Michel Dreyfus, Michèle Ruffat, Vincent Viet, Danièle Voldman, Se protéger, être protégé. Une histoire des assurances sociales en France
Michel Dreyfus, Michèle Ruffat, Vincent Viet, Danièle Voldman, Presses universitaires de Rennes, 2006, 352 p.
Texte intégral
1C’est une vaste entreprise que nous livre cette analyse généalogique des systèmes de protection sociale français, issue de séminaires de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP). L’originalité de la démarche se situe d’emblée dans l’articulation d’un travail d’analyse globale à l’échelle nationale avec des études sur les archives départementales. Se distinguant de l’ensemble des travaux existant sur la construction de la protection sociale, les auteurs entendent allier les apports d’une histoire économique et sociale aux données d’une enquête menée par les correspondants départementaux. L’enjeu majeur du choix des limites chronologiques de l’étude – 1890 à 1950 – est de remettre en cause l’hégémonie de la période d’après Seconde Guerre mondiale, tant les formes de protection sociale antérieures existaient déjà, sous des modalités plurielles. L’hypothèse structurante consiste à étudier depuis la fin du XIXe siècle « la construction d’un système de protection sociale arrimé au salariat comme un effort élitaire d’intégration sociale, porteur d’une rationalité administrative, constamment contrariée » (p. 12) par de multiples oppositions corporatistes et par les élus locaux. Plusieurs questions sont abordées dans cette étude. Comment est-on passé de la prévoyance à un système de protection sociale ? Comment s’est opéré le passage de la mutualité au contrôle de l’État, et au rôle joué par les partenaires sociaux ? Comment ont évolué les frontières de l’assurance et de l’assistance sur toute la période ? Quelles furent les conséquences des diverses crises et guerres qui secouèrent le pays ? Quel a été enfin l’impact de la mise en place de ce système sur la situation sanitaire de la population française ? Avec la naissance et la structuration de la protection sociale, c’est l’opposition entre une assistance pour les plus démunis et une prévoyance libre pour les plus aisés qui vole en éclat, et remet en cause l’existence de cette asymétrie sociale inégalitaire. Et c’est en même temps l’histoire du salariat à laquelle elle est intimement liée que l’histoire de la protection sociale retrace en creux.
2L’ouvrage se structure en trois parties. Son originalité est de croiser un axe chronologique – de 1890 à 1948 – et un mouvement de va-et-vient entre différentes échelles d’analyse – de l’échelon global et national aux articulations locales du fonctionnement quotidien des caisses.
3La première partie de l’ouvrage traite de la genèse du système de protection sociale en France, entre 1890 et 1939. Avant 1914, il existe certes des dispositifs multiformes de prévoyance contre les risques de l’existence, aux contours variés. Mais ils coexistent sans s’articuler et rien à la Belle Époque ne laissait présager l’installation durable d’un système d’assurances sociales obligatoire et généralisé. Ce qui domine avant tout, c’est la prévoyance libre, qui s’adresse exclusivement à ceux qui ont déjà une épargne préalable et ne couvre pas tous les risques sociaux. L’assurance pour les ouvriers constitue donc encore largement un mythe. Néanmoins, des formes de protection mutualisées ou solidaires sont progressivement mises en place par un système d’assistance publique, qui implique une socialisation des risques. Ce système est obligatoire, mais il est segmenté afin d’emporter l’adhésion des libéraux, dont l’opposition est très marqué entre 1850 et 1880. Il comprend des mesures sectorielles, ciblées sur des populations précises, comme l’assistance médicale à domicile pour les malades privés de ressources ou la loi de 1898 sur les accidents de travail. L’obligation assurantielle fait elle aussi du chemin avec la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes. Avant la Première Guerre mondiale, « la totalité du cycle vital se trouvait investie de la naissance à la mort. Mais sans qu’il y ait syncrétisme, dans la philosophie de l’activité productive salariée, entre protection légale et protection sociale. Les conditions d’un droit social étaient seulement posées » (p. 36). Ces trois composantes principales (assistance, prévoyance libre et retraites obligatoires pour certaines catégories ouvrières et paysannes modestes) s’organisent du point de vue administratif à partir de deux acteurs principaux, en créant de nouvelles rationalités administratives. Le ministère de l’Intérieur a en charge l’Assistance publique, tandis que le ministère du Travail, créé en 1906, s’occupe de la prévoyance libre et obligatoire, et prend en charge la loi de 1910. La spécificité de la période est l’opposition grandissante entre d’une part, la logique de la protection sociale locale, et d’autre part, l’activité salariée en cours d’affirmation. Cela pose la question centrale – que les auteurs s’efforcent d’éclairer tout au long de l’ouvrage – des relations complexes entre les échelles nationales et locales, constituant l’ambivalence de toute la IIIe République. À partir des années 1870, le rôle de l’élu local s’affirme, d’autant plus qu’avant 1914, l’activité salariée ne constitue pas une alternative sérieuse et jouit en outre d’une image très négative. Il n’existe par ailleurs pas d’acteurs pour une négociation organisée. Les syndicats sont encore faibles et ne sont pas intégrés aux débats sur les questions économiques et sociales. Entre 1890 et 1914, la France est donc alors marquée par une protection sociale très peu redistributive, qui a sans doute contribué à renforcer la structure fortement inégalitaire des revenus et des patrimoines dans la société française. Cette configuration va subir un bouleversement radical entre 1914 et 1945.
4La Première Guerre mondiale revêt un rôle déterminant dans l’histoire de la protection sociale car elle apparaît comme un nouveau risque social majeur. Il s’agit alors de réparer un préjudice national. Les conséquences de la guerre furent en outre immenses sur la structure sociale et la répartition des revenus. L’entre-deux-guerres est une période intense pour les déclassements et reclassements professionnels. C’est aussi celle de la croissance du salariat et de sa banalisation, renforcé par l’effort de guerre consenti par l’arrière du front, directement lié à un intérêt national. Mais ce début de mise en cohérence d’un système et d’un courant organisateur ne va pas sans quelques résistances. La médecine libérale est encore farouchement opposée à ces réformes, et les critiques se concentrent sur le rôle de l’État et de la mutualité. Les syndicats des médecins voient en effet dans ces lois sociales une dégradation de leur statut et une ingérence de l’État dans les soins médicaux. Les lois de la fin des années 1920 marquent finalement la victoire d’une vision libérale des assurances sociales. Néanmoins, ces dernières couvrent l’ensemble des risques, hormis les risques professionnels et le chômage. Le libre choix du médecin et la liberté des prescriptions sont réaffirmées et constituent les deux principes libéraux de ce fonctionnement interne.
5Très peu de temps après le début de la mise en fonctionnement de ce système, éclate la crise économique de 1929, dont les conséquences sont doubles. D’une part, interviennent des mesures de restrictions budgétaires qui transforment en profondeur le système. D’autre part, des dysfonctionnements internes apparaissent également dès avant la Seconde Guerre mondiale. Ceux-ci posent la question du gouvernement des assurances sociales et du rôle de l’État, dans la mouvance des idées planificatrices et corporatistes des années 1930. Le contexte de ces débats est marqué par le poids de la conjoncture, certes, mais aussi par les évènements politiques et sociaux, et l’émergence du syndicalisme de masse dans les années 1936-1938. La volonté est affirmée d’une rationalisation du fonctionnement des assurances, largement incarnée par la tentation corporatiste des hauts fonctionnaires. À la faveur de la crise, l’État apparaît en outre comme le seul véritable agent modernisateur, la prévoyance libre et l’épargne étant pour leur part largement discréditées. L’objectif est alors de venir en aide à toutes les couches de la population et d’engager des réformes de structure. En ce sens, les années 1930 constituent une période de gestation de la Sécurité sociale, marquée par la volonté d’intégrer les syndicats dans une démarche pacificatrice. Les apports du Front populaire, du syndicalisme de masse et de la transformation des relations sociales inscrites dans l’accord Matignon marquent profondément les assurances sociales et ses modifications. Il ne s’opère cependant pas la création d’un système unifié qui aurait impliqué le sacrifice de la mutualité. Néanmoins, le droit collectif s’exerce désormais dans le cadre d’un système de relations sociales cohérent et organisé.
6La lenteur de la mise en place d’un système de protection sociale (depuis sa genèse à la fin du XIXe siècle) peut s’expliquer par la tension permanente entre le modèle social républicain – assis sur le local – et une rationalité administrative référée à l’activité salariée. L’oscillation est permanente – même si elle a pris des formes diverses – entre un certain corporatisme et le refus des syndicats de se soumettre à l’autorité et à la domination de l’État. La création de la Sécurité sociale devra d’ailleurs beaucoup à l’intégration des syndicats comme véritables partenaires sociaux.
7La seconde partie de l’ouvrage expose le fonctionnement des assurances au quotidien, entre 1930 et 1944. L’analyse des données au niveau régional permet de mettre en exergue les situations contrastées des assurés face à leur administration. Au cœur du fonctionnement quotidien, les différences sont perceptibles en fonction des régions, des catégories socioprofessionnelles, de l’investissement des acteurs locaux, etc. Les réformes des assurances reposent en outre sur un dispositif de grande ampleur, qui met en mouvement des moyens financiers et humains considérables. Les hauts fonctionnaires protagonistes de la réforme doivent notamment affronter l’opposition des milieux ouvriers et agricoles. La mise en place des différents services nécessite également que ceux-ci reposent sur un personnel local, investi dans ces missions. Les auteurs soulignent en ce sens la multiplicité et l’imbrication des différentes caisses – qui peuvent au demeurant être sources de conflits – réparties en trois organismes principaux : les unions régionales pour l’invalidité ; les caisses primaires de répartition pour la maternité et la maladie ; les caisses primaires vieillesse décès. Les réactions de l’opinion face à ces réformes sont marquées par l’indifférence des assurés et l’engouement des partisans de la réforme autour de la SFIO, la CGT, la CFTC et le Parti radical. L’établissement d’un véritable consensus s’opère avec le Front populaire et regroupe pratiquement l’ensemble de l’échiquier politique, hormis les irréductibles opposants, représentés par les deux extrêmes. Il est en partie marqué par une forme de résignation. Un aspect remarquable souligné par les auteurs est le passage du PC et de la CGT, en l’espace d’une année, d’une attitude de rejet des assurances sociales à l’annonce de la Sécurité sociale comme une conquête ouvrière.
8Le temps de la guerre est à nouveau un moment déterminant dans l’histoire de la protection sociale. Les auteurs soulignent également le regain d’intérêt pour la période de Vichy et ses implications dans les transformations du système de protection sociale. C’est une période de situation sanitaire dégradée où les besoins médicaux sont immenses. Si l’État de Vichy s’est surtout focalisé sur le domaine de la famille, des réalisations sont également notables dans les domaines de la retraite et de la prévention médico-sociale. Toutefois c’est incontestablement avec l’épuration et le changement dans l’équilibre des forces politiques et sociales du pays que les facteurs sont réunis pour permettre la conception et la création de la Sécurité sociale.
9La troisième partie de l’ouvrage porte sur l’avènement de la Sécurité sociale entre 1944 et 1948, inscrite dans le grand projet de reconstruction d’après-guerre. Les auteurs font ici le choix de sélectionner certaines thématiques particulières dans l’érection de ce système qui, avec les mesures de 1959 sur le chômage, prend pour la première fois en charge la couverture des quatre grands risques sociaux, dans un système unifié.
10Le choix de la Sécurité sociale est tout d’abord le résultat d’intenses débats et polémiques. Il s’opère, autour de la figure emblématique de Pierre Laroque, un véritable changement de paradigme, même si la Sécurité sociale prend place dans un moule législatif ancien, et que la période de Vichy a pu à certains égards préparer des changements postérieurs. La démarche globale adoptée consiste à élargir le système antérieur qui en serait un modèle réduit. Inscrit dans une politique économique globale tournée vers l’augmentation du bien-être individuel, le choix de ce système de protection sociale est un des éléments de l’interventionnisme étatique d’après-guerre. Les principes d’universalité et d’unité qui sont prônés impliquent de profondes réformes qui ne seront pas incompatibles avec une grande continuité institutionnelle. Conformément à la conception bismarckienne de la protection sociale, la France rejette l’idée de prestation uniforme et d’une sécurité conçue comme un simple filet de sécurité. Au final, la Sécurité sociale apparaît comme la juxtaposition des régimes particuliers. Pour répondre au reproche principal fait à l’encontre des assurances sociales à propos de la faiblesse des prestations fournies, une refonte profonde est entreprise dans les années 1920. La plus grande innovation est l’assurance-maladie longue, ainsi que la couverture des risques professionnels. Auparavant du ressort des compagnies d’assurances, ces derniers deviennent obligatoires dans le système de la Sécurité sociale. C’est un enjeu de taille pour la couverture d’un nouveau risque reconnu public. Malgré d’incontestables innovations comme la promotion de nouveaux acteurs – syndicats et État – une grande continuité peut être globalement soulignée entre les deux systèmes. Le thème de l’autonomie de l’institution ou du contrôle par l’État fait également l’objet de nombreuses discussions. Alors que le souhait initial de Pierre Laroque était l’autonomie des caisses, il s’installa progressivement une mainmise et un contrôle serré de l’État et de ses administrations. On peut volontiers rapprocher ce choix d’un traditionnel jacobinisme à la française. Il se caractérise par une méfiance marquée à l’encontre de toute forme de décentralisation et est favorable à l’intervention des pouvoirs publics pour juguler les déficits. Simultanément, l’idée est rejetée de considérer la Sécurité sociale comme une administration comme une autre et la volonté est affirmée de concilier justice sociale et liberté. Si elle est d’ailleurs reconnue comme un service public, elle est néanmoins gérée par des organismes qui ont la forme juridique de mutuelles de droit privé.
11Le dernier thème évoqué dans cet ouvrage est sans conteste celui qui fait le plus écho aux problématiques contemporaines concernant la protection sociale. Les questions d’équilibre financier et des premiers déficits ont rapidement pris une place d’importance, et semblent inhérents au système lui-même et à sa mise en place. La question est posée de savoir ce qui dans la conception de ce système dès ses débuts aurait conditionné, voire hypothéqué, son avenir. En étudiant les modes de financement respectifs des deux systèmes, l’analyse s’attache à dégager les éléments qui éclairent la stabilité globale des assurances sociales, tandis que la question des modalités du financement de la Sécurité sociale a fait l’objet de nombreux débats, influencés par le système de Beveridge anglais. Cette question est d’autant plus aiguë que les besoins en soins médicaux explosent, ainsi que la pharmacopée, et la mise en place même de ce système engendrent progrès sanitaires et consommation croissante de médicaments. L’autonomie financière est en tout cas davantage théorique du fait d’une ingérence de l’État en fonction de l’appel aux fonds publics, inhérente à la mission de service publique assignée à la Sécurité sociale.
12Deux apports fondamentaux peuvent être soulignés dans cette histoire multidimensionnelle de la protection sociale en France. Premièrement, la découverte la plus frappante des auteurs réside dans l’idée selon laquelle la fin des années 1920 et les années 1945-1948 ne sont pas des périodes fondamentales quant à la naissance d’un système de protection sociale. C’est davantage les mesures mises en place dès avant 1914 et le rôle prépondérant des trois grandes crises qui apparaissent comme les virages décisifs qui mettent à mal la prédominance de la prévoyance libre et individuelle. Deuxièmement, au-delà des différences entre les deux systèmes, c’est bien la continuité qui l’emporte et l’idée que les assurances sociales ont contribué en tant que telles à l’idée d’une extension de la protection sociale à toute la population. À cet égard, la crise de 1929 et les années 1930 marquèrent la fin de la territorialisation des politiques sociales et l’émergence d’un véritable système de relations industrielles, organisé au plan national. C’est ce qui permit d’envisager conjointement l’universalisation et l’unification du système. En ce sens, si les assurances sociales sombrèrent dans l’oubli, les auteurs s’efforcent de souligner les éléments de continuité entre les deux systèmes : les assurances sociales ont par bien des aspects préparés l’adaptation au système qui les ont remplacées.
Pour citer cet article
Référence électronique
Mélanie Guyonvarch , « Michel Dreyfus, Michèle Ruffat, Vincent Viet, Danièle Voldman, Se protéger, être protégé. Une histoire des assurances sociales en France », Travail et Emploi [En ligne], 111 | juillet-septembre 2007, mis en ligne le 26 avril 2011, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/travailemploi/4663 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/travailemploi.4663
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