Pascal Barbier, Au bonheur des clients. Travail de la vente et rapports sociaux dans les grands magasins
Pascal Barbier, Au bonheur des clients. Travail de la vente et rapports sociaux dans les grands magasins, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2019, 268 p.
Texte intégral
1Êtes-vous déjà entré·e aux Galeries Lafayette ou au Printemps ? Avez-vous prêté attention à la vendeuse qui aide les client·es à trouver le vêtement convoité à leur taille ? À celle qui plie les pulls dérangés ? Ou encore au vendeur qui ouvre la vitrine où sont exposées les montres suisses ? Avez-vous déjà imaginé que leurs conditions d’emploi et la nature de leur travail puissent être diverses et difficiles ? C’est ce que s’attache à analyser Pascal Barbier, au moyen d’un travail d’enquête s’appuyant sur des observations participantes et des entretiens, tirés de sa thèse. Mobilisant différents sous-champs de la sociologie – rapports sociaux de classe, travail, relations de service, professions – l’auteur restitue le quotidien de ces travailleurs et travailleuses assimilé·es à la fraction supérieure des employé·es de commerce et, ce faisant, construit une sorte d’analyse totale du travail et des conditions d’emploi des vendeuses et vendeurs de magasins dits de luxe. Les huit chapitres de l’ouvrage mériteraient tous qu’on s’y arrête. Ils traitent successivement de l’histoire de ce métier, de ses modalités d’accès, des conditions salariales proposées et des mobilités professionnelles envisageables. L’ouvrage s’intéresse ensuite au poids des attentes des client·es, à la matérialité, la technicité et à la pénibilité du travail. Il se termine enfin par l’étude de la dimension relationnelle de l’activité. Ici, nous avons choisi d’esquisser à grands traits quelques-unes des contributions qui nous ont semblé les plus marquantes.
- 1 Le terme « vendeuse » est préféré à celui de vendeur. Il permet de ne pas oublier que la grande ma (...)
2La première contribution de l’auteur réside dans la restitution des différences de conditions d’emploi et de travail des deux catégories de vendeuses1 qui cohabitent dans ces grands magasins : les « vendeuses-maison » et les « démonstratrices ». À la lecture, on apprend que les démonstratrices sont en charge d’un stand d’une marque précise dont elles sont salariées. Si les démonstratrices sont valorisées au sein de la hiérarchie indigène des vendeuses de grands magasins, c’est parce que leur activité s’approche de celle des commerciaux. Ces derniers choisissent les produits qu’ils vendent, gèrent des stocks, et sont rémunérés en fonction de leur chiffre d’affaires. Les démonstratrices ne sont certes pas tout à fait des commerciales, mais leur quotidien s’approche de celui de ces dernières à certains égards. Ainsi, elles visitent plusieurs fois par an les showrooms et sélectionnent souvent les produits, le fait d’être seule sur leur stand leur confère une relative indépendance, et la réalisation d’un chiffre d’affaires fixé à l’avance est perçue comme de leur responsabilité exclusive. Dit autrement, si les démonstratrices sont valorisées, c’est parce qu’une partie de leur activité s’écarte de la vente : elles ne sont pas « que vendeuses », ce métier que « tout le monde peut faire ». L’enquête de P. Barbier montre cependant également que la position des démonstratrices n’est pas simple : leur emploi est relativement précaire car les stands ferment quand le chiffre d’affaires n’est pas au rendez-vous, elles sont assez isolées, la part variable de leur salaire est finalement très modeste, et, cerise sur le gâteau, elles sont dans les faits sous l’autorité de deux hiérarchies : celle de leur employeur, mais aussi celle du grand magasin qui exerce une surveillance tatillonne sur leur attitude (ne pas s’absenter, ne pas s’asseoir, etc.). Qu’en est-il de l’autre catégorie, celle des « vendeuses-maison » ? Elles sont quant à elles employées par le grand magasin et l’auteur montre que les tâches dont elles ont la charge sont difficiles (conseiller une clientèle supposée exigeante, connaître l’ensemble des produits, etc.) et répétitives et offrent peu de possibilités d’en tirer profit symboliquement et financièrement. Leur satisfaction vient de leur loyauté à l’égard d’une entreprise historique au capital symbolique fort. Par ailleurs, elles sont soumises à des conditions d’emploi très diverses.
3Au sein du grand magasin étudié, un premier pôle de vendeuses-maison est constitué par des quasi « fonctionnaires » (p. 57), travaillant en contrat à durée indéterminée (CDI) à plein temps. Leur ancienneté peut être très élevée, ce qui n’est pas commun dans l’univers de la vente. Un deuxième pôle regroupe celles dont les conditions d’emploi sont moins favorables. À temps partiel et en CDD, elles travaillent seulement certains jours de la semaine ou de l’année. Moins intégrées au collectif, elles ont un accès moindre aux informations et à la sociabilité amicale qui se développe entre collègues, ce qui rend leur travail moins intéressant et plus stressant. Elles disposent en effet de moins de ressources pour conseiller les clients. En marge de ces deux pôles, un troisième pôle est constitué cette fois des individus exerçant en CDI, parfois avec un contrat étudiant, mais à temps partiel.
4Ainsi, au fil des pages, on comprend que ce n’est pas seulement de la présence de démonstratrices que vient la diversité des conditions d’emploi dans un grand magasin, car les vendeuses-maison forment elles-mêmes un groupe divers. Mais la coprésence des « vendeuses-maison » et des démonstratrices produit tout de même une configuration assez inédite : contrairement aux autres secteurs d’activité, la sous-traitance se fait ici sans délégation du sale boulot puisque ce sont les personnels-maison qui se chargent des tâches les moins intéressantes (encaissement, ensachage, rangement et approvisionnement des rayons, accueil en cabines d’essayage) au profit des démonstratrices. Il faut noter à ce propos que la part des personnels de démonstration dans les grands magasins ne cesse de croître.
5Une deuxième contribution a trait à la belle restitution des dimensions relationnelles et matérielles du travail de vente. Passant en revue tous les aspects de ce travail, l’auteur montre tantôt ce qu’il a de commun avec d’autres activités de production, par exemple avec le travail des ouvrier·ères d’usine, ou encore avec le travail d’autres employé·es de service comme les aides-soignantes à domicile (répétition des gestes, rapport de subordination, etc.). Tantôt, il met en évidence les spécificités du travail des vendeuses du luxe. Parmi celles-ci, l’auteur développe une analyse de « l’art de s’emmerder » (p. 125). Pour nombre de vendeuses, le temps ne passe pas vite, l’affluence des clients étant très variable en fonction des heures de la journée, des jours de la semaine et des périodes de l’année. La difficulté réside dès lors pour les vendeuses à attendre, tout en paraissant en activité aux yeux de la clientèle et (surtout) du personnel d’encadrement. Cette représentation permanente passe par différentes stratégies : rester debout alors qu’il n’y a pas nécessité de l’être, ou encore répéter une série de gestes pourtant bien inutiles. On lit ainsi que Sébastien (l’un des rares vendeurs enquêtés) jette délibérément régulièrement sur une table une pile de pantalons parfaitement pliés, qu’il déplie puis replie. On apprend aussi qu’il pratique le pliage des pulls « à la feuille » – c’est-à-dire autour d’une feuille de papier, parce que cette technique présente l’avantage de prendre plus de temps. L’analyse nous invite à prendre au sérieux les manières diverses dont l’attente et l’ennui singularisent le travail des vendeur·ses des grands magasins de luxe par rapport à celui des autres employé·es tel·les que les caissières. Elle nous convainc qu’il s’agit bien d’une forme particulière de pénibilité du travail.
6Une autre contribution réside enfin dans l’analyse des rapports sociaux de classe qui se jouent dans les grands magasins. Tout oppose en effet socialement les vendeuses et leurs client·es, et P. Barbier décrit dans le détail les formes prises par la violence symbolique dans les relations sociales. Une série de « petites brutalités » (p. 213) discrètes et diffuses sont en effet infligées à chaque instant aux vendeuses. Elles peuvent prendre la forme d’une chosification : c’est le cas lorsqu’un client qui cherche à régler un achat s’adresse à une vendeuse en disant : « Vous êtes une caisse ? » Elles prennent encore plus fréquemment la forme d’un manque de politesse. Les client·es peuvent claquer des doigts pour attirer l’attention, ou ignorer les vendeuses qui s’adressent pourtant de toute évidence à eux et à elles. La remise en cause des savoirs dont disposent les vendeuses sur leurs marchandises ou encore celle de leur capacité à comprendre les attentes du client font aussi partie du quotidien. Si ces différentes manifestations de violence dans les rapports sociaux ont été mises en évidence ailleurs par d’autres sociologues avant l’auteur, au guichet dans les services publics notamment, elles sont ici comme redoublées en raison de la distance sociale qui sépare les individus en présence. Et l’auteur montre aussi comment l’encadrement du grand magasin mobilise les client·es, parle au nom des consommateur·rices pour imposer des évolutions managériales réduisant encore l’autonomie au travail des vendeuses. Le pouvoir des client·es prend donc parfois des formes indirectes.
7Mais l’analyse proposée n’est pas seulement celle de la sujétion au travail. L’auteur note en effet que, paradoxalement, ces rapports de classe n’empêchent pas les vendeuses d’éprouver quelques satisfactions en servant une clientèle socialement plus élevée qu’elles-mêmes. Finement, il montre, d’une part et comme on peut s’y attendre, que plus les vendeuses se trouvent dans des trajectoires de déclassement social, plus elles vivent mal les petites brutalités évoquées plus haut. D’autre part, à partir d’exemples précis, il reconstitue les formes et les conditions de félicité produites par ces échanges pourtant inégaux. Ainsi, il arrive fréquemment que les client·es disent à une vendeuse : « Vous êtes bien aimable ! », et que cette dernière en tire une certaine gloire professionnelle. Cela est pour le moins intrigant car, le plus souvent, cette phrase porte un jugement sur la vendeuse en tant que personne, et non sur ses compétences ou sa capacité à trouver le produit adéquat à la demande exprimée. Bref, une telle phrase contrevient à la conception de la bonne vendeuse partagée dans le milieu. Dans ce cas, la satisfaction peut être liée au fait d’être reconnue par une clientèle aisée perçue comme exigeante, une certaine fierté provenant de la participation à une activité à haut niveau de service. P. Barbier met également en lumière comment le sentiment de faire partie d’un magasin dont les pratiques sont très éloignées des pratiques commerciales classiques, jugées mesquines par les vendeuses car réduites au minimum, peut être source de satisfaction. Dans cette analyse, comme dans les autres, l’auteur parvient à dévoiler à la fois la façon dont les contraintes structurelles déterminent les situations de travail et engendrent la sujétion des vendeuses, sans pour autant réduire leur satisfaction au travail à un enchantement béat ou à un aveuglement de travailleuses soumises. L’analyse proposée de l’ambivalence vécue par ces vendeuses constitue l’un des nombreux apports de cet ouvrage.
Notes
1 Le terme « vendeuse » est préféré à celui de vendeur. Il permet de ne pas oublier que la grande majorité des vendeurs sont des vendeuses.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Hélène Ducourant, « Pascal Barbier, Au bonheur des clients. Travail de la vente et rapports sociaux dans les grands magasins », Travail et Emploi, 162 | 2020, 136-139.
Référence électronique
Hélène Ducourant, « Pascal Barbier, Au bonheur des clients. Travail de la vente et rapports sociaux dans les grands magasins », Travail et Emploi [En ligne], 162 | 2020, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/travailemploi/10328 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/travailemploi.10328
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