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Comptes-rendus de lecture

Sara Iglesias, Musicologie et Occupation. Science, musique et politique dans la France des « années noires »

Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 2014, 454 p.
Myriam Chimènes
Référence(s) :

Sara Iglesias, Musicologie et Occupation. Science, musique et politique dans la France des « années noires », Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 2014, 454 p.

Texte intégral

1« L’ouvrage intelligent, érudit et passionnant de Sara Iglesias est la touche indispensable qui complète le tableau de la vie intellectuelle, universitaire et culturelle sous Vichy et l’Occupation allemande ». On ne saurait mieux qu’Annette Wieviorka dans son bref et élogieux « Prélude » à ce livre exprimer l’admiration que force la qualité du travail de Sara Iglesias, issu d’une thèse en co-tutelle brillamment soutenue à l’EHESS et à l’université Humboldt.

2Il convient de souligner d’entrée de jeu l’originalité de la démarche de Sara Iglesias : outre le choix d’approfondir les recherches sur la vie culturelle et en particulier musicale en France pendant la Seconde Guerre mondiale, elle se distingue en se focalisant sur la musicologie et ses acteurs, sujet rare dans un milieu qui dirige essentiellement ses efforts sur l’étude des compositeurs et de leurs œuvres. En France, la musicologie est une discipline récente, lentement institutionnalisée au XXe siècle, et qui attend encore qu’on en retrace sérieusement l’histoire. En consacrant, pour asseoir son propos, le premier chapitre de son livre, « Qu’est-ce qu’un musicologue français en 1940 ? », à un état des lieux social et épistémologique de la musicologie en France jusqu’à 1940 (objet, tenants de la discipline, cadres de leur exercice, thèmes et méthodes, production), Sara Iglesias fait figure de pionnière et en fournit une excellente amorce.

3On ne saurait évidemment réduire cet ouvrage au cas exceptionnel qu’il fait d’une discipline relativement méconnue. Aux frontières de la musicologie et de l’histoire, Sara Iglesias livre une réflexion fine sur l’attitude des personnalités qui composent ce microcosme – qui dit milieu restreint dit aussi possibilité d’une étude prosopographique quasi exhaustive, ce qui rend ce travail particulièrement intéressant – dans ce contexte d’oppression politique et elle offre une analyse non moins subtile des contenus. Elle apporte, non sans nuances, des réponses aux questions ainsi posées par Annette Wieviorka : « La musicologie connaît-elle alors une inflexion ? La musique et son étude sont-elles “neutres”, situées dans un ailleurs que la politique n’atteindrait jamais ? Ou au contraire la discipline a-t-elle été l’objet d’instrumentalisations politiques et idéologiques ? Les quatre années de l’Occupation constituent-elles une rupture ou une simple parenthèse ? Y a-t-il eu pendant ces années de l’Occupation des usages politiques et idéologiques de cette discipline ? ».

4Cet ouvrage repose sur l’exploitation d’archives diverses encore inexploitées, au premier rang desquelles les archives de la Société de musicologie, les archives personnelles de Paul-Marie Masson à la Médiathèque musicale Mahler, les Archives centrales et les archives du département de la Musique de la Bibliothèque nationale de France, le Fonds Yvonne Oddon au Musée de l’Homme et des dossiers d’épuration aux Archives nationales. Son parfait bilinguisme permet à Sara Iglesias de tirer parti en regard des archives allemandes, fondamentales en la matière. Les sources orales ne sont pas négligées, ce qu’illustrent ses entretiens avec Gilbert Rouget, sans doute l’un des derniers témoins vivants de l’époque.

5Le livre est structuré en quatre parties, précédées d’une introduction substantielle. Après avoir défini le musicologue de 1940, la 1re Partie, « La musicologie et ses publications : entre autonomie et hétéronomie », s’attache à étudier les publications musicologiques de l’Occupation (ouvrages et périodiques) puis, dans un chapitre intitulé « Lectures politiques », à émettre des hypothèses interprétatives basées sur la réception critique de quelques écrits significatifs de Guy de Pourtalès, Paul Landormy et Norbert Dufourcq et illustrant le potentiel politique issu du contexte historique dans lequel ces textes voient le jour.

6La 2e Partie, « La musique au service de la nation », examine la musicologie française confrontée au régime de Vichy, avec d’un côté les effets de la Révolution nationale et de l’autre les actions résistantes. Quelques portraits de personnalités, pour certaines peu connues, permettent de mesurer les incidences de la période sur le métier et les formes d’engagement des musicologues. À la trajectoire de Paul-Marie Masson, assurant la continuité de son enseignement dans la Sorbonne du Paris occupé, s’oppose celle d’Yvonne Rokseth, contrainte à quitter l’université de Strasbourg pour se replier à Clermont-Ferrand ou celle de Marie-Louise Pereyra, dont le rôle central au sein de la Société française de musicologie est mis en péril parce que, juive, elle est visée par les lois d’exclusion. La musicologie se trouve en phase avec la politique du gouvernement de Vichy, qui prône la démocratisation de la musique, faisant de la jeunesse une cible prioritaire, et réserve une place à la discipline au sein du Comité Cortot. En témoignent notamment l’investissement dans les mouvements de jeunesse de Jacques Chailley ou de Claudie Marcel-Dubois, tout comme la revalorisation du chant populaire et la promotion des pratiques folkloriques auxquelles reste en particulier attaché le nom de Joseph Canteloube. Abordant la question de la définition d’une musique nationale, Sara Iglesias est conduite à s’interroger sur l’extraordinaire engouement dont Debussy est l’objet et s’attarde pertinemment sur l’exemple emblématique de cette figure vouée à de multiples instrumentalisations. Du côté de la Résistance, les actions sont, et pour cause, plus difficiles à cerner, mais les cas isolés d’Henri-Irénée Marrou, Yvonne Rokseth, André Schaeffner ou Gilbert Rouget, ces derniers engagés au sein du réseau du Musée de l’Homme, donnent lieu à des portraits éloquents.

7La 3e Partie, « Présences allemandes », montre les musicologues français face aux occupants avec qui certains n’hésitent pas à collaborer. Sara Iglesias commence par brosser un tableau historique des relations conflictuelles entre la musicologie française et la musicologie allemande, la première s’étant affirmée, en pleine Première Guerre mondiale, avec la création de la Société française de musicologie fondée dans le but de s’émanciper de la domination de la seconde. Dans Paris occupé, les Allemands organisent à l’Institut allemand des conférences musicologiques faisant particulièrement honneur à Heinrich Strobel et la traduction française d’ouvrages allemands sur la musique constitue un sérieux véhicule de propagande. Un important chapitre est consacré aux bibliothèques musicales parisiennes, apportant une matière neuve à l’histoire de la création, en 1942, du département de la Musique de la Bibliothèque nationale, devenu le quartier général de la musicologie française, et à Guillaume de Van, « “usurpateur” de la musicologie française », qui s’en voit confier la direction par Bernard Faÿe ; l’histoire de l’organisation, ignorée jusqu’ici, des « Concerts de la Bibliothèque nationale », au service de la collaboration, constitue une importante révélation. Le long passage consacré à Mozart, « emblème de l’Europe nouvelle », et aux festivités viennoises qui marquent la célébration du 150e anniversaire de sa mort, constitue une forme de pendant aux pages consacrées à Claude de France et décrivent une occasion de « collaboration européenne en musicologie ».

8Titrée « Épilogue », la 4e partie traite de la sortie de guerre, marquée par l’épuration, relativement peu sévère pour la profession, et la conclusion, très justement intitulée « Politiques de l’apolitique », vient confirmer le constat déjà établi dans d’autres domaines de la vie culturelle, à savoir le maintien sous l’Occupation d’une activité musicologique importante et l’accommodation des hommes en dépit du double joug de l’occupant nazi et d’un régime à tendance totalitaire.

9Après les Sources (Sources publiées. Périodiques imprimés. Fonds d’archives dépouillés en France et en Allemagne) et la Bibliographie, des annexes précieuses et opportunes complètent cette étude (Bibliographie chronologique des ouvrages sur la musique parus du 2e semestre 1940 au 1er semestre 1944. Notices biographiques des principaux acteurs. Index général des noms, incluant ceux des institutions, des périodiques et divers comités et groupements politiques cités).

10Cette étude remarquable est appelée à en générer d’autres. La frontière encore mal définie entre musicographe et musicologue, d’autant plus floue que la discipline est alors peu reconnue institutionnellement et faiblement implantée, apparaît comme corollaire et non des moindres. Les questions d’identité mais aussi de statut et de légitimité dépassent largement cette seule période et invitent à une étude fine et systématique sur le temps long. Il faut en effet souligner la fragilité de la définition de la profession et la déclinaison de ses applications, compte tenu de l’absence à cette époque de formation spécifique à la musicologie et du nombre infiniment restreint de débouchés contraignant les intéressés à un exercice pluriel du métier – radio, journalisme spécialisé, organisation de concerts... C’est ce qui incite à s’interroger en particulier sur la validité de l’assimilation aux musicologues d’un Vladimir Jankelevitch ou d’un Henri-Irénée Marrou, leur rattachement institutionnel comme leur discipline majeure étant respectivement la philosophie et l’histoire.

  • 1 Conan, Éric et ROUSSO, Henry, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.

11Sous Vichy, la concurrence plus ou moins larvée entre Jacques Chailley, secrétaire général du Conservatoire, et Norbert Dufourcq, nommé à la classe d’histoire de la musique du même établissement à laquelle Chailley semblait prétendre, s’avère avoir des conséquences déterminantes dans la géographie de la discipline après-guerre et les rôles respectifs tenus par ces deux personnalités, Chailley occupant le terrain à l’université tandis que Dufourcq demeure au Conservatoire. En revenant d’emblée et opportunément en ouverture de son propos sur l’« Affaire Chailley » qui déchire le milieu musicologique en 2010-2011, c’est-à-dire quelques mois avant la soutenance de sa thèse, Sara Iglesias confirme que Vichy est « un passé qui ne passe pas1 ».

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Notes

1 Conan, Éric et ROUSSO, Henry, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Myriam Chimènes, « Sara Iglesias, Musicologie et Occupation. Science, musique et politique dans la France des « années noires » »Transposition [En ligne], 5 | 2015, mis en ligne le 15 novembre 2015, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transposition/1199 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/transposition.1199

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Auteur

Myriam Chimènes

Directrice de recherche au CNRS (Institut de recherche en musicologie, IReMus), Myriam Chimènes est spécialisée en histoire sociale de la musique. Elle a notamment été à l’origine des premières recherches sur la vie musicale en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Deux ouvrages ont été publiés sous sa direction : La Vie musicale sous Vichy (Complexe IHTP-CNRS, 2001) et La musique à Paris sous l’Occupation (Fayard/Cité de la musique, 2013, en collaboration avec Yannick Simon).

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