- 1 Hennion Antoine, Martinat Françoise et Jean-Pierre Vignolle, Les Conservatoires et leurs élèves : (...)
- 2 Pinçon-Charlot Monique et Yves Garnier, « Enseigner la musique ? L’exemple d’un conservatoire muni (...)
- 3 Lahire Bernard, Culture écrite et inégalités scolaires : sociologie de l’échec scolaire à l’école (...)
- 4 Deslyper Rémi, « Les élèves guitaristes des écoles de “musiques actuelles” : une analyse sociologi (...)
- 5 Thin Daniel, Quartiers populaires : l’école et les familles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, (...)
1La surreprésentation persistante des classes moyennes et supérieures dans la composition du public des conservatoires1 interroge le mode de socialisation musicale de ceux-ci qui semble favoriser les élèves de ces classes sociales au détriment de ceux des classes populaires2. À l’instar de ce qu’on observe à l’école3, ce mode scolaire de socialisation musicale s’appuie en effet sur un rapport scriptural et théorique au savoir4 qui reste dominant bien qu’inégalement réparti dans l’espace social. Dans ce cadre, les élèves les moins pourvu·e·s de telles dispositions scolaires sont plus susceptibles de développer des appropriations hétérodoxes des contenus scolaires qui leur sont proposés5. Du point de vue de l’institution scolaire, les résultats inattendus de ces appropriations inappropriées sont considérés comme autant d’échecs :
- 6 Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, p. 60.
L’« échec scolaire » effectif est fait de ré-appropriations des produits (énoncés, exercices, objectifs, leçons) scolaires selon des logiques non scolaires.6
- 7 Cet article s’inscrit dans le cadre d’un travail de recherche qui porte sur d’ancien·ne·s élèves d (...)
- 8 Le prénom a été modifié.
- 9 Berger Peter Ludwig et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Taminiaux Pierre (t (...)
- 10 Ibid.
- 11 Becker Howard Saul, La bonne focale : de l’utilité des cas particuliers en sciences sociales, Merl (...)
2Pour tenter de comprendre ce mode de socialisation et ses effets, l’article7 propose d’étudier en détail le cas d’un élève de conservatoire dont le parcours pourrait être qualifié « d’échec » par l’institution en raison des formes hétérodoxes d’appropriation musicale qu’il développe. Sofiane8, malgré un profil plutôt rare dans ce milieu (garçon de famille populaire issue de l’immigration maghrébine) présente un début de parcours correspondant au parcours type, voire idéal, en conservatoire : débuts précoces, appréciations très positives en classe d’éveil, choix d’un instrument à cordes (l’alto), élève plutôt « docile ». Il quitte néanmoins le conservatoire à 11 ans sans avoir validé le premier cycle du cursus prescrit. Dans une perspective dispositionnaliste et contextualiste, il s’agit donc ici de reconstituer précisément la nature de la socialisation qu’a vécue Sofiane, en déterminant le « degré d’asymétrie entre les réalités objectives et subjectives »9 qui tendrait à qualifier cette socialisation de « ratée »10 aux yeux de l’institution que représente le conservatoire. L’analyse montre en effet comment la disciplinarisation attendue (travail régulier de l’instrument) ne « prend pas » chez Sofiane, comment il construit un rapport défaillant à la lecture solfégique et développe des pratiques personnelles (jouer « comme ça ») distinctes des pratiques proposées en cours d’instrument par une appropriation hétérodoxe de celles-ci. Cette socialisation produit pour lui une juxtaposition de deux mondes sociomusicaux qui rentrent en tension, le conduisant à terme à l’abandon du cursus. En se focalisant sur un cas particulier11, l’article entend rendre compte de la construction d’une illégitimité « à ne plus pratiquer » et au final participer à la définition du mode scolaire spécifique de socialisation musicale proposé en conservatoire.
3Le matériau empirique utilisé pour cet article se compose d’une retranscription de deux entretiens semi-directifs (4 h au total) avec Sofiane, âgé alors de 19 ans, un corpus de documents constituant les traces de ses études au conservatoire auxquels s’ajoutent des documents tirés des archives du conservatoire (base de données élèves, histoire, effectifs, cursus, équipe pédagogique, etc.) qui permettent de contextualiser son parcours. Le premier entretien permet de balayer le parcours musical de Sofiane, le but étant de lui faire décrire l’ensemble de ses pratiques musicales, au conservatoire et en dehors, formelles et informelles, en s’attachant à lui faire préciser systématiquement le contexte. En fin d’entretien, les documents « traces » du parcours (cahiers, méthodes, partitions, évaluations semestrielles, emplois du temps, etc.) sont récupérés puis font l’objet d’une analyse en parallèle de la retranscription. Je reconstitue également un parcours de vie musicale qui replace l’ensemble des pratiques musicales sous forme de frise chronologique. Ces documents (traces et parcours musical objectivé) constituent ensuite le support d’une partie du second entretien. Amener l’enquêté à les commenter lui permet de rentrer dans le détail musical, de se remémorer des éléments oubliés, de confronter ses souvenirs aux éléments d’époque, de parler de telle ou telle annotation ou remarque d’enseignant·e, etc.
- 12 Lahire Bernard (éd.), « La fabrication sociale des individus : cadres, modalités, temps et effets (...)
- 13 Becker, La bonne focale, p. 84.
- 14 Lahire Bernard, Portraits sociologiques : dispositions et variations individuelles, Paris, Armand (...)
4Si la nature des différents matériaux recueillis ne permet pas d’observer la socialisation « en train de se faire », leur articulation et leur croisement systématique constituent un bon moyen d’en comprendre les effets par la reconstitution des cadres, des modalités et des temps de cette socialisation12. Travailler sur un cas particulier et s’attacher à la précision de sa contextualisation et de son analyse donnent ainsi la possibilité d’« ouvrir la boîte noire dans laquelle cet effet se produit et voir les étapes de sa production »13. L’analyse du parcours de Sofiane est présentée sous forme d’un long portrait sociologique14 qui retrace dans le temps les situations vécues, contextualise systématiquement son discours avec le corpus d’archives de ce parcours et s’attache à reconstituer les dispositions musicales développées, plus précisément les dispositions « à ne plus faire de la musique ».
- 15 Hennion, Martinat et Vignolle, op.cit. ; Pinçon-Charlot et Garnier, op.cit. ; Bozon Michel, Vie qu (...)
- 16 Voir par exemple la description de l’école de musique de Villefranche-sur-Saône par le sociologue (...)
5Le conservatoire municipal où Sofiane a étudié est situé dans une ville de 33 000 habitants de la deuxième couronne d’une grande métropole française. La composition de la population de cette ville est relativement mixte en termes de catégories socioprofessionnelles, mais répartie de manière contrastée entre des zones pavillonnaires en extension et des quartiers prioritaires présentant un taux de pauvreté trois fois supérieur à la moyenne nationale. Les catégories socioprofessionnelles des parents des élèves ne sont pas renseignées dans la base de données informatique du conservatoire mais la mise en place d’une tarification en fonction du quotient familial (QF) nous donne des indications sur la composition de la population de l’école de musique en termes de revenus : 65 % des élèves inscrit·e·s au conservatoire en 2017 correspondent à la tranche la plus élevée (QF > 1350 €), 22 % aux tranches 8 à 11, 9 % dans les tranches 5 à 7 et 4 % dans les tranches 1 à 4 (QF < 600 €). S’il est difficile de les comparer à une base de données nationale actuelle inexistante sur ces variables-là, ces chiffres correspondent peu ou prou aux tendances relevées depuis longtemps dans différentes études portant sur les conservatoires15 : la population qui fréquente ces établissements est majoritairement issue des classes sociales moyennes et supérieures. Le développement historique et statutaire du conservatoire suit par ailleurs une évolution qu’on retrouve régulièrement pour ce type d’établissement16 : dépendant initialement d’un orchestre d’harmonie sous forme associative, l’école de musique devient une association autonome à la fin des années 1990 avant d’être municipalisée en 2002 puis classée en Conservatoire à rayonnement communal (CRC) en 2009. Elle double ses effectifs en une dizaine d’années, passant de moins de 300 élèves en 1999 à plus de 600 élèves en 2012.
- 17 Du côté maternel, grand-mère secrétaire médicale et grand-père ouvrier qualifié ; du côté paternel (...)
6Au moment du premier entretien, Sofiane a 19 ans et habite en appartement chez ses parents avec sa sœur, collégienne de 12 ans, dans un immeuble de type HLM depuis l’âge de 3 ans. Il est alors en 2e année de DUT « génie électrique et informatique industrielle » qu’il a intégré après un bac STI2D (sciences et technologies de l’industrie et du développement durable) obtenu avec une mention bien. Titulaire d’un CAP sténodactylo, la mère de Sofiane est depuis quelques années femme de ménage « pour son compte » sous le régime de l’auto entrepreneuriat, après avoir été un temps mère au foyer. Son père est chauffeur poids lourd sur la région ; il a arrêté la scolarité au niveau du collège. Ses parents viennent tous les deux d’un milieu ouvrier et/ou employé17 issu de l’immigration algérienne. Les deux entretiens ont lieu autour de la table de la salle à manger. Durant le premier entretien, sa mère, présente dans l’appartement, intervient à deux reprises dans la conversation, au moment où elle me propose un café et à la fin de l’entretien.
- 18 Extrait du guide du conservatoire 2013-2014 : « Éveil musical – 4 et 5 ans – Durée : 45 mn ; Initi (...)
7Sofiane a été inscrit pendant 7 années scolaires au conservatoire et son parcours correspond exactement au déroulement des premières années d’un parcours type du conservatoire18 : entré à l’âge de 4 ans, il suit d’abord deux années d’éveil puis une année de « pré-solfège » avant de rentrer à 7 ans en 1er cycle où il suit pendant quatre ans des cours d’alto et de « solfège », en parallèle de 2 années de chorale puis 2 années d’orchestre. Il en sort à l’âge de 11 ans à la fin de l’année de CM2, moment où il rend l’alto que l’école de musique lui prêtait depuis 4 ans. Pendant cette dernière année, sa classe de CM2 a été choisie pour monter une classe-orchestre sur des instruments à vent, animée par des enseignant·e·s de l’école de musique ; il y joue du cor, instrument qu’on lui prête également. De la 6e à la 3e, il apprend à jouer du clavier lors des cours de musique au collège. L’année de la 5e, il se fait offrir un synthétiseur à Noël, qu’il revendra pendant sa première année d’IUT.
- 19 L’orgue dont il est question ici est un orgue électronique (possédant un à deux claviers, éventuel (...)
8Sofiane annonce assez rapidement au cours du premier entretien que « dans [sa] famille, il y a personne qui fait de la musique », à part sa « tante qui faisait de l’orgue ». Un peu plus tard, la mère de Sofiane, précisant n’avoir « pas fait d’instrument », indique que sa mère, qui « avait toujours voulu faire de la musique », « a fait faire de l’orgue » à sa sœur parce que celle-ci « voulait faire du piano, mais c’était trop… trop cher, on va dire ce qu’il en est ». Cette sœur a donc pris des cours particuliers d’orgue19 qui lui ont permis d’« en jou[er] très très bien » et de se présenter dans « les concours et les choses comme ça ». Bien qu’il l’ait « toujours su » (« elle m’en a toujours parlé »), Sofiane n’a pas de souvenir d’avoir vu ou entendu sa tante jouer de l’orgue. Elle ne possède d’ailleurs plus d’instrument chez elle.
9En début d’entretien, Sofiane évoque donc uniquement sa tante comme membre de la famille faisant ou ayant fait de la musique, et conclut en riant : « après, c’est pas une famille… c’est pas des musiciens dans la famille quoi ! » Pourtant, l’existence d’une pratique de la guitare de sa jeune sœur et de son grand-père maternel viendra plus tard dans la conversation, de manière indirecte.
10Quand je lui demande s’il a joué d’autres instruments que l’alto, il évoque ainsi rapidement une première fois son « grand-père aussi qui fait la… enfin, qui sait jouer de la guitare… », ajoutant « j’essayais souvent, il l’avait chez lui ». Suite à une relance sur ce que jouait ce grand-père, Sofiane explique ne pas s’en souvenir vraiment, mais le décrit ainsi :
C’était des mélodies… comme on joue, enfin c’est… non. C’était des mélodies… enfin c’était classique, c’était des choses un peu… je pourrais pas mettre de nom là-dessus, franchement, mais… c’était… c’était un peu les genres de… de chanson que… qu’on fait autour d’un feu ou c’était… des chansons comme ça quoi.
11Quant à la pratique musicale de sa sœur, c’est d’abord sa mère qui l’évoque en la reliant à celle de son propre père qu’elle qualifie d’« autodidacte » :
Et ma fille, comme elle écoutait son frère, depuis qu’elle est bébé, elle sait… elle joue de la guitare, elle avait une petite guitare qu’elle doit avoir encore, et elle joue des mélodies, mais à l’oreille comme mon papa, […] du fait que je pense elle était bébé, parce qu’ils ont sept ans d’écart. Elle écoutait son frère jouer et… et vous savez, elle répétait les mélodies. Puis une fois, on l’a entendue jouer, donc elle est un peu comme… une famille de… [rires].
12Cette dernière expression, tronquée par un rire, semble sous-entendre que, ayant une sœur, un fils, une fille et un père qui font de la musique, en particulier « à l’oreille » pour ces deux dernier·e·s, la mère de Sofiane peut (presque) considérer, elle, sa famille comme une famille de musicien·ne·s.
13S’il existe donc plusieurs pratiques musicales dans sa famille, il ne vient d’abord à l’esprit de Sofiane que les pratiques instrumentales liées à des cours et nommées comme telles, la sienne et celle de sa tante, même s’il n’a jamais vu ou entendu cette dernière jouer, et pas celles de son grand-père. Le contexte d’apprentissage musical et sa qualification jouent un rôle dans la perception d’une pratique, sa catégorisation et donc la mobilisation du souvenir de celle-ci dans le discours. Le cadre de l’entretien, portant sur les pratiques musicales de l’élève d’école de musique qu’il a été, peut ainsi expliquer l’occultation initiale de ces pratiques « autodidactes » :
Ouais, mon grand-père, après, lui c’est… c’est comme, lui c’était… il avait appris ça quand il était jeune, donc… c’était comme ça, il savait jouer de la guitare… il avait… il avait appris tout seul.
14Sofiane suggère en effet par ce « lui » distinctif une manière d’apprendre « tout seul » radicalement différente de ce qu’il a vécu au conservatoire, comme nous allons le voir par la suite.
- 20 Relevé sur le site internet de la ville.
15Sofiane entre en contact avec l’école de musique par l’intermédiaire d’une structure municipale dédiée à la petite enfance, lieu d’accueil et d’écoute parents-enfants implanté dans un des deux quartiers classés prioritaires de la ville, qui permet « aux enfants de moins de 4 ans accompagnés d’un adulte, de vivre de nouvelles expériences et de rencontrer d’autres enfants »20 :
C’était un parc de jeux pour enfants. Et il y avait l’école de musique qui présentait… un peu ce qu’ils faisaient, qui présentait des instruments et moi j’étais tout le temps intéressé.
16Son inscription au conservatoire passe par une sollicitation d’enseignant·e·s de l’école de musique auprès de sa mère « qui lui avaient dit comme quoi… j’étais à peu près le seul enfant à m’intéresser à… aux instruments, à voir un peu les démonstrations, et que ben de ce fait, ma mère elle m’a inscrit ». On peut faire l’hypothèse que l’existence d’un exemple familial – celui de sa tante qui a suivi des cours d’orgue, participé à des concours dans sa jeunesse et qui, comme lui, « s’intéresse beaucoup à la musique » – ait pu constituer un précédent positif sur la possibilité même d’apprendre un instrument et permis un accueil favorable à la sollicitation des enseignant·e·s de l’école de musique par la mère de Sofiane.
- 21 Guide du conservatoire 2013-2014.
17Une fois inscrit à l’école de musique, Sofiane suit pendant deux ans un cours hebdomadaire d’éveil de 45 minutes dans un groupe de 6 à 8 enfants du même âge (4 ans puis 5 ans). Ces premières années ont pour objectif de « découvrir et explorer le monde de la musique, du rythme, des sons, des instruments par le chant, la danse, l’écoute, le jeu… »21. Il a peu de souvenirs de ces cours mais les fiches d’évaluations de la seconde année d’éveil sont très positives :
Sofiane chante bien avec enthousiasme, c’est un moteur pour le groupe… Il est attentif et très à l’écoute… Sofiane est un super élève, adorable… Il aime la musique et le montre… Il comprend les consignes et les suit très bien !… Sofiane a fait des progrès rythmiquement. Il chante bien, écoute bien… Il peut oser plus !! en tout cas, c’est très bien, continue !!! Passe en pré-solfège !
18Lors de la troisième année, Sofiane suit donc un cours hebdomadaire de 45 minutes intitulé « pré-solfège », en groupe de 10 enfants du même âge où, là encore, il obtient des évaluations très positives : « Sofiane est un élève attentif et agréable. Il a de réelles qualités musicales, notamment en rythme. De plus, il chante juste et a une bonne oreille. »
19Les trois premières années (éveil et pré-solfège/initiation) font office, comme leur nom le suggère, de préparation au cursus de premier cycle où sera débuté d’apprentissage d’un instrument. Les observations reçues par Sofiane tout au long de ces trois ans évoquent donc des débuts très satisfaisants et laissent présager une suite prometteuse d’un point de vue institutionnel.
20Pendant sa 3e année, Sofiane suit régulièrement, en plus du cours de pré-solfège, un atelier de découverte instrumentale au cours duquel se succèdent 5 professeurs d’instruments qui viennent présenter et faire essayer l’instrument qu’ils et elles enseignent durant 4 séances hebdomadaires de 30 minutes :
Donc, j’ai vu à peu près tous les instruments, enfin pour avoir une vision de l’ensemble. Et après, ils m’ont demandé de choisir quel instrument je souhaitais faire. Et puis, j’ai dit… violon spontanément. Et parce que c’était quelque chose qui m’avait toujours intéressé, et puis de ce fait, il y avait pas de violon, donc j’ai fait de l’alto, c’est à peu près équivalent, c’était juste la clef qui était pas pareille.
21L’importance du choix de l’instrument et de ses conséquences mérite qu’on s’y arrête pour essayer de comprendre comment la préférence « spontanée » pour le violon s’est faite et les différentes raisons qui ont abouti à l’orientation finale vers l’alto. Pour Sofiane, l’origine de ce choix est une question qu’il/qui ne s’était pas posée souvent avant l’entretien. Ayant arrêté le cursus en école de musique et la pratique de l’alto à l’âge de 11 ans, étant « passé à autre chose », il parle rarement de cette expérience musicale lors de son adolescence et sa vie de jeune adulte et n’a donc pas de réponse toute faite à une question à laquelle il a été peu ou pas confronté. Sofiane explique qu’il était attiré par le violon bien avant la présentation d’instruments à l’école de musique, insistant à six reprises sur le fait qu’il était « tout le temps » ou « toujours » intéressé par la musique, sans pour autant pouvoir donner une raison plus précise.
22Sollicité sur la présence éventuelle d’un violon dans son entourage à l’époque, il évoque le souvenir de sorties avec son père dans un magasin de vente d’occasion qui présentait un rayon d’instruments de musique :
On allait souvent dans les magasins avec mon père. Et il y avait souvent des instruments de musique et il y avait tout le temps, et je me souviens tout le temps de m’intéresser au violon, et on voyait tout le temps un violon qui était super… qui était bien, qui était joli, qui était… avec… qui était bien poli, enfin bref ! Et c’est vrai que, mon père, à chaque fois, on parlait sur… sur cet instrument parce que bon, il coûtait cher et puis voilà. Et [rires] et… c’est vrai que c’est peut-être ça, parce que c’est vrai que je me souviens tout le temps de ce magasin, c’est un genre de Cash Converters.
23La brillance du verni de l’instrument et son prix, objet de discussions avec son père, donnent au violon une valeur certaine pour Sofiane. Dans ce même magasin, il se souvient avoir été attiré également par la batterie :
C’était souvent la batterie aussi que je regardais. C’est… ça m’intéressait aussi, mais parce que la batterie c’était un peu… quand on est enfant… c’est un peu… on tape dessus, enfin c’est un peu… un peu… pas « facile », mais c’est la première chose qui nous intéresse quoi !
- 22 Bourdieu Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 197 (...)
24On peut voir dans la description actuelle de l’attirance passée pour la batterie une description en négatif du choix du violon, hiérarchisée par l’adulte qu’il est devenu suite notamment à son parcours à l’école de musique, refusant « des plaisirs trop immédiatement accessibles et par là discrédités comme “enfantins” ou “primitifs” (par opposition aux plaisirs différés de l’art légitime) »22. Ce choix ne serait ainsi pas lié à une impulsion physique, spontanée et évidente mais à une pratique moins « facile » nécessitant une mise à distance, ainsi qu’un autre extrait le laisse supposer :
Le violon, je me rappelle que c’était vraiment un choix qui était bien avant l’éveil musical. C’était déjà quelque chose… ouais, c’était quelque chose qui m’intéressait tout simplement. C’est vrai que quand j’étais petit, je m’intéressais à toutes sortes de choses un peu… un peu abstraites.
25Une telle reconstruction des raisons du choix du violon résonne avec ce que l’apprentissage du violon, en l’occurrence l’alto, a pu être pour lui, comme nous le verrons plus loin : une pratique loin d’être évidente, impliquant une maîtrise de soi et une mise à distance adulte.
26L’évidence de la préférence du violon pour Sofiane suggère aussi que son aspiration n’a pas été contredite par les professeurs. Les appréciations des bulletins de l’année de pré-solfège, année du processus de choix de l’instrument, ont souligné de réelles capacités musicales, comme on a pu le relever précédemment, notamment celles attendues pour les instruments à cordes de l’orchestre classique. « Avoir une bonne oreille » est en effet un critère fondamental dans le monde des musicien·ne·s même s’il est difficile à définir de manière univoque. Il l’est d’autant plus dans le cas des instruments à cordes non frettés où la position du doigt détermine la hauteur et la justesse de la note jouée. Percevoir précisément ce qu’on joue et ce qu’on souhaite jouer permet de corriger le placement du doigt pour obtenir une « note juste » : « chante[r] juste et a[voir] une bonne oreille » en constituent donc les prérequis et sont le signe d’une orientation légitime vers le violon.
- 23 Les classes de harpe, basson et contrebasse finaliseront la liste des instruments de l’orchestre s (...)
27La décision finale de l’orientation instrumentale revient néanmoins à l’école de musique qui propose – de fait impose – la pratique de l’alto plutôt que celle du violon. Sofiane ne se souvient pas des raisons précises même si « c’était sûr que ça venait de l’école de musique ». La classe d’alto a été créée au moment de la municipalisation de l’école de musique en 2002. Cette création souligne la volonté d’étendre les enseignements de chaque instrument de l’orchestre23 et se concrétise par l’embauche d’une enseignante spécialiste de cet instrument et des heures attribuées dans le budget. Il faut donc garantir un minimum d’élèves pour « monter » cette classe, charge ensuite à l’enseignante de la développer. Entre 2002 et 2006, la classe d’alto comporte 2 à 4 élèves chaque année. En 2006-2007, 4 élèves sont inscrit·e·s en alto mais ces 4 élèves ne se réinscrivent apparemment pas l’année suivante puisque les 3 élèves en alto inscrit·e·s à la rentrée 2007 sont débutant·e·s. Par ailleurs, le rapport d’activité de novembre 2007 signale l’inscription d’« aucun débutant en piano et en violon faute de place (plusieurs élèves sont en liste d’attente pour ces instruments) ». Certaines demandes en violon comme celle de Sofiane ont donc été transférées en alto, ce qui a permis de maintenir le poste de professeur d’alto. Néanmoins, si on fait l’hypothèse qu’une place en cours d’alto a été proposée à chaque aspirant·e violoniste, l’existence d’une liste d’attente en violon atteste que certain·e·s ont refusé cette orientation, signe que la distinction entre ces deux instruments n’est pas faite de la même manière par tout le monde.
- 24 Comme il y est par exemple fait allusion dans un document ministériel de 1974 : « À l’extrême limi (...)
- 25 Une page entière est par exemple dédiée aux blagues sur les altistes sur le site « les amis de l’a (...)
28En effet, même si, comme le dit Sofiane, l’alto « c’est à peu près équivalent [au violon] », le choix final de l’alto n’est néanmoins pas neutre à différents aspects. Si les deux instruments sont très semblables physiquement (ils possèdent quatre cordes accordées en quinte, se jouent avec un archet et nécessitent la même posture de jeu, l’alto étant légèrement plus long), ils présentent pourtant des différences musicales importantes : leur rôle en orchestre ou en quatuor à cordes est distinct (rôle plus d’accompagnement pour l’alto que de mélodie principale), le répertoire classique pour alto est beaucoup moins développé que celui pour violon, en particulier en ce qui concerne le répertoire dit soliste, etc. Pendant longtemps, l’alto a été considéré comme un instrument de second choix, par défaut, joué par de « mauvais·e·s » violonistes24. Les altistes ne bénéficient pas du même capital symbolique que les violonistes, la référence systématique, abondante et assez unique aux blagues sur les altistes – par l’ensemble des musicien·ne·s et par les altistes mêmes25 – en attestant d’une autre manière. Si l’ensemble de ces distinctions, qui peut représenter une stigmatisation sur le long terme, ne parait pas se manifester chez Sofiane en raison de la courte durée de son expérience d’altiste et de l’âge auquel il l’a effectuée (à aucun moment il ne fait par exemple allusion aux blagues sur les altistes), la différence qu’il relève – « la clef [est] pas pareille » – va néanmoins jouer un rôle important dans son parcours.
- 26 Si ce cours est nommé Formation musicale (FM) par l’institution et les enseignant·e·s, il est syst (...)
29Après les trois premières années, il entre dans le cursus de premier cycle qui comprend un cours d’alto d’une demi-heure, un cours de FM (« solfège »26) et un ensemble vocal enfants de 1 h 15 chacun par semaine. Un instrument lui est prêté pour la durée de son parcours. Il débute l’apprentissage de l’alto avec une enseignante qui le suivra pendant 4 ans. Les cours se déroulent de manière individuelle pendant 2 ans puis régulièrement avec une autre altiste les 2 dernières années.
- 27 La plupart des autres enquêté·e·s nomment leurs ancien·ne·s enseignant·e·s de l’école de musique p (...)
- 28 Il marque à plusieurs reprises la différence entre une école de musique et un conservatoire, décri (...)
30Sofiane garde un bon souvenir des cours d’instrument (« Ça se passait vraiment bien les cours d’alto ») et de son enseignante dont il ne se rappelle pourtant pas le nom dans un premier temps. Il la cite ensuite systématiquement par son nom de famille27, « Mme XXX », en parle avec beaucoup de déférence et souligne les marques de légitimé qu’il reconnaît chez elle (« elle était en conservatoire28, elle faisait pas mal de concerts »).
31Sur le contenu plus précisément, Sofiane décrit ainsi son expérience instrumentale :
Je me souviens plus vraiment des débuts, mais je sais que ben il y avait… on achetait les… la prof me demandait d’acheter tel ou tel manuel, et puis de m’entraîner. Et puis, comme ça, quand on revenait ben je pouvais travailler… enfin voir les évolutions à faire, et puis comment elle fait, enfin, tout simplement comment m’améliorer quoi ! Et puis… ouais. Non, ouais, c’était, c’était un peu… c’était tout le temps un peu la même chose, après… souvent, on passait pas mal de temps à préparer aussi les concerts, enfin les petites représentations.
32L’entraînement sur une méthode, les allers-retours avec son enseignante pour s’améliorer et la préparation des concerts synthétisent pour Sofiane le travail systématique du cours d’instrument. L’interroger sur ce qu’on lui a demandé de faire en cours d’alto le lui fait associer directement avec le travail à la maison, ce qu’il appelle « s’entraîner », et avec la finalité de ces cours, le concert. Les éléments indispensables du travail en conservatoire ont donc bien été compris par Sofiane :
- 29 Règlement intérieur du conservatoire 2012 (souligné par moi).
Tout élève doit être conscient de l’investissement personnel demandé par les études musicales ou théâtrales (volume horaire de cours, participation aux manifestations publiques, travail personnel suffisant) qu’il devra assumer en plus des autres charges scolaire, professionnelle, personnelle auxquelles il est assujetti.29
33Pour autant, la compréhension de ce qui est attendu ne signifie pas pour autant son incorporation dans la pratique comme nous allons le voir maintenant en entrant dans le détail de ce qui lui est demandé : une pratique inféodée à la lecture de partition qui nécessite la construction d’un rapport premier visuel à la musique (déchiffrage d’un code écrit et correspondance entre une note écrite et un placement de doigts).
Elle me disait de sortir telle ou telle partition… celle de… celle du jour, celle qu’elle comptait faire ou que j’avais révisée.
- 30 Ameller André, Mon premier concert, Combre, 1983. Carse Adam, Viola School of Progressive Studies. (...)
- 31 Viola school of progressive studies. Vol. 1 (A. Carse), 3 premiers exercices joués sur 100 ; 14 ea (...)
34Dans les souvenirs de Sofiane, le travail demandé par son enseignante d’alto se fait exclusivement avec une partition. L’enseignante lui a fait d’ailleurs acheter 3 méthodes et 5 recueils de morceaux30 pour alto en 4 ans. S’il a conservé tous ces ouvrages, il ne se souvient pas précisément de chacun parce que la moitié n’a été utilisée que pour quelques extraits31 et deux n’ont pas du tout été travaillés. Deux seuls ont fait l’objet d’un travail sur les 3/4 de leur volume, dont la méthode avec laquelle il a débuté « Méthode d’alto – Débutants » de B. Garlej et JF. Gonzales (1994).
35Le rapport étroit entre notation et apprentissage instrumental, qui commence dès les premiers cours pour Sofiane, l’inscrit d’emblée dans une tradition classique de l’enseignement instrumental :
- 32 Lartigot Jean-Claude, L’apprenti instrumentiste, Fondettes, Van de Velde, 1999, p. 136-137 (soulig (...)
La mise en relation des manifestations sonores les plus simples – qui pourraient longtemps se passer de ce recours à la notation – avec les notes écrites sur la portée puis l’évolution du travail sur l’instrument dictée par ce qui est écrit, institue le rapport de sujétion du jeu instrumental à l’écrit de la partition, rapport qui ne se démentira plus durant tout l’apprentissage et la carrière de l’instrumentiste classique.32
36Instauré dès le début par l’utilisation d’une méthode, ce rapport à la partition est censé installer l’organisation progressive et cumulative d’exercices dont la progression se matérialise par l’apparition régulière de nouveaux signes imposant de nouvelles actions instrumentales. L’enseignement reçu par Sofiane est ainsi fondé sur une conception de l’apprentissage commune aux méthodes instrumentales employées pour le dispenser :
Le modèle sous-jacent à cette conception de l’apprentissage est avant tout organisé sur le mode cumulatif, du plus simple au plus complexe, et sur une activité basée principalement sur la répétition du savoir-faire à acquérir.33
37La méthode employée par Sofiane correspond en effet en tout point aux éléments repérés par Jean-Claude Lartigot dans l’analyse de différentes méthodes d’instruments, en particulier celles des instruments à cordes : présentation de la tenue générale de l’alto, de l’archet puis description détaillée de l’instrument ; premier chapitre sur les cordes à vide pour installer l’utilisation la main droite (entretenir le son par l’archet) puis introduction successive et cumulative des doigts de la main gauche (régler la hauteur de la note) dans un chapitre spécifique (1er doigt, 2e doigt, etc.). Chaque chapitre inscrit systématiquement la technique à aborder dans des exercices déclinés sur chacune des 4 cordes, partant de valeurs longues vers des valeurs courtes (noire) et préparant un morceau final qui synthétise les éléments travaillés au cours du chapitre.
38Le parcours de cette méthode fait remonter certains souvenirs du contenu de ces cours et de leur temporalité : « Je me souviens que j’avais… on avait passé un cours entier, ouais, à énumérer les différentes parties de l’alto. » « Oui je me rappelle qu’on avait passé pas mal de cours à… tenir… oui, tenir l’archet. »
39Le travail de répétition inhérent à cette manière d’envisager l’apprentissage ne convient pas trop à Sofiane :
— Au début, c’était un peu… c’était un peu rébarbatif ouais.
— C’est-à-dire ?
— C’était des… c’était un peu scolaire quoi. C’était… c’était, à la base, c’était un peu scolaire, il fallait… il fallait apprendre un peu les mouvements et… ouais. Je m’en souviens ouais c’était… c’était les trucs qui me plaisaient pas vraiment [rires].
40La répétition se focalise en particulier sur un point qui va prendre une place importante dans son parcours d’altiste : le placement des doigts.
41Le recours à une méthode de débutant·e·s comme celle que Sofiane utilise souligne que l’élément central dans l’enseignement des instruments à cordes est bien la justesse, justesse qui passe par un placement précis des doigts sur les cordes. L’introduction successive des doigts et l’insistance sur l’utilisation d’un seul mouvement de doigt pendant un chapitre entier (sur lequel on peut rester plusieurs semaines) traduisent l’intention de faire incorporer petit à petit une « empreinte digitale » à la main gauche qui fera correspondre mécaniquement chaque enchaînement de notes à un mouvement de doigts :
Dans l’apprentissage des cordes, la justesse, c’est le critère qui permet de vérifier que la zone neutre, la structure de base, correspondant à la structure de la notation, a bien pénétré le corps de l’apprenant.34
42La méthode utilisée par Sofiane comporte 7 chapitres (sur un total de 10) consacrés à la logique digitale. Le fait que deux chapitres ne concernant pas le placement des doigts n’aient pas été abordés en cours (« VI Le staccato », « X Études, pièces ») renforce l’idée d’une utilisation de la méthode dans ce sens. Sofiane revient à de nombreuses reprises sur l’importance du « placement des doigts », signe que cela a dû être répété à de nombreuses occasions :
C’était très important le placement des doigts. Madame XXX me donnait des petites languettes qui me permettaient de… d’avoir un repère… visuel par rapport aux notes de musique… pour mettre… pour placer… bien placer mes doigts.
- 35 0 = aucun doigt/corde à vide, 1 = index, 2 = majeur, 3 = annulaire, 4 = auriculaire.
43La préoccupation de l’enseignante pour installer une empreinte digitale – tout·e·s les enseignant·e·s de cordes insistent a minima dessus – se traduit en effet par un temps long passé à le travailler, ce que Sofiane identifie comme un problème lié au fait qu’il soit gaucher (« C’était souvent l’objet des [rires] des cours…, vu que j’étais gaucher, c’était compliqué ouais »). Afin de faire correspondre la lecture aux mouvements de doigts, les enseignant·e·s d’instruments à cordes ajoutent donc des indications35 sur les partitions. Si elles sont nombreuses au début de l’apprentissage, elles disparaissent à mesure que l’incorporation de cette correspondance devient automatique (à telle note correspond tel doigté). Dans le cas de Sofiane, les morceaux joués en troisième et quatrième années d’alto sont encore remplis de telles indications, là où elles auraient dû se raréfier, signe que cette incorporation ne fonctionne pas vraiment. Au final, l’enseignante « décode » la partition tout en la « recodant ». En explicitant les signes implicites (telle note écrite sur la partition à telle hauteur implique de poser tel doigt à tel endroit sur le violon), elle souligne l’arbitraire du code dans le même temps qu’elle ajoute des informations qui ne semblent pas aider spécialement Sofiane. À travers l’ensemble de ces annotations, l’enseignante signale à Sofiane un « problème de lecture » qu’on va retrouver également dans les cours qui sont censés s’occuper de la lecture de la musique, les cours de FM.
- 36 En quatrième année par exemple, il est en cours avec deux violoncellistes, une harpiste, un batteu (...)
44Pendant le cursus de premier cycle, Sofiane suit également de manière hebdomadaire un cours de « solfège ». Le cours dure 1 h 15 et se déroule avec une dizaine d’autres enfants du même âge mais qui jouent des instruments différents36. Là encore, les souvenirs des cours en eux-mêmes sont assez flous 8 ans après. La première évocation du solfège place celui-ci du côté d’un travail scolaire d’analyse ou de rédaction :
C’était plus en solfège que… on nous demandait de faire… la… pas de l’analyse, mais enfin, ils nous demandaient de rédiger des… je me rappelle que j’avais un carnet et je rédigeais pas mal de choses… Puis après, ben on vérifiait ça… c’était un peu comme à l’école quoi, le solfège.
45Avant d’aborder le point qui reviendra systématiquement dans l’entretien :
Je me rappelle qu’on devait souvent essayer de faire des… enfin, travailler sa… sa clef… de son instrument.
- 37 Les partitions de violoncelle, de trombone ou de basson utilisent une clef d’ut 4 pour écrire les (...)
46L’alto est le seul instrument enseigné à l’école de musique dont les partitions sont écrites en clef d’ut 3 (ou pour le dire en langage musicien, qui « s’écrit » en clef d’ut 3), voire en clef d’ut37 tout court. Lors du premier entretien, il n’utilise pas le terme « clef d’ut » mais fait référence à la clef de fa comme « clef de son instrument ». Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées pour expliquer le fait que Sofiane se trompe ainsi sur l’attribution de cette clef. La première pourrait être l’oubli du terme technique comme c’est le cas pour d’autres termes dont il cherche le nom au cours de l’entretien (l’archet, le métronome, la pulsation). Pourtant, il n’a aucune hésitation dans ce cas-là pour affirmer à deux reprises que son instrument est bien en clef de fa :
Quand c’était un piano c’était clef de… clef de sol. Moi c’était la clef de fa… […] La clef du… du piano c’était la clef de sol, et moi c’était la clef de fa.
47Une hypothèse plus probable serait à chercher du côté du contexte dans lequel il aborde le sujet de la clef de son instrument, en opposition à celle du piano au moment où il cherche à décrire le contenu des cours de solfège. De la même manière qu’il l’a précisé pour distinguer l’alto du violon, il souligne ici qu’avec le piano, la clef n’est « pas pareille ».
48Les années aidant, ce n’est pas tant le nom exact de la clef qui persiste que le fait que la clef de son instrument soit différente de celle de l’instrument de référence du cours de solfège, le piano :
Le piano c’était… c’était un peu la… la base enfin. Donc, ça fait que c’était souvent, on travaillait souvent autour de la… la clef de sol et… ça fait que le piano, c’était tout le temps… tout le temps le… l’instrument… qui menait un peu le… le cours quoi. Le piano c’était la… l’instrument « maître » on va dire, entre guillemets.
49« La base », « qui mène le cours », « instrument maître », Sofiane traduit exactement par ces mots la position dominante qu’occupe le piano dans les cours de solfège :
- 38 Hennion Antoine, Comment la musique vient aux enfants : une anthropologie de l’enseignement musica (...)
Le piano est un dessin dans l’espace, le schéma tout tracé de la partition musicale, entre des sujets-lecteurs et des objets sonores, entre du visuel et de l’auditif. C’est l’instrument parfait du solfège, et non seulement pour le solfège ; il est matériellement la réalisation de ce rapport difficile entre les signes et les sons musicaux que doit gérer le solfège ; il trace physiquement la barre saussurienne qui sépare les signifiants musicaux de leurs signifiés.38
- 39 Sur les 20 pages qui comportent des portées de 5 lignes, 16 d’entre elles présentent uniquement de (...)
50Et le piano, pour Sofiane, c’est la clef de sol. En cours de solfège, Sofiane est en effet objectivement en relation quasi exclusive avec des supports de cours écrits en clef de sol, dès le premier cours de FM. L’analyse des supports qu’a conservés Sofiane de ce cours montre l’écrasante présence de la clef de sol39. La prééminence de la clef de sol et de l’usage du piano fait de l’ensemble « piano/clef de sol » le symbole du cours de solfège. Pour Sofiane, le piano n’est pas l’instrument de musique pour lequel des partitions sont écrites indistinctement en clef de sol et en clef de fa, mais l’outil du solfège tel qu’il est effectivement utilisé (pour chanter, donner la gamme, caractériser les intervalles, etc.) : toujours en clef de sol. La clef de fa représente donc à la fois l’autre clef du piano et l’autre clef du solfège (travaillée de temps en temps en cours) ; il n’est dès lors pas surprenant que cela soit cette clef qui « sorte » au moment de caractériser la clef « pas pareille » de son instrument lors du premier entretien, souvenir d’une différence qui classe. Le second entretien montre par ailleurs qu’il n’a pas oublié l’existence du terme « clef d’ut » puisqu’il l’utilise sans problème en consultant les différents ouvrages d’alto sur lesquels il a travaillé. Il aurait certainement du mal à expliquer aujourd’hui précisément la différence technique entre les clefs :
Franchement, tout ce qui est symbole… même les notes… même les notes de… [rires], même les notes de musique, non [rires], non, je me souviens plus.
51Il a néanmoins parfaitement intégré qu’elles sont différentes et que faire la distinction entre les deux lui a posé des difficultés :
En solfège, on apprenait la clef de sol, enfin on était principalement axé sur la clef de sol et là, la clef d’ut c’était un autre monde et… souvent, c’était compliqué… il fallait faire la différenciation entre les deux.
52L’insistance sur la différenciation des clefs indique une tension dans l’apprentissage simultané de deux clefs dans deux espaces différents de l’école de musique (clef de sol en solfège et clef d’ut en cours d’alto). Traduite en différence de temps effectif passé en cours sur chaque clef, elle génère une confusion quand il se retrouve seul à la maison :
Je passais plus de cours sur la clef de sol que sur la clef d’ut, et du coup à la maison, ben c’était un peu… c’était un peu l’improvisation des fois ouais.
53L’improvisation n’est évidemment pas ici à comprendre dans un sens musical, mais dans son sens péjoratif :
Moi, je me faisais une… on va dire une idée de ce que… ce que ça devait donner, mais… souvent… en y repensant, c’était approximatif ce que je jouais.
54Une demande de précision amène un éclairage sur les manières de faire de Sofiane à la maison :
Je me souvenais que c’était sur l’alto que je savais pas comment faire la note et je savais pas si c’était la bonne note. Du coup, je… je refaisais, je refaisais et je me disais… je m’imaginais une mélodie… on va dire idéale, enfin un certain… ce que, ce que… ce que je pensais entendre tout simplement en fait. Et… en y repensant, je pense que je… je faisais pas [rires], je faisais pas ce qu’il y avait sur la partition. Du coup, c’était… ouais. Ouais, il y avait beaucoup d’improvisation à la maison.
- 40 « Des difficultés pour la lecture de notes ralentissent le travail instrumental. Bien solfier les (...)
55Sofiane soulève ici des difficultés liées à la lecture des notes et à leur réalisation sur l’instrument, difficultés palliées par un travail à l’oreille qui, s’il peut suffire en début d’apprentissage, s’avère problématique du point de vue des enseignant·e·s tant en FM qu’en alto, comme les appréciations des bulletins semestriels le signalent à partir de la deuxième année40. Les remarques systématiques sur la lecture de note installent celle-ci comme un prérequis du jeu à l’instrument ; la pratique instrumentale n’est pas envisagée ici sans la compétence de lecture. La convergence des avis des enseignant·e·s de FM et d’instrument associée à la présence systématique d’une partition pour jouer de l’alto dans les activités de l’école de musique condamne de fait l’avenir instrumental, c’est-à-dire musical, au sein de celle-ci si cette difficulté n’est pas dépassée.
56Les difficultés rencontrées par Sofiane sont interprétées par les enseignant·e·s comme le signe d’un manque de travail personnel, signalé dès la fin de première année :
Tu as besoin de travailler davantage les exercices ou morceaux chez toi pour avancer. Très agréable en cours, mais ne parle pas trop pour que l’on puisse progresser plus vite…
57Ce « on » pluriel associant Sofiane et son enseignante est là pour rappeler que le cours d’instrument est implicitement basé sur un contrat où chacun est censé assurer sa part et que les progrès attendus ne sont pas au rendez-vous si celle de Sofiane, travailler suffisamment et régulièrement à la maison, n’est pas respectée. L’enseignante l’a explicitement indiqué quelques lignes plus haut à la rubrique « Travail personnel. Autonomie » : « Le rythme de travail n’est pas encore trouvé de manière à ce que la progression soit régulière. »
- 41 « TB, continue à travailler régulièrement. » (Décembre 1re année). « Répète régulièrement les exer (...)
58Durant les 4 années de cours, chaque évaluation semestrielle de l’enseignante d’alto comporte une remarque sur la nécessité du travail à la maison41 qui doit combiner à la fois la régularité (si possible quotidienne) et la quantité croissante dans le temps. Si la toute première observation est positive, elle souligne déjà une régularité à trouver. Les suivantes font systématiquement état d’un manque de travail à la maison du point de vue de l’enseignante. Le travail à la maison est en effet considéré comme une nécessité incontournable, signe d’un habitus de musicienne professionnelle que cette enseignante, qui l’a elle-même construit en tant qu’élève de conservatoire puis musicienne d’orchestre symphonique, cherche à faire développer à Sofiane :
- 42 Lehmann Bernard, L’orchestre dans tous ses éclats : ethnographie des formations symphoniques, Pari (...)
Tout ce travail du musicien, fait de répétitivité inlassable, de solitude, de perfection, a pour effet de constituer cet habitus de musicien ajusté au travail quotidien d’une formation symphonique. […] [La répétitivité des répétitions d’orchestre] reproduit collectivement le travail inlassable qu’impose tout d’abord le professeur d’instrument de manière individuelle et que le musicien finit – de manière ascétique – par s’imposer de lui-même, aussi bien lors de son apprentissage que durant la carrière qui le suit.42
- 43 Conservatoire à rayonnement régional. Pour une présentation des différentes catégories de conserva (...)
- 44 Pégourdie Adrien, « Les provinces de la musique. Pratiques professionnelles, trajectoires et rappo (...)
59Dans son étude sur les instrumentistes classiques, Adrien Pégourdie montre que si les exigences des enseignant·e·s de CRC sont moindres « concernant l’inculcation des pratiques ascétiques » que celles attendues en CRR43, le travail personnel n’en est pas moins « fortement recommandé et surveillé ». L’absence de travail n’y est pour autant pas rédhibitoire, « alors que plane sur les élèves du CRR la menace d’un renvoi »44. Le manque de travail de Sofiane lui est en effet signalé mais ne semble pas affecter les relations qu’il entretient avec sa prof :
Si elle voyait ou si je disais que j’avais pas vraiment travaillé dessus, parce que telle ou telle raison, elle était pas vraiment… elle me disait c’est pas…, enfin, elle allait pas m’engueuler pour ça quoi.
- 45 « Redoubler d’efforts à la maison » (décembre 2008) ; « Mais est-ce qu’il travaille un peu à la ma (...)
60Néanmoins, la réitération des remarques le concernant, qu’on retrouve également sur quelques bulletins de FM45, est le signe d’une disciplinarisation qui ne « prend » pas.
61Pourtant Sofiane joue bien à la maison, mais, quand il le fait, il ne se consacre pas systématiquement au travail demandé par son enseignante et développe des pratiques différentes en fonction d’une distinction entre le travail qu’on lui demande pour l’école de musique et le jeu « comme ça ».
62À de nombreuses reprises, Sofiane exprime l’idée de jouer de la musique « comme ça », distinct de la manière de jouer liée à l’école de musique :
Quand c’était pour réviser les cours, vraiment les cours comme je vous expliquais… les cours que… la prof nous demandait, je me mettais un peu dans un… un environnement sérieux. Et puis après, quand je me… quand c’était juste pour jouer comme ça, je… je rangeais tout, je laissais rien du tout et je prenais juste l’alto quoi.
- 46 Lahire Bernard, L’homme pluriel : les ressorts de l’action, 2e éd., Paris, F. Nathan, 2001, p. 146
63À l’instar de discours d’enquêté·e·s, notamment ouvrier·ère·s et employé·e·s, interrogé·e·s sur leurs pratiques professionnelles et domestiques de lecture et d’écriture, pour Sofiane, « le “comme ça” renvoie d’abord et avant tout à une situation où aucun artefact cognitif, aucune sophistication technique ne sont utilisés, et notamment aucun moyen d’écriture »46, c’est-à-dire, en premier lieu, de partition pour ce qui le concerne :
Je jouais comme ça, sans partition, enfin je… j’essayais de, de faire quelque chose qui sonnait bien, mais après non, avec partition, non.
64Ce qui explique qu’il « range tout », « ne laisse rien du tout » et prend « juste l’alto », la non-utilisation d’une partition justifiant l’abandon des objets nécessaires à son usage habituel – scolairement intégré – comme le pupitre ou le métronome. La modification volontaire du contexte de jeu dans la même pièce, sa chambre, semble nécessaire pour pouvoir s’autoriser à jouer autrement, en dehors de cet « environnement sérieux ». Travaillant sur le jeu, le sociologue Gilles Pronovost souligne de la même manière la nécessité d’un changement de contexte pour matérialiser symboliquement une différence de pratique :
- 47 Pronovost Gilles, Loisir et société : traité de sociologie empirique, 2e éd., Sainte-Foy, Québec, (...)
Tel geste, « pour le plaisir », ne soulève aucun élément de réprobation s’il s’inscrit dans un contexte d’amusement, alors que sans ce contexte il pourrait être sévèrement réprimé. Tel lieu peut rapidement être transformé en lieu de détente ou de fête, moyennant quelques repères d’identification.47
- 48 « L’expression peut […] définir des situations où l’ordre n’est pas particulièrement choisi, soign (...)
- 49 On retrouve chez les guitaristes rock en école de musique interviewés par Rémi Deslyper la même di (...)
65Cela passe ici par la modification du même lieu, sa chambre, mais également par la reconnaissance des différents contextes de jeu « comme ça ». Il utilise en effet autant l’expression pour définir ses temps de jeu à l’alto sans partition que les moments, également sans partition, où il joue de la guitare chez et avec son grand-père, chez lui ou encore avec sa sœur, ainsi que ses pratiques au synthétiseur. Jouer « comme ça », c’est donc « pour rigoler », « pas à une occasion précise », avec une guitare « pas accordée », c’est « de l’expérimentation », « comme ça vient », « pas quelque chose de précis », « pas un truc structuré »48 et « ça n’abouti[t] pas ». L’observation des termes employés autour des multiples occurrences de l’expression « jouer comme ça » permet de reconstruire et de caractériser une pratique opposée à celle qu’il perçoit comme légitime et nécessaire pour l’école de musique, qu’il décrit de fait en creux : régulière, précise, aboutie, équipée, réglée, sérieuse, juste, etc. Chez Sofiane, la pratique « comme ça » se mesure à l’aune de la pratique rencontrée à l’école de musique, sur un mode dépréciatif : « C’était juste pour jouer comme ça. »49
- 50 « La modalité “comme ça” peut indiquer une situation où le degré de la formalité de l’écrit est mo (...)
66Le jeu sans partition ne signifie pas pour autant l’absence d’écrit50, mais implique une utilisation spécifique de celui-ci distincte de son utilisation scolaire. Dans la pratique du synthétiseur qu’il a après l’arrêt du conservatoire, il lui arrive d’utiliser temporairement un écrit bricolé, comme il le fait avec un tutoriel en ligne pour jouer une chanson d’Avicii :
Il montrait en fait les touches, c’était un youtubeur, c’était pas mal, il avait ses notes de musique, il avait annoté les touches de couleur, et puis moi j’écrivais ce code couleur sur la… le code couleur ainsi que les… chaque touche… enfin, un, deux, trois, il les numérotait. Et puis moi, je les reprenais sur une feuille de papier et j’essayais.
67L’écrit fonctionne comme un substitut de la mémoire pour pallier un problème pratique (« en ce temps-là, c’était un peu compliqué, l’ordinateur il était ici, donc j’essayais de regarder, puis après j’allais dans ma chambre »), servant d’outil transitoire vers une pratique où il n’est plus nécessaire, s’avérant ainsi au final peu légitime :
Et c’était un peu une technique… [rires], c’était un peu vague, mais ça fait qu’après, j’ai… au début, j’essayais, je suivais précisément, et après j’essayais de… de trouver tout seul.
68L’utilisation du synthétiseur lui-même obéit à un autre rapport à la musique que celui rencontré au conservatoire, centrée sur une pratique hic et nunc, comme il le souligne dans la description des moments de jeu avec sa sœur :
C’était juste pour s’amuser avec le piano quoi. C’était juste histoire de s’amuser quoi. Clairement, c’était pas pour faire de la musique… essayer de faire un… une chanson particulière, c’était juste on l’allume… et on joue avec quoi.
69L’accumulation de l’adverbe « juste » marque à nouveau une distinction, ici avec ce qu’il nomme « faire de la musique » : « s’amuser avec » ou « jouer avec » un instrument sans chercher à jouer un morceau spécifique ne correspond pas à l’expérience qu’il a eue au conservatoire avec l’alto (lire une partition, répéter un morceau longtemps pour bien le jouer, en entier, en place, juste, dans le but d’une représentation, etc.). S’il s’autorise néanmoins cette pratique avec le synthétiseur, il en reconnaît là encore la place inférieure dans la hiérarchie des pratiques musicales.
- 51 Perrenoud Philippe, Métier d’élève et sens du travail scolaire, Issy-les-Moulineaux, ESF éditeur, 2 (...)
70Les expériences musicales personnelles de Sofiane montrent que l’appropriation qu’il fait d’un instrument n’obéit pas aux usages demandés et attendus en conservatoire. Sofiane souligne en définitive le cloisonnement qui s’opère entre deux pratiques dont le caractère scolaire de l’une, associée notamment à l’utilisation systématique de partitions, nécessitant de lui un métier d’élève51 défini (lire avant de jouer, s’entraîner pour plus tard, travailler seul une partie d’ensemble, faire des exercices, etc.), s’oppose au « loisir » que constitue pour lui la seconde :
Non, c’est vrai que les partitions, ça a pas été souvent, c’était plus pour l’école de musique, mais après moi, c’était… j’aimais bien jouer comme ça… c’était, ouais, c’était vraiment un loisir quoi.
71À la présence d’une « partition qui partitionne » le monde de la pratique de Sofiane s’ajoutent d’autres facteurs, autant musicaux que sociaux, qui lui font envisager l’école de musique comme « un autre monde ».
72En premier lieu, le répertoire musical que Sofiane pratique à l’école de musique ne correspond pas à l’univers musical qu’il écoute :
En ce temps-là, j’écoutais ben ce que mes parents écoutaient, donc dans la voiture, donc comme je vous disais, des classiques français… classiques français, ouais. Ouais, c’était du funk, tous les trucs comme ça, et puis la radio.
73S’il apprécie plutôt les morceaux qu’il a joués en cours, ceux-ci ne rentrent pas pour autant dans son répertoire d’écoute : « c’est vrai que j’aimais bien, mais après non, j’allais pas jusqu’au point d’aller écouter ça à la maison. » Inversement, il n’a jamais eu l’idée de demander à jouer un morceau qu’il écoutait et qu’il appréciait :
Non j’en ai jamais parlé. C’est vrai que j’aurais pu, j’aurais peut-être pu, mais après je me disais que c’était l’école de musique, c’est eux qui vont m’apprendre un style de musique ou… non, c’est vrai que j’ai jamais posé cette question.
74Le rapport à une école faisant autorité en matière de répertoire normalise une séparation entre deux univers musicaux, d’autant plus implicite que son enseignante ne semble jamais avoir abordé le sujet avec lui : « On n’a jamais vraiment discuté sur ce qu’on écoutait personnellement ou… à la maison. » De tels non-dits, de part et d’autre, participent à la construction du degré de légitimité d’une pratique. Ce n’est seulement qu’après l’arrêt du conservatoire qu’il joue des morceaux qui lui plaisent au synthétiseur, seul chez lui, dans un contexte qui réduit la distance entre musique pratiquée et musique écoutée.
75Ensuite, si la distinction de deux mondes n’est pas explicitement formalisée par Sofiane au niveau du répertoire musical abordé, elle le devient quand il décrit la différence de classe sociale des élèves qu’il côtoie à l’école de musique :
— Puis c’est vrai que c’était un peu un autre monde… l’école de musique quoi.
— C’est-à-dire ?
— Ben… [soupir], c’était… entre guillemets « c’était des personnes… » [silence], ouais, c’était des « personnes d’un autre monde » quoi. C’était… socialement, c’était pas, c’était un peu… j’aime pas dire ce genre de chose, mais c’était un peu… des personnes, des petits bourgeois, des choses comme ça. Et puis nous, on est [silence] d’un autre monde, nous, on n’est pas des personnes de ce type.
- 52 Hoggart Richard, La culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes populaires en Anglet (...)
- 53 La représentativité des différents groupes scolaires de la ville n’est en effet pas uniforme à l’é (...)
- 54 Avec toute la prudence qu’un tel décompte requiert, lors de la dernière année d’inscription de Sof (...)
76Corroborant la faible représentativité des classes populaires au conservatoire, Sofiane rappelle ici que pour les membres des classes populaires, « le monde se divise entre “nous” et “eux” »52. Bien qu’il les apprécie (« c’est vrai que je sympathisais bien avec eux »), les élèves qu’il côtoie à l’école de musique ne sont pas celles et ceux qu’il côtoie à l’école primaire53 et qui peuvent venir chez lui : « Les personnes qui venaient à la maison, c’était que les personnes de l’école, mais rien à voir avec l’école de musique quoi. » Les amitiés qui se lient à l’école de musique restent donc cantonnées pour Sofiane aux temps et aux locaux de celle-ci. À la faible représentativité des classes populaires s’ajoute également pour Sofiane la question des origines de sa famille : « On ne connaît pas les origines de tout le monde, mais forcément… un Maghrébin qui fait du… de la musique, c’est rare. » La faible présence d’élèves de familles issues de l’immigration maghrébine au sein du conservatoire54 accentue ainsi la singularité de sa présence.
77Si cette double singularité pour un élève de conservatoire ne semble pas poser de problème pour lui et ses parents, Sofiane exprime à plusieurs reprises que cela en a posé autour de lui :
Les gens, ils se posent des questions, il y avait beaucoup, enfin c’est pas moi qui l’ai ressenti, c’est plus ma mère, mais ça revenait souvent… pourquoi votre fils, il fait de l’alto ?
78Les questions se portent d’abord envers les parents soupçonnés de vouloir faire faire une activité qui ne correspond pas à leur milieu :
Ils se posaient la question si c’était pas ma mère qui avait… enfin mes parents qui avaient dit « Sofiane, va faire de l’alto”. » Même dans ma famille, du côté à mon père… on est algériens, c’est pas anodin un enfant qui fait de l’alto quoi, donc… forcément, ils se posent des questions, ils parlent.
79La question se pose également au niveau de Sofiane lui-même et de ses relations amicales. Il comprend assez vite que cette pratique peut poser problème dans son milieu :
Quand on vous dit « pourquoi tu fais pas du foot ? », ça veut dire… ça veut dire ce que ça veut dire.
80Il adopte finalement la stratégie de ne plus en parler pour éviter toute stigmatisation :
Des fois, je préfère mieux pas en parler parce que ces personnes, elles sont pas enclin à entendre ça quoi, tout simplement. Donc, c’est comme quand je dis que j’adore lire, ben les gens… ils comprennent pas quoi. Ils vont dire « toi, tu lis ? », donc ça fait que… avant, j’en parlais et puis après je me suis rendu compte que les gens, ils se… pas ils se moquaient, mais ils me voyaient autrement, et puis après je me suis dit bon ben au pire je vais garder ça pour moi, je m’en fous quoi, enfin.
- 55 Laillier Joël, Entrer dans la danse : l’envers du Ballet de l’Opéra de Paris, Paris, CNRS éditions (...)
81Dans un autre domaine artistique, les garçons qui pratiquent la danse classique55 subissent également la stigmatisation de leurs pairs : si certains choisissent de taire leur pratique, d’autres arrivent à la faire reconnaître à travers les compétences physiques exceptionnelles dont ils peuvent jouer. La stigmatisation renforce même chez eux le sentiment positif d’être un enfant « pas comme les autres », sentiment déjà largement installé chez eux par les expériences électives vécues en école de danse. La situation de Sofiane n’est pas la même : ses pratiques musicales ne lui assurent ni une reconnaissance forte à l’école de musique ni un niveau suffisant dont il pourrait jouer auprès de ses amis.
82À travers l’expérience que Sofiane relate se dessine l’image de deux mondes musicalement et socialement étanches, qui fonctionnent en parallèle, à la croisée desquels il se retrouve seul. Pendant un temps, cette juxtaposition fonctionne mais devient ensuite difficile à tenir : à la fin du CM2, il ne se réinscrit pas l’année suivante. Pour l’expliquer, il avance la contrainte que faisait peser sur lui le travail de répétition d’orchestre pour préparer les concerts :
Comme je vous disais, j’étais vraiment timide et j’aimais pas vraiment cet esprit… tout le temps… travailler pour faire des représentations.
- 56 Chagnard Samuel, « La pratique publique comme pratique-écran en conservatoire », Les identités des (...)
83Cette contrainte s’exprime notamment par l’exigence que l’enseignante qui dirige l’orchestre impose aux élèves à l’approche des concerts. La visibilité publique à laquelle soumet le concert implique de fait un résultat minimum attendu : l’évaluation du travail de l’orchestre, et donc de sa cheffe, passe par cette réussite. Quand Sofiane manifeste son envie de ne pas faire de concert (« d’aller en public, ça me stressait vraiment beaucoup quoi »), il remet en cause la finalité implicite du travail de l’orchestre et, au-delà, de l’école de musique56. L’enseignante met alors de côté Sofiane avec d’autres musicien·ne·s pendant les répétitions pour continuer le travail et se préparer au mieux pour le concert, augmentant ainsi un sentiment d’exclusion :
On se mettait avec tous ceux qui faisaient pas, et puis… c’était un peu, on était un peu rejetés quoi.
84Si cet incident est nommé par Sofiane comme l’événement qui a déclenché l’intention d’arrêter le conservatoire, il le présente au final comme la conclusion d’une pratique qui ne lui faisait déjà plus envie :
J’avais pas vraiment apprécié ça, et puis… et puis j’avais plus aussi vraiment envie en fait. C’était… je pense, c’était peut-être, c’est ce genre de contrainte. La contrainte, elle s’agrandissait, et ça fait que moi j’aimais pas trop ça, et j’ai arrêté, tout simplement ouais.
- 57 Lors de la dernière année au conservatoire, Sofiane s’y rend 3 soirs par semaine pour un total heb (...)
85Les difficultés musicales rencontrées à l’école de musique s’ajoutent aux tensions autant musicales que sociales que la pratique ne manque pas de susciter : elle ne correspond à ce qui est attendu, ni à l’école de musique, ni dans son entourage, à l’exception de la cellule familiale. Décrire une pratique qui nécessite beaucoup de temps57 en termes de contraintes qui augmentent révèle le processus de déséquilibre qui petit à petit le conduit à arrêter le conservatoire :
- 58 Lahire, Portraits sociologiques, p. 411.
C’est lorsque le degré de compromis est plus élevé que le degré de satisfaction, que l’individu n’y trouve plus son compte et peut décider de rompre la relation.58
- 59 Laillier, Entrer dans la danse, p. 67.
86L’observation de cas comme celui-ci amène au final à penser qu’une disposition à ne pas faire de musique peut se développer de la même manière qu’un « stigmate vocationnel […] sans cesse confirmé dans les différentes sphères de la vie sociale de l’enfant »59.
L’école de musique, c’est derrière moi quoi, carrément, c’est vrai que par rapport à mes centres d’intérêt maintenant, c’est un autre monde quoi. Après, je suis passé à autre chose.
- 60 Bourdieu Pierre et Monique De Saint Martin, « Les catégories de l’entendement professoral », Actes (...)
- 61 Ibid.
87L’analyse détaillée du parcours musical de Sofiane, croisant discours et corpus documentaire, a permis de rendre compte du mode d’appropriation de la pratique musicale qu’il a développée. Vécue sur le mode du loisir, s’appuyant sur le jeu hic et nunc, celle-ci ne répond pas au mode scolaire d’appropriation musicale centré sur un rapport distancié à la pratique, tant par la logique scripturale que par l’instauration d’une satisfaction différée qu’il impose. L’arrêt du conservatoire signifie pour lui l’arrêt de la pratique ascétique prescrite, censée avoir été apprise pendant 4 ans, mais pas de la pratique hédoniste « comme ça » qu’il prolonge un temps avec son synthétiseur. Si la socialisation musicale en conservatoire peut donc ici être qualifiée de « ratée » du point de vue du type de pratique visé par l’institution, ses effets sont pour autant bien réels dans la manière de concevoir l’illégitimité de cette pratique, participant ainsi à son abandon progressif. Au demeurant, cet arrêt pourrait même être considéré comme l’aboutissement d’une socialisation ayant finalement réussi, dans le sens où « toute socialisation réussie tend à obtenir des agents qu’ils se fassent les complices de leur destin »60 : à l’instar des « provinciaux [qui] n’ont pas voulu d’un Paris qui ne voulait pas d’eux » ou des « professeurs du secondaire [qui] ont refusé la Faculté autant qu’elle leur était refusée »61, on pourrait dire que Sofiane a quitté une école de musique qui ne voulait plus de lui. Ce parcours singulier, ainsi analysé et documenté, présente en définitive une illustration incarnée des tendances statistiques à l’éviction des classes populaires, a fortiori issues de l’immigration maghrébine, du monde des conservatoires.