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Comptes-rendus de lecture

Katharine Ellis, French Musical Life. Local Dynamics in the Century to World War ii

Oxford, Oxford University Press, 2021, 417 p.
Rémy Campos
Référence(s) :

Katharine Ellis, French Musical Life. Local Dynamics in the Century to World War ii, Oxford, Oxford University Press, 2021, 417 p.

Texte intégral

1Il y a bientôt vingt-cinq ans, la parution du Dictionnaire musical des villes de province de François Lesure avait jeté les bases d’une histoire rénovée de la musique en France. À lire la bibliographie attachée à chaque notice de ville, on constatait qu’une part importante du savoir sur la vie musicale hors de Paris avait été publiée au tournant des xixe et xxe siècles dans des monographies signées par des érudits. Un long silence suivit cet enthousiasme patriotique de clocher. À partir des années 1980, une nouvelle vague de travaux universitaires déferla à l’initiative des enseignants qui développaient les premières unités de musicologie à travers la France. Ces études étaient classées tantôt avec condescendance dans la catégorie de l’histoire locale, tantôt plus positivement sous la bannière de la mise en valeur du patrimoine régional. À un siècle de distance, les exigences de scientificité avaient évolué mais les deux ensembles de travaux avaient un point commun : ils avaient émergé hors de l’emprise de Paris et sans concertation.

2La tentative de Katharine Ellis est d’un autre ordre. En attendant que voie le jour un grand chantier de recherche à la fois collectif, de longue haleine et coordonné, la musicologue propose un point de vue unifié sur un objet tentaculaire. C’est dire l’importance de l’essai qui vient de paraître riche en connaissances neuves autant qu’en promesses d’entreprises à venir.

3Une première étape de la recherche publiée sous le titre French Musical Life. Local Dynamics in the Century to World War ii a consisté à revenir à un phénomène bien connu des historiens de la musique européenne – celui du nationalisme – en substituant à la conception exclusivement esthétique qui dominait dans les travaux existants, une approche de terrain qui s’attacherait non seulement aux œuvres et aux discours sur la musique mais aussi aux institutions, aux pratiques des artistes et des amateurs et surtout à quantité de notions jusque-là négligées : celle de décentralisation (débattue dès la Monarchie de juillet) ou de régionalisme (avec pour préalable de se débarrasser des fantômes du régime de Vichy qui en a déformé notre perception) et celle de nationalisme elle-même (qui recouvre des réalités extrêmement variées et des nuances politiques d’une grande subtilité).

4Le deuxième geste fondateur de la démarche de Katharine Ellis est un pari. Il y aurait tout à gagner à ne pas écarter d’un livre d’histoire de la musique des sujets que la tradition académique réserve aux ethnomusicologues. French Musical Life envisage par conséquent ensemble les pratiques populaires et leur étude par les musiciens dits savants et s’intéresse aux instrumentalisations mutuelles – ce qu’Ellis appelle dès l’introduction « la domestication et l’embourgeoisement des traditions paysannes » (p. 2).

5Autre déplacement essentiel : l’ouvrage n’assimile pas Paris à la France. Il s’agit ici de faire fructifier la leçon de François Lesure en ne traitant plus cette fois les villes dans des notices étanches mais en se penchant sur la manière dont la musique et les musiciens ont circulé dans tous les sens, en prêtant attention aux dynamiques unissant les provinces entre elles, bref, en posant que la France musicale n’est pas un espace statique mais qu’elle est traversée de rivalités citadines et qu’elle adopte des modèles de développement différenciés. Le livre privilégie l’étude de deux d’entre eux : celui d’une décentralisation – essentiellement administrative – dupliquant en province les normes parisiennes et celui d’un régionalisme culturel reposant sur l’affirmation d’une identité régionale forte.

6Le livre porte sur une période longue allant des années 1830 à l’Exposition universelle de 1937. Il s’ouvre par le dossier de l’éducation musicale qui soulève la plupart des problèmes explorés ensuite dans le livre : « unité, hiérarchie et différence » (p. 15). La deuxième grande section est une analyse en creux de deux secteurs où l’État intervient peu : les sociétés chorales et instrumentales. L’originalité de la troisième partie est d’adjoindre à une étude de la vie théâtrale dans les villes françaises une analyse des représentations de la province sur les scènes parisiennes. Le dernier ensemble de chapitres aborde la question du folklore musical dans la perspective des débats sur l’unité nationale – sujet bien connu – mais à la lumière d’une interrogation inédite sur la répercussion de la mise à disposition d’un matériel sonore considérable sur les carrières de compositeurs qui choisirent – ou pas – de s’en saisir.

7Dans le plan-cadre général, viennent se loger de multiples études miniatures ou des synthèses sans équivalent à ce jour. On trouvera ainsi dans French Musical Life une histoire abrégée des conservatoires en France de la monarchie de Juillet aux années 1930 que personne n’avait tentée. On se réjouira aussi de découvrir tout un pan de l’histoire de la Schola Cantorum envisagée à travers ses succursales provinciales. La présentation de l’activité théâtrale dans la France entière est particulièrement précieuse d’autant qu’elle s’efforce de tenir ensemble les genres académiques aussi bien que l’opérette ou le café-concert. Les représentations dramatiques en plein air au tournant du siècle n’avaient pas été étudiées comme formant un tout. La liste n’est évidemment pas close.

8La valeur du livre de Katharine Ellis est étroitement indexée à l’effort consenti pour dépouiller à travers toute la France fonds d’archives et collections de bibliothèques. À une époque où beaucoup d’études historiques se contentent de ressources en ligne dont on ne dira jamais assez à quel point elles sont partielles, le travail considérable mené par l’auteure de French Musical Life pendant plus de quinze ans lui permet de renouveler considérablement ses sujets. Prenons un seul exemple : la loi accordant la liberté d’entreprise théâtrale en 1864 eut des conséquences pour le théâtre lyrique à l’échelle du pays entier qui sont pour la première fois envisagées ici.

9L’exploitation de la volumineuse bibliographie et surtout des très nombreuses sources rassemblées a pour effet de redéfinir drastiquement ce qu’on entend d’habitude par vie musicale. À chaque chapitre, on trouve des musiques, des institutions, des musiciens et des auditeurs qui ne se rencontrent habituellement pas dans les livres de musicologie mais qui vivaient pourtant dans les mêmes lieux et partageaient beaucoup de leurs pratiques artistiques.

10La contrepartie fâcheuse d’un livre traversé par des thèses fortes est qu’il ne peut embrasser tous les aspects à la fois. Katharine Ellis reconnaît n’avoir pas pu donner une place importante aux musiques liturgiques, océan où nul jusqu’ici n’a osé s’aventurer hors des cadres monographiques alors même que les mondes sacré et profane étaient à l’évidence emmêlés, comme Katharine Ellis elle-même avait pu le montrer dans un essai qui fit date sur l’histoire de la musique ancienne au xixe siècle. Elle concède aussi que les villes d’eau et les stations balnéaires auraient mérité des études plus poussées. Ajoutons que l’étude de villes frontalières comme Lille, Strasbourg, Genève ou Nice aurait permis de préciser pour la musique les frontières de la France dans le sillage du livre passionnant que Daniel Nordman leur avait consacré. Qu’en était-il enfin de territoires comme les campagnes, les départements ou les villes-satellites des grandes agglomérations ? Autant de thèmes pour des chantiers à venir.

11French Musical Life est un livre plein d’enseignements dont le principal est de battre en brèche l’idée reçue d’une capitale éclipsant pour de bonnes raisons un paysage piteux de réalisations singeant sans en avoir les moyens des réalisations artistiques de rang international. Il y eut bel et bien une vie musicale loin de Paris dont on comprend page après page la richesse, la complexité mais aussi les difficultés. On ne peut que souhaiter qu’une traduction française facilite la diffusion du livre et en fasse un manuel pour les étudiants francophones ou un guide pour ceux qu’intéresse aujourd’hui le passé des politiques de décentralisation.

12Pour terminer, nous ne cacherons pas que cette étude pose d’ores et déjà problème pour tous ceux qui reviendront sur les sujets qu’elle traite : comment désormais négliger la dimension non parisienne de quelque question d’histoire de la musique que ce soit ? Katharine Ellis a beaucoup travaillé mais elle a aussi condamné tous ses successeurs aux travaux forcés – qui s’en plaindraient ?

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rémy Campos, « Katharine Ellis, French Musical Life. Local Dynamics in the Century to World War ii »Transposition [En ligne], 11 | 2023, mis en ligne le 14 novembre 2023, consulté le 15 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transposition/8134 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/transposition.8134

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Auteur

Rémy Campos

Rémy Campos est professeur d’histoire de la musique au Conservatoire de Paris et coordinateur de la recherche à la Haute école de musique de Genève. Ses travaux, d’abord consacrés à l’histoire des conservatoires aux XIXe et XXe siècles et à l’historiographie de la musique, portent actuellement sur l’histoire des pratiques musicales.

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