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Notes de lecture

Lucie Goussard, Guillaume Tiffon (dir.), Syndicalisme et santé au travail. Quel renouvellement de la conflictualité au travail ?

Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2017
Baptiste Giraud
p. 140-144
Référence(s) :

Lucie Goussard, Guillaume Tiffon (dir.), Syndicalisme et santé au travail. Quel renouvellement de la conflictualité au travail ?, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2017, 275 p.

Texte intégral

  • 1  Depuis le 1er janvier 2020, le CHSCT a été remplacé par le Comité social et économique (CSE), cf. (...)

1Il semble acquis, dans le champ de l’analyse sociologique comme dans le monde syndical, que le syndicalisme a trop longtemps négligé les questions d’organisation du travail, abandonnées au monopole des directions, pour privilégier une approche des risques professionnels consistant à en obtenir une indemnisation financière. Toutefois, les luttes contre les maladies professionnelles et les problèmes de souffrances psychiques au travail ont gagné une visibilité nouvelle dans les mots d’ordre syndicaux et les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) une place plus centrale dans les combats syndicaux1. Dans le même temps, en replaçant l’enjeu de l’organisation du travail au centre de leur démarche revendicative, les directions syndicales montrent leur intention de s’attaquer aux racines des maux du travail. C’est à l’analyse des ressorts et des limites de ce renouveau de l’action syndicale autour des enjeux d’organisation et de santé au travail que cet ouvrage collectif est consacré.

  • 2  CGT : Confédération générale du travail ; CFDT : Confédération française démocratique du travail ; (...)

2Il regroupe pour ce faire dix-neuf contributions. Plusieurs d’entre elles présentent des résultats d’enquêtes déjà publiés par ailleurs et désormais bien connus. L’originalité de l’ensemble tient en revanche à la pluralité des points de vue et des questionnements qui s’y croisent. L’ouvrage revient en effet successivement sur la mise sous pression des salarié·es générée par l’évolution des modèles productifs, sur les pratiques des élu·es des CHSCT et sur des expériences de mobilisation syndicale pour la reconnaissance de maladies professionnelles ou autour des enjeux liés à l’organisation du travail. Par ailleurs, les résultats d’enquêtes sociologiques sont mis en perspective avec les modalités d’action des intervenants et des intervenantes auprès de CHSCT et de porte-parole syndicaux·ales (CGT, CFDT, FSU, Solidaires2) en charge de l’action revendicative de leur organisation autour des enjeux de santé au travail.

3On le sait, de multiples lignes de clivages opposent les organisations syndicales au sujet des politiques de l’emploi, de la protection sociale ou des stratégies revendicatives. Par contraste, on est ici frappé, à la lecture des interventions des porte-parole syndicaux·ales, de constater la convergence dans leur manière de penser et de justifier la nécessité de transformer les pratiques de leurs militants et militantes, pour les recentrer davantage sur les enjeux d’organisation du travail. C’est, de leur point de vue unanime, la condition indispensable à la redynamisation de l’action syndicale. Ils et elles jugent d’abord primordial de mieux former leurs militants et militantes aux méthodes d’analyse du travail pour les doter des ressources utiles à la prise en charge des problèmes de souffrance physique et psychique dont se plaignent auprès d’elles et eux de nombreux·ses salarié·es confronté·es aux effets pathogènes des nouvelles formes d’organisation du travail. L’engagement des militants et militantes sur le terrain des questions d’organisation du travail est plus largement présenté comme une alternative aux difficultés criantes qu’ils et elles rencontrent pour enrayer les stratégies économiques de leurs directions. De fait, dans des entreprises et des administrations en proie à des réorganisations constantes, les marges de manœuvre des syndicats semblent se limiter à en négocier les conséquences néfastes pour les salarié·es. Cette situation fragilise dès lors la capacité des représentants et représentantes syndicales à convaincre les salarié·es de l’utilité de leur action. A contrario, les militants et militantes syndicales peuvent trouver, en s’engageant dans une démarche d’analyse et de mise en débat du « travail réel » des salarié·es, des ressources nouvelles pour développer et légitimer leur action auprès d’elles et eux. Cette démarche permettrait tout à la fois de donner aux salarié·es l’occasion de s’exprimer sur leur travail là où le renforcement des contraintes managériales les en empêche, de susciter entre elles et eux des échanges favorisant la reconstitution des collectifs de travail de plus en plus segmentés, de repérer des dysfonctionnements dans l’organisation du travail et de faire émerger avec elles et eux, et à partir de leur expertise professionnelle, des revendications à défendre auprès de la direction. L’analyse proposée par ces dirigeants et dirigeantes syndicales se fonde ainsi sur le triple présupposé que la capacité des militants et militantes syndicales à faire des questions de l’organisation du travail un enjeu de débat et de mobilisation rencontrera plus facilement l’intérêt des salarié·es, encouragera leur implication dans l’action syndicale et permettra de la recentrer sur des sujets d’ordre organisationnel sur lesquels il apparaît plus facile d’obtenir satisfaction au niveau local.

  • 3  Ponge R. (2018), Pour ne plus perdre son esprit au travail. Sociologie historique d’une préoccupat (...)

4Ce plaidoyer militant, très largement relayé dans le champ de l’analyse sociologique, consistant à présenter les questions du travail comme un nouveau champ d’intervention syndicale, mériterait sans doute d’être davantage questionné. Certes, dans un contexte de désindustrialisation et de chômage de masse, la question de l’emploi a eu pour effet d’éclipser celle du travail dans les mots d’ordre syndicaux. Pour autant, l’analyse sociohistorique proposée par Rémy Ponge3 invite précisément à nuancer cette vision, en mettant en évidence que, dès les années 1950, les syndicats se sont préoccupés des troubles psychiques et les ont pris en compte dans leur action.

5A contrario, la plus grande visibilité acquise par les questions du travail et de la santé au travail dans les discours confédéraux ne suffit pas à lever les nombreux obstacles à la réappropriation de ces enjeux de lutte par les militants et militantes. Les enquêtes de terrain rassemblées dans l’ouvrage en rendent précisément compte sous de multiples aspects. Comme le rappellent d’abord Nicolas Spire puis Annie Thébaud-Mony, la capacité des syndicalistes à faire admettre le caractère nocif des organisations du travail sur la santé des salarié·es implique le plus souvent de combiner l’action militante à la mobilisation de savoirs d’expert·es scientifiques ou de consultant·es afin d’apporter la preuve scientifique des atteintes à la santé des travailleurs et travailleuses. Or ces coopérations restent difficiles à nouer et ne parviennent que rarement à renverser l’asymétrie des ressources dont disposent patronat et syndicats sur le terrain de l’expertise (contribution d’Émilie Counil et Emmanuel Henry), d’autant que les directions sont nombreuses à saisir les tribunaux pour contester aux élu·es du CHSCT le droit de recourir à des expert·es (contribution de Sonia Granaux).

  • 4  Société nationale des chemins de fer français.

6Mais ce sont aussi des obstacles d’ordre plus politiques et militants qui peuvent entraver l’engagement des militants et militantes syndicales dans des actions (de lutte ou de négociation) autour des questions d’organisation du travail. Le cas de la fédération des cheminots de la CGT, étudié par Sabine Fortino, montre ainsi que les réticences persistantes dont font preuve de nombreux militants et militantes syndicales pour se saisir des négociations sur la pénibilité ou la qualité de vie au travail (QVT) doivent être d’abord mises en lien avec les contextes dans lesquels s’ouvrent ces négociations. En 2007, en plein conflit sur la réforme du régime spécial des retraites des agents de la SNCF4, ces dirigeants et dirigeantes fédérales hésitent d’abord à justifier leur opposition à ce projet sous l’angle de la pénibilité au travail, de crainte que l’engagement sur ce terrain de discussion aboutisse à opposer les différentes catégories d’agent·es et donc à entraver la dynamique de la mobilisation. Deux ans plus tard, ils et elles refusent (avec Solidaires) de signer l’accord QVT que ses représentant·es ont pourtant activement négocié avec la direction, considérant que les concessions obtenues (de nouveaux droits d’expression des salarié·es sur leur travail, une redéfinition du rôle de l’encadrement de proximité) ne seront d’aucun effet alors que la direction annonce au même moment de nouveaux projets de restructuration et de réduction des effectifs de l’entreprise, que les syndicalistes tiennent précisément pour responsables de la désorganisation et de la perte de sens du travail des cheminots. En dehors même des cadres de la négociation sur la pénibilité ou la QVT, on comprend d’autant mieux les hésitations des militants et militantes syndicales à s’engager sur le terrain de l’analyse du « travail réel » des salariés pour porter avec eux une critique de l’organisation du travail, que cette démarche, très chronophage, n’est pas sans risque. Outre qu’elle est difficile à concilier avec les exigences du travail dans les instances de représentation, elle peut aussi, comme le suggèrent Paul Bouffartigue et Christophe Massot, susciter autant d’espoirs que de déceptions parmi les salarié·es, si elle n’aboutit pas à des changements organisationnels rapides.

7Par ailleurs, l’étude que ces deux auteurs consacrent à la formation des élu·es CHSCT à la prévention des risques psychosociaux (RPS) rappelle que la très grande diversité de leurs parcours de représentants et représentantes du personnel et de leurs savoir-faire militants explique qu’ils et elles sont très inégalement intéressé·es et armé·es pour s’engager dans ce type d’action. Pour expliquer le faible nombre d’accords d’entreprise conclus sur le thème des conditions de travail, Arnaud Mias souligne également que même pour les militants et militantes ayant été formé·es aux méthodes d’analyse du travail, il n’y a rien d’évident à ce qu’ils et elles soient en capacité d’en faire un point d’appui à la construction de mobilisations collectives autour des enjeux de santé et d’organisation du travail.

8À cet égard, on ne peut que regretter l’absence dans cet ouvrage de contribution portant sur le « travail réel » – c’est un comble ! – des représentants et représentantes syndicales. Une approche plus ethnographique des pratiques – et, plus simplement, une analyse des discours – des représentants et représentantes syndicales apparaît nécessaire pour mieux saisir les difficultés concrètes que peuvent rencontrer les militants et militantes pour s’emparer des méthodes d’analyse du travail comme d’un outil revendicatif. Cette entrée par l’analyse des pratiques syndicales permettrait notamment de mieux saisir les obstacles empêchant les militants et militantes syndicales de s’engager dans une démarche de mise en débat du travail en les mettant en regard de la diversité de leur capital militant et/ou de la distance (sociale, professionnelle) qui peut les séparer de leurs collègues (du fait de l’institutionnalisation de leur activité, de leur professionnalisation et de leur mode de sélection). Elle serait enfin utile pour rendre compte de la manière dont les modes d’investissements militants des problématiques du travail sont contraints par les logiques mêmes de division du travail syndical. Du point de vue de Tony Fraquelli, conseiller confédéral de la CGT, le CHSCT resterait ainsi d’abord perçu comme une instance « technique », très largement dissociée dans la vie des syndicats de leurs instances jugées plus « politiques » et « stratégiques » (le bureau du syndicat et le comité d’entreprise [CE]), ce qui contribuerait à maintenir les problématiques de santé au travail en marge des champs de compétences et de préoccupation militante des dirigeants et dirigeantes syndicales locales. Si cette hypothèse reste à valider empiriquement, elle ouvre cependant un chantier de recherche qu’il est d’autant plus nécessaire d’investir que la fusion des institutions représentatives du personnel (IRP) dans le nouveau comité social et économique (CSE) pose de façon accrue les enjeux liés aux modalités d’organisation du travail des représentants et représentantes syndicales.

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Notes

1  Depuis le 1er janvier 2020, le CHSCT a été remplacé par le Comité social et économique (CSE), cf. infra.

2  CGT : Confédération générale du travail ; CFDT : Confédération française démocratique du travail ; FSU : Fédération syndicale unitaire.

3  Ponge R. (2018), Pour ne plus perdre son esprit au travail. Sociologie historique d’une préoccupation syndicale pour la santé des travailleurs·ses (1884-2007), thèse de doctorat en sociologie, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

4  Société nationale des chemins de fer français.

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Pour citer cet article

Référence papier

Baptiste Giraud, « Lucie Goussard, Guillaume Tiffon (dir.), Syndicalisme et santé au travail. Quel renouvellement de la conflictualité au travail ? »Travail et Emploi, 162 | 2020, 140-144.

Référence électronique

Baptiste Giraud, « Lucie Goussard, Guillaume Tiffon (dir.), Syndicalisme et santé au travail. Quel renouvellement de la conflictualité au travail ? »Travail et Emploi [En ligne], 162 | 2020, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/travailemploi/10343 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/travailemploi.10343

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Auteur

Baptiste Giraud

Aix Marseille Univ., CNRS, LEST, Aix-en-Provence, France

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