boland, 2016).
7Moins que la privation d’emploi, c’est la recherche active qui devient le socle du chômage et du rôle prescrit qui y est associé. Celui-ci requiert la multiplication de démarches de quête d’emploi et l’accumulation d’indices permettant de satisfaire aux contrôles des guichets de l’État social. Au-delà, il appelle une mobilisation personnelle et une redéfinition de soi comme chercheur d’emploi, c’est-à-dire une transformation de l’expérience du chômage. C’est ainsi que l’on peut faire le constat d’une « death of unemployment » et d’une « birth of job-seeking » dans le contexte des politiques de Welfare (Boland, Griffin, 2015b). Dès lors, la recherche d’emploi devient le travail du chômage, le travail des chômeurs. Ce travail peut être étudié en inventoriant et en comptabilisant statistiquement les tâches concrètes qui le composent : consulter des annonces, envoyer des candidatures, passer des coups de téléphone, visiter des entreprises, solliciter ses connaissances, réviser son curriculum vitae, etc. Cette voie d’analyse est la plus empruntée et mobilise souvent les enquêtes nationales sur l’emploi, dans lesquelles les méthodes de recherche d’emploi sont renseignées à partir de nombreuses questions. Mais la recherche d’emploi d’un chômeur ne se réduit pas à la somme des démarches qu’il a effectuées. Elle peut aussi être considérée, de manière renouvelée, comme une expérience (Vieira, 2016), c’est-à-dire une activité investie de significations, une accumulation de situations et d’événements qui alimente un flux d’interrogations, d’interprétations, de projections.
8Dans la période récente, c’est à partir de l’observation de dispositifs institutionnels que des sociologues ont entrepris d’analyser l’expérience de la recherche d’emploi. Cette démarche est souvent associée, en particulier dans les travaux anglo-saxons, à une perspective théorique foucaldienne attentive aux effets de la surveillance institutionnelle sur les individus. Cette « gouvernementalité » est considérée comme un mode d’exercice du pouvoir qui, dépassant le contrôle et la sanction, vise à socialiser les attentes normatives. Cela ouvre la porte vers l’analyse des expériences des chômeurs, de leur pilotage et de leur transformation en expériences de recherche d’emploi au sein de programmes d’entraînement, de coaching ou de développement des compétences ciblés sur des managers, cols blancs ou professionals (Smith et al., 2006 ; Sharone, 2007 ; Garrett-Peters, 2009 ; Rivera, 2012 ; Gabriel et al., 2013 ; Boland, Griffin, 2015b ; Van Oort, 2015). Au-delà des spécificités de chaque terrain, l’expérience de la recherche d’emploi y est décrite comme un travail sur soi et une discipline personnelle. Elle se décline dans la mise en œuvre de multiples préceptes (rester optimiste, cultiver ses relations, savoir se vendre, se faire de nouveaux contacts, etc.) et dans une attitude plus globale consistant à se persuader que l’on a le contrôle et la responsabilité de sa situation (Cottle, 2001 ; Uchitelle, 2006) et que l’accès à l’emploi dépend de soi-même (Rivera, 2012 ; Sharone, 2013).
9Les dispositifs destinés à accompagner les chômeurs vers l’emploi sont décrits comme des espaces de socialisation à la recherche d’emploi ; une socialisation qui procède par intériorisation, plus ou moins aboutie, de normes de conduites en vue de progresser sur le chemin de l’emploi. Il s’agit de fabriquer des chômeurs – des chercheurs d’emploi plus précisément – autonomes dans leurs démarches, confiants et responsables, convaincus que leur avenir dépend d’eux, assurés que l’issue de leur recherche d’emploi, sa réussite, pour utiliser un terme ajusté à la perspective normative sous-jacente, découlera de leur capacité à se conformer aux prescriptions. Nous entendons compléter ces approches en considérant également l’importance des enjeux d’accès à l’emploi dans l’expérience de la recherche d’emploi, mais en procédant à un double déplacement afin d’interroger plus frontalement la catégorie de recherche active d’emploi. D’une part, nous avons déconnecté l’investigation de tout dispositif d’accompagnement de manière à saisir l’expérience de la recherche d’emploi dans la vie ordinaire des chômeurs et à plus grande distance des encadrements institutionnels directs. D’autre part, nous avons interrogé d’anciens chômeurs qui ont retrouvé un emploi et qui ont mené des recherches d’emploi ayant débouché sur des sorties relativement durables du chômage. Du fait de cette issue, la recherche d’emploi de ces (anciens) chômeurs peut être d’emblée considérée comme active. Sur cette base, il est alors possible de se demander ce qu’est une recherche active d’emploi, non en partant d’une conception normative déployée dans les dispositifs de gouvernementalité, mais en partant du résultat obtenu, pour renseigner les expériences vécues de chômeurs accédant à l’emploi.
10Nous avons interviewé 38 individus sortis des listes de Pôle emploi pour motif de reprise d’emploi et en emploi à l’enquête (voir l’encadré méthodologique). Nous avons réalisé des entretiens ouverts, sans grille détaillée préalable, considérant qu’à partir du moment où tous les interviewés avaient obtenu un emploi, ils avaient une expérience de la recherche d’emploi et pouvaient donc la raconter. L’objectif était de collecter des récits de pratiques traduisant les points de vue des enquêtés et formulés dans leurs propres termes, au cours d’une interaction d’enquête tournée vers l’exploration du sens attribué aux situations. Le protocole adopté ne ciblait pas la recherche d’emploi – et a fortiori de l’emploi occupé – de manière spécifique, mais visait l’exploration de la période de chômage et du parcours professionnel. Dès lors, la recherche d’emploi n’est pas configurée par l’enquête comme la recherche d’un emploi obtenu, mais elle est délimitée de manière élargie comme une composante de la condition de chômeur, comme une expérience vécue qui peut être racontée, réfléchie, chargée de significations. Cela différencie nettement notre approche de la célèbre enquête réalisée sur la recherche d’emploi par des cadres de la région de Boston (Granovetter, 1974), qui était centrée sur les modalités d’obtention de l’emploi occupé, sur la diffusion des informations relatives aux opportunités d’emploi et sur les canaux et réseaux relationnels par lesquels elles circulent (Granovetter, 1973).
Encadré
L’enquête auprès des sortants du chômage pour reprise d’emploi
L’enquête a été réalisée principalement au cours du premier semestre 2015 dans deux bassins d’emploi, situés dans les régions Île-de-France et Hauts-de-France. Les interviewés sont des sortants des listes de Pôle emploi pour motif de reprise d’emploi en janvier 2014 et non réinscrits dans les 12 mois qui suivent. L’objectif était de cibler des sorties relativement durables du chômage, pour une période d’emploi minimale. Les anciennetés dans l’emploi déclarées par les interviewés sont diversifiées : 8 y sont depuis moins de 6 mois, 16 depuis une durée comprise entre 6 et 12 mois, et 14 depuis 12 mois et plus. Les statuts des emplois occupés sont également variés : 21 sont des CDD, 14 des CDI, 2 des statuts d’auto-entrepreneur et le dernier est une mission d’intérim. Des informations détaillées et individualisées sont présentées en annexe.
L’échantillon a été constitué en fonction de variables classiques, comme le sexe (21 femmes et 17 hommes), l’âge (4 jeunes de moins de 30 ans, 12 trentenaires, 14 quadragénaires, 8 quinquagénaires), le niveau de formation (11 à des niveaux inférieurs au baccalauréat, 9 au niveau du baccalauréat, 7 au niveau bac+2, 11 au-delà). La durée d’inscription à Pôle emploi a aussi été utilisée pour l’échantillonnage, mais, compte tenu de l’éclatement des formes de chômage (récurrence, cumul avec des emplois à faible temps de travail, etc.), nous indiquons plutôt les durées de chômage déclarées par les enquêtés : 13 y ont passé moins d’un an, 13 entre 12 et 18 mois, 8 entre 18 et 24 mois, 4 plus de 24 mois. La population interrogée est donc variée de multiples points de vue.
Les informations collectées pendant les entretiens montrent une légère déformation de la distribution des PCS, puisqu’on compte (respectivement avant et après le passage au chômage) : 6 puis 3 professions intellectuelles supérieures, 10 puis 7 professions intermédiaires, 15 puis 18 employés, 6 puis 8 ouvriers, 1 puis 2 indépendants (tous deux auto-entrepreneurs). Cela suggère que le passage du chômage à l’emploi ne signifie pas rétablissement à l’identique de la situation professionnelle, de la position sociale ni même du niveau de revenus. De fait, il est statistiquement établi que le passage par le chômage est un facteur de déclassement (Lizé, Prokovas, 2007) et de mobilité descendante. Nombre de nos interviewés pointent une dégradation professionnelle dans de multiples directions quand ils comparent leur emploi actuel et celui qui fait référence pour eux dans leur parcours : conditions de travail plus éprouvantes, éloignement plus important par rapport au domicile, plus faible intérêt des tâches, responsabilités plus limitées, ambiance moins satisfaisante, moindre confiance dans l’employeur, etc. Mais ils expriment aussi leur soulagement ou leur satisfaction d’avoir un emploi au regard de la période passée au chômage.
Concernant la réalisation de l’enquête, nous avons mené les entretiens dans des lieux familiers (domicile) ou neutres (cafés), à l’écart des espaces institutionnels où les chômeurs sont accompagnés ou contrôlés. La conduite de l’entretien visait à développer une conversation et l’orientation générale était plus large que la recherche d’emploi. Celle-ci a été considérée comme une composante de l’expérience du chômage et, au-delà, du parcours de travail. Pour autant, l’objectif de l’enquête n’était pas de retracer les biographies des interviewés, mais de donner le moins de prises possibles à une interprétation inquisitoriale de l’enquête sur la recherche d’emploi. Cela était d’autant plus nécessaire qu’il fallait solliciter et accompagner des récits circonstanciés des activités, conduites et pratiques développées pendant la période de chômage afin de déclencher des processus réflexifs producteurs de significations et d’interprétations. Cette exigence est d’autant plus forte lorsque l’expérience concernée est dévalorisée, comme dans le cas du chômage (Burman, Rinehart, 1990 ; Ezzy, 2001).
L’analyse des entretiens a été effectuée manuellement en réalisant plusieurs opérations successives pour chacun des entretiens : repérage des passages centrés sur la recherche d’emploi dans la période la plus récente, inventaire des significations associées aux événements vécus, explicitation des rationalités sous-jacentes aux démarches investies ou écartées, identification d’épisodes considérés comme emblématiques et sources d’enseignement pour l’enquêté, etc. Puis ces mémos ont été croisés afin de repérer les convergences et différenciations au sein du corpus. Dans la perspective d’exploitation privilégiée ici les traits communs l’emportent fortement, et c’est ce qui nous a amené à concevoir le présent texte. Mais nous y pointons aussi des variations qui sont liées à certaines propriétés sociales des enquêtés. Cette enquête a été soutenue financièrement par l’association Solidarités nouvelles face au chômage et par Pôle emploi, et a été réalisée par une équipe comprenant Didier Demazière (responsable scientifique), Fabien Foureault, Claire Lefrançois et Arnaud Vendeur.
11L’analyse des entretiens avec d’anciens chômeurs aux propriétés sociales diversifiées conduit à identifier deux versants de la recherche d’emploi. D’un côté, elle est centrale dans l’expérience du chômage, au point d’être envahissante et au risque de conduire à l’épuisement. De l’autre, elle est l’objet d’opérations de cadrage de la part des chômeurs, permettant de la préserver au cours du temps. L’articulation de ces deux versants est marquée par des tensions qui seront explorées autour de trois enjeux renvoyant à des tentatives de les réduire : donner un sens à une activité incontournable, gérer les variations d’une activité éprouvante, discipliner le volume d’une activité débordante.
12La recherche d’emploi est racontée comme une activité et les enquêtés en rendent compte en mobilisant le registre du faire et de l’engagement : c’est d’abord agir, mener des actions, utiliser des techniques. Défilent ainsi dans les entretiens de multiples séquences consacrées à des initiatives variées (améliorer un curriculum vitae, rédiger des lettres de motivation, décoder des offres d’emploi, s’inscrire sur des sites internet spécialisés, repérer des employeurs potentiels, participer à des entretiens de sélection, développer son carnet d’adresses, utiliser les réseaux sociaux électroniques, définir un projet professionnel, etc.) ou encore des moments d’apprentissage de ces méthodes, que ce soit auprès de professionnels ou de proches, dans des situations institutionnalisées ou à travers des échanges de conseils. La convocation répétée de tels épisodes indique combien la recherche d’emploi est centrale dans l’expérience racontée.
13La recherche d’emploi est investie comme un passage incontournable vers l’emploi, mais aussi comme un moyen immédiat de résister à l’épreuve du chômage. Pour tous les enquêtés elle offre une prise sur leur situation, elle est une manière de réagir, elle autorise des initiatives, elle ouvre un espace de résistance.
« C’était priorité à la recherche. Là carrément, c’est pas un… On n’a pas le choix de toute façon il n’y a pas… C’est le meilleur moyen de décrocher un job, pas vrai ? »
(Vaclav – tous les prénoms sont fictifs)
« Je me posais pas de questions. Il fallait bouger c’est pas conscient. Je voyais ça comme une façon de ne pas, d’être debout, respirer quoi. Pour avoir la main, l’illusion, je ne sais pas (…). L’important c’est d’y croire à un moment, bouger, rechercher. »
(Hicham)
« Quand on se noie, on a le réflexe d’attraper tout ce qui passe pour rester à la surface, c’est automatique, on réagit c’est tout. Ben c’est un peu comme ça que je l’ai vécu, s’accrocher pour ne pas sombrer. »
(Sidonie)
14Cet investissement actif dans la recherche d’emploi est d’abord une réponse à l’épreuve du chômage, qui la transforme en un ensemble d’initiatives et d’actions. Pour autant, les récits ne sont pas des comptes rendus comptables. Rares sont les interviewés qui énumèrent le nombre de lettres envoyées, de coups de téléphone passés, de visites d’entreprises effectuées, de CV déposés sur des sites d’offres d’emploi. Seuls les entretiens de sélection obtenus sont parfois comptabilisés, parce que ce sont des événements plus rares symbolisant une progression dans la quête d’un emploi. L’expérience de la recherche d’emploi n’est pas racontée comme une somme de démarches : même si ce registre habituel – il est utilisé lors des entretiens avec des conseillers professionnels par exemple – n’est pas absent, c’est plus largement un mode d’appropriation de la condition de chômeur que l’on observe.
15En contrepoint, les entretiens montrent aussi des mécanismes visant à maîtriser la recherche d’emploi et à l’orienter dans certaines directions. Cela se traduit d’abord par de fortes variations interindividuelles des démarches engagées : certains interviewés écartent le CV quand d’autres le révisent fréquemment, certains exploitent prioritairement les ressources du web quand d’autres ne disposent pas d’un ordinateur, certains se déplacent directement dans les entreprises quand d’autres tentent de décrocher des rendez-vous préalables, certains sollicitent fortement leurs réseaux professionnels quand d’autres coupent les ponts, certains font connaître leur situation dans leur entourage quand d’autres la taisent, etc. Au niveau individuel ces pratiques sont combinées de manière diversifiée, ce qui accroît encore l’hétérogénéité de la recherche d’emploi. Ici, l’hétérogénéité des expériences fait écho aux descriptions issues des enquêtes par questionnaires (Demazière, 1999). Mais quand elle est racontée au cours d’entretiens ouverts, cette variété est soutenue par une argumentation qui lui donne du sens, à la fois une direction ou une cible et une signification ou un fondement.
16En cherchant un emploi, chacun tente de s’adapter à des cibles professionnelles ou à ses ancrages antérieurs dans l’emploi : un métier (maçon, jardinier, réceptionniste), un secteur d’activité (le commerce, la librairie, les services à la personne), un statut de l’employeur (associations, administration, franchise), une taille de l’entreprise (grandes entreprises, artisanat, boîtes familiales). Comme cela a déjà été montré (Rémillon, Marchal, 2012), chaque recherche d’emploi est ainsi localisée dans des sous-espaces du marché du travail et, dès lors, configurée en fonction de règles et spécificités locales afin de privilégier les méthodes perçues comme les plus pertinentes.
« Le CV, j’ai essayé au début un peu, mais c’est pour la poubelle. Les annonces je sais que c’est pipé (…). Je connais mon secteur, alors faut que je m’adapte. La base est simple. Après, c’est horrible. C’était sans arrêt des mails et des appels derrière. Du prospect, accrocher l’intérêt, c’est ça, qu’on se souvienne de toi. J’ai pris du recul, mais c’est dur, très dur. Il faut en passer par là, puisque c’est ça qui fonctionne. »
(Samia)
« Je fais un métier rare. On est quelques milliers pas plus. Avec très peu d’annonces, parce que le créneau est trop étroit. Alors ce n’est pas évident d’être en recherche. C’est une préparation, un très gros travail sur le marché, pour repérer les entreprises, ce qui n’est pas trop compliqué. Après ce sont les bons services, et puis les bonnes personnes. Quand tu as fait tout ça, il faut trouver un moyen de les approcher. »
(Violaine)
17En racontant leur recherche d’emploi, ces chômeurs revendiquent leur capacité à sélectionner les méthodes qui fonctionnent et à les utiliser à bon escient. L’hétérogénéité des pratiques, qui se déploie à distance de tout modèle normalisé ou standardisé, est le signe de tentatives d’optimisation d’une recherche d’emploi adaptée aux cibles visées.
18Les ciblages et les modulations de la recherche d’emploi sont assez diffus parmi la population enquêtée, mais ils sont renforcés par la possession d’une qualification active, c’est-à-dire moins une qualification attestée par un titre professionnel ou une expérience dans un métier qu’une qualification identifiée comme pertinente dans la quête d’emploi, investie d’une certaine valeur, activée par des croyances, des interprétations, des appropriations. Certes, l’existence d’une qualification objectivée est une ressource. Les cas où la recherche d’emploi est cantonnée aux moyens les plus courants – la réponse aux annonces et les démarches directes – et où elle est peu organisée par une stratégie de ciblage concernent surtout des enquêtés qui ont occupé des postes non qualifiés (Valentin, Hubert, Pierre, Karim, respectivement ouvrier dans la logistique, manutentionnaire, ouvrier industriel non qualifié et manœuvre avant le chômage). Mais a contrario, d’autres chômeurs aux parcours similaires spécialisent leur recherche d’emploi au regard du fonctionnement d’un secteur d’activité (Maria et Nabil, respectivement employée de service et manœuvre dans le bâtiment). Inversement, la détention d’une qualification certifiée ne conduit pas toujours à un ciblage de la recherche d’emploi (Zoé et Clovis, respectivement chargée de communication et technicien commercial). Cela indique que la qualification doit être activée, c’est-à-dire interprétée comme pertinente et signifiante pour la recherche d’emploi.
19La recherche est donc une activité incontournable, mais elle est menée de manière différenciée, à travers une sélection de méthodes et un ciblage des démarches en fonction des emplois recherchés. À travers ces ajustements et adaptations, moins marqués quand les chômeurs n’identifient pas de qualification active, la recherche d’emploi est investie de significations qui la soutiennent. Cela est d’autant plus nécessaire qu’elle est aussi une norme de conduite éprouvante.
20Nous l’avons indiqué, la recherche d’emploi est vécue comme une activité nécessaire et obligatoire. Les discours collectés sont jalonnés par des formules exprimant un impératif de l’action : l’expression « il faut… » (ou des équivalents) y est conjuguée avec de nombreux verbes comme « se démener », « se bouger », « se prendre en main », « agir », « foncer », « être proactif », « tenir », « ne pas faiblir », « avancer », « ne pas gamberger », « faire des efforts », etc. Ces résolutions expriment des exigences et des résistances personnelles à la privation d’emploi, endossées par les chômeurs et parfois relayées par leur entourage. Elles rejoignent aussi les prescriptions institutionnelles associées au statut de demandeur d’emploi.
21Orientée vers l’objectif à atteindre – décrocher un emploi – la recherche d’emploi est une exigence, sans repère ni borne, qui a pour seule limite le résultat obtenu. Cela nourrit de multiples interrogations sur les démarches exigées et d’abord sur l’ampleur des efforts fournis et à fournir : comment être sûr que l’on en fait assez, ne faudrait-il pas y passer plus de temps, est-on suffisamment actif, que convient-il de faire de plus, etc. ?
« Parce qu’il fallait faire le maximum. Même le maximum c’était pas assez. Enfin je veux dire, ça nous quitte pas l’idée qu’on peut faire encore plus. C’est cet esprit-là que j’ai vécu. Quand j’y repense c’était carrément l’horreur. »
(Xavier)
« Il faut sortir de cette m… Excusez-moi pour l’expression, mais c’est ça, l’impression d’être sali. On n’est plus normal quoi. Il faut réagir, sinon tu es englouti. C’est ce truc-là qui te met dans tous tes états. Tu arrives plus à contrôler ce qui t’arrive, tu ne sais plus. Tu te noies et tu fais tout pour te sauver. Tu te débats, tu ne sais pas trop ce que tu fais mais tu agis, tu agis. C’est un truc de dingue parce que c’est sans limite. »
(Elena)
22Les exigences que les chômeurs investissent dans la recherche d’emploi contribuent à maintenir au cours du temps, et pour une durée incertaine, des démarches qui, précisément, doivent être renouvelées tant qu’elles n’aboutissent pas. Cette répétition n’est qu’un aspect de cette obligation.
23Il faut aussi être engagé, impliqué et mobilisé subjectivement dans l’action, c’est-à-dire « y croire », « être à fond », « sans retenue », « en vouloir ». L’intensité de cet engagement est exacerbée dans certains épisodes où les enjeux sont plus vifs, notamment lors des entretiens de sélection. Car ce sont des moments où les premières barrières ont été franchies, où la rencontre avec le recruteur va être déterminante, d’autant plus quand le poste à pourvoir est jugé « taillé sur mesure », « fait pour moi », « exactement dans mes cordes », « pile dans mon profil ». Ces séquences concentrent alors les tensions de la recherche d’emploi, parce que l’avenir peut s’y jouer, puisque l’issue paraît à portée. Elles appellent un surcroît d’engagement, parce qu’elles signifient que le recrutement dépend des capacités individuelles à conclure la transaction.
« Le pire c’est l’entretien, être convoqué. La pression que tu as. Déjà j’étais comme un fou, au début surtout. Quoi, c’est, je me prépare comme un fou, parce que voilà tu joues ta peau (…). Bon puis c’est après, c’est malheureux, là oui, tu dégringoles, surtout quand c’est pile poil pour… C’est ça tu t’y vois, et après. »
(Philippe)
« Après je me préparais, mais c’est coton parce qu’il faut y croire pour passer la rampe, et il y a la moitié de toi qui te dit : ne t’emballe pas, tu sais comment ça se termine. Je fonctionnais comme ça mais des fois j’y croyais, je sentais que ça pouvait passer. Et là c’est très dur, très dur. »
(Henri)
« J’ai appris qu’il ne faut pas se mettre trop la pression. Tu l’as là (elle montre son ventre), tu vis avec. Pas besoin d’en rajouter. C’est l’erreur que j’ai faite. Chaque candidature pour moi c’était le challenge de ma vie (…). Après j’étais comme un automate, c’était l’arrêt au parking. »
(Virginie)
24Ces épisodes sont très éprouvants, surtout quand ils sont clôturés par un rejet de la candidature – cas le plus fréquent qui provoque une déception proportionnelle à l’espoir suscité, une désillusion d’autant plus cruelle que les attentes étaient fortes.
25Si la recherche d’emploi est une épreuve, elle ne se déploie pas dans un continuum d’activités de mieux en mieux ciblées et maîtrisées, qui rapprocheraient de l’emploi. Les récits n’en font pas un processus cumulatif, mais l’inscrivent dans un rythme irrégulier et inégal, faisant alterner des moments de forte et de basse intensité, articulant périodes de mobilisation et de déprise. Ces à-coups sont plus que des modulations affectant les démarches de recherche d’emploi, ils se traduisent aussi par la suspension des efforts, l’arrêt des initiatives ou l’apathie. La plupart des enquêtés font état de telles séquences, dans lesquelles ils ont perdu confiance, ont sombré dans la déprime, ont interrompu leur recherche d’emploi. Ainsi le découragement apparaît comme une composante intrinsèque de la recherche d’emploi, résultant des incertitudes sur le résultat et des désillusions provoquées par les anticipations déçues. Même les recherches d’emploi qui aboutissent ne sont pas épargnées par le découragement, et celui-ci n’est ni le point focal des recherches d’emploi qui patinent et se délitent, ni l’attribut des chômeurs ayant décroché et renoncé, comme le suggère la notion de « chômeurs découragés » (Cézard et al., 1991). Les périodes de découragement menacent la recherche d’emploi et le retour à l’emploi. Les canaliser est donc une condition pour sortir du chômage et fait partie de l’expérience de la recherche d’emploi. Les récits montrent que surmonter le découragement est un enjeu important de cette épreuve, afin de relativiser les alternances d’espoirs et de déconvenues, de modérer les implications subjectives et émotionnelles, d’alléger le poids des échecs, de contenir les doutes.
« Ça a duré longtemps, je ne sais pas comment je m’en suis relevée (…). Je me suis vue comme je pouvais pas imaginer. Impossible de rien faire, déprimée, complètement out. C’est dur de sortir de ces moments. Je ne sais même pas, je me disais il faut craquer pour rebondir. Voilà, et après ça marche pas, non. Je ne sais pas, je me suis ouverte, mon mari il a passé un cap aussi, puis après j’ai rebondi, ensemble. »
(Michèle)
« Je suis passé par tout, tout, des moments où j’y croyais et puis, pffft, après c’est la plongée. La déprime, très grave. Je savais plus me dire : ça va aller, faut y aller ; c’était impossible. Sans ma sœur, qui est très proche, je ne sais pas. Elle m’a… bon j’ai pu relativiser, c’est ça, vital quoi. »
(Nadia)
« La recherche d’emploi c’est un voyage, et personne ne te donne la destination (rires). Tu crois avoir tes chances et puis ça ne vient pas. Moi à un moment je pouvais plus continuer, je pouvais plus, tout ça c’était, j’y croyais plus. (…) Ce qui m’a sauvé, ben c’est un ami, lui il y était passé. Ça permet de partager hein. Et c’est comme ça que j’ai fait tout le chemin. »
(Pascal)
26Cette mise à distance des incertitudes et des découragements n’est pas uniforme dans le corpus. Elle est plus affirmée dans les récits des chômeurs qui sont soutenus par un entourage caractérisable par des liens forts, de proximité et affectifs (les trois interviewés cités ci-dessus mentionnent : « mon mari », « ma sœur », « un ami »). Cet entourage est divers, en nombre de personnes concernées, en fréquence des relations et dans la part des liens familiaux ou amicaux. Mais il présente quelques propriétés structurantes, qui favorisent les échanges sur le sens des événements, sur les manières d’interpréter ce qui arrive, sur les enseignements qui peuvent en être tirés. Il s’agit de relations peu connectées au marché du travail et aux informations sur les potentialités d’emploi, mais qui ouvrent un espace d’écoute et d’échange sur l’indicible condition de chômeur (Demazière, 2003). Le second trait est qu’il s’agit de relations de confiance, de personnes avec qui les chômeurs peuvent partager leurs doutes, craintes et impuissances, peuvent montrer sans appréhension leur vulnérabilité, et peuvent même espérer recevoir aide et soutien. Avoir accès à ce type de liens alimente les possibilités de maîtriser la recherche d’emploi, ses variations et ses à-coups.
27Parce qu’elle est éprouvante, la recherche d’emploi rend vulnérable et fragile. Les tensions entre exigences personnelles intenses et découragement menaçant témoignent des difficultés à maîtriser une activité dont l’issue n’est pas prévisible. Entretenir la recherche d’emploi au cours du temps implique de surmonter les moments difficiles et cette maîtrise est soutenue par la possibilité de bénéficier de relations sociales de confiance, latérales à la recherche d’emploi proprement dite, qui favorisent une distanciation à l’égard de cette épreuve.
28La recherche d’emploi confronte à l’incertitude sur son résultat, ce qui pousse à démultiplier les efforts et expose par contrecoup au découragement. Elle est aussi inscrite dans un cadre temporel relâché et faiblement structuré, car si la disparition du temps professionnel libère du temps, elle déstabilise les repères temporels (Roche, 1990). Les chômeurs sont alors submergés par un surcroît de temps, un « excédent de temps » (Bourdieu, 1997, p. 262 et suivantes). Le chômage est vécu comme un temps par défaut, en creux, et la recherche d’emploi peut être un moyen de le remplir. Nombre d’expressions prononcées par les enquêtés font référence à ce registre temporel, soit pour caractériser des volumes de temps consacré à la recherche d’emploi (« un métier à temps plein », « des semaines chargées », « plus prenant que de travailler », « je ne compte pas mes heures »), soit pour inscrire celle-ci dans un calendrier resserré, clos par une date butoir (« trouver un emploi dans les trois mois », « ne pas passer le cap des six mois », « sortir avant l’anniversaire de ma fille », « à la rentrée j’aurai trouvé »). La conjonction de ces deux registres temporels – maximisation de la dépense temporelle et minimisation de la période temporelle – contribue à faire de la recherche d’emploi une activité débordante et envahissante.
29Or, les enquêtés racontent leurs tentatives pour définir un cadre temporel propre à la recherche d’emploi afin de la discipliner et la canaliser. Si elle remplit un temps vide, elle tend aussi à l’envahir, poussant les demandeurs d’emploi à faire le maximum pour lutter contre les incertitudes ou parfois contre la culpabilité d’être au chômage. Mais cette pression de la recherche d’emploi est d’autant plus difficile à supporter qu’elle est plus forte et qu’elle dure. L’expérience de la recherche d’emploi ne signifie donc pas seulement motivation personnelle, mobilisation quotidienne, multiplication des démarches, engagement subjectif. Elle a une face contraire : celle de la démotivation, de la démobilisation, du relâchement, du découragement. Pour contrecarrer cette usure, les chômeurs tentent de maîtriser et de borner la recherche d’emploi en instaurant une organisation temporelle. Celle-ci se décline souvent en plages horaires réservées à la recherche d’emploi, qui font l’objet d’une attention et d’une surveillance destinées à contrôler le temps qui y est consacré.
« C’est très dur à vivre, très, très dur. J’ai connu au début l’obsession de trouver du travail, tout le temps, tout le temps. C’était fou. Après tu apprends… Il faut cloisonner, il n’y a pas d’autre solution. La recherche il faut la mettre de côté, quand c’est l’heure tu y vas, quand c’est fini c’est fini. Rideau, mais alors rideau, on passe à autre chose. (Question : et alors vous aviez des horaires ?) Oui, oui. Un rythme bien précis que j’ai décidé avec mon mari. Le matin c’était pour la recherche. Je ne faisais que ça, que ça. C’est mon mari qui conduisait les enfants à l’école. Moi c’était le soir. »
(Claire)
« Un peu automatiquement je m’étais mis des horaires. Sans y penser : 9 heures à 17 heures. Devant l’ordi, et tout le reste, 8 heures par jour. Et puis je n’ai pas tenu, un moment c’est invivable, ça bouffe de l’intérieur. Il m’a fallu du temps (…). Voilà, 9 heures à 13 heures, déjeuner, et après je mets sur pause. Des rendez-vous l’après-midi si j’en ai oui, mais c’est tout. »
(Pierre)
« L’organisation c’est primordial. Quand on ne travaille pas il y a tout qui disparaît. C’est pas possible de continuer pareil, les horaires, tout ça. On n’a plus, comment. Pour chercher du travail il faut faire autrement. Moi je faisais quatre jours par semaine, maximum, et fini à trois heures quatre heures de l’après-midi. Faut ça pour savoir se limiter parce que tu te fais avaler. »
(Vincent)
30Les cadres temporels sont variables, reflétant la diversité des contraintes personnelles (élever ses enfants, s’occuper d’un parent malade, etc.) ou des modes et des rythmes de vie. Par-delà ces écarts, la restauration de bornes temporelles vise à contrôler la recherche d’emploi, c’est-à-dire à réserver des séquences fixes propres à soutenir l’engagement individuel et, symétriquement, à poser des limites autorisant le dégagement par rapport à cette activité.
31Des frontières sont ainsi tracées entre des plages dédiées à la recherche d’emploi et des moments libérés de cette activité. Un temps est alors dégagé, sorte de hors travail puisque la recherche d’emploi est vécue comme un travail, qui permet de conduire d’autres activités, très variées dans leur contenu (vie de famille, temps pour soi, entretien du logement, activités sportives, sorties culturelles, loisirs divers, plus rarement bénévolat) comme par leur volume temporel (depuis des fréquences serrées et régulières jusqu’à des rythmes plus irréguliers et espacés). Cette diversité est subsumée dans une signification commune : il s’agit de contrebalancer la recherche d’emploi et d’oublier le chômage en réalisant des activités valorisées et valorisantes, qui procurent du plaisir et de la satisfaction personnels, fût-ce sur le mode de la routine et de l’habitude. La rupture avec la recherche d’emploi est affirmée avec netteté : « oublier les problèmes », « faire autre chose », « se sortir tout ça de la tête », « se mettre sur pause », « ne plus penser à tout ça », « retrouver du temps », « prendre en main sa vie ».
32Paradoxalement, cette rupture prolonge et renforce la recherche d’emploi. Car les enquêtés décrivent une organisation globale quand ils déclarent « adopter des règles de vie », « se fixer une hygiène de vie », « avoir des principes de survie », « maintenir un équilibre », « inventer un cadre vivable », « s’organiser pour tenir », « ne pas s’oublier ». Deux types d’activités sont ainsi nettement séparés, dont la concurrence est neutralisée par leur distribution dans des créneaux temporels différents, et qui peuvent ainsi se renforcer mutuellement : la recherche d’emploi qui spécifie la condition de chômeur et les activités ordinaires qui ne sont indexées sur aucune condition sociale particulière. Être actif dans la recherche d’emploi c’est aussi être actif par ailleurs, selon un modèle de double activité qui octroie à ce second versant la vertu d’entretien et de préservation du premier.
« J’ai pris une résolution d’utiliser du temps pour me faire plaisir. Pour, pas compenser… disons pas broyer du noir. Je suis beaucoup sortie, en plus c’est facile avec les heures creuses qui ne sont pas trop chères. Et la lecture, c’est quelque chose que j’adore. J’ai fréquenté beaucoup, beaucoup, la bibliothèque. C’est une évasion, bon, pas pour se mettre la tête dans le sable, prendre un bol d’air. Après c’est plus facile d’être en forme pour s’attaquer aux entreprises qui ne veulent pas de toi (rires). »
(Monique)
« Pour s’en sortir il faut toute une hygiène de vie. Pour moi c’est simple : il faut un temps pour tout. Oui, oui, pour tout, tout c’est tout. Prospecter et y aller à fond. Après c’est comme un travail. Il faut se reposer, c’est pas possible d’être toujours à fond. Ce que j’aime c’est sortir de chez moi, me promener. J’ai pas de… sans but précis, juste comme ça. Là je me suis forcé, j’ai noté dans mon agenda, je me suis poussé au c… Sinon il n’y a plus de vie, et on perd le goût de tout, même de prospecter. »
(Patrick)
« Je me suis quand même donné les moyens de… Être dedans, la recherche de travail, ben oui, d’accord. Et puis j’ai appris, pas de relativiser, plus une question de survie. Je ne pouvais pas faire que ça. Je devais me protéger aussi un peu. »
(Maud)
33Les chômeurs – parvenus à trouver un emploi – opèrent une rupture de cadre qui fait éclater les frontières de la recherche d’emploi. Car des activités qui sont habituellement (dans les saisies statistiques, dans les définitions normatives, dans les sciences sociales également) catégorisées comme étrangères à la recherche d’emploi, extérieures voire contradictoires, font de leur point de vue partie intégrante de l’expérience de la recherche d’emploi et du maintien de l’engagement dans cette activité.
34Si cette dimension paradoxale de la recherche d’emploi est énoncée alors qu’elle est peu compatible avec les exigences normatives du statut de demandeur d’emploi, c’est sans doute parce que la recherche d’emploi a été couronnée de succès, ce qui lève les résistances à revendiquer des conduites potentiellement illégitimes. Cette limitation de la recherche d’emploi ne résulte pas d’une perte de confiance et d’un relâchement des efforts consentis jusque-là, elle est ici la conséquence maîtrisée d’une gestion réflexive des investissements individuels. Ces tentatives pour contrôler la recherche d’emploi par des stratégies de limitation de son volume temporel sont exprimées avec différents degrés de netteté dans les entretiens. Les variations ne sont pas liées à des variables classiques comme les niveaux scolaire ou professionnel : la limitation de la recherche d’emploi est favorisée par l’expérience accumulée du chômage. Celle-ci n’équivaut pas à l’ancienneté cumulée de chômage, mais désigne un mode d’appropriation du chômage et de la recherche d’emploi qui, précisément, conduit à les convertir en expérience. Cela signifie que ces appropriations ne sont pas seulement une actualisation de rôle (celui de demandeur d’emploi) déclinant des normes stables et univoques, mais qu’elles deviennent une combinatoire de rationalités multiples (la quête d’emploi, la préservation de l’identité, l’organisation de la vie quotidienne, etc.) articulées à une réflexivité continue et à des socialisations variées. Elles traduisent une distance par rapport au rôle prescrit et un rapport réflexif au chômage, qui en fait un réservoir d’événements pourvoyeurs d’enseignements, d’ajustements des conduites et de contrôle des engagements. Cette réflexivité exprimée, fût-ce à des degrés divers, par les anciens chômeurs interviewés a des effets de levier sur la discipline du chômage.
35La recherche d’emploi ne signifie pas seulement rechercher activement un emploi, mais aussi être actif à côté et en dehors, c’est-à-dire pouvoir canaliser une activité débordante de manière à la maîtriser et à éviter d’être submergé, dépassé, envahi. Cette appropriation, qui est exprimée avec une force variable, est favorisée par une expérience accumulée et réflexive du chômage.
⁂
36Les chômeurs qui sont parvenus à obtenir un emploi ont été actifs dans leurs démarches : ils n’ont pas abandonné et n’ont pas renoncé. Pourtant leurs expériences de la recherche d’emploi sont vulnérables du fait de la répétition des échecs, proportionnelle à l’intensité de la recherche, et de l’incertitude affectant le résultat de leurs démarches. La recherche d’emploi est ainsi menacée et intrinsèquement fragile, et les récits collectés ne sont pas des success stories de chômeurs qui se décriraient comme particulièrement motivés, dynamiques, volontaires. L’analyse montre que si une recherche d’emploi envahissante produit de l’épuisement (ce que traduit par exemple la progression du découragement à mesure que les durées de chômage s’allongent), le contrôle de la recherche d’emploi (par les chômeurs eux-mêmes et non par une autorité administrative) contribue à la préserver et à la maintenir au cours du temps. Les expériences de recherche d’emploi réussies, au sens où elles ont débouché sur l’accès à un emploi relativement durable, ne se caractérisent donc pas par un volume et une intensité élevés de démarches, ni même par la revendication de la capacité à développer des efforts d’ampleur.
37Ces résultats amènent à discuter la corrélation, au fondement de la théorie économique du job search, entre les efforts de recherche d’emploi fournis par les chômeurs et les chances de trouver un emploi. Nos enquêtés n’ont pas adopté des conduites conformes à ce paradigme, même s’ils ont cherché un emploi de manière active. En multipliant les tentatives, ils se sont confrontés à des échecs récurrents, ce qui les a exposés à des risques d’usure et de perte de sens. Dans ces conditions, pour maintenir un engagement dans la recherche d’emploi et continuer à y croire, il importe de préserver la signification de cette activité. Considérée comme une expérience vécue, la recherche active d’emploi est ainsi intrinsèquement problématique. C’est pourquoi les chômeurs enquêtés tentent de la reconfigurer de manière spécifique afin de la maîtriser. Plus précisément, pour qu’elle persiste, ils tentent de la contrôler, de la cadrer et de la limiter. Notre démarche compréhensive a permis de dégager deux traits saillants montrant les tensions qui travaillent les expériences. D’abord, la recherche d’emploi est centrale car c’est elle qui donne du sens au chômage. Elle est incontournable, éprouvante et envahissante, et comporte à ce titre des risques d’épuisement. Dès lors, elle fait aussi l’objet de tentatives de maîtrise visant à limiter la pression qu’elle exerce et à contenir ces risques. Il s’agit non de faire plus – d’être le plus actif possible – mais de faire mieux, d’avoir un certain contrôle sur son activité. Cette maîtrise, relative, structure les expériences et se déploie dans trois directions : un ciblage de la recherche d’emploi qui l’oriente dans un nombre limité de directions, canalise les démarches, sollicite des apprentissages et donne sens aux engagements ; une distanciation qui relativise les alternances d’espoirs et de déceptions, modère les implications subjectives et émotionnelles, allège le poids des échecs et contient le doute et le découragement ; une limitation qui l’enserre dans des cadres temporels, lui assigne une place bornée dans la vie quotidienne et favorise le développement d’activités variées procurant satisfaction ou valorisation personnelles.
38L’analyse met en évidence un travail d’autocontrôle de la recherche d’emploi de la part les chômeurs, qui diverge sensiblement du contrôle institutionnel dans la mesure où il est moins orienté vers une amélioration de l’activation des conduites que vers la maîtrise des tensions propres à une activité menaçant de devenir hors de contrôle. Les trois registres de cadrage de la recherche d’emploi identifiés sont largement partagés et se cumulent. En ce sens, ce sont des traits caractéristiques des recherches d’emploi qui ont débouché sur un accès à l’emploi, même si des variations ont été détectées, en fonction d’attributs composites mêlant des ressources (une qualification, des liens sociaux, une expérience du chômage) et leur appropriation pour affronter la recherche d’emploi (une qualification investie d’une certaine valeur, des liens sociaux mobilisés pour donner du sens aux événements, une expérience du chômage considérée comme pourvoyeuse d’enseignements). Ainsi, tout en enrichissant l’analyse des différenciations sociales de la recherche d’emploi, ces résultats peuvent alimenter la réflexion sur le modèle normatif de recherche d’emploi qui sous-tend l’activation des chômeurs, puisqu’ils montrent des écarts significatifs entre les normes institutionnelles et les expériences de chômeurs pourtant parvenus à sortir, au moins pour un temps, du chômage.