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Notes de lecture

Fabien Brugière, La Sous-Traitance en piste. Les ouvriers de l’assistance aéroportuaire

Toulouse, Érès, coll. « Clinique du travail », 2017
Anaïs Bonanno
p. 132-135
Référence(s) :

Fabien Brugière, La Sous-Traitance en piste. Les ouvriers de l’assistance aéroportuaire, Toulouse, Érès, coll. « Clinique du travail », 2017, 320 p.

Texte intégral

  • 1  Brugière F. (2014), Sous les avions, la « piste ». Sociologie des ouvriers de l’assistance aéropor (...)

1Que fait au travail le développement de la sous-traitance ? Dans son ouvrage La Sous-Traitance en piste. Les ouvriers de l’assistance aéroportuaire, issu d’une thèse de doctorat en sociologie1, Fabien Brugière étudie cette question dans le cadre de la déréglementation du secteur aéroportuaire. Les politiques européennes d’ouverture à la concurrence du transport aérien, initiées dès la fin des années 1990, ont en effet engendré une externalisation des services d’assistance en piste qui concernent – parmi toutes les activités réalisées pendant l’escale de l’avion – le placement, le repoussage et la sécurisation de l’aéronef et, dans certains cas, le chargement et le déchargement des bagages ou du fret. L’auteur a mené une enquête à couvert en tant qu’ouvrier lors de deux contrats de professionnalisation successifs, puis comme intérimaire dans une filiale d’un groupe d’assistance en piste d’environ 200 salarié·es. Ces expériences professionnelles l’ont également amené à fréquenter des centres de formation, qu’ils soient indépendants ou internes au groupe. En l’espace de deux ans, il a réalisé au total neuf mois d’observation participante au sein d’un même collectif de travail.

  • 2  Durand J.-P. (2004), La Chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volonta (...)
  • 3  Barnier L.-M. (2005), Entre service public et service privé. La valorisation du travail dans le tr (...)

2En s’appuyant sur le cadre analytique proposé par Jean-Pierre Durand2 dans son étude plurisectorielle du travail sous flux tendu, l’auteur offre une contribution majeure à l’étude des évolutions contemporaines du travail et de l’emploi, via l’exploration des transformations organisationnelles liées au développement de l’« assistance externalisée » (p. 152). « L’entreprise intégrée », régie par une organisation taylorienne du travail et de la progression de carrière, et analysée par Louis-Marie Barnier dans le cadre d’Air France au début des années 20003, a laissé place à une logique de « centrifugation », expression que l’auteur emprunte à Jean-Pierre Durand : les activités à faible valeur ajoutée font l’objet de contrats avec plusieurs entreprises sous-traitantes contraintes de travailler à flux tendu, et se trouvent ainsi reléguées à la périphérie. La main-d’œuvre subalterne de ces entreprises se voit donc segmentée (cf. infra) et précarisée différemment selon son importance stratégique au sein d’une organisation de la production in fine dominée par le donneur d’ordres.

  • 4  L’auteur emprunte cette dichotomie à Catherine Paradeise et Yves Lichtenberger : dans le modèle de (...)

3L’ouvrage commence par exposer ces transformations organisationnelles afin de documenter leurs effets sur l’emploi et la gestion de la main-d’œuvre. L’expérience de la précarité semble constituer un passage obligé si l’on espère accéder à un poste stable : la multiplication des statuts d’emploi au sein d’une même entreprise (intérim, contrat de professionnalisation, contrat à durée déterminée, contrat à durée indéterminée) entraîne une segmentation de l’emploi selon un continuum de positions qui divise les salarié·es suivant une logique « cœur/périphérie » (chapitre 1). Cette logique concurrentielle de gestion de la main-d’œuvre individualise la relation d’emploi en déployant un « modèle de la compétence ». Celui-ci vient remplacer le « modèle de la qualification4 » qui prédominait dans le compromis salarial fordien (chapitre 2). Les compétences acquises dans le cadre des formations internes ne sont pas valorisées en termes de prime mais en termes d’employabilité, en ce qu’elles laissent espérer à celles et ceux qui les suivent un rapprochement du noyau des salarié·es stables. De même, la polyvalence des salarié·es, qui permet de flexibiliser le travail, ne se traduit par une évolution de classification et de rémunération qu’une fois l’emploi stable atteint. La formation en elle-même constitue un autre support de cette mise en concurrence des salarié·es : l’apprentissage des normes de sécurité via les formations réglementaires fait primer le respect des procédures sur la coopération professionnelle et favorise l’individualisation des pratiques de travail, tandis que les formations spécifiques au métier participent de l’intériorisation d’une idéologie managériale.

  • 5  Durand J.-P. (2004), La Chaîne invisible, op. cit.

4L’un des intérêts majeurs de l’ouvrage est d’ailleurs d’analyser l’incorporation des contraintes sécuritaires et industrielles inhérentes à l’activité, comme un outil au service de la mobilisation au travail. Dans une organisation du travail où la sécurité et la « stérilisation des zones à risques » occupent une place centrale (p. 122), les règles encadrant le travail se multiplient. La procédurisation du travail et la responsabilisation individuelle en matière de sécurité, le contrôle préfectoral et policier nécessaire pour l’obtention du badge d’accès aux zones à risques, qui peut constituer une barrière dans l’accès à l’emploi, « assurent de facto une fonction de mise en discipline du travail aéroportuaire » (p. 149). Cette « régulation sécuritaire de contrôle » (chapitre 3) coexiste de façon contradictoire avec une « régulation industrielle de contrôle », régie par des objectifs d’efficience économique, et matérialisée par le travail en flux tendu (chapitre 4). Cette seconde logique implique que les salarié·es, qui travaillent au croisement de trois flux tendus (passager·ères, avions et bagages), intériorisent les contraintes temporelles qui y sont liées. La pression des pairs, les règles informelles régissant l’attribution des heures supplémentaires, tout autant que les espoirs de promotion et la crainte du chômage, favorisent la naturalisation par les ouvriers et les ouvrières de l’intensification du rythme et donc l’« implication contrainte » nécessaire au fonctionnement en flux tendus5.

  • 6  Jounin N. (2004), « L’ethnicisation en chantiers. Reconstructions des statuts par l’ethnique en mi (...)

5L’analyse des appropriations du travail entamée au chapitre 4 se poursuit dans le dernier temps de l’ouvrage par l’étude des conditions du travail en piste, de leur aménagement et des relations au travail. La dégradation objective des conditions de travail renforce la pénibilité et entraîne une dévalorisation symbolique du métier (chapitre 5). Pour y faire face, les ouvriers mettent en place des stratégies collectives et individuelles de défense qui passent notamment par une construction « virile » du rapport au métier, relayée par les formateur·rices et les travailleur·ses les plus qualifié·es. Celle-ci valorise notamment les qualités masculines qui seraient nécessaires pour supporter la pénibilité, et le fait de « savoir se défendre et se faire respecter » par les collègues qui chercheraient à reporter sur autrui la responsabilité d’une erreur ou d’un retard (p. 226). Protéger sa santé au travail dépend cependant des ressources stratégiques de chacun en fonction de son statut d’emploi et de sa position dans l’entreprise, de sorte que les « régulations informelles » mises en place restent « fragmentaires » (p. 241). Au chapitre 6, sont pleinement abordées les dynamiques de constitution de collectifs de travail et les conséquences de la segmentation de l’emploi sur la division de la représentation syndicale, les arrangements informels et les loyautés au travail. L’auteur mène en particulier une étude approfondie des « processus d’ethnicisation spécifiques » au milieu du travail (p. 261). La déréglementation du secteur s’est accompagnée du « recours à une main-d’œuvre immigrée et issue de l’immigration, rendue captive faute de qualification et à cause des discriminations ethniques » (p. 267), ce qui engendre une division ethnique du travail entre les postes les plus qualifiés et les plus précaires du secteur aérien. Au sein des métiers de l’assistance, si l’on ne peut aller jusqu’à parler comme dans le BTP (bâtiment et travaux publics) d’une corrélation entre hiérarchie des postes et une appartenance ethnique imputée ou revendiquée6, l’ethnicité constitue, après la segmentation des statuts d’emploi, une dimension importante des tensions et loyautés professionnelles.

6Dans son ouvrage, F. Brugière réussit donc à analyser, d’une part, les reconfigurations des formes organisationnelles et leurs implications sur l’emploi et, d’autre part, les aménagements individuels et collectifs du travail par les ouvriers et les ouvrières. On pourra seulement regretter que les matériaux ethnographiques soient parfois insuffisamment restitués pour donner à voir de l’intérieur les catégories par lesquelles les salarié·es perçoivent leur activité professionnelle. On aurait aussi aimé en apprendre plus sur ce qui, du hors-travail et des trajectoires biographiques, entre dans l’expérience professionnelle et dans la constitution de collectifs de travail, bien que l’absence de telles analyses soit certainement imputable aux difficultés d’un terrain à couvert en tant qu’ouvrier. La mobilisation de davantage de matériaux ethnographiques aurait permis au lectorat de mieux appréhender les subjectivités ouvrières et les processus d’engagement et de désengagement dans le travail.

7Pour qui étudie l’externalisation du travail et le salariat d’exécution des entreprises de transport, la lecture de l’ouvrage de F. Brugière sera tout à fait pertinente ; elle s’avérera plus stimulante encore dans le cadre de recherches portant sur des secteurs récemment ouverts à la concurrence, comme celui du transport ferroviaire de voyageur·ses.

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Notes

1  Brugière F. (2014), Sous les avions, la « piste ». Sociologie des ouvriers de l’assistance aéroportuaire confrontés à la modernisation du travail, Thèse de doctorat en sociologie, Université Paris Nanterre.

2  Durand J.-P. (2004), La Chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Paris, Seuil.

3  Barnier L.-M. (2005), Entre service public et service privé. La valorisation du travail dans le transport aérien, Thèse de doctorat en sociologie, Université Paris Nanterre.

4  L’auteur emprunte cette dichotomie à Catherine Paradeise et Yves Lichtenberger : dans le modèle de la qualification, inscrit dans le compromis fordien, le poste de travail et l’évolution de carrière correspondent aux capacités individuelles et à l’ancienneté. À l’inverse, le modèle de la compétence est basé sur l’évaluation mutuelle de la prestation effectuée par le salarié et de la rétribution proposée par l’employeur. L’autonomie, la responsabilité et l’engagement individuel du salarié sont aux fondements de ce second type d’échange salarial (Paradeise C., Lichtenberger Y. [2001], « Compétence, compétences », Sociologie du travail, vol.  43, no 1, pp.  33-48).

5  Durand J.-P. (2004), La Chaîne invisible, op. cit.

6  Jounin N. (2004), « L’ethnicisation en chantiers. Reconstructions des statuts par l’ethnique en milieu de travail », Revue européenne des migrations internationales, vol.  20, no 3, pp.  103-126.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anaïs Bonanno, « Fabien Brugière, La Sous-Traitance en piste. Les ouvriers de l’assistance aéroportuaire »Travail et Emploi, 162 | 2020, 132-135.

Référence électronique

Anaïs Bonanno, « Fabien Brugière, La Sous-Traitance en piste. Les ouvriers de l’assistance aéroportuaire »Travail et Emploi [En ligne], 162 | 2020, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/travailemploi/10313 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/travailemploi.10313

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Auteur

Anaïs Bonanno

Laboratoire Triangle (ENS de Lyon) ; Centre de sociologie des organisations (CSO, Sciences Po)

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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